Évelina (1778)
Maradan (1p. 151-181).




LETTRE XXI.


Suite de la Lettre d’Évelina.

La journée d’hier fut si fertile en événemens, qu’elle empliroit un volume entier.

Dans l’après-dînée, — à Berry-Hill, je dirois le soir, car il étoit près de six heures, — pendant que miss Mirvan et moi nous étions occupées des soins de la toilette et du plaisir qui nous attendoit à l’opéra, nous entendîmes une voiture s’arrêter devant la porte. Nous crûmes d’abord que c’étoit sir Clément Willoughby, qui, avec son assiduité ordinaire, venoit pour nous accompagner à Haymarket ; mais quelle fut notre surprise, lorsque nous vîmes entrer dans la chambre les deux demoiselles Branghton ! Elles s’avancèrent vers moi avec beaucoup de familiarité, en me disant : « Bon jour, cousine, comment vous va ? Oui-dà, nous vous attrapons devant le miroir ! mon frère le saura, je vous en réponds »

Miss Mirvan, qui ne les connoissoit point, et qui ne savoit que penser de cette apparition, marqua son étonnement d’un air tout-à-fait plaisant. L’aînée des Branghton m’annonça enfin le sujet de leur visite : « Nous venons, dit-elle, pour vous mener à l’opéra ; mon père et mon frère vous attendent là-bas, et nous irons prendre en passant votre grand’mère ».

« Je suis fâchée, répondis-je, que vous vous soyez donné cette peine, je suis déjà engagée ».

« Engagée ! et qu’est-ce que cela fait, miss ? Cette jeune demoiselle se chargera de vos excuses ».

« Je le voudrois bien, lui dit miss Mirvan, mais je serois fâchée moi-même d’être privée de la société de miss Anville ».

« Cela n’est pas joli, reprit miss Branghton ; considérez, madame, que nous ne sommes venus que pour faire plaisir à notre cousine ; c’est pour l’amour d’elle que nous allons à l’opéra, et nous avons fait un grand détour pour la venir prendre ».

« Je vous suis infiniment obligée, et je regrette bien de vous avoir fait perdre tant de temps ; mais je ne puis qu’y faire, j’ai donné ma parole, sans pouvoir me douter de votre invitation ».

« Mais que signifie cela ? interrompit miss Polly : faut-il donc tant de cérémonies avec vous ? et d’ailleurs ceux avec qui vous avez fait partie vous sont-ils plus proches que nous » ?

« Je vous prie de ne pas insister davantage ; il m’est impossible aujourd’hui d’être des vôtres ».

« Nous étions venus exprès de la cité ; — et puis votre grand’mère vous attend ; que lui dirons-nous » ?

« Dites-lui, je vous prie, que je suis mortifiée d’avoir déjà pris des engagemens ».

« Et avec qui » ?

« Avec madame Mirvan, et une grande société ».

« Et de quoi est-il donc question, pour que cette partie vous tienne tant à cœur » ?

« Nous allons à l’opéra ».

« Ô ma chère, si c’est-là tout, qui nous empêche de rester ensemble » ?

Je fus extrêmement décontenancée de cette proposition hardie ; la rusticité des demoiselles Branghton diminua la peine que je me faisois de refuser. Quand même j’aurois voulu les faire admettre dans notre coterie, leur habillement me l’eût défendu ; et comme elles ne sembloient pas s’en douter, je me vis obligée de leur faire sentir mes raisons, avec tout le ménagement dont j’étois capable.

Cette explication leur fit de la peine : elles me demandèrent où étoit ma place ?

« Dans l’amphithéâtre », leur répondis-je.

« Eh ! reprit miss Branghton, j’ignorois que ma robe ne fût pas assez belle pour l’amphithéâtre : mais allons-nous-en, Polly ; si miss Anville ne nous trouve pas assez bien mises pour aller de pair avec elle, elle n’a qu’à chercher mieux ».

J’allois leur faire comprendre que l’amphithéâtre demande autant de parure que les loges ; mais elles étoient trop piquées pour m’écouter davantage : elles sortirent de fort mauvaise humeur, en disant qu’elles étoient fâchées de m’avoir dérangée ; mais que je ferois bien d’être moins fière avec mes parens.

Je voulus me justifier, et j’allois les prier de se charger de mes excuses auprès de madame Duval : mais elles s’enfuirent brusquement ; et n’étant pas habillée, je ne pus les suivre. Je leur entendis seulement dire en partant : « Sa grand’mère sera dans une belle colère ! cela fera une bonne scène » !

