Évelina (1778)
Maradan (1p. 295-307).


LETTRE XL.


Évelina à M. Villars.
Londres, 6 juin.

Je vous écris de nouveau, mon cher monsieur, de cette grande ville. Hier matin j’ai eu la douleur de quitter nos amis de Howard-Grove, et il me tarde déjà de les revoir. Lady Howard et madame Mirvan prirent congé de moi, en me donnant les preuves les plus flatteuses de leur affection. Les adieux de Marie étoient déchirans : que cette séparation nous parut dure ! J’ai promis à cette excellente fille de lui écrire régulièrement par chaque courrier ; je mettrai dans cette correspondance la même franchise et la même confiance dont vous me permettez de faire usage dans la nôtre.

Je n’ai pas à me plaindre du capitaine ; il m’a traitée avec honnêteté : mais il n’a pas discontinué de se quereller avec madame Duval jusqu’à la dernière minute. Au moment où j’allois monter en voiture, il me tira à part, et me dit : « Écoutez, miss Anville, j’ai une grace à vous demander ; c’est de nous marquer mot à mot ce que la vieille Française dira lorsqu’elle saura que tout ceci n’a été qu’un jeu. N’oubliez pas non plus de nous donner des nouvelles de ce gros lourdaud de Dubois ».

Je lui répondis que je ferois mon possible pour le satisfaire ; mais cette commission me déplaît beaucoup, et je m’en acquitterai mal : je ne suis pas faite au métier de rapporteur, et je ne suis guère tentée de me mêler des extravagances du capitaine.

Dès que nous fûmes parties, madame Duval exprima son contentement dans un monologue que je vais vous transcrire : « Dieu soit loué, m’en voici dehors ! Quel séjour que ce Howard-Grove ! Non, jamais je n’y retournerai ! trop heureuse d’en être échappée saine et sauve ; car depuis le moment où j’ai mis les pieds dans cette maison, il n’y a sorte de guignon que je n’aie éprouvé. D’ailleurs, c’est bien l’endroit le plus triste qui puisse exister dans toute la chrétienté ; nul divertissement, nuls plaisirs ».

À cette exclamation succédèrent des plaintes amères sur le sort de M. Dubois ; et des conjectures sur l’accident qui lui étoit arrivé, occupèrent madame Duval pendant tout le reste du voyage.

Je lui demandai dans quel quartier de Londres nous logerions. Elle me répondit qu’elle avoit chargé M. Branghton de nous chercher des chambres, et qu’elle lui avoit donné rendez-vous dans l’auberge où nous descendrions. Le cocher nous mena donc dans le Bishopsgate-Street, où nous trouvâmes M. Branghton. Il nous reçut poliment ; mais il marqua quelque surprise de me voir arriver avec sa tante : il ne savoit pas que je serois du voyage. Madame Duval ne tarda pas à s’expliquer à mon égard. « Il faut que vous sachiez, dit-elle à M. Branghton, que je me propose, d’emmener cette jeune fille à Paris, pour lui faire voir le monde, et pour la former un peu : d’ailleurs, j’ai encore d’autres desseins sur elle, dont je vous instruirai plus en détail. Mais vous imagineriez-vous que ce vieux curé dont je vous ai parlé quelquefois, a voulu la retenir. Je compte cependant qu’il me paiera son refus ; car je partirai avec elle sans dire le mot à personne ».

J’étois stupéfaite d’une pareille ouverture ; mais toujours suis-je heureuse d’avoir découvert les sentiment de madame Duval ; je prendrai mes précautions en conséquence, et je me garderai bien de la suivre hors de ville.

Après ces préliminaires, elle fit à M. Branghton le récit d’une grande partie des événemens qui ont rendu son séjour à Howard-Grove si remarquable. L’aventure du vol, comme vous pensez, ne fut point oubliée. Elle donna lieu à une explication. M. Branghton assura sa tante, que, depuis son départ, M. Dubois n’avoit point quitté Londres ; qu’il étoit logé chez lui, et qu’il n’avoit point été en prison ; que même il ne lui étoit arrivé aucun accident de cette espèce.

Ces informations lui ouvrirent les yeux tout d’un coup, et elle commença à se persuader que toute cette aventure n’étoit qu’un jeu inventé par le capitaine : là-dessus, des emportemens horribles ; elle me fit un millier de questions l’une sur l’autre. Mon embarras étoit visible ; mais sa colère ne lui permit pas d’y faire attention. La vengeance fut son premier cri de guerre, et elle résolut de se rendre dès le lendemain chez un juge de paix, pour intenter procès au capitaine.

M. Branghton ayant dit que sa famille et M. Dubois nous attendoient chez lui, on fit avancer un fiacre qui nous transporta à Snow-Hill.

