Évelina (1778)
Maradan (2p. 154-175).




LETTRE LXVI.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, le 24 septembre.

Je suis descendue aujourd’hui de bonne heure, et comme on déjeûne tard ici, j’ai eu le loisir de faire ma promenade du matin, selon l’ancienne coutume que j’ai contractée à Berry-Hill. Je traversai le jardin et je n’eus pas plutôt fermé la porte derrière moi, que je vis un homme dont je crus reconnoître la physionomie, et en effet c’étoit l’infortuné M. Macartney. Surprise de cette rencontre, je m’arrêtai pour lui laisser le temps de me joindre ; il étoit encore en habit de deuil, mais sa santé paroît avoir gagné le dessus, quoique je lui aie trouvé cet air mélancolique qui me frappa la première fois que je le vis.

Il me dit qu’il n’étoit arrivé que depuis hier à Bristol, qu’il n’avoit eu rien de plus pressé que de me rendre ses devoirs.

« Saviez-vous donc que j’étois à Clifton » ?

« Oui, madame, je viens de Berry-Hill, où j’ai appris la fâcheuse nouvelle que votre santé vous avoit obligée d’aller aux eaux ».

« Et qui peut vous engager, monsieur, à prendre tant de peine » ?

« Oh ! madame, y a-t-il une peine qui puisse égaler le désir que j’avois de venir vous faire mes remercîmens » ?

Je m’informai ensuite de madame Duval et de la famille de Snow-Hill ; il me dit qu’il les avoit laissés bien portans, et que madame Duval se proposoit de retourner bientôt à Paris. Je félicitai aussi M. Macartney sur l’amélioration visible de sa santé : « C’est vous, madame, me répondit-il, qui devez vous en faire compliment ; car si j’existe encore, j’en suis redevable à vos seules bontés ». Il ajouta que ses affaires étoient à présent sur un meilleur pied, et qu’il espéroit qu’à l’aide du temps et de la raison, il parviendroit à supporter son sort avec plus de résignation. « L’intérêt généreux, poursuivit-il, que vous avez pris à mon affliction, m’étoit garant que vous apprendriez avec quelque plaisir le changement de ma situation : il est juste que vous en soyez instruite. Peu après votre départ je reçus des nouvelles de Paris ; mon ami quitta cette capitale d’abord après la réception de ma lettre, et vola vers moi pour me consoler et pour m’assister. J’ai accepté ses secours ; oui, j’ai été capable de cet effort, et mon premier devoir est de m’acquitter envers celle qui, par ses bienfaits, m’a soutenu dans le malheur. Voici, madame (et il me présenta un rouleau de papier), voici la seule partie de mes obligations qui puisse être acquittée ; je vous en ai de plus essentielles, mais elles ne peuvent être payées que par ma reconnoissance, et à ce prix je consens volontiers à rester votre débiteur pour toute la vie ».

Je lui témoignai combien je prenois de part à ce retour de sa fortune ; mais je le priai en même temps de me laisser le plaisir d’être de ses amies, et de me dispenser par conséquent de recevoir le remboursement de mes avances, avant que ses affaires fussent entièrement rétablies.

Pendant que nous discutions ce point, j’entendis la voix de mylord Orville, qui demanda au jardinier s’il ne m’avoit pas vue ? J’ouvris la porte, et le lord, étonné de me trouver là, me dit avec une espèce de vivacité : « Êtes-vous sortie seule, miss Anville ? Le déjeûné est servi depuis long-temps, et on vous a cherchée de tous côtés dans le jardin ».

« Vous êtes bien bon, mylord ; mais j’espère qu’on ne m’a point attendue ».

« Comment, madame, croyez-vous qu’on puisse déjeûner à son aise, quand on craint que vous vous soyez enfuie ; mais venez, de grace, on croiroit sans cela que vous m’avez fait déserter aussi par attraction ».

« Je suis à vous dans l’instant ». Puis me tournant vers M. Macartney, je lui souhaitai le bonjour.

Il me suivit son rouleau à la main : « Non, lui dis-je, ce sera pour une autre fois ».

« Pourrai-je donc avoir l’honneur de vous revoir encore » ?

