Évelina (1778)
Maradan (1p. 206-210).


LETTRE XXIV.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 22 avril.

Je rends grâces au ciel de ce que je puis derechef vous adresser mes lettres à Howard-Grove. Ah ! ma chère Évelina, si vous saviez combien mon cœur a été à la torture pendant votre séjour dans le grand monde ! dans quelles alarmes perpétuelles j’ai été ! Toujours flottant entre l’espérance et la crainte, j’ai suivi votre journal avec l’attention la plus scrupuleuse depuis le moment où vous avez commencé à le dater de Londres.

J’augure mal, de sir Clément Willoughby ; je le regarde comme un homme artificieux et entreprenant : sa prétendue passion pour vous n’est fondée ni sur la sincérité ni sur l’honnêteté ; la manière dont il s’y est pris, et les occasions qu’il a choisies pour vous en entretenir, approchent de l’insulte.

Sa conduite indigne après l’opéra me prouve suffisamment que, sans le parti violent que vous prîtes, la maison de madame Mirvan eût été la dernière où il vous auroit conduite. Quel bonheur, mon enfant, que vous ayez échappé à ce danger ! Je vous épargnerai mes reproches ; mais il y avoit de l’imprudence à vous confier à un homme que vous connoissiez si peu, et dont la légèreté devoit vous inspirer de la défiance.

Le lord, dont vous avez fait la connoissance au Panthéon, m’inquiète beaucoup moins ; un homme, dont les manières sont aussi hardies, qui affiche le libertinage aussi ouvertement, et qui foule aux pieds jusqu’à ce point toutes les règles de la bienséance, est un être trop méprisable, pour qu’il puisse faire la moindre impression sur un cœur tel que celui de mon Évelina. Sir Clément cherche à la vérité d’éviter le scandale, mais la méchanceté de ses intentions n’en perce pas moins ; il sait cacher son jeu, et par conséquent il est plus à craindre. Heureusement il semble n’avoir fait aucun progrès dans vos bonnes graces ; un peu de précaution et de prudence suffira pour vous mettre à couvert des desseins que je lui suppose.

Mylord Orville me paroît appartenir à une meilleure classe de gens. Sa conduite envers l’impertinent Lovel, et sa démarche après l’opéra, me donnent une idée avantageuse de son esprit et de son cœur. Sans doute qu’il savoit quels risques vous couriez entre les mains de ce sir Clément, et il agit en homme d’honneur, en informant tout de suite la famille Mirvan de votre situation. Peu de jeunes gens auroient pris le même intérêt à votre sûreté ; la plupart eussent préféré, par une délicatesse mal entendue, de laisser une jeune innocente à la merci d’un ami libertin, plutôt que de s’exposer à se brouiller avec lui en lui arrachant sa proie.

J’ai prévu que vous auriez de la peine à quitter Londres ; mais je voudrois cependant que vous en fussiez moins affectée. J’ai craint d’avance que vous ne prissiez goût à une vie dissipée, qui n’est que trop d’accord avec votre âge et avec votre vivacité ; c’est ce qui m’a fait déjà regretter souvent d’avoir donné à ce voyage un consentement que je n’avois pas la force de vous refuser. »

Hélas ! mon enfant, l’ingénuité de votre caractère, et la simplicité de votre éducation sont peu faites pour la route épineuse du grand monde. L’obscurité qui reste encore répandue sur votre naissance, vous expose à mille aventures désagréables. De tout temps mes projets et mes espérances pour votre condition future se sont bornés à la campagne. Et, vous l’avouerai-je ? quelque différens que puissent être mes principes de ceux du capitaine Mirvan, je pense assez comme lui de la capitale, de ses mœurs, de ses habitans et de ses amusemens. Londres me paroît un repaire de fourberies et de vices, de duplicité et d’extravagances ; je souhaite sincèrement que vous lui ayez dit adieu pour toujours !

Souvenez-vous que je n’entends parler que du genre de vie dissipée qu’on y mène en public ; je ne doute pas qu’on ne retrouve dans l’intérieur des familles autant de piété, d’honnêteté et de vertu, que dans nos provinces.

Si mon Évelina veut se contenter d’une vie retirée, je suis sûr qu’elle fera toujours l’ornement de son voisinage, l’orgueil et les délices de sa famille ; elle sera aimée dans le cercle étroit des sociétés qui conviendront à son état ; elle choisira des occupations utiles et innocentes, qui lui assureront l’affection de ses amis et le suffrage de son cœur.

Telles ont été, et telles sont encore mes espérances ; ne les trompez pas, ma chère enfant, et marquez-moi bientôt que quinze jours passés à Londres n’ont pas défait l’ouvrage de dix-sept années.

Arthur Villars..