Évelina (1778)
Maradan (1p. 243-271).


LETTRE XXXIII.


Suite de la précédente.
13 mai.

M. Mirvan a commencé ses opérations, et j’espère qu’il n’ira pas plus loin ; car la pauvre madame Duval a déjà assez de sujets d’être mécontente de la visite de sir Clément.

Hier matin, pendant le déjeûné, le capitaine étant occupé à lire la gazette, sir Clément lui demanda la permission de la parcourir, pour voir s’il y étoit question d’une affaire très fâcheuse qui étoit arrivée à certain Français la veille de son départ. « Le cas est grave, ajouta-t-il, et même pendable, si je ne me trompe ».

Le capitaine voulut savoir des détails ; sir Clément se mit alors à lui faire une longue histoire. Il lui conta qu’en passant près de la tour avec quelques amis, il avoit entendu la voix d’un homme qui crioit grace en français ; et s’étant informé de quoi il s’agissoit, il avoit appris que cet étranger venoit d’être arrêté pour crime de trahison.

« Le pauvre diable, continua-t-il, ayant remarqué que je parlois sa langue, me supplia de l’écouter. Il me protesta qu’il étoit honnête homme, qu’il n’étoit en Angleterre que depuis peu, et qu’il se proposoit de repasser dans sa patrie, dès qu’une dame de sa connoissance seroit de retour d’une course qu’elle étoit allée faire à la campagne ».

Madame Duval changea de visage et redoubla d’attention.

« Quoique je n’aime pas trop cette foule d’étrangers qui viennent sans cesse fondre sur notre pays, je ne pus m’empêcher pourtant d’avoir pitié de ce malheureux qui ne savoit pas assez l’anglais pour se défendre. Mais il me fut impossible de le secourir ; la populace s’étoit déjà ameutée, et je crains qu’il n’en ait été rudement traité ».

« L’a-t-on un tant soit peu plongé » ? lui demanda le capitaine.

« Je crois qu’oui ».

« Tant mieux, répondit M. Mirvan ; c’est tout ce que méritent ces faquins de Français. Je parie que celui-ci est un coquin ».

« Puissiez-vous avoir été à sa place ! interrompit madame Duval ; mais de grace, monsieur, ne savoit-on pas qui étoit cet homme » ?

Sir Clément. « Si fait ; et même on m’a dit son nom, mais il m’est échappé ».

Madame Duval. « Ce ne seroit pas, par hasard, M. Dubois » ?

Sir Clément. « Précisément, lui-même ; je me le rappelle à présent très-distinctement ».

Madame Duval. « Dubois ! M. Dubois, dites-vous » ? et sa tasse lui tomba des mains.

Le Capitaine. « Dubois ! eh, c’est mon ami, monsieur croc-en-jambe ! Eh bien ! il aime les bains froids, et on les lui aura donnés, je gage, tout son saoul ».

Madame Duval. « Et moi, je gage que vous êtes un… Mais ne vous réjouissez pas tant ; je ne crois pas un mot de toute cette histoire : M. Dubois n’est pas plus en prison que moi ».

Sir Clément. « Il me sembloit bien que j’avois vu cet homme quelque part, et je me souviens maintenant que c’étoit avec vous, madame ».

Madame Duval. « Avec moi » ?

Le Capitaine. « Mais c’est donc lui ; rien n’est plus clair. Et que croyez-vous qu’on lui fera » ?

Sir Clément. « Je n’en sais rien ; mais s’il n’a pas de puissantes protections, je crains bien qu’il ne passe mal son temps : on ne badine point avec ces sortes d’affaires ».

Le Capitaine. Ne vous semble-t-il pas que cela prend tout doucement le chemin de la potence » ?

Sir Clément secoua la tête, sans répondre.

Madame Duval ne fut plus la maîtresse de cacher son trouble ; elle sauta en bas de sa chaise, en s’écriant d’une voix à moitié étouffée : « Le pendre ! non, on ne le pourra ! on ne l’osera pas ! Qu’ils l’essaient, s’ils en ont le courage ! — Mais tout ce que vous dites est faux ; je n’y ajoute pas la moindre foi. De ce pas je vais à Londres chercher M. Dubois ; rien ne peut me retenir ».

