Évelina (1778)
Maradan (1p. 211-214).




LETTRE XXV.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 25 avril.

Non, mon cher monsieur, l’ouvrage de tant d’années n’a pas été détruit ; il subsiste toujours tel qu’il étoit ; et j’espère que quinze jours passés à Londres ne m’auront pas rendue indigne de vos soins paternels.

Cependant, je dois l’avouer, je ne suis plus aussi heureuse que je l’étois avant mon départ pour la capitale : mais ce n’est pas moi qui ai changé, c’est l’endroit de notre séjour. Depuis l’arrivée du capitaine et de madame Duval, Howard-Grove n’est plus ce qu’il étoit ; l’harmonie qui y régnoit est troublée, nos projets sont renversés, notre manière de vivre altérée, tous nos plaisirs détruits. Mais ne croyez pas, monsieur, que ce soit Londres qui a causé tant de dégâts ; non, avec des hôtes tels que ceux que nous avons amenés, ce changement étoit inévitable.

J’étois sûre que vous seriez mécontent de sir Clément Willoughby, et je ne m’étonne nullement de ce que vous en dites ; mais quant à mylord Orville, je craignois bien que la foible esquisse que j’en ai tracée ne suffiroit pas pour vous donner une assez haute idée de son mérite ; je suis ravie cependant d’avoir réussi à lui concilier votre amitié. Ah ! si j’avois pu rendre justice à toutes ses bonnes qualités ! — si j’avois pu vous le représenter tel qu’il paroît à mes yeux ! — combien vous lui accorderiez d’estime !

À l’exception d’une violente querelle entre le capitaine et madame Duval, il ne s’est passé rien d’essentiel avant notre départ. M. Mirvan s’étoit proposé de faire la route à cheval, et nous autres femmes nous devions être placées dans son carrosse. Madame Duval se fit attendre long-temps ; elle arriva enfin, accompagnée de M. Dubois.

Le capitaine, qui avoit eu tout le loisir de s’impatienter, voulut qu’on partît à l’instant même. Nous montâmes d’abord en voiture, et madame Duval appelant M. Dubois, lui dit : « Venez, monsieur, il y a encore une place pour vous à côté de ces demoiselles ». Et après nous avoir fait quelques excuses de ce qu’il nous gêneroit, il s’assit entre miss Mirvan et moi.

Le capitaine ne se fut pas plutôt apperçu de cet arrangement, qu’il s’approcha de la portière, en s’écriant : « Comment, sans nous en avoir demandé la permission ! Voilà sans doute une coutume française ; mais voulez-vous que je vous en montre une à l’anglaise » ? Et, prenant M. Dubois par la main, il le fit sauter à bas de la voiture.

M. Dubois tira aussi-tôt son épée pour venger cet affront, et le capitaine leva sa canne pour se défendre. Madame Mirvan se jeta entre les deux combattans, et elle pria son mari de rentrer dans la maison. Toutes ses représentations furent inutiles : le Français crioit à haute voix, dans sa langue, qu’il demandoit raison de l’offense ; et M. Mirvan lui répondoit en anglais par des juremens. Madame Mirvan vint cependant à bout d’appaiser M. Dubois : il se montra le plus sage, et se retira après nous avoir souhaité un bon voyage.

La dispute recommença de plus belle entre le capitaine, et madame Duval, et il fallut encore l’entremise de madame Mirvan pour mettre d’accord ces deux têtes échauffées. Enfin le capitaine monta à cheval, et nous partîmes tous. Madame Duval garda sa colère tout le long de la route.

De mon côté, je fus fort tranquille ; je ne pus m’empêcher de faire un retour sur moi-même : hélas ! mes dispositions étoient bien différentes de ce qu’elles étoient le jour de mon arrivée à Londres.

Lady Howard nous fit l’accueil le plus amical : son château est le séjour du bonheur, pour peu qu’on ait envie de le trouver.

Adieu, mon cher monsieur ; j’espère que vous aurez eu la bonté, sans que je vous en aie prié jusqu’ici, de me rappeler au souvenir de tous ceux qui vous demandent de mes nouvelles.