Évelina (1778)
Maradan (1p. 307-309).


LETTRE XLI.


Évelina à miss Mirvan.
Holborn, 7 juin.

Comment vous exprimer ma reconnoissance pour tant de marques d’affection dont vous m’avez comblée, vous, ma douce amie, votre respectable mère et l’excellente lady Howard ! Comment vous exprimer les regrets dont j’étois pénétrée en quittant des amies aussi tendres et aussi généreuses, auxquelles j’ai trouvé des sentimens qui font autant l’éloge de leur cœur, qu’ils honorent celle qui a été l’objet de leur bonté ! Mais pour ne pas tomber dans des redites, je vous renvoie à la lettre que je viens d’écrire à madame Mirvan ; elle contient une foible expression de mes remercîmens. Quant à vous, ma chère, je vous les épargnerai entièrement, puisque vous me les avez défendus ; mais vous ne m’empêcherez point de conserver le souvenir de ce que je vous dois. Je passe à d’autres objets, pour ne pas blesser votre délicatesse en appuyant trop sur celui-ci.

Ô ma chère Marie ! Londres n’est plus cette ville où je goûtois tant de satisfaction lorsque j’y étois avec vous : tout y a pris pour moi une face nouvelle ; ma position n’est plus la même : je ne retrouve plus mes sociétés ; je ne suis plus logée avec une amie de cœur : tout a changé ; tout justifie le dégoût que j’ai eu pour ce voyage.

Londres est aujourd’hui un désert à mes yeux. Cette apparence de gaîté et de grandeur que j’ai tant vantée, a disparu ; tout ce que je vois porte une empreinte lugubre et ennuyeuse : il n’y a pas jusqu’au climat que je ne trouve altéré ; un air grossier, des chaleurs excessives, beaucoup de poussière, des habitans ignorans et mal élevés : tel est du moins le tableau que m’offre la capitale dans le quartier où je réside.

Vous souvient-il encore, ma chère Marie, du temps que nous avons passé ensemble à Londres ? Pour moi, j’y pense souvent, très-souvent ; mais je ne le rappelle que comme un songe, comme une vision passagère et chimérique. — Avoir connu mylord Orville, — lui avoir parlé, — avoir dansé avec lui ; — cela me paroît aujourd’hui une illusion de roman, et cette politesse élégante, ces attentions, cette délicatesse du grand monde qui le distinguoient si avantageusement entre tous les autres hommes, et qui nous remplissoient d’estime et d’admiration pour lui ; tout ce souvenir semble convenir à un être idéal créé par mon imagination, plutôt qu’à l’espèce de gens avec laquelle je suis condamnée à vivre dans ce moment-ci.

Je n’ai aucune nouvelle à vous marquer ; la lettre que j’ai écrite à madame Mirvan renferme déjà ce que j’avois à dire de madame Duval, et les aventures particulières me manquent entièrement à ma grande satisfaction : dans ma situation actuelle, je n’ai point d’autre vœu à faire que de demeurer tranquille, et inconnue.

Adieu, ma chère amie ; excusez le sérieux de cette lettre, et croyez-moi toujours, &c.

Évelina Anville.