Évelina (1778)
Maradan (2p. 196-208).




LETTRE LXX.

Continuation de la lettre d’Évelina.
1er octobre.

Préparez-vous, mon cher monsieur, à entendre le récit d’un nouvel événement, qui va vous jeter dans la plus grande surprise.

Hier matin, après que je vous eus dépêché fort à la hâte ma lettre, on vint me proposer une promenade aux eaux. Madame Selwyn et mylord Orville étoient seuls de la partie : celui-ci me donna le bras en chemin ; sa conversation agréable dissipa un peu mes inquiétudes, et me rendit insensiblement le calme.

Je vis M. Macartney à la fontaine, je le saluai deux fois avant qu’il me parlât ; dès qu’il s’approcha de nous, je lui fis mes excuses d’avoir manqué au dernier rendez-vous. Je lui devois cette honnêteté, mais je me serois passée d’avoir mylord Orville pour témoin ; il nous mesuroit des yeux, et sembloit redoubler d’attention à chaque parole que je prononçois. En attendant j’étois trop convaincue de mes torts envers M. Macartney pour ne pas chercher à les réparer ; quelques mots de ma part suffirent pour nous raccommoder, et, il parût même reconnoissant de la manière dont je me justifiai.

Il me pria de consentir à le voir demain, mais je ne fus plus assez imprudente pour m’exposer à de nouveaux embarras ; je lui répondis donc avec franchise, que pour le présent il ne dépendoit pas de moi de recevoir ses visites ; et afin qu’il ne s’offensât point de mon refus, je lui en alléguai la raison.

Pendant cette conversation, mylord Orville m’avoit observée avec une émotion qui se peignoit vivement sur sa physionomie. J’aurois désiré lui parler, mais je ne savois pas comment m’y prendre ; il me prévint en me demandant avec un sourire forcé, si M. Macartney ne se plaignoit point de ce que je lui avois manqué de parole l’autre jour.

« Non, en vérité, répondis-je ».

« Et comment avez-vous fait pour vous réconcilier ? Vous pouvez bien me le confier ; car, en qualité de votre frère, je suis autorisé à m’informer de ce qui vous regarde ».

« À la bonne heure, mylord ; mais s’il s’agissoit d’affaires qui n’en valussent pas la peine » ?

« N’importe ! je soutiendrai toujours mes droits ; je les réclame même pour excuser la question que je vais vous faire : Quand comptez-vous revoir M. Macartney » ?

« Je l’ignore, mylord ».

« Pensez-y bien du moins ; je ne souffrirai pas que ma sœur ait des entrevues secrètes ».

« De grace, mylord, ne vous servez point de cette expression, elle me fait de la peine ».

« C’est ce que je ne cherche point ; mais vous ne sauriez croire, madame, avec quelle chaleur je m’intéresse à tout ce qui vous concerne, et même à toutes vos actions ».

Ce propos, le plus singulier que mylord Orville m’ait encore tenu, termina pour cette fois notre conversation ; je n’eus pas le courage de la poursuivre.

M. Macartney me pressa de nouveau d’accepter le paiement de ce que je lui ai avancé. Pendant qu’il me parloit, la jeune demoiselle, qui a paru hier à l’assemblée, vint à la fontaine avec une société nombreuse. À sa vue M. Macartney pâlit, la voix lui manqua, et il ne savoit plus ce qu’il faisoit. Moi-même j’étois troublée par une foule d’idées confuses qui se présentèrent à mon esprit. D’où lui vient, pensois-je, une agitation aussi extraordinaire ? — Nous nous retirâmes bientôt : je fis mes adieux à M. Macartney, mais il étoit trop enfoncé dans ses rêveries pour s’en appercevoir.

Avant que de retourner à Clifton, nous accompagnâmes madame Selwyn dans une boutique de libraire, où elle avoit des emplettes à faire ; pendant quelle s’amusoit à parcourir quelques nouveautés, mylord Orville me demanda encore à quand j’avois remis M. Macartney.

« J’ignore, lui répondis-je, si je le reverrai ; mais il est certain que je donnerois tout au monde pour avoir un moment d’entretien avec lui ». Je prononçai ces paroles avec une sincérité ingénue, et sans faire attention à la force des termes dont je me servois.

« Tout au monde, reprit mylord Orville ; et c’est à moi que vous le dites » !

« Oui, mylord ; et je ne craindrois pas de le répéter à quiconque voudra l’entendre ».

« Pardon, madame, je n’ai plus rien à répliquer ».

« Ne me jugez pas avec trop de rigueur, mylord. Je ne pèse pas toujours mes paroles, et celles qui viennent de m’échapper vous surprendroient moins, si vous pouviez savoir dans quelle incertitude pénible je me trouve à présent ».

