Évelina (1778)
Maradan (1p. 321-331).


LETTRE XLIII.


Continuation de la Lettre d’Évelina.

M. Smith est venu ce matin m’offrir un billet pour l’assemblée de Hampstead. Je l’ai remercié de son attention, mais en le priant de m’en dispenser. Il ne se rebuta point de mon refus, et il insista avec chaleur : enfin, voyant que je ne pouvois me débarrasser de lui, je lui déclarai net que mon parti étoit pris, et que je n’accepterois point son billet. Une réponse aussi ferme le décontenança, et il jugea à propos de me demander mes raisons.

Tout autre que lui les auroit aisément devinées ; mais comme il ne parut pas s’en douter, je crus qu’il seroit déplacé d’en venir à des explications. Il me prévint d’ailleurs. « Mais, en vérité, madame, vous êtes trop modeste ; je vous assure que ce billet est entièrement à votre service, et je serai très-flatté d’avoir l’honneur de danser avec vous : plus de façons, je vous en prie ».

« Vous vous trompez, monsieur, lui répondis-je ; je ne suis pas capable de penser que vous m’ayez offert une politesse, sans avoir l’intention de me la faire accepter : mais il seroit inutile de vous alléguer les raisons de mon refus, puisque également il ne dépend pas de vous de lever mes difficultés ».

Cette réplique sembla le mortifier un peu, et je n’en fus pas fâchée, car je ne goûtois pas trop les libertés qu’il se donnoit. Persuadé enfin que toutes ses instances étoient inutiles, il se tourna vers madame Duval, et la pria d’intercéder pour lui ; qu’il auroit soin de se procurer un second billet pour elle-même.

« Monsieur, lui dit-elle avec humeur, vous eussiez pu tout aussi bien me demander la première ; je ne suis pas accoutumée à ces sortes de grossièretés : gardez vos billets, nous n’en avons que faire ».

Cette sortie acheva de le déconcerter : il fit quelques excuses à madame Duval, en ajoutant assez adroitement qu’il n’auroit pas manqué de s’assurer d’avance de son agrément, s’il avoit pu prévoir le refus de la jeune demoiselle ; qu’il avoit espéré, au contraire, que celle-ci l’aideroit à la persuader elle-même.

Cette justification parut suffisante à madame Duval, et M. Smith, à mon grand chagrin, emporta son consentement ; elle lui promit, pour elle et pour moi, que nous le suivrions à Hampstead dès qu’il voudroit.

M. Smith, fier de ce succès, s’approcha de moi pour me demander, d’un air triomphant, si je comptois encore persister dans mon refus ? Je ne lui répondis rien, et il se retira. Il a entièrement réussi à captiver les bonnes graces de madame Duval ; et elle dit, lorsqu’il fut parti, que c’étoit le plus aimable jeune homme qu’elle eût vu en Angleterre. J’ai saisi la première occasion pour essayer de prier madame Duval, avec toute la modération possible, de me dispenser de cette partie. Je lui ai représenté de mon mieux combien il seroit indécent que j’acceptasse un cadeau de la part d’un jeune homme que je ne connois point ; elle s’est moquée de mes scrupules, en m’appelant une sotte petite campagnarde, qui a grand besoin d’apprendre l’usage du monde.

Le bal aura lieu la semaine prochaine. Je suis persuadée qu’il ne convient pas que j’y aille, et par cette raison je ferai tout ce qui dépendra de moi pour esquiver cette invitation. Miss Branghton pourroit m’être utile dans cette occasion ; elle a des vues sur M. Smith, et elle désapprouvera vraisemblablement qu’il m’ait choisie pour sa moitié ; de sorte qu’elle m’accordera volontiers ses bons offices.


11 juillet.

Oh ! mon cher monsieur, j’ai eu une frayeur mortelle, et en même temps un grand sujet de joie ; j’ai sauvé un homme, qui sans moi étoit perdu.

Madame Duval m’annonça ce matin qu’elle se proposoit d’inviter pour demain la famille Branghton, et ne jugeant pas à propos de se lever encore (elle passe ordinairement la matinée au lit), elle me chargea de ce message. M. Dubois, qui arriva dans le même moment, m’accompagna.

