Évelina (1778)
Maradan (1p. 142-150).


LETTRE XX.


Continuation de la lettre d’Évelina.

Nos places étoient prises sur le devant d’une loge de côté. Sir Clément Willoughby, qui savoit que nous irions au spectacle, nous attendit à la porte pour nous présenter la main.

Dès que nous fûmes entrés, mylord Orville, que j’avois déjà remarqué dans le balcon, vint nous trouver : il nous fit l’honneur de passer toute la soirée dans notre loge. Miss Mirvan et moi nous nous félicitâmes de l’absence de madame Duval, et nous nous flattâmes du moins que la conversation ne seroit pas interrompue par les querelles du capitaine ; mais je vis bientôt que j’avois peu gagné, loin d’oser parler, je ne savois de quel côté tourner les yeux.

On jouoit Amour pour amour[1]. Quoique cette pièce soit écrite agréablement et avec esprit, je ne compte pourtant pas de la revoir, elle manque entièrement de délicatesse, pour ne pas dire davantage. Miss Mirvan et moi nous fûmes décontenancées presque à chaque scène ; nous n’osions risquer la moindre remarque, ni même écouter celles qu’on faisoit autour de nous ; j’en étois d’autant plus fâchée, que mylord Orville étoit d’une humeur charmante. J’étois bien aise de voir la fin de cette pièce, j’espérois que je pourrois respirer plus librement ; mais à peine la toile fut-elle baissée, que je vis entrer dans la loge M. Lovel, cet homme qui, par ses impertinences, m’avoit tant tourmentée au bal où je vis mylord Orville pour la première fois.

Je voulois éviter sa conversation, et je me tournai vers miss Mirvan ; je ne pus cependant lui échapper, et dès qu’il eut salué le lord Orville et sir Clément, qui le reçurent froidement, il se pencha de mon côté, et me dit : « Madame s’est toujours bien portée depuis que j’ai eu l’honneur —, je ne dirai pas de danser avec elle, mais de la voir danser » ?

Son ton de complaisance ne me laissa pas de doute que ce compliment ne fût préparé pour servir de réprésailles à mes procédés le jour du bal : je n’y répondis point, et je me contentai d’une légère inclination de tête.

Après un moment de silence, il m’apostropha de nouveau d’un air nonchalant et familier : « Madame a-t-elle été ci-devant à Londres ? — Non, monsieur ».

« Je m’en doutois bien. Tout doit vous y paroître bien neuf ; nos usages, nos mœurs, nos étiquettes ressemblent peu à celles de province. Je suppose d’ailleurs que votre séjour est à quelque distance de la capitale ».

J’étois outrée de ces propos ironiques, et je les passai entièrement sous silence. Que ne parlai-je plutôt ! mon embarras ne fit que l’encourager et le divertir ; il continua avec la même affectation.

« L’air que nous respirons ici, quoique différent de celui auquel vous êtes accoutumée, madame, est-il convenable à votre santé ? »

Mylord Orville. « Monsieur Lovel, avec de bons yeux, vous eussiez pu vous épargner cette question ».

M. Lovel. « Ah ! mylord, si la santé étoit toujours ce qui fait le teint des dames ; sans doute mes yeux auroient pu porter un jugement infaillible ; mais… »

Madame Mirvan. « De grâce, monsieur, point de ces mots à double entente : vous pouvez avoir réussi à relever l’éclat du teint de miss Anville, mais vous ne parviendrez pas à le rendre suspect ».

M. Lovel. « Vous me faites tort, madame ; je ne prétends pas dire que le rouge est le seul substitut de la santé ; il y a tant de causes qui produisent le même effet : par exemple, un mouvement de colère, — de fausse honte ; — tout cela ne peut-il pas contribuer à rehausser le teint » ?

Le Capitaine. « Des causes comme celles-là, il faut les chercher chez des personnes qui en sont susceptibles ».

Sir Clément. « La remarque est juste ; le teint naturel n’a rien de commun avec la fougue passagère des passions, ni avec toute autre cause accidentelle ».

Le Capitaine. « Non certes : car, tenez, tel que me voici, je n’ai pas plus de couleur qu’un autre ; et cependant, si vous me mettiez en colère, vous me verriez, par la sambleu, plus rouge que toutes ces Jezabels plâtrées qui s’assemblent ici ».

Mylord Orville. « Si je ne me trompe, il n’est pas si difficile de distinguer le teint naturel de celui qui est emprunté ; l’un offre des nuances ; l’autre, trop uniforme, manque de cette vivacité, de cet éclat, de ce je ne sais quoi qu’on a peine à définir ».

Sir Clément. « Mylord est généralement reconnu pour connoisseur en beauté ».

M. Orville. « Et vous, sir Clément, pour un enthousiaste ».

Sir Clément. « J’en suis fier, réellement : dans une telle affaire, et devant de tels objets, il suffit de ne pas être aveugle pour être enthousiaste ».

Le Capitaine. « Trêve de tout ce bavardage : les femmes ne sont que trop vaines déjà, sans qu’il soit besoin de les enorgueillir davantage ».

