Évelina (1778)
Maradan (1p. 340-348).


LETTRE XLV.

Suite de la lettre précédente.

Je fus encore députée hier matin chez M. Branghton, conjointement avec M. Dubois ; nous étions chargés de lier une partie pour la soirée ; madame Duval n’avoit pas trouvé à sortir la veille, et elle en a eu des vapeurs.

J’apperçus, en entrant dans la boutique, mon malheureux Écossais assis dans un coin, un livre à la main. Il me reconnut d’abord, car je le vis changer de visage.

Je fis ma commission à M. Branghton, qui me répondit que miss Polly étoit dans la chambre d’en haut, mais que ses frère et sœur étoient sortis. Je montai pour les attendre.

Miss Polly étoit seule avec M. Brown ; je fus un peu confuse de troubler ce tête-à-tête ; ma présence ne parut cependant pas les gêner beaucoup. Les douceurs et les caresses de M. Brown n’étoient pas celles d’un amant discret et délicat, et sa maîtresse n’avoit pas l’air de vouloir le tenir en respect. Je crus que j’étois ici un témoin superflu, et je leur dis que je descendrois pour voir si miss Branghton étoit revenue : ils n’eurent pas honte de me laisser aller.

Je retournai à la boutique et j’y retrouvai l’étranger ; il avoit la tête penchée sur son livre, mais j’observai très-distinctement que ses yeux étoient fixés sur moi.

M. Dubois fit de son mieux pour nous entretenir dans son jargon anglais jusqu’à l’arrivée des jeunes Branghton : ils parurent enfin.

« Ciel ! que je suis fatiguée, » s’écria la demoiselle en entrant, et aussi-tôt elle s’empara de la chaise dont je venois de me lever pour la recevoir. M. Branghton fils, qui apparemment étoit aussi fort fatigué, fit la même politesse à M. Dubois : deux chaises et trois tabourets composoient tout l’ameublement de la boutique, et il n’en resta pas pour moi. M. Branghton ne jugeant pas à propos de se déranger, invita l’étranger de se lever, et lui cria : « Allons, monsieur Macartney, prêtez-nous votre tabouret ».

Choquée de cette grossièreté, je déclinai le siége qui me fut présenté, et je priai miss Branghton de partager le sien avec moi, puisque de cette façon nous ne dérangerions personne.

Le jeune Branghton. « Hé ! voilà bien des complimens ; cet homme n’a-t-il pas eu tout le temps de se reposer » ?

Miss Branghton. « Et s’il ne l’avoit pas eu, il lui reste une chaise là-haut dans sa chambre, et la boutique est à nous, je pense ».

J’étois indignée, et je crus venger en quelque façon l’injure qu’on faisoit à M. Macartney, en lui rendant la chaise qu’il venoit de quitter. Je le remerciai de son attention, en l’assurant que je préférois de me tenir debout. Il n’osa plus se rasseoir, et il me salua respectueusement, avec la mine d’un homme qui n’est pas accoutumé à recevoir un traitement aussi honnête.

Je vis bientôt que cette légère marque de politesse de ma part envers cet infortuné devint un objet de risée pour les Branghton, et qu’à l’exception de monsieur Dubois, tout le monde s’en moquoit. Ainsi, pour couper court, je priai qu’on fît réponse au message de madame Duval, puisque j’étois pressée.

M. Branghton. « Allons, Tom ; — allons, Biddy ; où avez-vous envie d’aller ce soir ? Votre tante et la cousine ont besoin de se divertir, comme vous voyez ».

Miss Branghton. « Eh bien ! papa, ne pourrions-nous pas aller chez Don Saltero ? M. Smith aime ce spectacle, et peut-être nous y accompagnera ».

Le jeune Branghton. « Il vaudroit mieux, selon moi, aller au théâtre de Hampstead ».

Miss Branghton. « Fi donc ! je n’en veux pas ».

Le jeune Branghton. « Eh bien ! vous vous en passerez : — personne ne vous presse d’être des nôtres ; nous n’en serons que mieux sans vous ».

Dans ce moment M. Smith revint au logis ; et il alloit traverser la boutique sans s’arrêter, lorsqu’il m’y remarqua par hasard, et ne tarda pas à me complimenter et à me demander gracieusement des nouvelles de ma santé, en protestant que s’il avoit pu se douter de ma visite, il auroit hâté son retour. Il fut singulièrement choqué de me voir debout, et il m’approcha au plus vite le siége que j’avois déjà refusé.

M. Branghton lui dit qu’il arrivoit à point nommé, puisque Tom disputoit avec sa sœur sur une partie qu’on devoit arranger pour le soir : qu’il s’agissoit seulement de savoir où nous irions.

M. Smith. « Fi donc ! monsieur Tom, disputer avec une femme ; cela n’est pas dans l’ordre. Quant à moi, j’irai par-tout où ces dames voudront, pourvu que mademoiselle soit de la partie (c’étoit de moi qu’il prétendoit parler). Choisissez, miss ; je vous suivrai par-tout ; mais pas à l’église pourtant, s’il vous plaît, car les sermons me font peur ».