La maison de M. Branghton est petite et incommode, à la boutique près qui est vaste et belle. On nous conduisît au second ; car les appartemens du premier étoient occupés, à ce qu’on nous disoit, par un nommé M. Smith. Nous trouvâmes la famille Branghton et un jeune homme que je ne connoissois pas. L’accueil que je reçus ne fut pas absolument gracieux, et on ne me cacha point que j’étois un hôte inattendu.

M. Dubois m’apperçut d’abord en entrant : « Ah, mon Dieu ! s’écria-t-il, vous voilà, mademoiselle » ?

Le jeune Branghton. « Oh ! bonté, oui ; c’est miss elle-même ».

Miss Polly. « Je ne me serois jamais doutée de sa visite ».

Miss Branghton. « Et moi non plus, assurément, sans quoi je ne l’aurois point reçue dans une chambre comme celle-ci ; j’en suis vraiment honteuse, je n’attendois que ma tante seule. Après tout, c’est votre faute, Tom : vous savez que j’ai voulu demander à M. Smith de nous céder son appartement, vous m’en avez empêchée ; et voilà comme vous faites toujours, grogneur que vous êtes ».

Le jeune Branghton. « Eh ! quel mal y a-t-il ? ne diroit-on pas que miss n’a jamais monté à un second étage » !

Je les priai de ne point se déranger le moins du monde pour l’amour de moi, et je les assurai que toute chambre m’étoit égale.

Miss Polly. « Eh bien ! la première fois que vous reviendrez, miss, nous vous recevrons dans la chambre de M. Smith ; elle est au premier, très-jolie et très-bien meublée ».

Miss Branghton. « À dire vrai, je ne m’imaginois pas que la cousine viendroit nous voir en été ; cela n’est pas du bon ton, et vous ne pouvez pas nous quitter décemment qu’en septembre, après l’ouverture des théâtres ».

Telle fut la réception qu’on me fit, et je suppose, monsieur, que vous ne la trouvez pas excessivement cordiale. Madame Duval gronda sévèrement M. Dubois, de ce qu’il avoit négligé de lui donner de ses nouvelles ; après quoi elle se mit à conter l’histoire de ses malheurs, ce qui attira l’attention de toute la compagnie.

Ce récit produisit des impressions très-différentes ; M. Dubois l’écouta en frémissent, et il l’interrompit à tout moment par les gestes et les exclamations les plus lamentables. Les jeunes demoiselles semblèrent s’intéresser véritablement à leur tante, mais le sieur Branghton fils et l’étranger ne firent que s’en moquer. Madame Duval étoit trop échauffée pour les observer ; mais lorsqu’elle dit qu’elle avoit été liée et jetée dans un fossé, le jeune Branghton ne put se retenir plus long-temps, et fit de grands éclats, en protestant que ce conte lui paroissoit des plus plaisans : son ami ne fut pas plus modéré que lui, et leur mauvais exemple entraîna également les demoiselles Branghton ; de sorte que la pauvre madame Duval fut entièrement décontenancée et étourdie par les démonstrations d’une joie aussi déplacée.

Il y eut un moment de rumeur ; d’un côté madame Duval étoit en fureur ; M. Dubois avoit un air tout ébahi ; M. Branghton père grondoit : de l’autre, ses filles ricanoient, et les deux messieurs qui avoient donné le ton à tout ceci continuoient hardiment leurs éclats ; en un mot, cette scène étoit digne de Bedlam. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que M. Branghton parvint à rétablir l’ordre, moyennant quelques mauvaises excuses qu’il obligea les rieurs de faire à madame Duval. Elle ne voulut les accepter, ni consentir à poursuivre son récit, qu’après qu’on l’eut assurée que ce n’étoit pas d’elle, mais du capitaine seul, qu’on s’étoit moqué. Cette défaite l’appaisa un peu, et elle reprit le fil de son histoire, qu’elle acheva tant bien que mal, non sans qu’il en coûtât bien des efforts aux jeunes gens pour l’écouter avec décence jusqu’au bout.

M. Branghton prenant la chose fort à cœur, prouva que le cas étoit de nature à être poursuivi en justice ; et que puisque madame Duval avoit couru danger de mort, elle étoit en droit de réclamer les dommages qu’il lui plairoit. Il lui proposa le juge de paix Fielding pour conduire cette affaire.

Madame Duval saisit cette idée avec beaucoup d’empressement, et déclara qu’elle ne perdroit point de temps pour tirer vengeance du capitaine, dût-il lui en coûter la moitié de son bien : « Car, ajouta-t-elle, quoique je n’estime point l’argent, dont Dieu merci je n’ai pas besoin, je ne souhaite rien de plus que de me venger de ce misérable ; il a une dent contre moi, sans que je sache pourquoi, et depuis qu’il me connoît, il n’a cessé de me jouer toutes sortes de tours ».