Quelque désagréable que me fût cette visite, je fus bien aise d’en être débarrassée, et je n’y pensai plus.

Bientôt après, sir Clément arriva, et nous descendîmes. Madame Mirvan fit servir le thé, et nous étions engagés dans une conversation assez animée, lorsque le domestique vint annoncer madame Duval, qui le suivit de près.

Elle avoit le visage en feu, et ses yeux étinceloient de colère. Elle s’approcha de moi à grands pas. « Oui-dà, miss, me dit-elle, vous refusez de venir me voir ; et qui êtes-vous, s’il vous plaît, pour oser me désobéir »?

J’étois hors de moi : je ne répondis point. Je voulus me lever ; mais je ne le pus : je demeurai muette et immobile.

Tout le monde étoit décontenancé ; il n’y eut que madame Mirvan qui tint bon. Le capitaine prenant un ton d’autorité, dit à madame Duval : « Qu’y a-t-il ici, ma belle, qui vous mette tant en colère » ?

« Cela ne vous regarde pas, lui répondit-elle ; je n’ai aucun compte à vous rendre ».

« Vous n’y êtes pas, madame la furie ; sachez qu’il n’y a que moi dans ma maison qui ose se mettre en colère »

« Je vous en défie ; et, sans vous en demander la permission, je veux m’emporter autant qu’il me plaît : arrangez-vous en conséquence. — Quant à vous, miss, je vous ordonne de me suivre sur l’heure, ou bien vous vous en repentirez toute votre vie ». En prononçant ces paroles, elle s’élança hors de la chambre.

Je fus saisie d’une frayeur mortelle, et je pensai tomber à la renverse ; mon cœur n’est pas fait aux mauvais traitemens et aux menaces.

« Ne vous alarmez pas, mon amour, me dit madame Mirvan ; demeurez tranquille, je vais trouver madame Duval, et j’essaierai de lui faire entendre raison ».

Miss Mirvan fit tout ce qu’elle put pour me consoler : sir Clément s’intéressa également à ma situation d’une manière dont je lui sus gré. « Au nom du ciel, me dit-il, calmez-vous, madame ; les emportemens de cette créature ne méritent que du mépris. À quel titre prétend-elle vous faire la loi ? Laissez-moi lui parler ».

« Non, pas pour tout au monde ; je ferais mieux, je crois, de la suivre ».

« La suivre ! chère miss Anville ; voudriez-vous vous exposer aux fureurs d’une folle ? car, quel autre nom donner à une femme qui se démène avec cette insolence ? Croyez-moi ; faites-lui dire de quitter la maison sur-le-champ, et de ne plus reparoître devant vous » !

« Ah ! monsieur, vous ne savez pas de qui vous parlez ! — Il me siéroit mal d’en user ainsi avec elle ».

« Et pourquoi ? quel scrupule vous faites-vous de la traiter comme elle le mérite » ?

Je vis alors que son intention étoit d’approfondir quelles pouvoient être mes liaisons avec madame Duval ; j’étois trop honteuse de lui appartenir de si près pour oser répondre : je priai sir Clément de laisser agir madame Mirvan : elle rentroit dans ce moment.

« Avant qu’elle eût le temps de parler, le capitaine s’écria : « Eh bien ! ma bonne, qu’est devenue notre Française ? est-elle un peu rafraîchie ? sans quoi je lui en indiquerai un excellent moyen.

« Ma chère Evelina, me dit madame Mirvan, j’ai tâché en vain de l’appaiser ; j’ai allégué vos engagemens ; j’ai promis que vous l’accompagneriez un autre jour ; mais tout est inutile, et je crains bien que si nous continuons à lui résister, elle n’en vienne à une rupture ouverte, et c’est ce qu’il faut éviter pourtant ».

« J’irai donc avec elle ; car également ma soirée est déjà perdue, et je n’aurai nulle part au plaisir ».

Ma résolution déplut à sir Clément, et il s’employa de son mieux pour me faire rester : je le priai poliment d’épargner ses instances, et j’ajoutai que je ne me ferois certainement pas presser, si ma complaisance n’étoit indispensablement nécessaire. Il m’offrit son bras pour descendre ; mais le capitaine lui dit de demeurer, qu’il vouloit me servir d’écuyer, parce qu’il avoit encore une pilule à faire avaler à la vieille Française.

