Évelina (1778)
Maradan (2p. 181-191).


LETTRE LXVIII.


Évelina à M. Arthur Villars.
Clifton, 23 septembre.

J’ai encore passé deux jours heureux depuis ma dernière, mais j’y ai vécu trop dissipée, pour qu’ils puissent entrer dans le fil de mon journal.

La journée d’aujourd’hui a été moins tranquille. Elle étoit fixée pour l’importante décision de la gageure, et toute la maison en a été en rumeur. C’étoit à cinq heures du soir que la course devoit commencer. Mylord Merton, pour plus d’exactitude, vint dès le déjeûner, et ne nous quitta plus. Il se donna beaucoup de mouvement pour engager les dames à s’intéresser au succès de son pari, et, en vrai joueur, il exigea qu’elles se déclarassent avant que d’avoir vu les champions. Lady Louise seule goûta sa proposition ; madame Selwyn lui fit entendre qu’elle ne parioit jamais contre ceux à qui elle souhaite la victoire ; et madame Beaumont ne voulut être d’aucun parti. Quant à moi, je fus passée sous silence, selon la coutume de mylord Merton : rien de plus marqué que la grossièreté avec laquelle il se conduit envers moi sous les yeux de lady Louise.

Pour vous prouver qu’il n’y a que la prudence de cette dame qui le tient en respect, je vous ferai part d’une anecdote qui ne date pas plus loin que d’aujourd’hui. J’étois restée ce matin dans la salle à visites, quand le hasard y a amené mylord Merton ; il s’attendoit à y trouver sa future, et déjà il lui adressoit la parole ; mais me voyant seule, il n’eut rien de plus pressé que de se tourner vers moi, en me demandant où tout le monde étoit allé ? Je lui répondis brièvement que je n’en savois rien. Alors fermant la porte, il s’avança avec un air et une politesse bien différens de ses manières ordinaires, et me dit : « Que je suis aise, ma belle enfant, de pouvoir vous parler enfin sans témoins ! J’en ai cherché l’occasion assez long-temps : mais on diroit qu’il y avoit un complot contre moi ; on ne m’a pas laissé une minute pour être à vous ». Il ajouta à l’audace de ce compliment, celle de saisir ma main.

Après avoir été en butte au mépris de cet homme, je devois naturellement être fort étonnée de son propos ; je le regardai fixement sans daigner lui répondre.

« Si vous n’étiez pas, continua-t-il, une petite cruelle, vous eussiez bien pu m’aider à trouver le moyen de vous voir plutôt : vous n’ignorez pas comment on m’épie ici ; lady Louise ne me quitte point des yeux, et me donne un joli avant-goût des plaisirs du ménage ; mais heureusement cela ne sera pas long ».

J’étois indignée, et cherchons à rompre cet entretien au plus vite. Madame Beaumont qui est survenue m’a tirée d’embarras, et mylord Merton, sans se décontenancer, s’est adressé à elle en lui criant : « Bonjour, madame ; où est lady Louise ? vous voyez que je ne puis pas vivre un moment sans elle ». Il n’est guère possible de pousser l’effronterie plus loin.

M. Coverley est venu dîner ici, et vers cinq heures M. Lovel et quelques autres visites sont arrivés. La place marquée pour la course dans le jardin de madame Beaumont, étoit une allée de gravier de vingt verges de longueur. Les spectateurs étant assemblés, les deux vieilles, qu’on avoit choisies pour champions, parurent dans l’arène. Leur grand âge, le contraste ridicule de leur foiblesse et de l’exercice violent auquel on les destinoit, ne m’inspiroit que de la pitié. Mais ce sentiment n’a point prévalu chez le reste de la compagnie, qui assaillit ces pauvres femmes d’un grand éclat de rire. Le seul mylord Orville s’est distingué par un sérieux qui ne l’a pas quitté pendant tout le spectacle ; il étoit aisé de voir combien il étoit mécontent de la conduite extravagante de son futur beau-frère.