« Et une entrevue avec M. Macartney pourroit vous tranquilliser » ?

« Deux mots me suffiroient ».

« Que ne puis-je être digne d’en connoître l’importance » !

« Oh ! mylord, s’il ne tenoit qu’à cette difficulté, elles seroit bientôt levée ; soyez sûr que, s’il m’étoit permis de parler, je serois fière de prévenir toutes vos questions : mais il ne m’appartient point de révéler les secrets de M. Macartney ; vous êtes trop juste pour l’exiger ».

« J’avoue que je ne sais pas trop ce que je dois penser de tout ceci : au milieu de cet air mystérieux, il règne une certaine franchise qui me rassure, et qui me fait espérer que vous n’avez rien à vous reprocher ». — Après un moment de silence, il ajouta : « Vous dites donc que cette entrevue est essentielle à votre repos » ?

« Je ne dis pas cela, mylord, et je la souhaite uniquement, parce que des raisons importantes la rendent nécessaire ».

« Eh bien ! vous verrez M. Macartney ; — je vous en procurerai moi-même la facilité. Miss Anville, j’en suis convaincu, ne sauroit former que des souhaits légitimes. Je n’insisterai pas davantage ; je m’en fierai à la pureté de ses intentions : sans être informé de ses motifs, je lui obéirai aveuglément, et je m’appliquerai à la servir au gré de ses desirs ». Puis il alla joindre madame Selwyn dans la boutique : mes remercîmens et ma reconnoissance le suivirent. Nous ne tardâmes pas à reprendre le chemin du logis.

Dès que le dîné fut desservi, mylord Orville sortit, et ne revint que vers l’heure du soupé. C’est la plus longue absence qu’il ait faite depuis que je suis à Clifton. Vous ne sauriez croire, mon cher monsieur, combien il me manquoit, et combien je m’apperçus alors que je dois à lui seul le bonheur dont je jouis dans la maison de madame Beaumont.

Comme j’ai la coutume de descendre toujours la dernière lorsqu’on va se mettre à table, mylord Orville attendit que je fusse seule pour me demander si demain je resterai chez moi.

Je lui répondis que je le croyois.

« Voulez-vous, dans ce cas, que je vous amène une visite » ?

« Vous, mylord » ?

« Oui, j’ai fait la connoissance de M. Macartney, et il m’a promis de venir me voir demain sur les trois heures ».

Quel homme que ce mylord Orville ! — Ne convenez-vous pas, monsieur, qu’il est la complaisance même ?

Nous avons eu du monde ce matin, mais le lord a choisi l’heure où les dames sont occupées à la toilette, et où la salle des visites est vide ordinairement. Madame Beaumont n’étoit cependant pas montée encore, quand on vint annoncer M. Macartney ; mylord Orville pria qu’on le fît entrer, et il s’excusa envers cette dame de la liberté avec laquelle il agissoit.

M. Macartney fut introduit ; il sentit, comme moi, avec quelque confusion, à qui sa visite s’adressoit : mylord Orville le reçut cependant comme une personne de sa connoissance, et il conversa avec lui sur ce pied, tant que madame Beaumont fut présente, et même un moment après qu’elle se fut retirée. Cette délicatesse m’épargna l’embarras que j’aurois éprouvé s’il nous avoit laissés immédiatement.

Je fis semblant d’être occupée d’une lecture, et mylord Orville remit en sortant un livre à M. Macartney, en le priant de le parcourir : il ajouta qu’il étoit obligé de répondre à une lettre qui ne souffroit point de délai, et il promit d’être incessamment de retour.

Il n’eut pas plutôt fermé la porte, que M. Macartney renouvela ses instances pour me faire accepter l’argent que je lui avois avancé. Des objets plus intéressans me firent passer cette offre entièrement sous silence. « De grace, lui demandai-je, connoissez-vous la jeune demoiselle que nous avons vue hier matin à la fontaine » ?

« Si je la connois ! que trop, hélas ! Et pourquoi, madame, me faites-vous cette question » ?

« Commencez, je vous supplie, monsieur, par satisfaire ma curiosité : qui est-elle » ?

« Je m’étois proposé d’en garder le secret ; mais je n’ai rien à refuser à miss Anville. Cette dame est — la fille de John Belmont — la fille de mon père » !

« Juste ciel » ! m’écriai-je en m’appuyant sur son bras. Vous êtes donc mon frère, aurois-je voulu ajouter ; mais la voix me manqua, mon émotion me fit verser des larmes.

« Madame, que veut dire ceci ? d’où vient ce trouble extraordinaire » ?

Je lui tendis la main pour toute réponse : il parut extrêmement surpris, et parla avec reconnoissance des bontés que j’avois pour lui.