Miss Branghton. « Mon idée étoit que nous allassions chez Saltero ; n’êtes-vous pas du même avis » ?

M. Smith. « Vous savez bien, miss Biddy, que je me remettrai volontiers au choix des dames, et je n’ai point de volonté à moi ; mais il me semble pourtant qu’il feroit trop chaud aujourd’hui au café de Saltero. Cependant décidez, mesdames ; j’attends vos ordres ».

C’est un tic assez singulier que j’ai remarqué à cet homme : il prétend toujours se soumettre à l’avis de tout le monde, et il ne manque jamais de désapprouver celui qu’il n’a pas proposé ; cela ne l’empêche pas de passer chez les Branghton pour un homme parfaitement bien élevé.

M. Branghton. « Il n’y a qu’à aller aux voix, et chacun dira alors son sentiment. Ah çà ! Biddy, dites à votre sœur qu’elle descende ».

Miss Branghton. « Vous pourriez aussi bien charger Tom de cette commission ; c’est toujours moi que vous choisissez pour faire des messages ». Il s’ensuivit une dispute entre le jeune Branghton et sa sœur, dans laquelle celle-ci fut obligée de céder.

M. Brown et miss Polly ayant jugé à propos de paroître, cette dernière se plaignit beaucoup de ce qu’on la dérangeoit pour si peu de chose ; qu’on auroit mieux fait de la laisser tranquille.

M. Smith. « Allons aux voix, mesdames ; et c’est à vous, miss, à commencer ». Là-dessus, il me demanda ce que je préférois, et il me dit en même temps à l’oreille, que je pouvois être sûre que mon choix seroit le sien, soit qu’il fût de son goût ou non.

Je m’excusai, et je lui fis sentir que n’ayant aucune idée des spectacles de Londres, il étoit juste que j’attendisse le sentiment de ceux qui les connoissoient mieux que moi. On eut de la peine à adopter cette réflexion : on recueillit cependant les voix, Miss Branghton se décida pour le café de Saltero ; sa sœur, son frère et M. Brown, pour des spectacles obscurs que je n’ai jamais entendus nommer ; M. Branghton père, pour les jets d’eau de Sadler ; et M. Smith, pour le Vauxhall. Après que tout le monde eut prononcé, M. Smith me demanda ma voix, qui devoit être décisive. Comme M. Macartney n’étoit entré pour rien dans cette délibération, je résolus de lui faire politesse, et de lui prouver que j’étois d’une meilleure trempe que le reste de cette société, je remarquai pour cette raison que les suffrages n’étoient pas complets.

M. Branghton eut la brutalité de me répondre qu’il ne voyoit pas lequel pouvoit nous manquer, à moins que je n’eusse envie de prendre celui du chat.

« Non, monsieur, répliquai-je ; c’est celui de M. Macartney que je souhaite, s’il veut bien consentir à être des nôtres ».

Ils partirent tous d’un éclat de rire immodéré, et moi j’étois si indignée de cette conduite révoltante, que je dis à M. Dubois que s’il ne vouloit pas me suivre, j’appellerois une voiture pour me retirer seule.

M. Dubois consentit d’abord à m’accompagner, malgré les efforts que M. Smith fit pour me retenir jusqu’à ce que la partie du soir fût arrangée.

Je lui répondis que je n’y étois pas intéressée, puisque je comptois rester chez moi ; que d’ailleurs je priois M. Branghton de faire rendre réponse à madame Duval quand il le jugeroit à propos. Après quoi je sortis de la boutique.

Cette entrevue a achevé de me dégoûter des Branghton. J’éviterai leur société autant que possible ; mais je saisirai toutes les occasions pour distinguer l’infortuné Macartney. J’ai été fort contente de M. Dubois, qui témoigna ouvertement son mécontentement de la conduite indécente de ces gens.

Nous n’étions pas à dix pas de la maison, que M. Smith vint nous joindre pour me faire ses excuses, en protestant que tout ce qui s’étoit passé n’étoit qu’une plaisanterie, dont je ne devois pas être offensée ; que si je croyois avoir à me plaindre des Branghton, il se chargeroit de ma satisfaction. Je le priai de ne pas s’en mettre en peine ; mais je ne pus l’empêcher de me reconduire chez madame Duval.

Elle fut très-fâchée du mauvais succès de notre négociation. Un messager des Branghton nous apprit peu après qu’on s’étoit déterminé pour l’endroit qu’on appelle le White-Conduite. Je voulus être dispensée de la partie ; mais il fallut en être malgré moi.

Je prévoyois que je passerois une soirée désagréable, et mon attente ne fut que trop remplie. Je tombai dans une foule de gens bruyans et mal élevés, en un mot, au milieu de la lie du peuple : jugez combien je fus à mon aise ! Malheureusement les personnes de ma société y sembloient être parfaitement à leur place.