Nous la trouvâmes dans la salle d’en bas ; « Vous voilà donc enfin, miss ? vous vous donnez de jolis airs ! Ma foi, si vous n’étiez pas venue, vous pouviez vous en passer, et rester mendiante toute votre vie ».

« Ouais, madame, s’écria le capitaine êtes-vous toujours en colère ? Voici un conseil pour vous rafraîchir : allez trouver votre ami, monsieur croc-en-jambe ; faites-lui mes complimens, et priez-le, s’il fait quelque cas de votre santé, qu’il vous administre encore un bain comme celui de la soirée de Ranelagh ; il comprendra bien ce que je veux dire, et il vous rendra ce service par égard pour moi ».

« Allez, lui répondit madame Duval, vous ne méritez pas qu’on vous réponde ; vous êtes un vilain brutal — Partons, mon enfant ».

« Écoutez, madame, vous ferez bien de ne pas dire des injures, sans quoi je suis homme à vous montrer la porte ».

« Je saurai parbleu la trouver sans vous ». Elle sortit en grande hâte : je montai avec elle dans un fiacre. Avant notre départ, le capitaine eut encore le temps de lui crier hors de la fenêtre : « Ah çà, madame, n’oubliez pas mon message pour monsieur ».

Vous pensez bien que notre course ne fut pas des plus agréables ; j’ignore qui de nous deux étoit la plus mécontente, quoique par des motifs très-différens. Cependant madame Duval se remit bientôt. Nous fûmes à peine sorties de notre rue, qu’un homme courant à toutes jambes arrêta la voiture. Il s’approcha de la portière, et je le reconnus pour un des domestiques du capitaine. Madame Duval demanda ce qu’il lui vouloit. Il lui répondit en ricanant, et tout hors d’haleine : « Mon maître vous fait ses complimens, et me charge de vous dire qu’il souhaite que votre accès soit passé : hi ! hi ! hi » !

« Tiens, coquin, voilà pour t’apprendre à te moquer une autre fois de tes supérieurs. — Fouette, cocher » !

Le domestique étoit dans une colère violente, et il juroit horriblement ; mais nous le perdîmes bientôt de vue.

Madame Duval étoit transportée de fureur ; elle s’exhala en invectives contre le capitaine, et elle menaça à diverses reprises de retourner chez lui pour l’accabler de reproches : elle eût tenu parole assurément, si M. Mirvan n’avoit réussi à se faire un peu craindre.

Arrivées chez madame Duval, nous trouvâmes les Branghton qui nous attendoient à portes ouvertes, avec beaucoup d’impatience.

Le père m’accosta, en disant : « Il me semble, miss, que vous auriez pu tout aussi bien venir d’abord avec vos cousines ; c’est jeter l’argent, que de payer deux voitures pour une course ».

« N’en parlez pas, mon père, répondit le jeune Branghton, j’en fais mon affaire ».

« Je ne sais que trop, répliqua le père, que tu es toujours prêt à dépenser l’argent, plutôt que d’en gagner ».

Je voulus les mettre d’accord, en acquittant la dépense à laquelle j’avois donné lieu ; mais ils refusèrent mon offre, et la voiture fut retenue peur nous mener à l’opéra.

Les demoiselles examinèrent fort attentivement ma parure, qui, en effet, cadroit mal avec la leur ; je voulus me mettre au niveau de leurs ajustemens, et demandai à emprunter un chapeau ou un bonnet.

Il n’y eut pas moyen d’en avoir : madame Duval n’en porte jamais ; elle appelle cette mode, anglaise et barbare ; il fallut donc me résoudre à rester comme j’étois. Nous partîmes tous entassés dans le même carrosse ; et n’ayant pas encore oublié les réflexions de M. Branghton, je payai le cocher lorsque nous mîmes pied à terre.

Si j’avois été d’une humeur moins chagrine, j’aurois trouvé de quoi rire ; ils n’avoient aucune idée de tout ce qui a rapport à l’opéra. D’abord ils ignoroient par quelle porte il falloit entrer, et nous rodâmes pendant long-temps autour de la maison, sans savoir de quel côté nous tourner ; ils ne jugèrent pas à propos de s’adresser à moi, quoique je fusse la seule personne de la partie qui eût été ci-devant à ce spectacle. Ils auroient été fâchés de connoître les endroits publics de Londres moins que leur cousine la villageoise, comme il leur plaît de me nommer. Quoi qu’il en soit, ce souci ne m’inquiéta guère ; mais je fus plus embarrassée de voir que mon habillement excitoit une attention générale.

