Évangéline (trad. Poullin)/02/04

Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 89-99).

CHAPITRE IV

rêves évanouis



B ien loin, du côté de l’occident, se trouve une légion déserte où les sommets des montagnes sont couverts de neiges éternelles. En bas de leurs ravines abruptes et profondes, s’ouvre, comme une barrière, une large gorge qui offre un chemin pénible aux convois des émigrants. À l’est, la rapide Nébraska serpente à travers les montagnes de la Rivière-au-Vent, avant de se précipiter dans la vallée des Eaux-Douces ; tandis que l’Orégon, le Walleway et l’Owyhée coulent à l’ouest. Au sud, d’innombrables torrents, pleins de sables et de pierres, balayés par les vents du désert, descendent de la Fontaine-Qui-Bout et des sierras espagnoles, pour aller se perdre avec bruit dans le vaste Océan. Entre ces torrents, s’étendent de magnifiques prairies semées d’odorants massifs de rosiers et d’arbustes aux fleurs écarlates.

Sur les bords de ces eaux bruyantes, où l’ours solitaire déterre les racines qui croissent sur les berges, errent des troupeaux de buffles, d’élans, de chevreuils et de chevaux sauvages ; on y rencontre aussi des tribus éparses d’Indiens sauvages dont les exploits ensanglantent le désert, tandis qu’au-dessus, dans un ciel pur et cristallin, plane le vautour aux ailes majestueuses. Çà et là, des nuages de fumée indiquent au voyageur, toujours inquiet, le campement de ces sauvages maraudeurs.

C’est dans ce pays merveilleux, à l’aspect si varié, dominé par les monts Ozark, que Gabriel avait pénétré, accompagné de ses chasseurs et de ses trappeurs. De jour en jour, Basile et sa jeune compagne, sous la conduite de guides indiens, suivaient sa trace, sans avoir encore pu l’atteindre. Quelquefois, il leur semblait apercevoir, au loin dans la plaine, à travers la brume du matin, la fumée de son campement ; puis, lorsqu’ils arrivaient, ils ne trouvaient plus que des braises et des cendres éteintes. Cependant, quoique leurs cœurs fussent tristes et leurs corps fatigués, ils marchaient toujours en avant, guidés par l’espérance, et toujours la réalité s’évanouissait devant eux…

Un soir qu’ils étaient assis près de leur foyer, une femme indienne entra sans bruit dans leur modeste refuge. Ses traits portaient l’empreinte d’une grande douleur, tempérée par un air de profonde résignation. C’était une femme de la tribu indienne des Schawnées qui, fuyant la terre des cruels sauvages Comanches, où son mari, coureur des bois, avait été tué, regagnait son pays natal et retournait vers les siens.

Leurs cœurs furent louches de son récit ; ils accueillirent cette infortunée avec une grande affection, la ranimèrent par de bonnes paroles, et l’invitèrent à partager leur modeste repas, composé de viandes de gibier rôties sur le brasier.

Lorsque le repas fut achevé, Basile et ses compagnons, fatigués par une longue marche et par la poursuite du daim et du bison, s’étendirent sur le gazon, et s’endormirent, enveloppés de couvertures, près du feu qu’ils avaient allumé pour passer la nuit. Alors l’Indienne vint s’asseoir à la porte de la tente d’Évangéline, et elle redit lentement l’histoire de son passé, de son bonheur, de ses chagrins et de sa détresse.

Évangéline, pendant ce récit touchant, versa d’abondantes larmes, en apprenant qu’un autre cœur, malheureux comme le sien, avait connu la douceur d’une affection et avait vu ses espérances déçues. Émue de compassion et de pitié pour cette
Une femme schawnée… (page 91).
pauvre femme qui, comme elle, avait souffert, elle éprouvait cependant un certain charme dans la société de l’Indienne. Elle lui raconta sa jeunesse, ses fiançailles et tous ses malheurs.