Je n’osai pas inviter un étranger chez madame Beaumont, et je n’eus pas non plus assez de présence d’esprit pour lui faire mes excuses ; ainsi ne sachant comment le refuser, je lui proposai que s’il se promenoit demain de ce côté à la même heure, je pourrois bien l’y rencontrer.

M. Macartney nous ayant quittés, j’observai que mylord Orville changeoit de visage ; il ne m’offrit point son bras, et marchoit tristement à côté de moi sans parler. Je me doutai d’abord de ce qui pouvoit avoir donné lieu à une altération aussi subite : auroit-il pris ombrage, me disois-je, de cet entretien matineux ? quoi ! s’il s’imaginoit que cette entrevue d’aujourd’hui étoit concertée ; et que c’est dans ce dessein que je suis sortie de si bonne heure ? Tourmentée par cette idée ; je résolus de me prévaloir de la liberté à laquelle ses procédés obligeans m’ont accoutumée depuis que je loge ici ; et comme il affectoit de ne pas me faire la moindre question sur cette aventure, je cherchai la première à amener une explication, en lui demandant hardiment s’il n’étoit pas surpris de m’avoir trouvée en conversation avec un étranger.

« Avec un étranger, répondit-il ; seroit-il possible que cet homme vous fût inconnu » !

« Pas absolument, — si vous voulez, — seulement il se pourroit… »

« Pardonnez, je ne croirai jamais que miss Anville soit capable d’accorder un rendez-vous à un inconnu ».

« Que dites-vous là, mylord » ?

« Il me semble du moins, si j’ai bien entendu, qu’il en étoit question ».

Cette parole me confondit, et je n’avois plus le courage d’achever ma justification : cependant mon silence n’auroit fait qu’augmenter ses soupçons, qu’il m’importoit trop d’écarter. Je repris donc : « En effet, mylord, vous êtes dans l’erreur ; M. Macartney est en relation avec moi, — et je n’ai pu m’empêcher de le voir : — mais mon intention n’étoit pas… ». — Je demeurai court une seconde fois.

« En vérité, je suis fâché, madame, de ce que, sans le vouloir, j’ai commis une indiscrétion. Si j’avois su que vous fussiez en affaires, je ne vous aurois pas suivie ; je m’imaginois bonnement que vous étiez sortie pour prendre l’air ».

« Aussi, étoit-ce-là mon plan, et cette rencontre avec M. Macartney, est absolument l’ouvrage du hasard. Cela est si vrai, que je me passerai de le revoir demain, si vous me le conseillez ».

« Je n’ai point de conseil à donner là-dessus, et miss Anville doit savoir mieux que personne ce qu’il lui convient de faire : elle auroit tort de s’en rapporter, sur un point aussi délicat, à l’arbitrage d’un tiers, qui n’est pas au fait de ses liaisons avec cet étranger ».

« Vous pourriez les connoître de plus près, mylord, si ce n’étoit pas abuser de votre attention ».

« J’ai toujours admiré la douceur de votre caractère ; et l’offre que vous me faites de vouloir bien m’initier dans vos secrets, m’honore trop pour que je ne l’accepte pas avec empressement ».

Dans ce moment même, madame Selwyn ouvrit la porte du salon, et il fallut mettre fin à notre conversation. On me railla un peu sur mon goût pour les promenades solitaires ; mais il ne fut pas question de ma longue absence.

Je me flattois que je pourrois reprendre mes confidences après le déjeûné ; mais nous fûmes interrompus par une visite de MM. Merton et Coverley, toujours fort intrigués l’un et l’autre de leur course de vieilles. Ils sont venus demander à madame Beaumont son jardin pour leur servir de champ clos : elle y a consenti, et ce spectacle singulier se donnera mardi prochain.

Nous avons été importunés par d’autres visites, et, dans toute la matinée, il ne m’est pas resté un quart-d’heure pour m’expliquer avec mylord Orville. J’en étois d’autant plus fâchée, que je le savois engagé en ville pour ce soir : ainsi, ne voyant point d’apparence de pouvoir lui parler avant le moment fixé du rendez-vous, je me décidai, plutôt que d’encourir sa censure, à manquer de parole à M. Macartney.