Enfin, nous nous présentâmes au bureau d’un des receveurs. M. Branghton demanda pour quelle place il distribuoit des billets ? On nous répondit que c’étoit pour l’amphithéâtre. Le jeune Branghton s’approcha de son père, et lui dit : « Vous voudrez bien que je régale miss Anville » ?

« Nous trouverons cela une autre fois », reprit-il en mettant une guinée sur la table. On lui donna deux billets d’entrée.

M. Branghton ouvrit de grands yeux : « Que veulent dire ces deux billets ? dit-il au receveur, il m’en faut davantage ».

« Comment, monsieur, répliqua celui-ci, ne savez-vous pas que le prix est d’une demi-guinée par personne » ?

« Oh ! dans ce cas, nous nous passerons d’être assis dans l’amphithéâtre ».

« Je crois aussi, reprit le receveur, que ces dames seront mieux à la galerie ».

M. Branghton s’informa du chemin, et nous y conduisit sur-le-champ : « Quel est le prix des places », demanda-t-il à celui qui distribuoit les billets ?

« Comme à l’ordinaire, monsieur, lui répondit-on ».

« Changez-moi donc », dit Branghton en lui remettant sa guinée.

« Pour combien de personnes » ?

« Pour six »

« Pour six ? mais vous ne me donnez pas assez ».

« Pas assez ! combien vous faut-il donc ? est-ce aussi une demi-guinée par tête » ?

« Non, monsieur, cinq schelings seulement ».

M. Branghton empocha encore sa malheureuse pièce, protestant qu’il ne se laisseroit point écorcher de la sorte. Je proposai de retourner chez nous.

Madame Duval s’y opposa : on nous conduisit enfin à une porte de galerie, où l’on prit des billets.

Madame Duval se plaignit amèrement de la mauvaise place qu’on nous avoit choisie, et en effet elle n’avoit pas tort, car nous étions au paradis.

Miss Branghton soutint que les places seroient peut-être meilleures que nous ne le pensions ; « quoiqu’à dire vrai, ajouta-t-elle, l’escalier qui y conduit ne promette pas grand’chose ».

Nous entrâmes enfin dans la galerie, et alors le murmure devint général. Tout le monde se regarda d’abord sans rien dire, puis on éclata en plainte, chacun à sa façon.

« Hé ! papa, s’écria miss Branghton, quelles places avez-vous choisies ? nous sommes, je crois, à la galerie d’un escalin ».

« Tu me rendras service, si tu veux me tenir quitte à deux escalins par tête. Jamais je n’ai été écorché de la sorte : ou le caissier est un fripon, ou le public est mis ici à contribution d’une manière criante ».

« Ma foi, interrompit madame Duval, je n’ai jamais eu d’aussi mauvaise place ; nous sommes assis dans les nues, et on ne verra rien d’ici ».

M. Branghton. « Il me semble pourtant que trois escalins par billet est un prix fort honnête. Vous avez vu que mon intention étoit de vous mieux placer, mais y avoit-il moyen avec ce qu’on demande pour l’entrée ? D’ailleurs, je pensois que galerie pour galerie, celle-ci en valoit bien une autre, et nous verrons toujours quelque chose pour notre argent. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on m’a dupé de la bonne sorte ».

M. Branghton fils. « Cela ressemble comme deux gouttes d’eau aux places de douze sols de Drury-Lane ».

Miss Branghton. « Je m’attendois à être assise sur de belles chaises, couvertes de je ne sais quelle étoffe, et garnies dans le nouveau goût ».

Cette conversation fut poussée jusqu’à ce qu’on levât la toile, et alors l’attention se tourna de ce côté-là. Mes critiques ne considérèrent ni le lieu de la scène, ni les mœurs et le langage des acteurs ; toutes les observations furent calquées sur des comparaisons avec le théâtre anglais.

Quelque regret que j’eusse de me trouver dans cette société, et quelque amer que fût le souvenir de celle que j’avois perdue, j’aurois oublié pourtant ma disgrace, si l’on m’avoit laissé écouter tranquillement l’opéra ; mais leur impitoyable caquet ne discontinua point, et je manquai nombre de beaux airs chantés par la belle voix du signore Millico, qui m’auroit fait un plaisir infini.

« Comme ces gens-là bredouillent, s’écria M. Branghton ! je n’entends goutte à ce qu’ils disent. Et pourquoi ne chantent-ils pas tout aussi bien en anglais » ? — Mais apparemment que le beau monde s’amuseroit moins s’il y comprenoit quelque chose.

