Évelina (1778)
Maradan (1p. 240-243).


LETTRE XXXII.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 10 mai.

Il nous est venu une visite de Londres, qui, sans m’intéresser beaucoup, me fait cependant un certain plaisir dans ce moment-ci. Occupée sans relâche de ma situation présente, j’avois besoin d’être distraite, et l’arrivée d’un nouvel hôte sert du moins à répandre quelque variété sur le genre de vie uniforme que nous menons ici, et qui n’est que trop propre à nourrir les idées mélancoliques qui m’accablent.

J’étois ce matin à la promenade avec miss Mirvan, et nous nous étions écartées d’une bonne lieue du château, lorsque nous entendîmes le trot d’un cheval : comme nous étions dans un chemin fort étroit, nous retournâmes au plus vîte sur nos pas, mais nous fûmes arrêtées par une voix qui nous crioit de nous rassurer, et bientôt après nous reconnûmes sir Clément Willoughby. Il mit d’abord pied à terre, et nous accosta, les rênes à la main : « Ciel ! nous dit-il avec sa vivacité ordinaire, n’est-ce pas miss Anville que je vois ? — Et vous aussi, miss Mirvan » ? Après avoir remis son cheval à son domestique, il vint nous baiser les mains, et nous dit mille jolies choses sur sa bonne fortune, sur les charmes d’une campagne habitée par de telles divinités. « Londres languit, mesdames, depuis votre absence, ou plutôt j’y languis moi-même ; tous ses plaisirs me sont devenus indifférens. Ici le zéphyr me rend la vie et des forces nouvelles ; mais, il faut l’avouer, jamais je ne vis la campagne aussi belle».

« La capitale est-elle donc déjà si déserte » ? lui demanda miss Mirvan.

« Tant s’en faut, madame ; elle est plus remplie que jamais, et on ne se retirera guère qu’après la fête du roi. Mais on vous y a vue si peu, qu’il n’y a qu’un petit nombre de personnes qui sachent la perte que la ville a faite. J’y ai été trop sensible pour avoir pu la supporter plus long-temps ».

« Y est-il resté quelques personnes de notre connaissance » ? lui dis-je.

« Oui, madame » ; et il me cita plusieurs de ceux que nous avions vus pendant notre séjour à Londres, mais il ne nomma pas le lord Orville, et je ne crus point devoir lui en demander des nouvelles, pour ne pas avoir l’air d’être trop curieuse. Peut-être sir Clément en parlera-t-il par hasard, s’il reste encore quelque temps avec nous.

Il continua dans ce style complimenteur jusqu’à ce que nous rencontrâmes le capitaine Mirvan. Il fut extrêmement content de revoir son ami, et exprima sa joie en lui secouant cordialement la main, par un bon coup sur l’épaule, et par d’autres démonstrations également honnêtes. Il lui déclara entr’autres que sa visite lui étoit aussi agréable que la nouvelle du naufrage d’un vaisseau français. Sir Clément répondit avec chaleur à tant de politesse, et il protesta que son empressement seul à rendre ses devoirs au capitaine Mirvan, l’avoit pu engager à quitter Londres dans toute sa splendeur, et à manquer à quantité d’engagemens qu’il avoit pris.

« Nous aurons beau jeu, reprit le capitaine ; sachez que la vieille Française est ici. Jusqu’à présent, morbleu, son séjour m’a été de peu d’utilité, car je n’ai eu personne qui voulut se liguer avec moi pour lui faire pièce ; mais nous irons grand train pour me dédommager ».

Sir Clément accepta la proposition, et nous retournâmes au château. Notre hôte fut reçu assez froidement par madame Mirvan, et madame Duval fut également mécontente de son arrivée ; elle me dit à l’oreille, que la présence du démon même ne l’effraieroit pas plus que celle de ce personnage impertinent.

Le capitaine est actuellement occupé à machiner quelque projet, pour jouer pièce, comme il dit, à la vieille veuve ; et cette idée le divertit tant, qu’il peut à peine cacher sa joie devant madame Duval. Je souhaite qu’il ne me mette pas dans le secret, puisqu’il m’est défendu de prévenir celle qui doit être l’objet de ses plaisanteries.