« Épargnez-vous, m’écriai-je en essuyant mes larmes ; épargnez-vous cette erreur : vous avez des droits à tout ce que je puis faire pour vous ; notre situation a tant de rapport » !

Ici nous fûmes interrompus par madame Selwyn, et M. Macartney ne voyant plus d’apparence à renouer notre conversation, crut devoir prendre congé. Je suis sûre qu’il partit à regret, et sans contredit dans une incertitude cruelle.

Madame Selwyn réussit par ses questions à m’arracher l’aveu de ce qui venoit de se passer ; cette femme est si pénétrante qu’il n’y a pas moyen de lui échapper !

Que pensez-vous, monsieur, de cet événement ? Aurois-je pu m’imaginer que les visites que je faisois avec tant de répugnance chez les Branghton, m’approcheroient d’un frère ? Je ne regretterai plus mon séjour ennuyeux à Londres, puisqu’il m’a conduite à une découverte qui peut devenir pour moi une source de satisfactions.



Dans ce moment, monsieur, je reçois votre lettre : — elle m’a déchiré le cœur. — Oui, c’en est fait, le charme est rompu ; je conviens que j’ai été dans l’erreur, que je me suis honteusement aveuglée. Depuis long-temps déjà l’état de mon cœur m’étoit une énigme ; j’ai craint de l’approfondir ; et dans le moment où je commençois à croire ma sûreté solidement établie, où j’espérois être à l’abri de toute crainte ; où je me flattois qu’il me seroit permis de sentir et d’avouer librement l’estime que m’inspire mylord Orville, dans ce même moment, j’ouvre les yeux et je reconnois mon tort.

Sa vue m’est funeste, sa société est le tombeau de ma tranquillité future. Ô mylord Orville ! aurois-je cru qu’une amitié si chère à mon cœur, — si consolante dans mes disgraces, — qu’une amitié qui, à tous égards, m’honoroit tant, — ne serviroit qu’à empoisonner mon bonheur futur ! Faut-il que ma reconnoissance, que vous avez si justement méritée, devienne fatale à mon repos ?

Oui, monsieur, je le quitterai : que ne puis-je partir sur l’heure, sans le revoir, sans m’exposer aux nouvelles secousses dont mon cœur est menacé ! Oh ! mylord Orville, vous vous doutez bien peu des maux dont vous êtes l’auteur ! vous ne soupçonnez point que dans l’instant où vos attentions me donnèrent du relief, j’en étois plus à plaindre ? — que, dans l’instant même où j’étois fière des marques distinguées de votre amitié, je devois vous redouter comme mon ennemi !

Vous vous êtes fié, monsieur, sur mon inexpérience, — et moi, hélas ! je comptois sur vos directions. Souvent, quand je me doutois de la foiblesse de mon cœur, l’idée que vous ne vous en apperceviez pas me rassuroit, me rendoit le courage, et me confirmoit dans mon erreur. Je n’en suis pas moins sensible aux motifs qui vous ont engagé à garder le silence.

Hélas ! pourquoi vous ai-je quitté ! pourquoi ai-je été chercher des dangers si peu proportionnés à mes forces !

Mais j’abandonnerai ce séjour, — j’abandonnerai mylord Orville, — peut-être pour toujours ! — N’importe ! — vos conseils, vos bontés, pourront m’apprendre à retrouver le repos et le calme que j’ai perdus par mon imprudence. — Je me remets à vous seul, — et c’est de vous que j’attends les espérances que je puis former encore.

Plus je réfléchis à cette séparation, plus elle me paroît douloureuse. L’amitié de mylord Orville, — sa politesse, — la douceur de son commerce, — l’intérêt qu’il prend à mes affaires, — son attention à m’obliger, — il faudra renoncer à tout, abandonner tout.

Il ne saura pas que je le quitte, — je n’ose pas m’exposer à prendre congé de lui, — je m’enfuirai sans le voir ; — et, fidelle à vos conseils, je veux éviter sa société, sa vue même.

Demain matin je me mets en route pour Berry-Hill. Madame Selwyn et madame Beaumont seront les seules personnes que j’informerai de mon départ. Aujourd’hui je reste enfermée dans ma chambre ; c’est à mon obéissance à expier mes erreurs.

Pourrez-vous, mon très-cher et très-honoré monsieur, revoir votre Évelina, sans lui faire des reproches, sans être fâché contre elle ? Hélas ! vous attendiez sans doute de meilleurs fruits de votre éducation ; mais soyez sûr du moins que votre élève reconnoît ses torts et qu’elle en rougit ; elle tremble de reparoître sous les yeux de son bienfaiteur, et cependant elle ne connoît d’autre soutien que vous ; elle compte encore sur vous. Mes fautes ne proviennent que de mon imprudence ; et tant que le cœur n’y a point de part, je puis encore espérer mon pardon.