Madame Mirvan la pria de ne pas s’alarmer ; mais elle se précipita hors de la porte, et monta dans sa chambre. Lady Howard blâma les deux messieurs de s’y être pris si brusquement, et elle sortit pour suivre madame Duval. Je l’aurois accompagnée, si M. Mirvan ne m’avoit retenue ; et, après quelques éclats de rire, il me dit qu’il alloit lire ses instructions à l’équipage.

« Quant à lady Howard, poursuivit-il, je ne prétends pas l’enrôler, et elle restera libre de faire ce qui lui plaira ; mais, pour vous autres, j’en attends une parfaite soumission à mes ordres. Je me suis engagé dans une expédition hasardeuse : soyez sur vos gardes ; et si quelqu’un avoit des avis à me donner, qui pussent servir à avancer l’entreprise, qu’il parle, et je lui saurai gré de son zèle : mais si, d’un autre côté, l’un de vous s’avisoit de capituler, ou d’entretenir des intelligences avec l’ennemi, il sera considéré comme rebelle, et chassé ignominieusement ».

Après cette harangue, qui fut entrelardée de plusieurs termes de marine, dont je ne me souviens plus, le capitaine fit signe à sir Clément, et ils sortirent tous deux.

Quoique j’aie essayé plusieurs fois de vous donner une idée des manières et du jargon de M. Mirvan, il faut pourtant vous imaginer, monsieur que vous n’en avez qu’une foible esquisse. Je passe une quantité de termes barbares que je ne comprends pas, et autant de juremens que je ne veux pas comprendre, et dont je serois fâchée de souiller ma plume.

« Madame Duval envoya de tous côtés pour savoir si elle pourroit faire le voyage de Londres dans une voiture publique ; mais le domestique du capitaine lui rapporta que le coche ne passeroit que le lendemain à Howard-Grove. Elle fit demander une chaise de poste, et on lui dit qu’on manquoit de relais. Tous ces contre-temps l’impatientèrent, au point qu’elle voulut se mettre en route à pied ; et lady Howard eut les plus grandes peines à lui faire quitter ce projet insensé.

Ces messages avoient rempli toute la matinée. Madame Duval parut au dîné beaucoup plus tranquille, et elle déclara à diverses reprises qu’elle ne croyoit rien de tout ce récit, du moins en tant qu’il intéressoit M. Dubois ; qu’apparemment on se seroit trompé de personnage.

Le capitaine employa tous ses efforts pour lui persuader qu’elle se faisoit illusion. Sir Clément joua son rôle avec plus d’adresse ; il affecta de se rapprocher de l’avis de madame Duval, et il convint qu’il pourroit y avoir de l’erreur dans le nom ; mais en même temps il eut soin d’augmenter son inquiétude, en appuyant sur les dangers que couroit cet inconnu, et en exagérant la situation critique où il se trouvoit.

Nous fûmes à peine levés de table, qu’on vint rendre une lettre à madame Duval. Elle n’y eut pas plutôt jeté les yeux, qu’elle demanda de qui elle venoit. Le domestique lui répondit qu’elle avoit été apportée par un garçon, qui étoit reparti aussi-tôt.

« Courez après au plus vîte, et ne manquez pas de me le ramener. Mon Dieu, quelle aventure » !

« Qu’y a-t-il donc » ? lui dit le capitaine.

« Rien ; laissez-moi. Oh, mon Dieu ! que ferai-je » ? Elle se leva de sa chaise, et se promena à grands pas dans sa chambre.

« Cette lettre, continua le capitaine, est-elle du monsieur » ?

« Non ; et d’ailleurs cela ne vous regarde pas ».

« Oh ! dans ce cas, je suis sûr que j’ai deviné juste. Allons, madame, ne soyez pas si retenue ; contez-nous de quoi il s’agit. Que vous dit votre ami ? a-t-il goûté le bain ? Quel dommage que vous ne fussiez pas avec lui » !