Mais, en pesant la situation du pauvre Écossais, ses malheurs, sa tristesse, et sur-tout l’idée qu’il a de ce qu’il appelle ses obligations envers moi, je ne pus me résoudre à violer ma promesse, de peur de lui donner une marque de mépris ; car tout homme qui languit dans la misère, n’est que trop enclin à soupçonner qu’il inspire ce sentiment. Un billet me parut propre à me tirer d’embarras et à sauver ma délicatesse. Voici les lignes que j’écrivis à M. Macartney, et que je lui fis tenir par le domestique de madame Selwyn :

« Monsieur, » Il m’est survenu des empêchemens qui dérangent ma promenade de demain matin. Ne vous donnez donc pas la peine de venir me trouver à Clifton ; mais n’oubliez pas que je compte encore sur le plaisir de vous revoir avant que vous quittiez Bristol.

» Je suis, monsieur,
Votre très-humble servante,
Évelina Anville.

Je recommandai au domestique de rendre cette lettre en mains propres, et je rentrai.

Les visites s’étant retirées, et les dames étant allées faire leur toilette, je me trouvai seule avec mylord Orville ; dès qu’il vit que je me préparois à suivre madame Selwyn, il me retint en disant : « Miss Anville excusera-t-elle mon impatience, si je lui rappelle la promesse qu’elle a eu la bonté de me faire ce matin » ?

Avant que j’eusse le temps de répondre, les domestiques entrèrent pour couvrir la table. Mylord Orville se retira dans une croisée ; et pendant que je me consultois sur les ouvertures qu’il me demandoit, je m’arrêtai à l’idée que je n’avois aucun droit de révéler les secrets de M. Macartney : il étoit clair qu’en me justifiant d’une imprudence, j’allois en commettre une seconde.

Pour ne point agir avec trop de précipitation, je crus qu’il ne me restoit d’autre parti à prendre que de quitter la chambre : j’alléguai donc pour prétexte les soins de la toilette, et je sortis brusquement. Ma retraite aura peut-être déplu à mylord Orville ; mais que devois-je faire ? Le hasard veut toujours que je me trouve dans des situations si neuves, les moindres difficultés me paroissent d’abord si embarrassantes, qu’en vérité je sais rarement quelle conduite tenir.

Nous nous étions assemblés vers l’heure du dîner, quand le valet de madame Selwyn vint me rapporter ma lettre, en m’annonçant qu’il n’avoit pu découvrir M. Macartney, mais que les facteurs de la poste lui avoient promis de me l’envoyer dès qu’ils le trouveroient.

J’étois confuse de la publicité de ce message ; mylord Orville me fixa avec attention, et son regard significatif n’étoit guère propre à me tranquilliser. Il ne me dit rien à table, et moi-même je n’eus pas le courage de parler. Je me levai dès que je le pus, et j’allai m’enfermer dans ma chambre : madame Selwyn m’y suivit, et à force de questions, elle parvint à savoir tous les détails de mes liaisons avec M. Macartney. Cet aveu étoit nécessaire pour excuser la lettre ; mais mon récit n’obtint point l’approbation de madame Selwyn. Elle traita cette affaire de romanesque, et jugea le pauvre Macartney avec la dernière rigueur ; à l’en croire ; cet homme n’est qu’un aventurier et un imposteur.

Je ne sais plus où j’en suis, et je me perds dans ces réflexions. Comment m’y prendrai-je pour satisfaire mylord Orville ? Ne seroit-ce pas une lâcheté, une trahison, de divulguer l’histoire des malheurs de M. Macartney ? Il s’est fié à moi, il compte sur ma discrétion ; il m’a recommandé le secret comme une chose sacrée ! — Mais, d’un autre côté, comment écarter les soupçons de mylord Orville ? comment pallier ces entrevues, qui, à ses yeux, ont tout l’air d’un mystère, d’une intrigue peut-être ? Il est devenu sérieux : j’ai promis de le satisfaire. — Voilà des motifs qui m’autorisent suffisamment à lui accorder la confiance qu’il attend de moi.

Verrai-je ensuite, ou non, M. Macartney demain matin ? c’est une autre question que je n’ai pas l’esprit de résoudre. Que ne puis-je, monsieur, vous demander vos directions, et m’épargner ainsi des faux pas ?