M. Branghton fils. « Le jeu de ces acteurs est bien peu naturel. Qui a jamais vu un Anglais faire des gestes pareils » ?

Miss Polly. « Pour moi, je trouve cela assez joli, seulement je ne sais ce que cela veut dire ».

Miss Biddy. « Belle misère ! comme si ces sortes d’explications étoient nécessaires pour s’amuser. Prenez exemple sur miss Anville, qui semble se divertir au mieux sans y entendre plus que nous ».

Un inconnu, qui étoit assis sur le banc du devant, eut la politesse d’y faire place pour miss Branghton et moi. Nous acceptâmes son offre, et aussi-tôt miss Biddy s’écria : « Voyez donc, ma sœur, comme tous ces gens de l’amphithéâtre sont parés. Pas un seul chapeau, tout le monde en gala » !

« Ah ! vraiment oui, répondit miss Polly, ce coup-d’œil est charmant ; cela seul vaudroit la peine d’aller à l’opéra, n’y vît-on que cela ».

Un coup-d’œil dans l’amphithéâtre me fit sentir la perte de ma bonne société. Mylord Orville étoit alors à côté de madame Mirvan : sir Clément avoit les yeux tournés vers la première galerie, où il me chercha probablement. J’aurois souhaité de rester cachée ; mais il me découvrit dans le galetas où j’étois nichée.

La mauvaise humeur de madame Duval, les murmures de M. Branghton, et les réflexions insipides et maussades de ses enfans, achevèrent de m’ôter le peu de plaisir que j’aurois pu espérer encore. J’aime naturellement la musique et le chant, mais le caquet perpétuel de mes voisins m’empêcha totalement d’en profiter.

Pendant le dernier ballet j’apperçus sir Clément à la porte de notre galerie. Sa présence me fit une vraie peine ; je craignis les familiarités des Branghton, et j’étois humiliée d’être trouvée en aussi mauvaise compagnie ; je ne songeai qu’aux moyens de m’en tirer.

Dès que sir Clément fut à portée de se faire entendre, il me demanda la permission de me rendre ses devoirs.

Je lui proposai d’aller joindre madame Mirvan : il accepta avec empressement, et je me tournai vers madame Duval, pour lui dire que la compagnie étant si nombreuse, j’irois demander une place dans le carrosse de madame Mirvan ; et sans attendre sa réponse, je donnai ma main à sir Clément, et nous sortîmes de la galerie.

Madame Duval aura certainement été fâchée de ma Retraite ; mais M. Branghton s’en sera aisément consolé, puisqu’elle lui épargne la dépense d’une course de plus.

Sir Clément parut extrêmement content, et j’étois assez folle pour me réjouir moi-même de la réussite de mon projet ; mais quand nous fûmes descendus, je prévis qu’au milieu de cette foule il seroit difficile de retrouver mes amies, et je commençois à avoir de l’inquiétude.

Je priai mon conducteur de tâcher d’informer madame Mirvan que j’avois quitté madame Duval.

« Je crains bien, me répondit-il, que la chose ne soit guère possible ; mais je me charge, madame, de vous ramener chez vous ». Il donna en même temps ordre à son domestique de faire avancer la voiture.

Je ne voulus point accepter cette offre, et je déclarai à sir Clément que je ne pensois point à m’en aller sans madame Mirvan.

« Mais comment la trouver ? me répondit-il. Vous ne voudrez point entrer dans l’amphithéâtre ; je ne puis y envoyer mon domestique, et il est impossible que je vous laisse seule ici pour y retourner moi-même ».

Ces raisons étoient sans réplique, et il fallut bien m’en contenter ; mais dès que j’eus le temps de me reconnoître un peu, je me décidai à ne point entrer dans sa voiture, et je lui dis que je préférois de rejoindre ma société.

Il n’en voulut point entendre parler, et il me supplia instamment de ne point retirer la confiance que je lui avois témoignée.

Pendant cet entretien, je vis mylord Orville sur notre passage : dès qu’il m’apperçut, il quitta sa compagnie, et vint vers moi, en me disant d’un air et d’un ton de surprise : « Bon dieu ! n’est-ce pas miss Anville que je vois » ?

Je sentis alors la sottise de ma démarche et l’embarras de ma situation. Je me hâtai de lui dire en balbutiant, que j’attendois madame Mirvan ; mais j’appris, à ma grande confusion, qu’elle étoit déjà partie.

