Évelina (1778)
Maradan (1p. 332-339).


LETTRE XLIV.


Suite de la Lettre d’Évelina.
Holborn, 13 juin.

Hier, les Branghton ont tous dîné ici. La conversation roula en grande partie sur l’aventure que je vous ai rapportée. M. Branghton exprima ses sentimens à l’égard du malheureux qui en fut l’objet, dans des termes qui méritent d’être cités. Voici sa harangue mot à mot ; vous la trouverez marquée au coin de l’humanité la plus désintéressée :

« Ma première idée, dit-il, étoit de mettre incessamment mon locataire à la porte, car si malheureusement il s’avisoit de se tuer dans ma maison, il m’en résulteroit un embarras infini. D’un autre côté, si je le laisse aller, je risque de perdre ce qu’il me doit ; au lieu que s’il meurt dans ma maison, j’ai un droit exclusif sur sa succession, et j’aurai du moins de quoi me payer. J’avois déjà pensé précédemment de l’envoyer en prison ; mais qu’y aurois-je gagné ? Il ne sait rien faire, et le peu de travail auquel on pourroit l’employer, n’auroit pas de quoi acquitter ma prétention. J’ai donc cru devoir recourir à la voie de la douceur, et je lui ai déclaré positivement l’autre jour qu’il me falloit mon argent sur l’heure. Il me renvoya à la semaine prochaine ; mais je lui ai donné à entendre que je n’étois pas homme à me laisser leurer. Alors il me remit une bague qui, j’en suis sûr, vaut dix guinées entre frères. Il ne dit que pour tout au monde il ne voudroit pas s’en défaire ; mais je me moque de ses baliverne, et je compte bien garder le bijou jusqu’à ce que je sois satisfait ».

« Qui sait d’ailleurs, ajouta la cadette des Branghton, comment cette bague lui est venue » ?

« Sans doute ; mais n’importe, je pourrai toujours légitimer ma propriété ».

Quels principes ! mon cher monsieur ; quelle façon de penser ! Et je dois vivre avec ces gens-là ! Mais écoutez la suite, s’il vous plaît.

M. Branghton le fils n’oublia pas d’ajouter son avis : « Je lui promets bien, dit-il, qu’à la première occasion je lui ferai boire un affront des plus sanglans. Ah ! si j’avois su que cet homme n’étoit qu’un gueux, comme je lui aurois rabattu les grands airs qu’il s’est donnés en arrivant » !

« Et quels airs, demanda madame Duval » ?

« Vous n’avez pas d’idée, ma tante, des querelles que j’ai eues avec lui. Un jour entr’autres, je lui dis, je ne me rappelle plus à quel propos, que peut-être il n’avoit jamais eu ci-devant une aussi bonne table que la nôtre. À cette seule parole, voilà-t-il pas qu’il se met dans une colère de possédé. Heureusement je n’y fis pas grande attention ; mais à l’avenir je saurai bien l’obliger à filer plus doux ».

« Oui, reprit miss Polly ; mais il a bien changé depuis quelques jours, il ne se sauve plus, il ne se cache plus ; il est d’une honnêteté charmante : on le voit toujours dans la boutique, il monte et descend à tout moment, il guette tous ceux qui entrent chez nous ».

« Vous voyez bien ce qu’il cherche, répondit M. Branghton ; c’est à miss qu’il en veut ».

« Ah ! parbleu, ajouta le fils, cela seroit plaisant, s’il étoit devenu amoureux de ma cousine ».

« Fi donc, repartit miss Branghton ! la conquête d’un mendiant, j’en aurois honte pour elle ».

Tel fut cet entretien, auquel je n’ai pas pris grande part, comme vous voyez. L’arrivée de M. Smith donna une tournure différente à la conversation. Miss Branghton me pria d’observer avec quel air dégagé M. Smith se présentoit, et elle me demanda si je ne lui trouvois pas la mine d’un homme de distinction ?

Il jugea à propos de nous interrompre : « Venez, mesdemoiselles, que je vous sépare ; je ne souffre nulle part deux femmes l’une à côté de l’autre ». Et en même temps il fit passer poliment miss Branghton sur une autre chaise, et il s’assit entr’elle et moi.

M. Smith. « N’est-il pas vrai, mesdames, que vous voilà mieux placées que tantôt, et ne trouvez-vous pas que mon arrangement est très-bien imaginé ? »

Miss Branghton. » Je n’y ai rien à redire, pourvu que ma cousine en soit contente ».

M. Smith. « Oh ! je me pique toujours d’étudier le goût du sexe, — c’est le premier de mes soins. Et d’ailleurs, pouvois-je être de trop ici ? Deux femmes, qu’auroient-elles à se dire » ?