Mais non, — je ne trahirai point monsieur Macartney, je ne manquerai point à ce que je lui dois : mon honneur y est intéressé, et je tiendrai ferme. Sans doute que je serois bien-aise si je pouvois contenter, mylord Orville ; mais cette complaisance ne s’accorderoit pas avec le repos de ma conscience. Je suis sûre, monsieur, que j’aurai votre suffrage, j’y attache le plus grand prix, et je laisse ensuite au temps le soin de me justifier.

Me voici plus tranquille, plus d’accord avec moi-même ; mais je ne finirai pas encore ma lettre avant que tout ceci soit tiré au clair.

Le 25 septembre.

Je me suis levée de grand matin, et après avoir ruminé différens plans, après avoir été long-temps en suspens si je verrois M. Macartney, ou si je lui manquerois de parole, j’ai arrêté enfin que je serois exacte au rendez-vous, mais qu’en même temps cette entrevue seroit aussi courte que possible, et décidément la dernière.

Tel fut le résultat de mes délibérations ; mais je n’étois pas encore sûre de mon fait, et je ne traversai le jardin qu’en tremblant. Jugez de mon émotion, lorsqu’en ouvrant la porte le premier objet qui frappa ma vue fut mylord Orville. Il étoit décontenancé lui-même, et il me dit en balbutiant : « Pardonnez, madame, — je ne m’attendois pas, — je ne pouvois pas m’imaginer — que je vous rencontrerois ici d’aussi bonne heure ; — si je m’en étois douté, je n’y serois point venu ». Et, après m’avoir saluée fort à la hâte, il passa outre.

Sans savoir ce que je faisois, je voulus le rappeler ; le mot de mylord m’échappa même involontairement : il se retourna, et me demanda si je desirois de lui parler ? Je ne pus lui répondre ; j’étois comme suffoquée, et je ne me soutenois qu’en m’appuyant contre la porte du jardin.

Mylord Orville reprit bientôt toute sa dignité. « Je conviens, me dit-il, que j’ai tort de me trouver ici dans ce moment : j’aurois de la peine à me disculper, je sais que vous êtes en droit de m’accuser d’une curiosité indiscrète ; il ne me reste qu’à vous faire mes excuses et à me retirer ». Il disparut, en effet, comme un éclair.

Je demeurai immobile comme une statue. Mon premier mouvement fut de faire un aveu formel à mylord Orville de tout ce que ma conduite sembloit avoir de mystérieux : mais j’abandonnai aussitôt ce projet ; quelque flatteur qu’il fût pour ma vanité, un plus noble orgueil m’inspira la résolution de garder religieusement le secret de M. Macartney ; je me décidai même à éviter toute explication, à moins que je n’en fusse pressée singulièrement.

Mylord Orville avoit repris le chemin de la maison : avant que d’entrer, il se tourna encore de mon côté ; mais s’étant apperçu que je le suivois des yeux, il ferma la porte, et je ne le vis plus.

Convenez, mon cher monsieur, que j’étois là dans une situation désagréable : être soupçonnée par mylord Orville de menées secrètes ! cette idée me déchiroit le cœur. Je n’étois pas dans une assiette à attendre M. Macartney, et tout aussi peu disposée à garder mon poste, pour ainsi dire, sous les yeux du lord. Il fallut donc penser à revenir sur mes pas, et je me traînai lentement le long d’une allée. Je suppose qu’Orville me vit arriver des fenêtres du salon : il courut vers moi, et, en m’offrant son bras, il me demanda si j’étois indisposée.

Je lui répondis par un non, prononcé avec toute la fermeté dont j’étois capable : je ne laissai pas d’être sensible à son attention ; je ne m’y étois point attendue.

« Mais du moins vous accepterez mon bras ; — oui, madame, vous ne sauriez vous en dispenser ; — j’aurai l’honneur de vous accompagner ». Et sans autres cérémonies, il s’empara de ma main ; je dirai presque par force. J’étois trop surprise, et trop peu accoutumée à des instantes aussi pressantes de la part de mylord Orville pour lui résister, et nous retournâmes ensemble au logis. Il insista pour que je prisse un verre d’eau ; mais je le remerciai, et je l’assurai que je me trouvois parfaitement bien.