Je ne savois plus quel parti prendre : l’idée de me mettre seule entre les mains de sir Clément, en présence du lord, m’étoit devenue insupportable, et, d’un autre côté, je ne pus me résoudre à rejoindre les Branghton ; je demeurai indécise, et je m’écriai involontairement : « Juste ciel ! que dois-je faire » ?

« De quoi, reprit sir Clément, vous inquiétez-vous, ma chère dame ? vous serez chez vous aussi-tôt que madame Mirvan ».

Je ne répondis pas du tout. Mylord Orville m’offrit sa voiture. « Elle est ici, madame, et mes gens sont prêts à recevoir les ordres que miss Anville voudra bien leur donner ; j’irai chez moi en chaise à porteurs, et je vous supplie… ».

Je fus infiniment sensible à une offre si polie, faite avec tant de délicatesse : je l’eusse acceptée volontiers ; mais je n’osois. Sir Clément ne laissa pas même achever le lord ; il l’interrompit avec humeur, en disant : « Mylord, j’ai déjà fait avancer mon carrosse ».

Son domestique vint justement lui dire que le cocher étoit à la porte. Il me pria de le suivre, et il se mit en devoir de prendre ma main ; je la retirai. « De grâce, lui dis-je, ne me forcez pas ; laissez-moi m’en aller en chaise à porteurs ».

« Cela ne se peut pas, madame, s’écria sir Clément ; voulez-vous que je vous abandonne à des porteurs inconnus ? Que diroit madame Mirvan ? — Venez, je vous supplie ; vous serez rendue chez vous en cinq minutes ».

Je balançois encore. Avec quelle joie n’aurois-je pas voulu rejoindre madame Duval et les Branghton, si ce n’eût été à cause de mylord Orville ! Mais je me flatte qu’il remarquoit mon trouble et qu’il me plaignoit ; car il me dit du ton de voix le plus doux : « Il seroit superflu, madame, d’offrir mes services en présence de sir Clément Willoughby ; mais vous ne doutez pas, j’espère, combien je serois heureux si je pouvois vous être de la moindre utilité ».

Je le remerciai. Sir Clément me pressa instamment de partir. Dans ce moment de crise, l’opéra finit, et le monde sortoit en foule. J’entendis en même temps la voix de madame Duval qui descendoit de la galerie. Si mylord Orville avoit répété son offre, je l’eusse acceptée malgré sir Clément. Je n’avois plus un instant à perdre : « Vîte, m’écriai-je, s’il faut que je parte ». — Je m’arrêtai-là ; mais sir Clément prit ma main, me fit monter dans sa voiture, s’y jeta lui-même, et cria au cocher : Dans le Queen-Street. Mylord Orville me salua en souriant, et me souhaita le bon soir.

Il faut avouer qu’il me quitta là dans une situation des plus ridicules ; j’en eus bien du chagrin, et j’étois résolue de ne pas ouvrir la bouche pendant tout le chemin ; mais sir Clément trouva bientôt le moyen de me faire parler.

Il débuta par me faire ses plaintes de la répugnance que j’avois eue de me confier à lui, et il en demanda mes raisons. Faute d’avoir une meilleure réponse prête, je lui dis que j’avois craint de lui faire perdre son temps.

« Ah ! s’écria-t-il en s’emparant de ma main, si vous saviez avec quel ravissement je vous consacrerois tous les momens de ma vie, vous ne m’offenseriez point par une telle excuse ».

Il continua dans ce beau style, sans que j’eusse le courage de lui répondre un seul mot : j’essayai seulement de dégager ma main, qu’il serra, malgré mes efforts, entre les siennes.

Un moment après, il me dit qu’il croyoit que le cocher s’étoit détourné du chemin. Il appela son domestique, et lui donna des ordres ; puis il reprit ses propos. « Combien de fois et avec quelle assiduité n’ai-je pas cherché l’occasion de vous parler, madame, sans témoin, du moins sans la présence du brutal capitaine ! La fortune me favorise dans cet instant : permettez que je ne le laisse pas échapper ; permettez que je vous jure combien je vous adore ».

Cette déclaration inattendue étoit un coup de foudre pour moi  ; je gardai un instant le silence, et dès que je fus revenue, je lui dis : « Monsieur, si vous vous êtes proposé de me faire regretter d’avoir quitté imprudemment ma compagnie, vous réussissez à merveille ».