Le domestique revint, et rapporta qu’il n’y avoit pas eu moyen d’atteindre le messager. Madame Duval le gronda beaucoup, et se mit dans une telle colère, que lady Howard crut devoir se mettre de la partie. Elle la pria de lui confier le sujet de son embarras, et de disposer d’elle, si elle pouvoit lui être utile.

Madame Duval lui répondit qu’elle souhaitoit de lui dire un mot en particulier.

« Retirez-vous, miss Anville, s’écria le capitaine, et vous aussi, Marion, pour que madame Duval puisse nous ouvrir son cœur ».

« Choisissez mieux vos dupes, monsieur, répliqua-t-elle ; vous ne m’attraperez pas, soyez-en bien persuadé ».

Lady Howard lui proposa de passer dans une autre chambre, et me dit de la suivre.

Dès que nous fûmes seules, madame Duval se répandit en lamentations : « Oh ! milady, s’écria-t-elle, quel affreux accident ! Mais je n’osois pas m’expliquer en présence de ce brutal capitaine ; le récit de sir Clément n’est que trop vrai : le pauvre monsieur Dubois est arrêté ».

Lady Howard tâcha de la tranquilliser, et lui représenta que si M. Dubois étoit innocent, il n’y avoit rien à craindre pour lui, et qu’il réussiroit aisément à se justifier.

« Oh, sans doute, milady, il est innocent, j’en réponds ; mais croyez-vous qu’on pourra le pendre ? Ce seroit une méchanceté inouie ».

« Vous avez tort, répliqua lady Howard, de vous inquiéter. Nous sommes dans un pays où l’on ne punit personne sans des preuves convaincantes ».

« Soit, milady ; mais tout ce que je crains, c’est que ce capitaine ne pénètre le fond de cette aventure ; il en feroit des reproches éternels à moi et au pauvre monsieur Dubois ».

Lady Howard demanda à voir la lettre, et elle lui promit des conseils.

Madame Duval la lui montra ; elle étoit signée du clerc d’un juge de paix, qui l’informoit qu’un prisonnier arrêté pour crime de trahison, disoit être connu de madame Duval, et qu’avant de le transporter en prison, on avoit bien voulu lui en écrire préalablement, pour savoir si elle pouvoit rendre un témoignage favorable au caractère et à la famille d’un Français nommé Pierre Dubois.

Je ne comprends pas comment cette lettre a pu l’alarmer un moment. Est-il vraisemblable qu’un crime de cette nature puisse être du rapport d’un juge de paix de village ? La fausseté de cette intrigue sautoit aux yeux ; mais la pauvre madame Duval, malgré son caractère violent, s’effraie de peu de chose ; elle a un fond de poltronnerie qui contraste singulièrement avec sa vivacité, et elle est si peu capable de réfléchir sur les circonstances ou la probabilité d’un événement, qu’elle est toujours la dupe de sa simplicité ; je tranche le mot, car je n’en connois pas d’autre pour exprimer la chose.

Je suppose que lady Howard se doutoit déjà que toute cette histoire étoit une invention du capitaine, et la lettre devoit confirmer ses soupçons. Elle désapprouvoit assurément une aussi mauvaise plaisanterie ; mais elle ne vouloit pas se compromettre en révélant le secret ; j’en juge ainsi par l’air embarrassé qu’elle affectoit, et par le silence qu’elle gardoit sur l’authenticité de la lettre pendant notre entrevue. Il est apparent qu’elle est convenue avec M. Mirvan de ne pas contrecarrer ouvertement ses projets ; et cette connivence est peut-être nécessaire pour éviter des querelles.

Madame Duval, sans attendre les conseils de lady Howard, la supplia de lui accorder sa voiture, pour qu’elle pût incessamment aller au secours de son ami. Milady lui répondit poliment qu’il ne tiendroit qu’à elle d’en disposer. Madame Duval accepta cette offre avec empressement, et elle demanda, pour toute faveur, que le capitaine ne fût point instruit de l’accident qui étoit arrivé à monsieur Dubois. Lady Howard lui promit qu’elle pouvoit compter sur sa discrétion. Il fut résolu que je serois du voyage : vous sentez, monsieur, que j’aurois désiré d’en être dispensée.