J’étois décidée à ne point me départir du systême que j’avois adopté la veille, ainsi il n’étoit plus question de compromettre monsieur Macartney ; mais il m’importoit également de me rétablir dans l’esprit de mylord Orville, et son silence, son air pensif me décourageoient.

Ma situation devenoit toujours plus pénible, et je compris que je n’avois d’autre choix à faire que de monter dans ma chambre et d’y attendre l’heure du déjeûné ; car je craignois qu’en restant plus long-temps avec le lord, je n’eusse l’air de l’inviter à me faire des questions, et une pareille avance me paroissoit des plus déplacées.

Comme j’étois sur le point de prendre le chemin de la porte, il s’avança vers moi et me demanda si je partois ? Je lui dis que oui, et en même temps je restois. « Peut-être, reprit-il, pour retourner au… mais, pardon » ! Il ne me fut pas difficile d’achever la phrase ; l’air confus et embarrassé d’Orville nommoit assez distinctement le jardin : ainsi, pour le désabuser, je lui annonçai que je me retirois dans ma chambre. Je serois sortie tout de bon, si le lord ne m’avoit retenue : ma réponse l’avoit convaincu que je comprenois son allusion, et craignant apparemment qu’elle ne m’eût déplu, il chercha à corriger ce qu’elle pouvoit avoir de choquant, et me dit avec un sourire forcé : « Je ne sais quel mauvais génie me pousse ce matin ; je n’agis et je ne parle qu’à contre-sens ; je suis honteux de moi-même, et j’ose à peine, madame, implorer mon pardon ».

« Votre pardon, mylord ! parlez-vous sérieusement » ?

« Pouvez-vous en douter ? mais s’il m’est permis d’être mon propre juge, je lis déjà dans les yeux de miss Anville qu’elle me fait grace ».

« Je ne vous comprends pas, mylord ; tout pardon suppose une offense, et je ne sache pas que vous m’en ayez fait ».

« Vous êtes la bonté même ; mais je n’attendois pas moins d’une douceur qui est au-dessus de toute comparaison ; ne m’accuserez-vous pas d’être un persécuteur, si je profite de vos dispositions favorables pour vous rappeler encore une fois la promesse que vous daignâtes me faire hier » ?

« Point du tout, je serai même charmée d’acquitter la dette que j’ai contractée envers vous ».

« Vous ne me devez rien, madame ; il est question seulement de contenter ma curiosité, qui, j’en conviens, est vivement excitée ».

Nous prîmes des siéges, et après une courte pause, je rassemblai tout mon courage, et je poursuivis en ces termes :

« Vous allez croire peut-être, mylord, que je suis une fille inconséquente et capricieuse, si je vous avoue que j’ai lieu de regretter la promesse que je vous ai faite ; je dois même vous prier de ne pas trouver mauvais que je ne l’accomplisse point à la lettre. Je me suis précipitée, sans savoir ce que je disois, sans réfléchir à quoi je m’engageois ».

Le lord gardoit un profond silence, et m’écoutoit attentivement ; ainsi je continuai : « Si vous pouviez savoir, mylord, les circonstances de mes relations avec M. Macartney, je suis sûre que vous approuveriez ma réserve. Cet étranger est d’une famille honnête, et il s’est trouvé dans le malheur ; c’est tout ce que j’en puis dire : cependant s’il étoit informé que vous vous intéressiez à ses affaires, je ne crois point qu’il vous en fît un mystère. Voulez-vous que je lui en parle ?

« Point du tout, ce ne sont point ses affaires qui me tiennent à cœur ; je n’en suis pas curieux le moins du monde ».

« Je ne vous ai donc point compris, mylord ».

« Pouvez-vous imaginer, madame, que je m’intéresse aux affaires d’un homme qui m’est absolument inconnu » ?