Sir Clément. « Obéissance aux ordres de l’officier commandant ! Choisissons un autre sujet. Vous êtes-vous bien amusées, mesdames, à cette pièce » ?

Madame Mirvan. « Elle est assez amusante, ce n’est pas là son défaut ; j’y ai trouvé des taches que je voudrois en voir effacées ».

Mylord Orville. « Je me serois fait fort de répondre à la place de ces dames : cette pièce n’est pas d’un genre à mériter leur suffrage ».

Le Capitaine. « Et pourquoi non ? n’y a-t-il peut-être pas assez de sentiment ? Pour moi, je soutiens que c’est une des meilleures comédies de notre théâtre. Il y a plus d’esprit dans une seule scène, que dans toutes les pièces nouvelles ensemble ».

M. Lovel. « Quant à moi, je fais rarement attention aux acteurs : on a assez d’ouvrage à chercher ses connoissances, et il ne reste guère de temps pour songer au théâtre. Quelle est, je vous prie, la pièce qu’on vient de représenter » ?

Le Capitaine. « Comment, diable ! vous venez au spectacle sans savoir ce qu’on joue » ?

M. Lovel. « Cela m’arrive à tout moment : je ne lis point les affiches, et je ne viens ici que pour voir mes amis, et pour montrer que je suis encore en vie ».

Le Capitaine. « Ainsi, il vous en coûte cinq shillings par jour, pour montrer au public que vous êtes en vie ! Ma foi, dussent tous mes amis me croire mort et enterré, je me garderois bien de les désabuser à un tel prix. Au reste, apprenez de moi une bonne maxime : ceux qui auront quelque chose à recevoir de vous, sauront bien vous trouver. — Vous dites donc que vous avez passé ici toute la soirée, sans savoir ce qu’on jouoit » ?

M. Lovel. « Une comédie demande tant d’attention, qu’il est très-difficile de la suivre sans s’endormir. D’ailleurs, c’est une heure si incommode, on y vient fatigué : les repas, le vin, les affaires domestiques, les études, tout cela vous a déjà cassé la tête dans la journée, et on doit se tuer encore pendant la soirée à écouter avec attention une pièce de théâtre ; en vérité, la chose est impossible. — Mais je crois avoir une affiche sur moi. — Voyons ; — oui, la voici. — Aha ! Amour pour amour, — Et comment pouvois-je être si stupide » !

Le Capitaine. « Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur : mais, par ma foi, voilà une des meilleures farces que j’aie entendues de long-temps : venir au spectacle sans savoir ce qu’on joue ! Et si, au lieu d’une musique d’opéra, on vous servoit un concert de racleurs, vous y donneriez du bec sans vous en appercevoir ».

Cette conversation fut poussée avec aigreur de part et d’autre. Quelques observations sur les caractères de la pièce, fournirent une ample matière aux sarcasmes ; j’en eus ma part. M. Lovel me fit l’honneur de me demander ce que je pensois du rôle d’une jeune villageoise qui avoit paru sous le nom de miss Prue. Je lui fis une réponse assez indifférente, et sir Clément observa qu’un caractère comme celui-là étoit peu digne de mon attention.

« C’est cependant, reprit le fat, le premier personnage de la pièce : il est bien marqué, vraiment original ; des mœurs villageoises, l’ignorance rustique d’après nature : il est de main de maître, sur mon honneur ».

Mylord Orville eut la complaisance de se charger de ma défense ; et il s’en acquitta avec tant de succès, que M. Lovel prit le parti de se taire, et de se glisser hors de la loge dès qu’on eut commencé la petite pièce.

Les propos insolens de cet homme me sont insupportables : puissé-je ne le revoir jamais ! Je l’aurois méprisé comme il le mérite, s’il m’avoit laissée tranquille ; mais puisque je vois qu’il me porte rancune de ce qu’il appelle mes mauvais traitemens, je commence à le craindre.

Madame Mirvan me donna en chemin une nouvelle inquiétude : elle me dit que le ressentiment de M. Lovel pourroit aisément donner lieu à un duel, s’il avoit autant de courage que de colère.

Cette idée me fait trembler. Cependant un homme aussi faible et aussi frivole, pourroit-il être vindicatif ? Je pense qu’il se contentera de décharger sa bile contre moi. Mais il ne jouira pas long-temps de cette satisfaction, car nous partirons incessamment.

Miss Mirvan m’a raconté que, pendant que M. Lovel me parloit avec si peu de ménagement, mylord Orville le regardoit d’un œil de pitié ; cela me tranquillise beaucoup.

Il devroit exister ici un code des loix et coutumes à la mode, à l’usage es jeunes étrangers qui fréquentent, pour la première fois les endroits publics.

Nous allons ce soir à l’opéra, où j’espère me bien divertir ; c’est la même partie que hier : lord Orville en sera ; il a promis qu’il viendroit nous joindre.

  1. C’est le titre d’une comédie de Shakesp.