Je trouvai M. Branghton dans sa boutique : il me dit que ses enfans étoient sortis ; mais qu’ils rentreroient incessamment. Il me pria de prendre la peine de monter pour les attendre. C’est ce que je fis, pendant que M. Dubois resta en bas. J’entrai dans la chambre où nous avions dîné la veille, et, par un hasard des plus singuliers, je me plaçai le visage tourné contre l’escalier.

Dans moins d’un quart-d’heure, je vis passer l’Écossais dont je vous ai parlé dans ma dernière ; il avoit les yeux égarés, et sa démarche étoit incertaine. En tournant le coin de l’escalier, qui est fort étroit, le pied lui glissa, et il tomba. Dans le mouvement qu’il fit pour se relever, j’apperçus distinctement le bout d’un pistolet qui sortoit de sa poche.

Je fus saisie au-delà de toute expression. Ce que j’avois entendu de la situation misérable de ce jeune homme, me fit craindre qu’il ne méditât un mauvais coup. Frappée de cette idée, les forces me manquèrent ; je demeurai immobile ; incapable d’agir, glacée d’effroi.

L’étranger continua son chemin, et je le perdis bientôt de vue. Je tremblois comme une feuille ; mais la réflexion que je pourrois peut-être prévenir un malheur, me rendit mes esprits, et je me remis, soutenue par l’espérance de sauver cet infortuné.

Je résolus d’abord de courir vers M. Branghton ; mais tout pouvoit dépendre d’un seul instant. Je ne pris donc conseil que de mes craintes, et je montai au troisième étage.

Arrivée au haut de l’escalier, je m’arrêtai ; la porte de la chambre étoit entr’ouverte, et je pus distinguer ce qui s’y passoit.

J’apperçus un pistolet qui étoit posé sur la table ; l’étranger en tira un second de sa poche : il sortit quelque chose d’un petit sac de cuir ; après quoi il prit un pistolet dans chaque main, se jeta à genoux, et s’écria : « Pardonnez, ô mon Dieu » !

Dans ce moment, mes forces et mon courage me revinrent comme par inspiration ; je me précipitai dans la chambre, et je n’eus pas plutôt saisi son bras, qu’accablée de frayeur je tombai moi-même sans connoissance. Je ne fus pas long-temps à me remettre ; cet infortuné étoit devant moi, et me regardoit d’un œil à la fois farouche et attendri. Je me relevai : les pistolets étoient sur le plancher. J’aurois voulu les ôter ; mais j’étois trop foible pour m’y hasarder. L’homme étoit immobile comme une statue, et sans proférer une parole, il me fixa avec des yeux toujours également égarés. J’étois appuyée d’une main sur la table, et dans cette position nous passâmes plusieurs minutes.

Enfin, ne sachant quel parti prendre, j’allois sortir. Il me laissa passer, et demeura toujours dans une attitude qui marquoit le dernier degré du désespoir.

Un mouvement de pitié me fit revenir sur mes pas ; et poussée par un sentiment que je n’eus pas la force de réprimer, je me déterminai à emporter les pistolets ; mais le malheureux pour qui je m’exposois, me prévint, et s’empara de nouveau des armes que je voulois lui arracher.

Je ne savois plus ce que je faisois ; mais, par un heureux instinct, je lui retins les bras, et je lui dis : « Monsieur, ayez compassion de vous-même ».

À ces mots, il laissa tomber les pistolets, et, en joignant les mains, il s’écria avec ferveur : « Ô mon Dieu ! est-ce un ange que tu m’envoies » ?

Encouragée par ces mots, j’essayai encore une fois de m’emparer de ses armes ; mais ce furieux m’en empêcha, et s’écria : « Que prétendez-vous faire » ?

« Vous réveiller, repris-je avec une intrépidité que j’aurois de la peine à retrouver ; vous ramener à la raison, vous sauver du précipice ».

Je pris les pistolets ; l’homme ne dit pas un mot, il ne chercha pas non plus à me retenir. Je me glissai hors de la chambre, et je descendis avant qu’il eût le temps de revenir de son extase.