L’étrangère resta stupéfaite en entendant ce récit, et la jeune fille avait achevé, que la femme schawnée se taisait toujours.

À la fin, cependant, comme poussée par une mystérieuse impulsion, elle prit la parole, et raconta, d’une voix douce et murmurante, différentes légendes indiennes qui se répètent dans les wigwams de son pays : — l’histoire de Mowis, le fiancé de neige, qui, après avoir désiré longtemps obtenir la main d’une jeune fille, s’évanouit un matin, se fondit aux rayons du soleil,
Permettez-moi de rester ici… (page 96).
et disparut complètement aux yeux de sa jeune épouse qui, cependant, l’avait suivi bien loin dans la forêt ; — l’aventure de la belle Lilineau, recherchée en mariage par un fantôme, et qui, fascinée par les douces paroles qu’il murmurait à son oreille, suivit sa plume verte à travers la forêt où elle disparut pour toujours, sans que jamais plus on ne la revît au milieu des siens.

Évangéline écoutait, stupéfaite et silencieuse, ces récits enchanteurs, et le pays qui l’entourait lui semblait une terre magique, dont la conteuse au teint basané était la souveraine.

Bientôt, la lune parut au-dessus des monts Ozark, et vint éclairer, de sa lueur mystérieuse, la petite tente des voyageurs et les sombres feuillages de la forêt qui se trouva comme enveloppée d’une douce clarté. Tout près de là, le ruisseau faisait entendre son gai murmure, pendant qu’au-dessus de la tête des deux femmes, les branches des arbres s’agitaient doucement sous le souffle de la brise du soir.

Le cœur d’Évangéline était rempli de pensées d’espérance ; mais, malgré elle, il s’y glissait un sentiment de souffrance et d’épouvante qui la glaçait d’effroi, tel le serpent froid et venimeux se glisse furtivement dans le nid de la craintive hirondelle. Ce n’était point une terreur terrestre ; il lui semblait qu’un souffle venu d’en haut flottait autour d’elle, et que, comme Lilineau, la jeune Indienne, elle aussi, était à la poursuite d’un spectre. Elle s’endormit sur cette pensée, et, pendant son sommeil, la crainte et le fantôme s’évanouirent.

Le lendemain, dès l’aube, nos voyageurs reprirent leur course, et, tout en cheminant, la femme schawnée leur raconta ceci :

« Là-bas, sur le penchant occidental des montagnes que nous voyons devant nous, se trouve un petit village, où demeure la Robe-Noire, le chef de la mission catholique. Il enseigne beaucoup de choses à ceux qui l’entourent ; il leur parle de Dieu, et, en l’écoutant, leurs cœurs sont ou remplis de joie ou brisés par la douleur. »

Évangéline, saisie subitement d’une secrète émotion, répondit : « Vite, en route pour la mission, de bonnes nouvelles nous y attendent. »

Aussitôt, les voyageurs dirigèrent leurs chevaux du côté du village. Ils arrivèrent derrière la montagne, au soleil couchant ; alors ils entendirent un grand murmure de voix, puis ils aperçurent dans une vaste et verte prairie, sur les bords d’une rivière, les tentes de la mission et celle des chrétiens. Au milieu du village, sous un chêne majestueux, aux branches duquel un crucifix était suspendu, ils virent un prêtre agenouillé au milieu d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants. C’était le temple champêtre où s’accomplissait, en ce moment, la cérémonie religieuse du soir. Les voyageurs, la tête découverte, s’approchèrent silencieusement, puis ils s’agenouillèrent, se mêlant aux fidèles.

Lorsque l’office fut terminé, le prêtre s’approcha lentement des étrangers qu’il accueillit par des paroles affectueuses. Il sourit d’un air bienveillant à leurs réponses, heureux d’entendre, au milieu de ces forêts lointaines, les sons si chers de sa langue maternelle ; puis il les conduisit vers sa demeure. Après un repas frugal, ils allèrent prendre quelques instants de repos sur des nattes et sur des peaux.