« Ma très-chère miss, s’écria-t-il, pouvez-vous être si cruelle ? votre caractère démentiroit-il votre physionomie ? ce coloris de roses, qui anime vos belles joues, seroit-il moins l’effet de la douceur que de la beauté » ?

« Monsieur, interrompis-je, tout cela est bien beau, mais nous en avons eu assez déjà au ridotto, et je ne pensois pas que vous reprendriez cette conversation de si-tôt ».

« Ce que je dis alors, ma belle enfant, n’étoit qu’une malheureuse méprise, l’idée profane que votre esprit n’égaloit pas votre beauté ; mais à présent que je trouve combien je me suis trompé grossièrement, toutes les paroles, toute l’énergie des termes, ne suffisent pas pour exprimer l’admiration que m’inspirent, vos perfections ».

« À moins que vos paroles ne soient bien peu d’accord avec vos idées, vous ne pouvez pas vous imaginer, monsieur, que j’ajoute foi à des éloges que je suis loin de mériter ».

Cette réponse, prononcée d’un grand sérieux, donna lieu à de nouvelles protestations plus fortes que les premières ; et moi, sans y faire la moindre attention, je marquai ma surprise de ce que nous n’étions pas encore dans le Queen-Street, et je priai sir Clément d’ordonner au cocher de doubler le pas.

« Et ce petit moment, le premier de mon bonheur, vous paroît-il déjà trop long » ?

« Il faut que cet homme ait manqué le chemin, sans quoi nous devrions déjà être au bout de notre course. Laissez-moi lui parler ».

« Pensez-vous que je sois mon ennemi jusqu’à ce point ? Si mon bon génie a inspiré cet homme de faire durer mon bonheur, croyez-vous que je détruirai moi-même l’ouvrage d’un aussi heureux hasard » ?

Je commençons à craindre que le cocher ne se fût détourné du chemin par un ordre exprès, et cette idée me jeta dans de vives alarmes. Je baissai la glace, et je fis un effort pour ouvrir la portière dans l’intention de sauter dans la rue. Sir Clément me retint : « Au nom du ciel ! qu’allez-vous faire » ?

« Je l’ignore moi-même, m’écriai-je tout essoufflée ; mais je suis sûre que cet homme s’est égaré, et si vous refusez de lui parler, je sors de la voiture dans le moment même ».

« Vous m’effrayez, (il tenoit toujours mes deux mains) qu’avez-vous à craindre ? vous défiez-vous de mon honneur » ?

« Non, monsieur, — du tout. — Mais madame Mirvan, comme elle s’inquiétera » !

« Pourquoi ces alarmes, mon très-cher ange ? Que craignez-vous ? — Ma vie vous est entièrement dévouée ; ma protection ne vous suffit-elle pas » ? et en même temps il me baisa la main.

Jamais je n’ai été dans une telle transe ; je m’arrachai d’entre ses bras, et je mis la tête à la portière pour crier au cocher d’arrêter. Dieu sait dans quel quartier de Londres il nous avoit menés ; je ne vis ame vivante, sans quoi j’eusse appelé au secours.

Sir Clément tâcha de son mieux de m’appaiser ; mais il ne réussit guère : « Si votre intention, m’écriai-je, n’est pas de m’assassiner, laissez-moi descendre par pitié ».

« Calmez-vous, me répondit-il, ma très-chère vie, je ferai tout ce que vous souhaiterez » ; et il appela lui-même le cocher, pour lui dire de faire diligence. « Cet imbécille, continua-t-il, m’a sûrement mal compris ; mais il ne tardera plus : j’espère seulement que vous serez plus tranquille à présent ».

Je gardai le silence, et je guettai attentivement le chemin que nous prenions ; cette précaution ne m’avança pas de beaucoup : je connois trop peu les rues de Londres pour les distinguer.

Sir Clément se répandit en protestations d’honneur et en assurances de respect ; il me demanda pardon de m’avoir offensée, et il me conjura de ne pas prendre mauvaise opinion de lui. Je ne fis aucune réponse ; je le craignois trop pour lui faire des reproches, et j’étois trop fâchée pour lui parler avec bonté.

Nous avions couru plusieurs rues, quand, saisie de frayeur, je l’entendis crier tout d’un coup au cocher de faire halte : « Miss Anville, me dit-il, vous voici à vingt pas de votre maison ; je ne saurois vous quitter avant que vous ayez eu la générosité de me pardonner ; promettez-moi de ne rien découvrir de ce qui s’est passé à madame Mirvan ».