Je sortis pour commander le carrosse, et je trouvai le capitaine qui m’attendoit déjà au bas de l’escalier ; il brûloit d’impatience de savoir l’issue de cette conférence. Sir Clément survint en même temps, et ils m’accablèrent de leurs questions ; je tâchai de les éluder autant que je pus. J’eus la plus grande peine à me débarrasser de ces deux importuns.

Le carrosse fût bientôt prêt, et madame Duval, qui avoit prié Lady Howard de la faire passer pour indisposée, se glissa hors de la maison sans être vue de personne. Nous sortîmes par la porte du jardin. Elle ordonna au cocher de nous mener chez le juge de paix de Tyrell : c’étoit l’adresse que l’auteur de la lettre avoit indiquée. Je me flattois que ce seroit un nom supposé ; mais, à ma grande surprise, on nous dit que M. Tyrell demeuroit à neuf milles d’ici. Nous partîmes.

Notre course fut des plus ennuyantes. Madame Duval n’étoit occupée que de ses craintes pour la sûreté de M. Dubois. Elle sa félicitoit d’avoir échappé au capitaine, qu’elle croyoit même capable de prévenir le juge de paix contre son ami. Je rougissois d’être enveloppée, dans cette ridicule affaire, et ne pensois qu’à la sotte figure que nous ferions chez M. Tyrell.

Nous étions déjà en chemin depuis près de deux heures, et nous attendions à tout moment d’être rendues à notre destination, lorsque j’observai que le domestique de lady Howard, qui nous avoit suivies à cheval, prenoit les devans à perte de vue. Il revint bientôt sur ses pas, et s’avançant au galop vers la portière, il remit à madame Duval un billet, qu’il disoit tenir d’un messager que le clerc de M. Tyrell envoyoit justement à Howard-Grove. Il me glissa en même temps un papier dans la main, sur lequel étoient écrits ces mots : « Ne vous, alarmez pas, quoi qu’il puisse arriver ; vous êtes en pleine sûreté tandis que personne ne l’est avec vous ».

Je reconnus d’abord le style de sir Clément. Je me préparois à quelque aventure désagréable ; mais je n’eus guère le temps de prendre des précautions. Dès que madame Duval eut achevé sa lecture, elle s’écria : « Que faire à présent ? Ne voilà-t-il pas que nous avons fait tout ce chemin inutilement » !

Elle me fit voir le billet : on l’y prévenoit qu’elle ne se donnât pas la peine d’aller chez M. Tyrell, puisque le prisonnier avoit trouvé le moyen de s’évader. Je lui fis compliment de cette bonne nouvelle ; mais elle étoit trop en colère pour me répondre ; et en pestant contre la peine inutile qu’elle avoit prise, elle donna ordre au cocher de retourner à Howard-Grove avec toute la diligence possible : elle espéroit de regagner le château avant que le capitaine se fut apperçu de son absence.

Nous cheminâmes fort tranquillement pendant une heure, et je commençois à croire que nous arriverions chez nous sans autre accident, quand tout-à-coup j’entendis le domestique qui disputoit avec le cocher sur la route qu’il falloit prendre ; et après plusieurs contestations, ils nous confirmèrent qu’effectivement nous nous étions déjà égarés. Ce nouveau contre-temps ajouta encore aux frayeurs de madame Duval, d’autant plus que ces deux drôles, suivant les instructions du capitaine, firent semblant de ne pas pouvoir retrouver le chemin. Nous leur ordonnâmes de nous conduire jusqu’à la première auberge, où nous prendrions des informations. Bientôt après nous fîmes halte devant une petite métairie, où le domestique entra. Il revint nous dire qu’il s’étoit procuré à la vérité les directions nécessaires, mais qu’on lui faisoit craindre que la route ne fût pas des plus sûres ; qu’il croyoit même devoir nous conseiller de donner en garde nos bourses et nos montres au fermier, qui lui étoit connu comme un parfaitement honnête homme, et l’un des tenanciers de milady.

Madame Duval regarda autour d’elle d’un air farouche, et s’écria dans son angoisse : « Dieu nous assiste ! nous allons être assassinés tous ensemble ».

