Évelina (1778)
Maradan (1p. 181-187).


LETTRE XXII.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Lundi matin, 18 avril.

Madame Mirvan m’a communiqué une anecdote de mylord Orville, qui m’a fait autant de plaisir que de peine.

Il lui a dit à l’opéra, qu’il avoit été extrêmement choqué des procédés impertinens que Lovel s’étoit permis à mon égard à la comédie ; qu’il avoit pris ses mesures en conséquence, et qu’il pouvoit avoir la satisfaction d’assurer madame Mirvan que nous n’aurions plus rien à craindre de la part de cet étourdi. Elle le pria de s’expliquer : elle espéroit qu’il n’auroit point fait une attention sérieuse à une affaire d’aussi peu de conséquence.

« De pareilles incartades, a-t-il répondu, exigent une prompte correction ; car pour peu qu’on les souffre, on encourage le coupable. Madame Mirvan excusera la liberté que j’ai prise de me mêler de cette affaire ; mais, puisque j’ai eu l’honneur de danser avec miss Anville, je devois me considérer en quelque façon comme partie intéressée, et il ne me convenoit plus d’être neutre.

Il ajouta qu’il avoit été trouver M. Lovel le lendemain du spectacle, et que leur entrevue s’étoit terminée fort amicalement ; il en supprima les détails, et il se contenta d’assurer madame Mirvan qu’il avoit pourvu à ma tranquillité pour l’avenir, puisque M. Lovel lui avoit engagé sa parole d’honneur de ne plus faire mention de ce qui s’étoit passé au bal de madame Stanley.

Madame Mirvan le félicita d’un succès aussi heureux, et elle le remercia de l’intérêt obligeant qu’il avoit pris à sa jeune amie.

« Il seroit inutile, continua-t-il, de vous recommander un secret absolu sur cette aventure ; je serois fâché qu’elle transpirât ; mais j’ai cru qu’il étoit de mon devoir de faire rentrer M. Lovel dans les bornes du respect qu’il doit à vous, madame, et à la jeune demoiselle qui est sous votre protection ».

Si j’avois été informée plutôt de cette visite de mylord Orville, elle m’auroit donné bien des inquiétudes. J’avoue cependant que je suis infiniment flattée des soins généreux qu’il a pris pour me mettre à l’abri des insultes de M. Lovel ; cette démarche prouve du moins qu’il n’a pas de moi une idée tout-à-fait désavantageuse. — Peut-être aussi, hélas ! ne prouve-t-elle rien ; il est très-possible que le lord n’ait eu en vue que de satisfaire sa propre délicatesse.

J’admire le calme et le sang-froid du vrai courage. Qui eût dit, en voyant mylord Orville à la comédie, qu’il pousseroit son ressentiment jusqu’à ce point ! Il est vrai pourtant qu’il marqua son mécontentement d’une manière assez visible, et il n’y eut, je crois, que sa bravoure réelle et sa politesse, qui l’empêchèrent d’en venir à des explications en notre présence.

Madame Duval, comme je l’avois prévu, étoit hier fort en colère contre moi ; elle m’a grondée pendant près de deux heures, de ce que je m’étois avisée de la quitter, sans attendre même sa réponse ; elle me menaça de ne plus paroître avec moi en public, si je retombois encore dans la même faute. Sir Clément lui a également déplu, parce qu’il ne lui a point adressé la parole, et que d’ailleurs il la contrecarre toujours dans ses disputes avec le capitaine. Celui-ci crut de son honneur d’épouser la querelle de son ami, et là-dessus il se forma une contestation dans le style ordinaire.

Après le dîné madame Mirvan fit tourner la conversation sur notre prochain départ de Londres. Madame Duval nous dit qu’elle comptoit d’y rester encore une couple de mois. Le capitaine lui répondit qu’elle seroit la maîtresse, mais qu’il partoit avec sa famille mardi prochain pour la campagne.

Cette ouverture amena une scène des plus désagréables. Madame Duval vouloit absolument que je restasse avec elle en ville : mais madame Mirvan lui fit sentir qu’étant déjà engagée à faire visite à lady Howard, d’où je ne m’étois absentée que pour quelques jours, je devois y retourner de toute nécessité.

J’espérois que madame Mirvan gagneroit madame Duval à force d’honnêteté et de douceur ; mais l’incartade du capitaine gâta tout. Il ne laissa pas échapper la moindre occasion de l’irriter, et il la traita encore avec tant de grossièreté, qu’elle finit par jurer qu’elle plaideroit plutôt que de se séparer de moi.

Je tiens ces particularités de madame Mirvan ; elle avoit eu l’attention de me fournir un prétexte pour quitter la chambre, dès que la dispute commença ; ma présence auroit, sans doute, engagé madame Duval à faire valoir son autorité, et à exiger mon obéissance à ses volontés.

Le résultat de cette conversation fut que, pour applanir toutes les difficultés, elle seroit du voyage de Howard-Grove ; nous nous y rendrons décidément mercredi prochain.

Madame Mirvan écrit actuellement à lady Howard pour la préparer à l’arrivée inattendue de notre compagne de voyage ; sans cette précaution, l’apparition de madame Duval pourroit bien exciter une surprise peu agréable.

Je ne saurois assez me louer de cette chère madame Mirvan ; elle s’étudie sans cesse à me rendre heureuse.

Nous allons ce soir au Panthéon ; c’est notre dernière partie de plaisir à Londres.


Dans ce moment, je reçois votre lettre pleine de bonté.

Si la première semaine de notre séjour à Londres vous a paru dissipée, que sera-ce de celle-ci ? En attendant, le Panthéon de ce soir sera probablement la clôture de nos amusemens publics.

Quoique je n’aie jamais douté de votre appui et de votre protection contre les violences de madame Duval, les assurances réitérées que vous m’en donnez, n’exigent pas moins toute ma reconnoissance. Accoutumée à être l’enfant chéri de votre maison, l’objet heureux de vos bontés, comment aurois-je pu me résoudre à devenir l’esclave des caprices tyranniques de cette femme ? — Pardon, si je me sers de quelques expressions trop fortes ; mais l’idée de passer ma vie avec madame Duval, et le parallèle qui en résulte, effacent d’un seul trait tous les sentimens que je puis lui devoir.

Vous me dites, monsieur, que vous êtes mécontent de sir Clément ; je suppose que sa conduite au sortir de l’opéra, ne vous aura pas réconcilié avec lui : plus j’y réfléchis, et plus j’en suis fâchée. J’étois entièrement en son pouvoir, et il a eu le plus grand tort d’abuser si cruellement de ma détresse.

Ah ! si je pouvois mériter, mon très-cher monsieur, les vœux et les prières que vous faites pour moi, tous les desirs de mon cœur seroient remplis. Je tremble qu’à présent, que je ne suis pas à portée de recevoir vos sages directions, vous ne me trouviez plus foible et plus imparfaite que vous ne le pensiez.

Les soins de la toilette m’obligent à finir.