Je balançai entre la crainte et l’indignation.

« Ce silence affecté augmente le regret que j’ai de vous avoir déplu, et me prouve le peu de fond que je puis faire sur la faveur que je vous demande ».

« Je suis dans une fâcheuse extrémité ; il ne me convient pas de vous faire la promesse que vous exigez, et cependant je n’ose vous refuser ».

« Je ne vous presserai pas davantage, miss Anville, et loin de vous extorquer votre promesse, je me remets entièrement à votre générosité ».

Cette démarche servit à m’adoucir ; il ne se fut pas plutôt apperçu de cet avantage, qu’il chercha à s’en prévaloir ; il se jeta à mes genoux, et il me fit ses excuses dans des termes si respectueux, qu’en vérité je ne pus m’empêcher de lui pardonner ; je rougissois de le voir dans une posture si humiliante ; et pour terminer la scène, je lui promis encore de ne pas me plaindre de lui à madame Mirvan.

J’aurois dû peut-être ressentir avec plus de sévérité la conduite téméraire de sir Clément ; mais c’étoit par mon imprudence et mon orgueil que je m’étois exposée. J’aurai grand soin de ne plus me trouver seule avec lui.

Nous arrivâmes enfin à la porte de notre maison, et dans l’excès de ma joie je lui aurois sûrement pardonné, si je ne l’avois déjà fait auparavant. Pendant que nous montâmes l’escalier, il querella beaucoup son cocher, du grand détour qu’il avoit fait. Miss Mirvan vint à ma rencontre ; elle fut suivie de mylord Orville.

Toute ma joie s’évanouit, et se changea en honte et en confusion. Mylord Orville m’avoit vue partir avec sir Clément, il savoit combien de temps j’étois restée avec lui ; ce calcul me suffoquoit, et je n’avois aucune raison à alléguer pour me justifier.

Toute la famille me fit l’accueil le plus gracieux ; le lord leur avoit dit que je n’étois plus avec madame Duval, et ils étoient fort surpris de ce que je tardois tant à revenir. Sir Clément fit semblant de s’emporter, et leur dit que son cocher l’ayant mal compris, nous avoit conduits au bout de Piccadilly. Je n’eus le temps que de rougir, et sans oser le contredire, je ne voulus pourtant pas ratifier un conte auquel je n’ajoutois aucune foi.

Mylord Orville me félicita poliment de ce que les embarras de cette soirée s’étoient terminés aussi heureusement, et il ajouta qu’il n’avoit pu prendre sur lui de se retirer sans avoir de mes nouvelles.

Il s’en alla bientôt avec sir Clément : dès qu’ils furent partis, madame Mirvan me reprit avec beaucoup de douceur, de ce que j’avois quitté madame Duval. Je lui promis d’être plus circonspecte à l’avenir, et assurément je tiendrai parole.

Les aventures de la journée avoient gâté mon sommeil pour toute la nuit. Je ne pus fermer l’œil : qui sait si mylord Orville ne s’imagine pas que mon entrevue avec sir Clément, dans la galerie, étoit un projet concerté ? Qui sait s’il ne me soupçonne pas d’avoir donné les mains à cette longue promenade nocturne ? Si du moins j’avois paru mécontente de la prétendue bévue du cocher !

Mais que dire de son attention à venir encore demander ce soir de mes nouvelles ? Si j’y entrevois un peu de défiance, elle ne prouve pas moins quelques inquiétudes de sa part. En effet, miss Mirvan m’a dit qu’il avoit été inquiet de ce que je tardois tant à arriver, qu’il s’en étoit même impatienté. Si ce n’étoit pas trop me flatter, je croirois presque qu’il a deviné les desseins de sir Clément, et qu’il étoit en peine pour moi.

Quelle longue lettre ! j’espère cependant que ce sera une des dernières que je vous écrirai de Londres ; car j’ai entendu dire ce matin au capitaine, que nous partirions mardi prochain. Madame Duval sera informée de cet arrangement dès aujourd’hui ; elle vient dîner avec nous.

Comment a-t-elle pu accepter l’invitation de madame Mirvan, après la scène qu’elle a eue hier avec le capitaine ! Vraisemblablement ce sera moi qui essuierai aujourd’hui toute sa mauvaise humeur : je m’y soumettrai patiemment, puisque je l’ai méritée.

Adieu, mon très-cher monsieur : si cette lettre encouroit votre censure, je me repentirois bien plus encore de la conduite imprudente dont je vous ai fait l’aveu.