Évelina (1778)
Maradan (1p. 293-294).


LETTRE XXXIX.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 28 mai.

Madame Duval a réussi à m’arracher un consentement qui me coûte bien des regrets. Vous quitterez, ma chère, la respectable lady Howard, pour retourner dans une ville où je n’espérois pas de vous voir rentrer de si-tôt. Hélas ! mon enfant, faut-il que nous soyons si souvent les esclaves du préjugé et des circonstances ! faut-il céder au torrent, lors même que la raison désapprouve notre conduite ! Vous sentez bien que cette résolution doit avoir été déterminée par de grands motifs ; et puisque l’affaire est une fois conclue, tâchons du moins d’en tirer le meilleur parti possible.

Voici le moment de vous armer plus que jamais de prudence ; le mois que vous allez passer avec madame Duval, sera pour vous un temps d’épreuve. Quand même elle ne seroit pas capable de vous donner de mauvais conseils par méchanceté, vous devez pourtant être sur vos gardes, et vous défier de son peu de jugement. Accoutumez-vous à juger et à agir par vous-même ; et si l’on vous proposoit des démarches ou des projets incompatibles avec votre devoir, rejetez-les hardiment, et ne risquez point, par une trop grande facilité, d’encourir la censure du public, et de vous préparer des regrets pour l’avenir.

Ayez des attentions pour madame Duval ; mais fuyez autant que vous pourrez ses sociétés : les personnes qu’elle fréquente ne sont ni d’un rang, ni d’une éducation à vous faire honneur. Souvenez-vous, mon Évelina, qu’une bonne réputation est ce qu’une femme a de plus cher au monde ; mais aussi rien de plus délicat et de plus fragile ! la moindre tache suffit pour la flétrir.

Adieu, mon enfant ; je ne retrouverai le repos que dans un mois.

Arthur Villars.