Le fermier se présenta à la portière, et nous lui remîmes tout ce que nous avions sur nous. Les domestiques suivirent notre exemple. Dès ce moment, la colère de madame Duval s’appaisa au point, qu’elle pria nos gens, dans les termes les plus honnêtes, de faire diligence ; elle promit de louer leur complaisance auprès de leur maîtresse : elle faisoit arrêter la voiture à chaque pas pour s’informer s’il y avoit du danger ; enfin, elle succomba totalement sous le poids de ses craintes, et elle engagea le domestique d’attacher son cheval au carrosse et de venir s’asseoir à côté d’elle. J’employai tous mes soins pour lui inspirer du courage ; mais tout fut inutile, elle ne quitta plus le bras du garçon et lui promit d’assurer sa fortune, pourvu qu’il lui sauvât la vie. Son inquiétude me faisoit une peine réelle, et je fus tentée plus d’une fois de lui avouer qu’on la jouoit mais la crainte de m’attirer des désagrémens inévitables de la part de M. Mirvan, l’emporta sur mes bonnes intentions. Notre gardien mouroit d’envie de rire, et il lui en coûtoit visiblement de se contraindre.

Tout d’un coup nous entendîmes le cocher crier : « aux voleurs » !

Le domestique ouvrit la portière, et mit pied à terre. Madame Duval poussa les hauts cris. Alors je ne pus me résoudre à garder plus long-temps le silence : « Au nom du ciel ! madame, lui dis-je, tranquillisez-vous, nous ne courons aucun risque, vous êtes en sûreté : tout ceci n’est qu’un… ».

Dans ce même instant deux hommes masqués arrêtèrent le carrosse, en exprimant par leurs gestes qu’ils demandoient nos bourses. Madame Duval, tout hors d’elle-même, cria grace, et de mon côté je jetai un cri involontaire, quoique je fusse préparée à l’attaque : l’un des deux masques me retint par le bras, tandis que l’autre traîna madame Duval hors de la voiture, malgré ses menaces et sa résistance.

J’étois effrayée, et je tremblois comme la feuille. « De quoi vous alarmez-vous » ? me dit l’homme qui s’étoit emparé de mon bras, « ne me connoissez-vous pas ? Je ne me pardonnerois jamais d’avoir eu le malheur de vous faire une peur réelle ».

Certainement, lui répondis-je, sir Clément, vous avez réussi à m’effrayer tout de bon ; mais, au nom du ciel ! où est madame Duval ? qu’a-t-on fait d’elle ?

« Elle est en pleine sûreté, le capitaine en prend soin ; mais souffrez, mon adorable miss, que je profite de ce moment précieux pour vous parler sur un sujet qui m’est infiniment plus cher et plus intéressant ».

Il entra malgré moi dans le carrosse, et s’assit à côté de moi. Il me fut impossible de lui échapper, quelqu’envie que j’en eusse. « Ne me refusez pas, continua-t-il ; ô la plus aimable des femmes ! ne me refusez pas la faveur de vous découvrir mon cœur ; de vous dire combien je souffre de votre absence ; combien je crains de vous déplaire ; combien je suis pénétré de votre cruelle froideur » !

« Monsieur, vous choisissez mal votre temps pour me tenir de pareils propos. — De grâce, laissez-moi ; courez au secours de madame Duval. Je ne saurois consentir qu’on lui fasse éprouver des traitemens aussi indignes ».

« Et pouvez-vous desirer, pouvez-vous ordonner mon absence ? Quand retrouverai-je l’occasion de vous entretenir, si ce n’est pas à présent ? Ce capitaine me laisse-t-il un moment de repos ? et ne suis-je pas environné sans cesse d’une foule d’importuns » ?

« Sir Clément, je vous prie de changer de langage, sans quoi je ne vous écouterai plus. Ceux qu’il vous plaît d’appeler importuns, sont du nombre de mes meilleurs amis, et si effectivement vous me vouliez du bien, vous parleriez d’eux avec plus d’égards ».

« Vous vouloir du bien ! — ô miss Anville, mettez-moi à l’épreuve ; — montrez-moi ce qu’il faut faire pour vous convaincre de l’ardeur de mon amour — dites quels sont les services que vous me permettez de vous rendre, et vous me verrez prêt à mettre ma fortune et ma vie à vos pieds ».