De retour dans la chambre d’où j’avois observé le commencement de cette scène effrayante, je n’eus rien de plus pressé que de me jeter sur une chaise, pour m’y abandonner aux sentimens douloureux dont j’étois accablée ; un ruisseau de larmes me soulagea fort à propos.

Je demeurai dans cette situation pour rêver à l’aventure dont je venois d’être témoin ; le premier objet que je vis en levant les yeux, fut le malheureux jeune homme qui m’avait causé tant d’alarmes : il se tenoit appuyé contre la porte, ses yeux égarés fixés sur moi.

Je voulus m’avancer vers lui, mais je n’eus pas la force de quitter mon siége. Alors il me dit d’une voix tremblante : « Qui que vous soyez, tirez-moi, je vous supplie, de l’incertitude où je me trouve ; ce qui vient de m’arriver, est-ce un songe » ?

Je n’eus pas la présence d’esprit de répondre à cette question, qui me saisit par le ton singulier et en même temps solemnel dont elle fut prononcée. Mais, comme je remarquai que l’étranger cherchoit des yeux les pistolets, et qu’il faisoit mine de vouloir s’en rendre maître, je fus la première à les relever, et je lui criai : « Arrêtez ! au nom du ciel » !

« Mes yeux ne me trompent-ils pas, reprit-il ? suis-je bien au monde ? Et vous-même, y êtes-vous » ? —

Il fit quelques pas vers moi ; je me retirai à mesure, en tenant toujours les pistolets : « Non, lui dis-je, vous ne les aurez pas ; vous ne les obtiendrez jamais de mes mains ».

« Et dans quelle vue prétendez-vous me les retenir ? »

« Pour vous laisser le temps de réfléchir, pour vous sauver d’un malheur éternel ».

« Vous me surprenez, reprit-il, les yeux et les mains levés vers le ciel ; vous me surprenez très-fort ».

En disant ces mots, il parut plongé dans la plus profonde rêverie. Le bruit qui se fit entendre au bas de l’escalier, annonça l’arrivée des Branghton : aussi-tôt cet infortuné se réveilla comme en sursaut. Il s’approcha de moi, mit un genou en terre, saisit ma robe, qu’il pressa de ses lèvres, et vola promptement hors de la chambre.

Une aventure aussi extraordinaire et aussi touchante, fit sur moi la plus forte impression ; j’étois épuisée au point que je tombai évanouie avant que les Branghton fussent entrés.

Ma vue devoit les effrayer ; j’étois étendue par terre, les pistolets à côté de moi : ce coup d’œil sembloit leur annoncer une catastrophe tragique.

Je repris insensiblement mes esprits, graces aux cris, plutôt qu’aux soins qu’ils me donnèrent. Ils me supposoient morte, et personne ne pensoit à m’apporter du secours.

J’étois à peine un peu revenue, qu’ils m’étourdirent d’un torrent de questions ; ils crioient tous à pleine tête. Je satisfis leur curiosité aussi bien que je pus, et mon récit les remplit d’effroi ; mais comme je n’étois guère en état de parler long-temps, je demandai une chaise à porteurs pour retourner au plus vite chez moi.

Avant que de quitter la maison, je leur recommandai instamment de veiller de près leur malheureux locataire, et d’écarter sur-tout soigneusement, tout ce qui pourroit servir à exécuter le coup funeste qu’il méditoit.

M. Dubois parut fort en peine de mon indisposition ; il suivit ma chaise, et me reconduisit chez madame Duval.

Le sort de cet infortuné absorbe actuellement toute mon attention. Si malheureusement il persiste dans l’horrible dessein qu’il a formé, on l’en empêchera difficilement. Que ne puis-je approfondir la nature des maux auxquels il est livré ! Que ne puis-je apporter quelque soulagement à ses souffrances ! Je suis sûre, monsieur, que vous lui accorderez votre compassion. Que n’êtes-vous ici, vous trouveriez peut-être le moyen de le faire revenir de l’erreur qui l’aveugle, et de verser dans son ame affligée un rayon de paix et de consolation.