Évelina/Lettre 65
LETTRE LXV.
- Suite de la lettre d’Évelina.
Me voici, mon cher monsieur, logée sous le même toit avec mylord Orville ; sans cette dernière circonstance ma situation seroit des plus fâcheuses, et vous en conviendrez lorsque je vous aurai dit sur quel mauvais pied je vis ici.
Madame Selwyn m’a demandé aujourd’hui depuis quand j’étois liée avec ce maître fat de Lovel. Je lui ai raconté de quelle manière j’avais fait sa connoissance. Elle m’a dit alors que dans ce cas elle n’étoit pas surprise de ce qu’il me portoit rancune ; qu’hier, pendant que je m’entretenois avec mylord Orville, lady Louise s’étant informée qui j’étois, il lui avoit répondu qu’il n’en étoit pas trop sûr lui-même ; que tout ce qu’il savoit, c’est que je paroissois être une demoiselle de compagnie ; que j’avois fait une première apparition à Londres au printemps passé, à la suite de miss Mirvan, jeune dame de la province de Kent.
Il est dur, monsieur, d’être en butte aux insinuations impertinentes d’un homme qui cherche à me rendre toutes sortes de mauvais services. L’épithète de demoiselle de compagnie achèvera de me mettre en considération chez lady Louise. Madame Selwyn me conseilla de faire ma cour à M. Lovel : « Cet homme, dit-elle, quoique méchant, est à la mode, et peut vous faire du tort dans le grand monde ». — Et que m’importe ! je me détesterois si j’étois capable d’une pareille bassesse ; pourrois-je flatter celui que je méprise ?
Madame Beaumont nous a reçues avec beaucoup de politesse, et mylord Orville en particulier n’a rien oublié pour nous faire l’accueil le plus gracieux. Lady Louise, au contraire, ne s’est mise en frais de rien, selon sa coutume.
Nous avons eu du monde presque toute la journée, et je me suis assez bien amusée. On a fait la partie après le thé ; mylord Orville qui n’aime pas les cartes, et moi qui ne les connois pas, nous n’avons pas joué ; j’en ai été dédommagée par une conversation agréable.
Je commence à remarquer que je ne suis plus avec lui aussi timide que je l’étois autrefois ; son honnêteté et sa douceur me rendent insensiblement ma gaîté naturelle, et quand il me parle à présent, je ne me sens pas plus gênée qu’il ne l’est lui-même : ce qui me donne sur-tout cette assurance, c’est la persuasion que j’ai de n’avoir rien perdu dans son esprit ; ses yeux me disent même que j’y ai gagné.
Il m’a dit qu’à sa grande satisfaction, l’affaire de la gageure venoit enfin d’être décidée ; les parieurs sont convenus de baisser la somme jusqu’à cent guinées, et le prix sera disputé dans une course entre deux vieilles femmes âgées pour le moins de quatre-vingts ans, mais bien portantes d’ailleurs.
Je témoignai au lord mon étonnement de cette fureur de dépenser des sommes considérables d’une manière si frivole : « Hélas ! madame, si vous aviez une plus grande pratique du monde, vous sauriez que l’habitude l’emporte presque toujours sur la raison ; il suffit qu’une folie soit à la mode pour qu’elle passe impunément : l’esprit s’accoutume peu à peu aux absurdités les plus révoltantes, si elles sont souvent répétées ».
« J’espérois que la proposition généreuse que vous fîtes hier auroit produit un meilleur effet ».
« Oh ! je ne m’y attendois pas, et qui sait même si, en récompense de mon conseil, je ne serai pas chansonné encore par M. Coverley. En attendant, je suis bien aise de lui avoir dit rondement mon sentiment ; je hais trop ces sortes de gageures pour ne pas les combattre » ?
Mylord Orville m’ayant donné la main pour me conduire à table, sa sœur lui dit qu’elle avoit cru qu’il soupoit en ville. Il lui répondit, en me regardant poliment, qu’il avoit d’autres engagemens, et il resta avec nous.
J’ai passé trois beaux jours qui ne m’ont rien laissé à désirer, si j’en excepte, monsieur, la satisfaction de vivre avec vous. Mon séjour à Clifton-Hill est beaucoup plus agréable que je n’osois l’espérer. Mylord Orville m’honore toujours d’une attention non-interrompue, et c’est son bon cœur seul qui la lui dicte, sans que le caprice ou l’orgueil y soient mêlés pour quelque chose. C’est, sans doute, à l’abandon total auquel me condamne tout le reste de notre société, que je dois cette complaisance soutenue, et par cette raison j’y compte pour aussi-long-temps que j’en aurai besoin. Non-seulement je suis mieux à mon aise en présence du lord, mais même je deviens gaie avec lui : tel est l’effet de la vraie politesse ; elle bannit toute gêne et toute contrainte. À la promenade, c’est lui qui m’accompagne et qui me donne le bras. Quelquefois nous nous occupons d’une lecture, et alors il me fait remarquer les endroits les plus saillans, consulte mon opinion et me fait part de la sienne. À table, il est assis à côté de moi, et, graces à une infinité de petits égards qu’il a pour moi, j’oublie la supériorité que s’arroge le reste des convives. Enfin ces quatre jours que j’ai passés avec lui dans la même maison, ont établi entre nous un certain degré d’intimité sociale, qui n’auroit peut-être jamais existé si j’avois continué de voir mylord Orville sur le pied d’une connoissance ordinaire. Madame Selwyn, la seule amie que j’aie ici, est trop jalouse de briller dans la conversation, pour que ses soins puissent s’étendre jusqu’à moi ; le lord me considère donc comme une étrangère délaissée, qui a droit de prétendre à son appui et à ses bons offices ; et s’il lui est arrivé de prendre de moi une idée défavorable, je crois maintenant avoir réussi à l’effacer entièrement. Il se peut que je me flatte ; mais son air content, ses attentions, son désir de m’obliger, tout concourt à me persuader que je ne me trompe point. En un mot, ces quatre jours heureux sont faits pour réparer des mois de souci et d’inquiétude.