« Je n’ai nul besoin, monsieur, de tout ce que je pourrois tenir de vous. Le seul service que j’attends de votre part, c’est de m’épargner à l’avenir des conversations aussi singulières. Encore une fois, laissez-moi, et croyez que c’est s’y prendre bien mal pour s’insinuer dans mon esprit, que de tremper dans des complots aussi effrayans pour madame Duval, que désagréables pour moi ».

« Ce projet est de l’invention du capitaine ; je m’y suis même opposé, quoiqu’à dire vrai, je n’eusse pas la force de me refuser au bonheur de hâter l’instant si long-temps désiré, où je pourrois vous parler encore une fois sans être épié de vos amis. Je m’étois flatté d’ailleurs que mon billet auroit prévenu toutes vos alarmes ».

« En voilà assez, je crois, monsieur ; et si vous ne jugez pas à propos d’aller trouver madame Duval, souffrez du moins que je descende moi-même pour voir où elle est restée ».

« Et quand oserai-je vous revoir » ?

« N’importe ! je n’en sais rien. — Peut-être… ».

« Quand, ma chère, ce peut-être » ?

« Peut-être jamais, si vous me tourmentez de la sorte ».

« Jamais ! ô miss Anville, ce mot cruel, ce mot glacé me fend le cœur. — Je ne supporterai point une pareille disgrâce ».

« Vous ne pouvez l’éviter, qu’en vous retirant sur-le-champ ».

« J’obéis, madame ; mais du moins tenez-moi compte de ma soumission à vos ordres, et permettez-moi d’espérer que, dans la suite, vous aurez moins de répugnance à m’accorder un tête-à-tête de quelques momens ».

Je fus choquée de la hardiesse de cette proposition, et je me préparois à y répondre, lorsque l’autre masque s’avança vers la portière en étouffant de rire, et en s’écriant : « Ah çà, j’ai fini ma besogne, notre vieille est en lieu de sûreté ; mais il nous faut décamper au plus vîte, sans quoi nous risquons d’être découverts ».

Sir Clément me quitta aussi-tôt, se jeta à cheval et partit : le capitaine le suivit après avoir donné quelques ordres aux domestiques.

J’étois très-inquiète du sort de madame Duval ; je descendis d’abord du carrosse pour la chercher. Je demandai au domestique de me montrer le chemin qu’elle avoit pris ; il me l’indiqua par signe. Je courus vers cet endroit et bientôt je trouvai la pauvre femme assise dans un fossé. Un mouvement de pitié me fit voler à son secours. Elle sanglotoit, ou plutôt elle rugissoit de colère. Dès qu’elle m’apperçut elle redoubla ses cris, mais d’une voix si entrecoupée, qu’il n’y eut pas moyen de comprendre un mot de ce qu’elle disoit. Je sentis dans cet instant combien j’avois eu tort de favoriser, par mon silence, les projets du capitaine, et peu s’en fallut que je ne me récriasse contre sa barbarie. Je fis tout ce que je pus pour consoler madame Duval ; je tâchai de la persuader que nous étions maintenant hors de danger, et je la suppliai de retourner avec moi au carrosse.

Elle ne me répondit rien, mais en écumant de rage, et en frappant des deux mains contre terre, elle me fit signe de regarder ses jambes.

Je vis alors qu’on les lui avoit liées avec une grosse corde qui étoit attachée à un arbre : je voulus défaire le nœud ; mais je ne pus en venir à bout, et je fus obligée de recourir au domestique. Pour éviter cependant à madame Duval la confusion de paroître dans cet état devant un valet, je lui demandai un couteau, qui me servit à couper la corde, et je réussis ainsi à la remettre sur pied. Mais quelle fut ma récompense ! elle ne fut pas plutôt relevée, qu’elle m’appliqua un rude soufflet. Cet acte de violence fut suivi d’un torrent d’injures et de reproches, qu’elle débita d’un ton fort inintelligible. Tout ce que je pus démêler, c’est qu’elle s’imaginoit que je l’avois quittée de bon gré : elle paroissoit persuadée d’ailleurs que ceux qui nous avoient attaqués, étoient effectivement des voleurs.