Le ton froid et sérieux dont il me fit cette question, m’humilioit un peu ; mais il adoucit avec sa délicatesse ordinaire ce qu’elle pouvoit avoir de trop piquant : « Je ne prétends pas, ajouta-t-il, parler avec indifférence de quelqu’un qui a l’honneur d’être de vos amis ; loin de-là, il suffit de porter ce titre pour m’inspirer un véritable intérêt. Seulement vous conviendrez, madame, que j’ai lieu d’être surpris, qu’au moment où je me flattois d’être honoré de votre confiance, vous me la retiriez. Mais je n’en respecte pas moins vos raisons, et je m’y soumets aveuglément ».

Peu s’en fallut que je n’eusse succombé à la tentation de révéler au lord tout ce qu’il auroit voulu savoir ; je suis bien aise pourtant d’avoir été mieux sur mes gardes ; car, outre le tort réel que j’aurois eu à me reprocher, il n’auroit pas manqué de me blâmer lui-même de mon inconséquence. Cette réflexion décida aussi ma réponse : « Jugez-en vous-même, lui dis-je ; la promesse que je vous ai faite, quoique volontaire, étoit imprudente et peu réfléchie ; cependant si elle me regardoit seule, je ne balancerois pas un moment à la remplir ; mais l’étranger dont il s’agiroit de divulguer les secrets… ».

« Excusez, si je vous interromps, madame ; qu’il me soit permis de vous assurer que les affaires de cet étranger n’excitent ma curiosité qu’autant qu’elles ont rapport aux démarches d’hier matin… ». Il s’arrêta ; mais c’étoit en dire assez, je pense.

« Si ce n’est que cela, répliquai-je, vous serez satisfait. M. Macartney avoit à me parler en particulier… et je n’ai osé prendre la liberté de le faire venir ici ».

« Et pourquoi non ? Madame Beaumont n’auroit-elle pas… ».

« Je craignois d’abuser de sa complaisance, et j’ai promis à M. Macartney une seconde entrevue, tout aussi légèrement que je vous promis ensuite de vous confier ses secrets ».

« Et ce rendez-vous a-t-il eu lieu » ?

« Non, mylord, je me suis retirée avant qu’il fût arrivé ».

Nous nous regardâmes tous deux sans rien dire ; mais, comme je voulois prévenir des réflexions qui ne pouvoient que tourner à mon désavantage, je repris hardiment : « Jamais jeune personne n’eut plus besoin que moi du conseil de ses amis ; je suis neuve dans le monde, et peu accoutumée à agir par moi-même ; mes intentions ne sont point mauvaises, et cependant je fais des fautes à chaque instant. Jusqu’ici j’ai joui du bonheur d’avoir pour ami un homme très-capable de me diriger et de me conduire ; aujourd’hui il est trop éloigné de moi pour que je pusse recourir à lui dans les occasions où ses avis me seroient nécessaires, et ici je n’ai personne à qui je puisse m’adresser.

« Veuille le ciel, s’écria Orville avec le ton le plus affectueux, et d’un air où il ne restoit plus la moindre trace de froideur, veuille le ciel que je sois en état de remplacer dignement l’ami de miss Anville » !

« Vous me faites trop d’honneur, mylord cependant j’ose espérer que votre candeur… je dirai même votre indulgence, me passera mes petites fautes en faveur de mon inexpérience. Puis-je m’en flatter » ?

« Si vous le pouvez ! Et puis-je à mon tour espérer que vous oublierez avec quelle mauvaise grace je me suis rendu à vos raisons ! M’est-il permis de sceller ma paix (il pressa ma main contre ses lèvres) ? Oui, reprit-il, je la regarde comme conclue, et nous voici les meilleurs amis du monde ».

Je n’eus le temps que de retirer ma main ; on ouvrit la porte, et les dames entrèrent pour déjeûner.

J’ai été pendant toute cette journée la plus heureuse des filles. — Être réconciliée avec mylord Orville, et avoir suivi fermement le plan que je m’étois proposé… pouvois-je espérer davantage ? Le lord aussi a été d’une gaîté charmante ; il a redoublé d’attentions et d’égards pour moi. Cependant je ne voudrois pas que cette scène fût à recommencer : combien la crainte d’être mal dans son esprit ne m’a-t-elle pas fait souffrir !

Mais que pensera le pauvre M. Macartney ? Au milieu de ma joie, je regrète d’avoir été dans la nécessité de lui manquer de parole.

Adieu, mon très-cher monsieur.