Évelina (1778)
Maradan (1p. 214-219).


LETTRE XXVI.


Évelina à M. Villars.
Howard-Grove, 27 avril.

Je vous écris, mon cher monsieur, dans la plus grande agitation ; madame Duval vient de me faire une proposition qui me met dans une frayeur mortelle : vous la trouverez vous-même aussi inattendue que révoltante.

Après avoir passé quelques heures de cette après-dînée à lire des lettres qu’elle a reçues de Londres, elle m’a fait prier d’aller la trouver dans sa chambre. Je m’y suis rendue aussi-tôt, et l’ai trouvée de fort bonne humeur. « Approchez, me dit-elle, mon enfant ; j’ai d’excellentes nouvelles à vous apprendre ; vous en serez étonnée, ravie, je gage ; car vous n’en avez aucune idée ».

Je la priai de vouloir bien s’expliquer, et alors elle s’est donné pleine carrière. Elle étoit fâchée, disoit-elle, qu’on eût fait de moi une misérable villageoise, une vraie poule mouillée, tandis que j’étois destinée à être une grande et belle dame : qu’elle avoit déjà eu souvent à rougir de moi, quoique pourtant la faute ne fût pas de mon côté, et qu’on ne pouvoit guère attendre mieux d’une fille qui avoit été claquemurée toute sa vie ; qu’en attendant, elle avoit formé un projet qui feroit de moi une tout autre créature.

J’attendois avec impatience à quoi mèneroit ce préambule ; mais quelle fut mon épouvante, lorsqu’elle m’informa que son intention étoit de faire valoir mes droits en justice, et de réclamer les biens de ma famille.

Il seroit difficile de vous peindre ma consternation : j’étois hors d’état de proférer une seule parole.

Elle s’étendit au long sur les avantages qui me reviendroient de l’exécution de ce plan : elle parla avec enthousiasme de mes grandeurs futures, en me faisant sentir combien je pourrois mépriser alors toutes les personnes avec lesquelles j’ai été accoutumée de vivre jusqu’ici. Elle me prédit les partis les plus brillans, et des alliances avec les premières familles du royaume : enfin elle observa qu’il me falloit passer quelques mois à Paris pour y achever mon éducation.

Elle ajouta encore qu’elle se réjouissoit d’avance de partager avec moi le plaisir d’humilier l’orgueil de certaines gens, et de leur montrer qu’elle n’est pas femme à être méprisée impunément.

Au milieu de cet entretien, on vint nous appeler pour prendre le thé. Madame Duval étoit dans la joie de son cœur ; et moi, je ne fus pas la maîtresse de cacher mon émotion. Tout le monde m’en demanda le motif. Je cherchois à détourner la conversation ; mais madame Duval étoit décidée à pousser sa pointe : elle déclara que, dans peu, je ne porterois plus le nom d’Anville, sans qu’il fût question de le changer par mariage.

Il me fut impossible de tenir ferme, et j’étois sur le point de quitter la chambre, quand lady Howard s’appercevant de mon embarras, pria madame Duval de remettre cette affaire à un autre temps ; mais elle étoit trop pressée de divulguer son secret, pour admettre le moindre délai. Je sortis donc, et lui laissai le champ libre, comme je l’observe chaque fois qu’elle se met à parler de ce qui me regarde ; elle s’en acquitte ordinairement avec une dureté qui me fait souffrit le martyre.

J’ai appris depuis, par miss Mirvan, quelques détails de cette conférence. Madame Duval a développé son plan avec la plus grande complaisance, se félicitant beaucoup de l’avoir conçu : elle n’a pas long-temps joui cependant de cet honneur, puisqu’il lui est échappé peu après que c’étoient proprement les Branghton qui étoient auteurs de ce projet, et qu’ils lui en avoient fait la première ouverture dans une lettre qu’elle a reçue aujourd’hui. Elle a ajouté qu’elle ne s’amuseroit pas à de longs détours, mais qu’elle iroit droit en besogne, et qu’elle entameroit incessamment une procédure pour constater ma naissance, mon vrai nom, et mes droits à la succession de mes ancêtres :

N’admirez-vous pas l’impertinence officieuse de ces Branghton ? Qu’ont-ils besoin de se mêler de mes affaires ? Vous ne sauriez croire combien de trouble ce projet cause à Howard-Grove. Le capitaine, sans avoir rien examiné, s’est déclaré absolument pour la négative, uniquement pour contrecarrer madame Duval, et ils ont débattu cette matière avec chaleur. Madame Mirvan a dit qu’elle n’embrasseroit aucun parti avant que d’avoir pris votre avis. Mais lady Howard, à ma grande surprise, avoue hautement qu’elle est de l’opinion de madame Duval ; elle vous en écrira, pour vous communiquer ses raisons.

Quant à miss Mirvan, cette moitié de moi-même partage mes craintes et mes espérances ; moi-même je ne sais que dire ni que souhaiter. J’ai senti souvent combien il est cruel d’avoir un père, et d’être bannie à jamais de sa présence ; mais aussi j’ai compris plus d’une fois combien cet éloignement m’est peut-être avantageux.

Cependant l’idée d’être négligée de l’auteur de mes jours, au point qu’il ne daigne pas s’informer de la santé, du bien-être, pas même de l’existence de sa fille ; cette idée, dis-je, me poursuit et m’accable. Sans vous, un pareil abandon me deviendroit insupportable : vos bienfaits m’ont empêchée d’en sentir toute l’amertume. Mais quelle doit être la situation de ce père qui me renie ? ne dois-je pas le plaindre ? Il faudroit que je fusse dépourvue, non-seulement de toute piété filiale, mais même de tout sentiment d’humanité, si un tel souvenir ne me déchiroit l’ame.

Je le répète, monsieur, je ne sais ce que je dois desirer ; réfléchissez pour moi, et souffrez que mon foible cœur, qui ne sait de quel côté tourner ses espérances, ne reconnoisse d’autre guide que votre prudence et vos bons conseils.