J’étois tout étourdie du coup que j’avois reçu, et je résolus d’abandonner madame Duval à sa fureur ; mais son extrême agitation et ses souffrances réelles me rendirent bientôt ma pitié. Je lui protestai que j’avois été empêchée malgré moi de la suivre, et que j’étois vraiment affligée du traitement qu’elle avoit essuyé.

Elle commença à se calmer un peu, et je la priai de nouveau de retourner dans la voiture, ou de permettre que je la fisse avancer. Elle n’y consentit qu’après que je lui eus fait sentir qu’un plus long séjour dans cet endroit nous exposeroit à de nouveaux dangers : frappée de cette idée, elle se détermina enfin à partir.

Elle étoit dans un état effroyable, et je tremblois de la faire paroître devant les domestiques, qui, à l’exemple de leur maître, se préparoient à rire à ses dépens. Imaginez-vous une femme sortant d’un fossé, les cheveux hérissés, sans mouchoir, sans souliers, la robe déchirée, les jupes à moitié arrachées, le visage couvert de rouge, de sueur et de poussière, et vous trouverez que cette figure bizarre ne ressembloit guère à une créature humaine.

Ce que j’avois prévu arriva. Dès qu’elle parut, les domestiques pensèrent étouffer de rire ; je la pressai de monter au plus vîte en carrosse, pour l’empêcher de se donner en spectacle : mais toutes mes remontrances ne furent d’aucun effet, elle ne lâcha prise qu’après avoir querellé tout le monde de n’être point venu à son secours. Le domestique essaya de se justifier ; et, sans oser la regarder en face, il lui conta que les voleurs l’avoient menacé de lui brûler la cervelle, s’il s’avisoit de faire un seul pas ; que l’un d’eux avoit veillé de près la voiture, et que l’autre s’étoit apparemment porté à ces excès, parce qu’il s’étoit vu trompé dans l’attente de faire une riche capture. Madame Duval fut assez crédule pour adopter cette idée.

Il me restoit à être sur mes gardes pour ne rien laisser échapper qui pût faire soupçonner le fond de cette scandaleuse histoire : une découverte de ce genre auroit amené une rupture ouverte avec le capitaine, et m’exposoit d’ailleurs à des désagrémens inévitables.

Un autre incident retarda encore notre départ. Madame Duval s’apperçut de la perte de ses boucles de cheveux : cette découverte donna lieu à des recherches et à de nouveaux emportemens.

Chemin faisant, sa colère se convertit en tristesse ; elle lamenta sur son sort, et elle s’écria qu’elle étoit la plus malheureuse des créatures.

Dès que sa douleur fut un peu appaisée, je risquai de lui demander les détails de cette fâcheuse aventure : j’essaierai de rendre ce récit dans ses propres termes.

« Tout ce malheur ne seroit point arrivé, si ce faquin de valet ne nous avoit point conseillé de nous dépouiller de nos bourses ; car le voleur, voyant que je n’avois pas de quoi lui graisser la main m’a tirée hors de la voiture, peut-être dans le dessein de m’assassiner. Il avoit une force de lion. Jamais personne ne fut maltraité comme moi ; il m’a traînée tout le long du chemin dans la poussière, en m’accablant de coups. Que ne puis-je le voir tenailler et écarteler tout vif ! Mais patience, il n’échappera pas la potence. Dès qu’il m’eut menée à l’écart, il me battit comme plâtre, sans qu’aucun de ces misérables valets soit accouru à mes cris. Puis, appuyant ses deux mains sur mes épaules, il m’a secouée de façon que j’en porterai les marques toute ma vie : tous mes os sont démis. J’ai eu beau faire du bruit et me débattre, le traître a continué à me secouer jusqu’à me réduire en marmelade. Mais laissez faire, dût-il m’en coûter mon dernier sol, j’aurai le plaisir de le voir pendre ; je viendrai à bout de le découvrir, s’il reste encore une ombre de justice en Angleterre. Quand il a été las de me traiter de la sorte, il m’a saisie à brasse-corps, et m’a jetée dans le fossé. Pour le coup, je croyois que c’en étoit fait de moi. Il a étendu ses mains, et m’a fait encore une fois signe de lui donner de l’argent. Le coquin étoit assez rusé pour ne pas prononcer un seul mot, afin de ne pas se trahir par la voix ; mais je le retrouverai bien sans cela. Quand il a vu que je n’avois rien à lui donner, il a recommencé à me sangler de rudes coups ; et après m’avoir appuyée contre un arbre, il a tiré une grosse corde de sa poche. J’étais prête à tomber en foiblesse ; car je suis sûre que son intention étoit de m’étrangler. J’ai crié au meurtre, et je lui ai promis, dans l’angoisse où j’étois, que, pourvu qu’il épargnât ma vie, je ne le poursuivrois jamais, et ne parlerois à personne de ce qu’il m’avoit fait souffrir. Après avoir rêvé un moment à ce qu’il lui restait à faire, il m’a forcée de m’asseoir dans le fossé, et il m’a lié les pieds comme vous l’avez vu ; enfin, après m’avoir tiraillée par les cheveux, il s’est remis à cheval, toujours sans dire mot, et s’en est allé, espérant sans doute que je périrois dans la situation où il me laissoit ».