Rien de plus absurde que l’agitation des deux parieurs : il y eut encore plusieurs gageures entre les spectateurs. De tout côté on se demandoit : « Pour qui êtes-vous ? pour quel parti tenez-vous » ? Mylord Merton et M. Coverley étoient excessivement gais et bruyans, grâces aux rasades qu’ils avoient bues à leur bon succès. Ils firent entrer les deux vieilles à grands cris dans la lice, et les encouragèrent par leurs promesses à s’évertuer.

Elles partirent au signal donné ; mais s’étant heurtées l’une contre l’autre, elles se renversèrent toutes deux. Leurs patrons furent prompts à les relever, et après leur avoir donné quelques rafraîchissemens, ils les exhortèrent à continuer leur course. À quelques pas de là, celle des femmes qui appartenoit à M. Coverley, fit une chute terrible. J’étois sur le point d’aller à son secours, mais mylord Merton me retint. M. Coverley, pour qui cet accident sembloit être décisif, employa tous ses efforts pour remettre la vieille sur pied, mais elle étoit hors d’état de marcher davantage, et après quelques contestations, entremêlées des juremens de M. Coverley, la palme fut adjugée d’une voix unanime à mylord Merton.

Nous rentrâmes tous pour prendre le thé, et la soirée étant des plus belles, on proposa une promenade au jardin. Mylord Merton étoit plus tapageur que jamais, et lady Louise, orgueilleuse de la victoire que son amant venoit de remporter ; par contre, M. Coverley eut de la peine à cacher son chagrin.

Mylord Orville étoit toujours pensif et se promenoit seul : je m’attendois par conséquent à rester abandonnée à moi-même, mais je me trompois. Mylord Merton, étourdi par ses succès et par les rasades qu’il avoit avalées, s’oublia au point de recommencer ses importunités, malgré la présence de cette même lady Louise, qui, jusqu’ici, lui avoit fait négliger envers moi les règles de la simple politesse. Il s’attacha à moi seule, me tint toutes sortes de propos galans, et voulut de force s’emparer de mon bras, que je retirois en lui donnant des marques non équivoques de mon mécontentement. Mylord Orville nous observoit d’un air sérieux, et lady Louise nous lançoit des regards de colère et de mépris.

Je ne pus me résoudre à demeurer exposée aux insolences de mylord Merton, et pour lui échapper, je prétextai d’être fatiguée, et je repris le chemin de la maison. Il me suivit de près, et en me retenant par la main, il me dit qu’il étoit le maître de cette journée, et qu’il ne souffriroit jamais que je le quittasse.

« Il le faudra bien cependant, lui répondis-je ».

« Vous êtes, reprit-il, une charmante petite créature, et jamais je ne vous vis si belle ».

Madame Selwyn jugea à propos de se mêler de la partie, et dit au lord : « Plus mademoiselle est belle, plus vous perdez par le contraste ; ainsi vous ferez bien de vous tenir à l’écart ».

M. Coverley. « En effet il n’est pas juste, mylord, que, dans une même journée, vous ayez à votre disposition l’élite des vieilles femmes et la fleur des jeunes demoiselles ».

M. Lovel. « La fleur des jeunes demoiselles ! Voilà une façon de s’exprimer qui ne me paroît pas des plus heureuses, et qui en tout cas n’est pas un compliment pour lady Louise. Je vous félicite si elle vous passe une faute qu’on pourroit bien appeler un solécisme en politesse ».

Madame Selwyn. « Et comment croirez-vous, monsieur, que ces autres dames appelleront la bévue que vous venez de commettre vous-même dans ce moment » ? M. Lovel esquiva la réponse.

M. Coverley. « Lady Louise sait le fond qu’elle doit faire sur mon attachement ; mais est-ce ma faute si je suis malheureux en épigrammes ? Je ne crois pas avoir trouvé jamais une bonne pointe ».

