Évangéline (trad. Poullin)/02/05

Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 101-107).

CHAPITRE V

calme et résignation



S ur les bords délicieux de la Delaware, à l’ombre des forêts, s’élève Philadelphie, la ville des Frères, des Amis, fondée par Penn, le chef de l’association des quakers,

Évangéline, après une vie errante et tourmentée, pauvre et exilée, trouva là une patrie et un foyer. Là aussi était venu mourir René Leblanc, le notaire de Grand-Pré, n’ayant plus auprès de lui qu’un seul de ses nombreux descendants. Là, au moins, elle retrouvait un souvenir de sa chère Acadie ; le tutoiement usité parmi cette population lui rappelait son humble village, où les hommes se considéraient comme tous égaux et vivaient en frères.

Après tant de démarches infructueuses et de vains efforts, sans toutefois oublier Gabriel, ses pensées se tournèrent vers le ciel. Cependant, l’image de son fiancé restait toujours gravée au fond de son cœur ; elle le revoyait tel qu’elle l’avait quitté le jour où les
Tout à coup, elle s’arrêta… (page 105).
soldats anglais avaient chassé les paisibles Acadiens de leurs foyers. Le temps qui s’était écoulé l’avait transfiguré à ses yeux ; il était pour elle, non plus comme un absent, mais comme quelqu’un qui est mort. Sa vie d’épreuves et de malheurs lui avait enseigné la patience, l’oubli d’elle-même et le sacrifice de sa personne à autrui. Son amour s’était élargi et s’étendait désormais à tous ceux qui vivaient autour d’elle, semblable à ces aromates qui, sans s’épuiser, ni s’anéantir, remplissent l’air de leur subtil parfum.

Dès lors, elle résolut de donner sa vie aux humbles et aux souffrants. C’est ainsi que, sous le nom de Sœur de la Miséricorde, on la vit pendant longtemps visiter, dans la cité popu
Calme et résignée, elle s’inclina… (page 107).
leuse, les toits misérables et abandonnés où se cachaient les pauvres honteux et les misérables languissant, sur des grabats. La nuit, quand tout le monde dormait, sauf le veilleur qui parcourait les rues silencieuses, on la voyait, sa lampe à la main, courir au secours de quelque misère ignorée. Le matin, les métayers, qui apportaient au marché leurs fleurs et leurs fruits, rencontraient cette sainte femme au doux visage pâli par la fatigue, qui regagnait sa modeste demeure, après une nuit passée au chevet de quelque moribond dont son cœur compatissant avait entendu l’appel.

À cette époque, Philadelphie fut ravagée par une épidémie qui fit bien des victimes ; la beauté, la richesse, rien ne fut épargné par le redoutable fléau. Les pauvres, sans amis, sans serviteurs, allaient mourir à l’hôpital, cette maison de ceux qui n’en ont point. Cet asile de charité s’élevait alors au milieu des bois et des prairies ; il se trouve aujourd’hui au centre de la ville. Mais, au milieu des splendeurs de l’opulente cité, ses humbles murailles, sa porte et son guichet, toujours modestes, semblent répéter doucement ces paroles du Sauveur : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous ! »

C’est là que, nuit et jour, venait la Sœur de la Miséricorde. Lorsqu’elle entrait, les malades se levaient sur leur séant, comme réconfortés par l’expression de douceur qui brillait sur son visage ; elle était tellement bonne et compatissante que ces moribonds, à sa vue, semblaient sentir leur douleur diminuer.

Un dimanche matin, avant de faire sa visite habituelle, elle s’arrêta quelques instants dans le jardin, pour cueillir des fleurs qu’elle voulait offrir à ses chers malades En montant les marches du corridor, elle entendit le carillon de l’église suédoise de Wicaco ; ces sons graves et mesurés répandirent dans son âme un calme inexprimable ; il lui sembla qu’une voix intérieure lui disait. « Enfin, tes épreuves vont avoir un terme ! »

C’est sous l’empire de cette pensée qu’elle entra dans la salle des malades.

Les gardes, soigneuses et vigilantes, allaient de lit en lit, humectant légèrement les lèvres des fiévreux, et fermant silencieusement les yeux de ceux que la mort venait de frapper.

Plus d’une tête se releva lorsque Évangéline entra, et la suivit longtemps du regard ; car, pour tous, sa présence était une joie, semblable à un rayon de soleil qui tombe sur les murs d’un cachot. En regardant autour d’elle, elle vit que, depuis sa dernière visite, la mort avait fait bien des vides ; que bien des visages de connaissance avaient disparu, déjà remplacés par des étrangers.

Tout à coup, elle s’arrêta comme saisie d’épouvante ; ses lèvres pâlirent et un frisson parcourut tout son être de la tête aux pieds ; ses doigts laissèrent échapper les fleurs qu’elle tenait à la main ; ses yeux et ses joues perdirent soudain leur éclat. Un cri s’échappa de sa poitrine, cri d’angoisse si terrible, que les mourants se soulevèrent de leur couche comme électrisés. Elle avait vu, devant elle, étendu sur un grabat, le corps d’un homme pareil à un vieillard. Ses cheveux longs et grisonnants, s’étendaient en mèches minces et humides sur son visage pâli par la souffrance ; ses lèvres étaient rougies par la fièvre ; sans mouvement, presque sans connaissance, il paraissait sur le point de mourir.

Le cri de douleur poussé par Évangéline tira tout à coup le moribond de l’état de torpeur dans lequel il était plongé ; puis, il crut entendre une voix douce et familière qui murmurait à son oreille : « Gabriel ! ô mon bien-aimé ! » Puis le silence se fit…

Alors, comme dans un rêve, il lui sembla revoir encore le foyer de son enfance, les vertes prairies d’Acadie, avec leurs rivières aux bords ombragés ; le village de Grand-Pré, les montagnes et les forêts ; puis, dans ce paysage vaporeux, il croyait apercevoir, comme aux jours de sa jeunesse, la douce Évangéline qui s’avançait souriante.

Cette vision lui fit venir les larmes aux yeux ; et, en soulevant lentement ses paupières, il aperçut Évangéline agenouillée au pied de son lit. Il voulut prononcer son nom, mais sa bouche ne put articuler que des sons vagues et incompréhensibles ; il voulut se soulever, mais vainement,

Évangéline, agenouillée près de sa couche de douleur, baisa ses lèvres mourantes, et appuya sa tête sur la poitrine de son fiancé.

Tout à coup, les yeux du mourant se fermèrent, comme la flamme d’une lampe qu’une bouffée de vent éteint subitement.

Tout était fini désormais : l’espérance, la crainte, la tristesse, les peines de cœur, les désirs inquiets, les angoisses continuelles de la souffrance.

Évangéline pressa encore une fois la tête inanimée de Gabriel sur son sein ; puis, calme et résignée, elle s’inclina humblement devant la volonté divine…