J’étois trop indignée contre le capitaine, pour faire attention à la partie comique de ce récit, et je détestois du fond de mon cœur les excès inhumains et inexcusables auxquels on avoit poussé cette barbare plaisanterie. Je fis de mon mieux pour consoler madame Duval, et je lui dis que, puisque M. Dubois avoit eu le bonheur de s’échapper de sa prison, j’espérois que tout finiroit bien, quand elle seroit revenue de sa frayeur.

« Frayeur ! reprit-elle ; c’est-là le moindre mal. Je suis meurtrie depuis les pieds jusqu’à la tête, et jamais je ne rattraperai l’usage de mes jambes. La seule chose qui me réjouit, c’est que le traître n’a tiré aucun profit de ses cruautés ».

Les plaintes de madame Duval durèrent jusqu’à la fin de notre course. Rendues au château, nous rencontrâmes de nouvelles difficultés. La pauvre femme étoit impatiente de voir lady Howard et madame Mirvan, pour leur faire le récit de son aventure ; mais elle ne put point se résoudre de paroître dans l’état ou elle étoit, en présence du capitaine et de sir Clément : elle étoit sûre que l’un et l’autre, loin d’avoir pitié de son sort, ne feroient que s’en divertir. Je fus chargée de prendre les devans, pour épier le moment où elle pourroit gagner l’escalier sans être apperçue de ses persécuteurs. Je réussis à m’acquitter de ma commission, ces messieurs ne jugeant pas à propos de se montrer ; mais ils voulurent du moins contempler encore une fois cet ouvrage, et ils se cachèrent pour avoir le plaisir de voir passer madame Duval.

Elle se mit d’abord au lit, et prit quelques rafraîchissemens. Lady Howard et madame Mirvan eurent la complaisance de rester avec elle pour écouter le récit de ses malheurs. Miss Mirvan et moi nous nous retirâmes dans notre chambre : ainsi finit cette fatale journée.

La satisfaction du capitaine pendant le souper étoit sans bornes ; il s’applaudissoit du bon succès de son plan. J’en ai parlé cependant à madame Mirvan avec toute la franchise à laquelle ses bontés m’autorisent, et je l’ai priée de remontrer à son époux la dureté de ses procédés. Elle m’a promis de saisir la première occasion pour lui en faire des reproches ; et elle s’en seroit acquittée sans délai, si les dispositions actuelles du capitaine avoient permis d’espérer le moindre effet de ses représentations. En attendant, si l’on machinoit encore quelque nouveau dessein pour tourmenter la pauvre madame Duval, je ne demeurerai sûrement pas spectatrice indifférente. Si j’avois pu prévoir que l’on en viendroit à de telles extrémités, j’aurois parlé plutôt, aux risques de me brouiller avec le capitaine.

Madame Duval a gardé le lit toute la journée ; elle se dit froissée à mort.

Adieu, mon cher monsieur ; voilà une lettre d’une longueur digne de servir de pendant à celles que je vous ai écrites de Londres.