Lorsque Basile eut raconté son histoire au prêtre de la mission, celui-ci répondit d’une voix doucement émue ; « Il y a six jours que Gabriel était ici, et qu’assis près de moi, sur cette natte où repose maintenant la jeune fille, il m’a fait le même récit que je viens d’entendre ; puis il s’est levé et a continué son voyage, »

Évangéline écoutait attentivement ces paroles, toujours partagée entre la crainte et l’espoir.

« Il est allé bien loin, vers le nord, poursuivit le missionnaire ; mais, lorsque l’automne sera venu et que son expédition de chasse sera terminée, nous le reverrons à la mission. »

Alors, Évangéline dit d’une voix humble et résignée :

« Permettez-moi de rester ici, car le chagrin et la tristesse sont dans mon cœur. »

Tous approuvèrent cette idée qui fut trouvée sage et juste. Le lendemain, de bonne heure, Basile, ses compagnons et ses guides reprirent le chemin de leur village, laissant Évangéline à la mission.

Cependant, les jours, les semaines et les mois se succédaient avec une monotone lenteur. Les maïs
Évangéline, sœur de la Miséricorde, (page 102).
qui, à l’arrivée d’Évangéline à la mission, sortaient à peine de terre, élevaient maintenant leurs tiges élancées entrelacées de feuilles, formant de véritables fourrés où le noir corbeau et l’agile écureuil trouvaient la table toujours mise. La moisson, époque de fêtes pour les jeunes filles, approchait ; en égrenant le maïs, elles saluaient de joyeux éclats de rire l’apparition des épis écarlates, présages de l’arrivée d’un ami ; seule, Évangéline attendait toujours, dans la tristesse et l’ennui, son fiancé qui ne revenait pas.

« Patience ! » lui disait le prêtre. Ayez confiance ! le ciel exaucera vos vœux. Voyez cette plante délicate qui élève sa tête au-dessus de la prairie, et dont les feuilles, guides du voyageur dans cet immense désert, semblables à l’aimant, se tournent invariablement vers le nord. C’est la fleur-boussole, image de la foi qui, seule, peut nous guider ici-bas, tandis que les fleurs de la passion, plus brillantes et plus parfumées ne peuvent que nous tromper et nous égarer. »

Ainsi l’automne arriva et passa ; puis l’hiver, et Gabriel ne vint pas… Les beaux jours du printemps reparurent ; on entendit de nouveau le chant des oiseaux dans la plaine et dans les bois, et Gabriel ne revenait toujours pas…

Un jour cependant — on était en été, — un bruit venu on ne sait d’où, se répandit dans la mission. Gabriel avait, dit-on, planté sa tente bien loin, vers le nord, sur les bords de la rivière Saginaw, dans les forêts du Michigan.

Alors Évangéline quitta son doux refuge, et, après de tristes adieux, elle partit avec des guides qui se dirigeaient vers les lacs du Saint-Laurent. Elle marcha bien longtemps ; elle eut à supporter bien des dangers ; enfin, elle atteignit les profondeurs des forêts du Michigan ; mais, quelle amère déception ! la hutte du chasseur était déserte et tombée en ruines !

La jeune Acadienne passa ainsi de longues années dans la tristesse et dans des recherches toujours infructueuses ; elle visita tour à tour l’humble tente des missionnaires moraves, les camps bruyants et les champs de bataille, les hameaux solitaires et les grandes villes ; semblable à un fantôme, elle arrivait et disparaissait, sans laisser nulle part même un souvenir.

Lorsqu’elle avait commencé ce long et douloureux voyage, elle était jeune et belle ; maintenant, elle était vieille et flétrie, ses cheveux avaient blanchi, bien plus sous le poids des peines et des chagrins que sous celui des années. Le temps, qui lui enlevait chaque jour de sa jeunesse et de sa beauté, creusait au fond de son cœur un sillon plus profond de tristesse et de ténèbres.