Le jeune Branghton. « À se dire ? parbleu ! vous n’y pensez pas ; comme si les femmes pouvoient manquer de matières à jaser. En avez-vous jamais vu qui soient chiches de paroles » ?

M. Smith. « Point de ces sorties, M. Tom, en ma présence ; vous savez que je ne les aime pas, et que je suis le champion du sexe ».

Miss Branghton m’ayant offert ensuite quelques gâteaux, ce galant homme s’avisa de me dire, qu’à ma place, il n’accepteroit jamais rien des mains d’une femme.

Je lui en demandai la raison.

« Parce que je craindrois, dit-il, d’être empoisonné par quelque rivale de ma beauté ».

« Je croyois, monsieur, que vous n’aimiez pas les sorties » ?

« Vous avez raison, madame, ce mot m’est échappé malgré moi : on ne réfléchit pas toujours à ce qu’on dit ».

Après cela, on se jeta sur les endroits publics et sur les spectacles. Le jeune Branghton me demanda si j’avois vu la salle de George à Hampstead ?

Je lui répondis que je n’en avois jamais entendu parler.

Le jeune Branghton. « Tant mieux, miss, c’est un plaisir de plus qui vous attend, et je vous promets que vous en aurez. Nous irons voir cela un de ces dimanches, et moi je prétends régaler ; mais c’est à condition que mes sœurs ne vous préviennent sur rien ; je veux vous ménager une surprise : et puisque c’est moi qui paye, je crois qu’il m’est permis aussi de faire les conditions ».

M. Smith. « Mais, y pensez-vous, monsieur Tom ? Voudriez-vous conduire mademoiselle dans un endroit qui n’est fait que pour les gens du peuple ? Si c’étoit encore chez don Saltero à Chelsea, passe pour cela. Connoissez-vous, miss, ce spectacle » ?

« Non, monsieur ».

M. Smith. « J’aurai donc le plaisir de vous y accompagner ; vous y trouverez du beau monde, j’en suis sûr, sans quoi je me garderois, bien de vous proposer la partie ».

M. Branghton père. « Avez-vous vu, cousine, les jets d’eau de Sadler » ?

« Non, monsieur ».

M. Branghton père. « Vous n’avez donc rien vu » ?

Le jeune Branghton. « Et que dites-vous de la tour de Londres » ?

« Je ne l’ai jamais vue ».

Le jeune Branghton. « Comment, jour de Dieu ! vous n’avez pas vu la tour ? — Vous n’y êtes jamais montée » ?

« Non, assurément ».

Le jeune Branghton. « Hé bien ! il valoit tout autant ne pas venir à Londres ».

Miss Polly. « Vous n’avez donc peut-être pas été non plus au dôme de l’église de St Paul » ?

« Tout aussi peu ».

M. Smith. « Mais du moins, j’espère, au Vauxhall et à Marybone » ?

« Non plus, monsieur ».

M. Smith. « Non ! Dieu me pardonne, vous me surprenez. Le Vauxhall est le premier de tous les plaisirs ; je ne connois rien qui y soit comparable. Il faut que vous ayez vécu dans une singulière société à Londres : n’avoir pas vu le Vauxhall, c’est n’avoir rien vu de la ville. En attendant, c’est à nous à vous venger, et à prendre meilleur soin de vos amusemens ».

Pendant le cours de ce catéchisme, on nomma encore plusieurs autres spectacles dont je n’ai pas retenu les noms ; mais je répondois à chaque question par une négative, et mon ignorance désespéra beaucoup ces messieurs.

« Ah çà, reprit M. Smith, quand on eut desservi le thé, commençons par montrer à mademoiselle la différence qu’il y a de vivre avec des gens qui aiment à se divertir. Vive la joie ! Où irons-nous, par exemple, ce soir ? Quant à moi, je proposerois le théâtre de Foote ; mais c’est aux dames à choisir ; je n’ai d’autre volonté que la leur ».

Miss Branghton. « Il faut convenir que monsieur Smith est toujours d’une humeur charmante ».

M. Smith. « Eh ! sans doute, j’aime à être de bonne humeur, et rien ne m’en empêche ; je suis sans soucis, sans femme ! — ha, ha, ha ! excusez, mesdemoiselles, cette idée me fait rire ».

Personne n’ayant envie de contredire le projet de M. Smith, ni de répondre à sa saillie, nous allâmes à Haymarket, où je vis représenter la Pupille et le Commissaire, qui me divertirent beaucoup.

Au sortir du spectacle tout le monde est venu souper ici.