Évelina (1778)
Maradan (2p. 175-181).


LETTRE LXV.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, le 28 septembre.

Retiré des embarras du monde, insensible à ses plaisirs et à ses peines, je ne connois depuis long-temps d’autres satisfactions et d’autres soucis, que ceux qui ont rapport à mon Évelina… à celle qui est la source de tout mon bonheur sur la terre. Il est donc singulier qu’une lettre, dans laquelle elle me dit être la plus heureuse des filles, qu’une telle lettre me mette dans des inquiétudes mortelles.

Hélas ! mon enfant, faut-il que le premier, que le plus précieux don du ciel, l’innocence, soit si sujette à s’aveugler sur les dangers qu’elle court… si sujette à être trompée… si peu capable de se défendre ! Faut-il d’ailleurs que nous vivions dans un monde où elle est si peu connue, si peu respectée, et si souvent victime de la trahison !

Que n’êtes-vous, ici !… je pourrois discuter en détail avec vous une matière trop délicate pour être traitée par écrit ; cependant elle est aussi trop intéressante, et la situation dans laquelle vous vous trouvez trop épineuse, pour souffrir le moindre délai. — Oui, mon Évelina, je ne crains pas de vous le dire, vous êtes dans une situation critique ; il y va du repos de votre vie, et tout votre bonheur peut dépendre du moment présent.

Jusqu’ici je me suis abstenu de toucher un objet dont l’importance ne m’a cependant point échappé ; j’entends l’état de votre cœur. Hélas ! il n’étoit pas nécessaire que vous m’en parlassiez ; j’y ai vu clair, malgré le silence que j’ai gardé.

Je m’apperçois déjà depuis long-temps et avec regret de l’ascendant que mylord Orville a pris sur vous. Vous serez étonnée de m’entendre prononcer son nom, votre surprise augmentera à chaque ligne que vous allez lire : j’en suis fâché ; mais quoiqu’il m’en coûte de faire de la peine à ma chère Evelina, je ne suis plus le maître de l’épargner.

Votre première entrevue avec mylord Orville devoit être décisive. Un homme tel que vous me le dépeignez ne pouvoit manquer d’exciter votre admiration, et l’effet en devenoit d’autant plus dangereux, que le lord me semble se douter aussi peu du pouvoir qu’il a sur vous, que vous ne vous doutez vous-même de votre foiblesse ; de-là cette sécurité sur laquelle vous vous fondez ; de-là cette complaisance avec laquelle vous disculpez Orville.

À votre âge, ma chère, et avec votre vivacité, on néglige souvent d’être sur ses gardes, on ne réfléchit pas aux conséquences ; dès-lors l’imagination s’égare, et la voix de la raison n’est plus assez forte pour la tenir en bride. C’est votre cas, mon Évelina ; observez, je vous prie, la marche rapide que vous avez suivie. Vous voyez mylord Orville au bal, et il est le plus aimable des hommes ; vous le rencontrez une seconde fois, et il a toutes les vertus.

Ce n’est pas que je prétende attaquer le mérite de mylord Orville ; au contraire, à l’exception d’une seule circonstance, qui reste encore à éclaircir, je crois que c’est avec justice que vous avez pris une idée favorable de son caractère : seulement je remarquerai que ce n’est ni le temps, ni une connoissance approfondie de ses bonnes qualités, qui lui ont gagné votre estime. Votre imagination ne s’est pas donné la patience de le mettre à la moindre épreuve, et c’est dans les premiers momens de sa fougue, qu’elle vous l’a représenté avec tant de perfections, tant d’excellentes qualités, qui ne pouvoient être découvertes qu’à la longue et dans une liaison intime.

Vous vous êtes flattée, en croyant que votre prévention étoit fondée sur une estime du mérite en général, sur un principe d’équité : votre cœur s’étoit déjà rendu avant que vous soupçonnassiez qu’il fût en danger.

J’ai été cent fois sur le point de vous faire sentir les risques que vous couriez ; mais j’espérois toujours que cette même inexpérience, qui a donné lieu à votre méprise, y apporteroit aussi du remède à l’aide du temps et de l’absence : j’ai différé de dissiper votre illusion, parce que je m’attendois qu’elle contribueroit à vous tranquilliser, et parce qu’en vous laissant ignorer la force et le danger de votre attachement, je prévenois peut-être ce découragement, qui, aux yeux de la jeunesse, rend tout sacrifice impossible, pour peu qu’il paroisse difficile.

Telles ont été jusqu’ici les espérances dont je me suis flatté ; mais aujourd’hui que vous avez revu mylord Orville, que vous êtes liée avec lui plus que jamais, il ne m’est plus permis ni de me taire, ni de feindre.

Ouvrez donc les yeux, mon enfant, sur les dangers qui vous environnent : cherchez à éviter les maux dont vous êtes menacée, — maux qu’un cœur tel que le vôtre redoute certainement, puisqu’ils lui préparent des remords cuisans et un repentir douloureux. Faites un effort pour retrouver votre repos, qui, je ne le vois que trop, hélas ! n’est établi que sur la seule présence de mylord Orville. Cet effort sera pénible ; mais croyez-en mon expérience, il est indispensable.

Il faut quitter le lord ! — Sa vue est funeste, et sa société est le tombeau de votre tranquillité future. — Il m’en coûte, ma chère Évelina, de vous annoncer cette résolution sévère ; mais j’en entrevois trop la nécessité pour balancer un instant.

Si nous pouvions faire fond sur la façon de penser de mylord Orville, si nous pouvions croire qu’en rendant justice à vos vertus, il auroit assez de grandeur d’ame pour répondre aux sentimens qu’il vous a inspirés, alors je n’envierois point à mon Evelina la société d’un homme qu’elle estime et qu’elle admire ; mais nous ne vivons pas dans un siècle où il faille s’en rapporter aux apparences, et il vaut mieux prévenir une démarche imprudente, que d’avoir ensuite à la regretter. Vous me dites que votre santé a beaucoup gagné ; j’en suis fort aise, et vous aurez d’autant moins de difficulté à quitter Bristol. — Y consentirez-vous ? Mon intention n’est cependant pas de brusquer votre départ : quelques jours après que vous aurez reçu cette lettre, voilà tout ce que je demande. J’écrirai à madame Selwyn, et lui dirai combien je souhaite votre retour. Madame Clinton aura soin de vous en route.

J’ai balancé long-temps avant que de me résoudre à exiger de vous une complaisance : sans doute vous y souscrirez avec peine, et j’aurois désiré de trouver le moyen de concilier à la fois votre bonheur et vos goûts ; mais la chose m’a paru impossible, et j’ai dû prendre le parti le plus sûr : le temps nous apprendra s’il est aussi le plus efficace : osons l’espérer du moins.

Les bonnes nouvelles que vous me donnez de M. Macartney, m’ont fait plaisir. Adieu, mon cher enfant ; que le ciel vous conserve et vous fortifie !

Arthur Villars.