Après le thé, miss Branghton me confia que l’inconnu que je voyois avec eux, étoit l’amant de sa sœur, qu’il se nommoit Brown, et qu’il étoit chapelier de sa profession. Elle me mit au fait de plusieurs autres particularités à l’égard de sa personne et de sa famille, et ne cessa de déclamer contre un parti si peu sortable. Elle alla jusqu’à dire que sa sœur étoit absolument sans cœur et sans ambition ; que de son côté, elle auroit préféré cent fois de mourir fille, plutôt que d’épouser un homme qui ne fût pas de façon. « Ce n’est pas, continua-t-elle, que ma sœur fasse grand cas de son amant ; seulement elle s’est mis en tête d’être mariée avant moi, et voilà pourquoi elle se presse tant : mais qu’elle aille son train ; je ne prétends pas me mettre dans son chemin, dussé-je n’être jamais mariée ! »

Je ne fus pas plutôt débarrassée de cette confidente, que miss Polly eut son tour en me révélant les secrets de sa sœur. Elle m’assura, avec un air de complaisance, que celle-ci étoit extrêmement jalouse de ce qu’elle lui enlevoit son droit d’aînesse. « C’est du moins, me dit-elle, ce que je lui fais accroire ; car au fond je ne me soucie pas trop de M. Brown, que je ne trouve pas absolument de mon goût. Qu’en pensez-vous, miss » ?

Je lui fis sentir que je n’étois guère capable de juger du mérite d’un homme que je ne connoissois pas.

« Mais encore, vous pouvez en dire quelque chose ».

« Excusez, je n’aime point à juger sans connoissance de cause ».

« Vous paroît-il bel homme du moins ? Il y a des gens qui soutiennent qu’il est d’une figure agréable ; mais, quant à moi, je l’ai toujours trouvé fort laid. N’êtes-vous pas de mon avis, miss » ?

« Point du tout ; il me semble au contraire qu’il n’est pas mal ».

« Pas mal ! et je l’espère, s’il vous plaît ; en quoi donc auroit-il le malheur de vous déplaire » ?

« En rien au monde ; vous ne m’avez pas comprise ».

« Aussi, seriez-vous bien méchante si vous y trouviez à redire. Biddy dit, à la vérité, que M. Brown est un homme dont on ne dit rien, mais c’est le dépit qui la fait parler. Il faut que vous sachiez qu’elle est furieuse de me voir recherchée avant elle ; mais elle est d’une fierté qui chasse tous les amans, et je lui ai prédit plus d’une fois qu’elle mourra fille. Le fait est, qu’elle s’est mis de l’amour en tête pour un certain M. Smith, qui loge chez nous ; c’est un élégant qui ne voudra jamais d’elle ; j’en suis d’autant plus sûre, qu’il a dit l’autre jour à M. Brown, qu’il déteste le mariage ».

« Avez-vous communiqué cette découverte à votre sœur ? »

« Oui ; sans doute, mais elle n’y ajoute pas foi, il faut la laisser faire ; si elle est dupe ensuite, tant pis pour elle ».

Je vis arriver avec plaisir le moment où il fallut nous retirer. M. Branghton nous prévint qu’il nous avoit choisi des chambres dans Holborn, pour avoir le plaisir de nous conserver dans le voisinage : il eut la complaisance de nous y conduire.

Nous sommes logées assez commodément dans la maison d’un bonnetier. Quel bonheur que je sois si peu connue ! il s’en faut bien que ma situation soit digne d’envie : tout ce que je souhaite, c’est de ne rencontrer aucune des connoissances que madame Mirvan m’a fait faire précédemment à Londres.

Ce matin, madame Duval, accompagnée de toute la famille des Branghton, s’est rendue chez un juge de paix, pour faire ses plaintes contre le capitaine. On m’a pressée beaucoup d’être de la partie, et je ne l’ai échappé qu’avec peine. J’attendois avec inquiétude le résultat de cette démarche, car je prévoyois qu’elle pourroit susciter à l’excellente madame Mirvan des embarras fâcheux : heureusement l’affaire n’a point réussi ; le juge a représenté à madame Duval, que puisqu’elle n’avoit ni vu le visage, ni entendu la voix de celui qui l’a attaquée, elle étoit dépourvue entièrement de preuves, et qu’il ne lui restoit guère de probabilités pour obtenir gain de cause, à moins qu’elle ne pût produire des témoins. M. Branghton, de son côté, est d’avis que ce procès pourroit devenir long et coûteux, et que d’ailleurs le succès en seroit douteux. Ainsi il faut y renoncer. Madame Duval a acquiescé à la décision de ces deux experts, mais non sans murmurer. Elle se promet bien de prendre de meilleures précautions à l’avenir, s’il lui arrivoit encore d’être attaquée par des voleurs.

Voilà donc enfin cette ridicule affaire terminée, sans que nous en ayons des suites plus sérieuses à craindre.

Adieu, monsieur ; mon adresse est chez le sieur Damkins, bonnetier, dans le Holborn.