J’étois toujours à me débattre contre mylord Merton, et je demandai sérieusement qu’on me délivrât de lui. Madame Selwyn lui répéta avec ses plaisanteries ordinaires, de se retirer sur-le-champ ; madame Beaumont ne fut pas moins scandalisée de ses mauvaises manières, et lui conseilla de songer à faire sa paix avec sa belle, et de cesser de m’importuner. Lady Louise déclara que sa paix étoit toute faite, puisqu’elle étoit fort aise d’être quitte d’un importun ; elle ajouta qu’elle renonçoit à lui, et pour le punir elle prit le bras de son frère et le pria de la conduire.

« Que n’ai-je aussi un frère, m’écriai-je, qui puisse me venger des traitemens que je souffre » ! Cette exclamation étoit involontaire, et l’effet de la peur que m’inspiroit l’état honteux où je voyois ce Merton. Mylord Orville, qui y fit attention, quitta sa sœur pour me demander si je voulois lui faire l’honneur de l’adopter pour frère, et sans attendre ma réponse il renvoya mylord Merton ; et en me présentant à lady Louise, il ajouta qu’il auroit soin de ses deux sœurs ; il nous donna le bras à l’une et à l’autre, et nous ramena à la maison. Mylord Merton étoit trop peu sûr de ses jambes pour s’opposer à notre départ.

Dès que nous fûmes rentrés, je remerciai Orville par une révérence respectueuse. Lady Louise, choquée des égards que m’avoit montrés son frère, et piquée d’ailleurs des procédés de mylord Merton, se mordoit les lèvres en silence, et se promenoit fièrement dans la chambre d’un air excessivement mécontent. Mylord Orville lui proposa de passer dans la salle à visites : « Non, lui répondit-elle, je vais vous laisser avec votre prétendue sœur » ; et en même temps elle nous quitta pour monter l’escalier.

J’étois confondue de la grossièreté hautaine de cette sortie ; Orville lui-même en fut frappé, mais il eut assez de présence d’esprit pour donner un autre tour à la conversation : « Ai-je bien fait, me dit-il, de vous offrir tantôt mes services, ou dois-je m’accuser de ne pas m’être acquitté plutôt de ce devoir » ?

« Mylord, m’écriai-je avec une émotion dont je ne fus pas la maîtresse, c’est de vous seul que j’ai des politesses à attendre dans cette maison… tout le monde m’y traite avec hauteur, sinon avec mépris ».

J’étois fâchée de n’avoir pas mis plus de modération dans mes plaintes, qui, dans ce moment-ci, sembloient porter directement contre lady Louise. Ce fut aussi dans ce sens que mylord Orville les prit. « Ciel ! s’écria-t-il, est-il possible de refuser à votre douceur et à votre mérite, toute l’estime, toute l’admiration qui leur sont dues ! Je ne puis, je n’ose exprimer jusqu’où va mon indignation ».

« Je suis au désespoir, mylord, d’en être la cause ; mais j’ai besoin de protection, et jusqu’ici j’ai été peu accoutumée à souffrir des humiliations ».

« Ma chère miss Anville, permettez que je sois votre ami ; agréez-moi pour frère, et en cette qualité que j’aie droit à vous offrir mes services : dans toutes les occasions je serai fier de vous donner des preuves de mon attention et de mon respect ».

La compagnie rentra avant que j’eusse le temps de répondre. Comme je n’avois guère envie de revoir mylord Merton avant qu’il eut dormi, je me préparai à me retirer dans ma chambre. Orville, qui devina mon projet, me demanda si je partois ? Je lui dis que je m’imaginois que c’est ce que j’avois de mieux à faire. « Si je dois vous parler en frère, me répliqua-t-il, je crois que vous avez raison ; mais voyez du moins que vous pouvez prendre confiance en moi, puisque je vous conseille contre mes propres intérêts ».

Je suis sortie ensuite pour vous écrire, monsieur. J’aurois à me plaindre infiniment de la grossièreté de ce Merton, si elle n’avoit servi à me confirmer l’estime que j’ai pour mylord Orville.