Évangéline/Partie II, Chapitre I
DEUXIÈME PARTIE
I
Déjà s’étaient enfuis bien de sombres hivers,
Les coteaux et les champs s’étaient souvent couverts
De verdure, de fleurs et d’éclatantes neiges,
Depuis le jour fatal où des mains sacrilèges
Allumèrent le feu qui consuma Grand Pré ;
Depuis qu’à des tyrans un peuple fut livré
Par la haine hypocrite et par la perfidie ;
Depuis que loin des bords de la belle Acadie,
La brise fit voguer les vaisseaux d’Albion
Qui traînaient en exil toute une nation !
Les pauvres Acadiens, sur de lointaines plages,
Furent disséminés comme les fruits sauvages
Qui tombent d’un rameau que l’orage a cassé,
Ou les flocons de neige alors qu’un vent glacé
Agite les brouillards qui voilent Terre Neuve
Ou les bords escarpés du gigantesque fleuve
Qui roule au Canada ses flots audacieux.
Sans amis, sans foyers, sous de rigides cieux
Ils errèrent longtemps de village en village,
Depuis les régions où l’impur marécage,
Où la tiède savanne, au milieu des roseaux,
Sous un soleil brûlant laissent dormir leurs eaux,
Jusqu’à ces lacs du Nord dont les rives désertes
Sont de neige et de fleurs tour à tour recouvertes ;
Depuis les océans jusqu’au plateau lointain
Où, le Père des eaux dans ses bras prend soudain
Les collines de sable et dans la mer les pousse,
Avec les frais débris de liane et de mousse,
Pour recouvrir les os de l’antique mammouth,
Ne trouvant nulle part ce qu’ils cherchaient partout :
La pitié d’un ami, le toit sacré d’un hôte !
Et plusieurs, sans parler, cheminaient côte à côte ;
Ils ne recherchaient plus le loyer d’un ami :
Leur âme désolée avait assez gémi :
Ils demandaient, ceux-là, la paix à la poussière.
Leur histoire est écrite en plus d’un cimetière,
Sur la pierre ou la croix qui couvre leurs tombeaux.
Or parmi ces captifs qui traînaient de leurs maux,
Sous des cieux étrangers, la chaîne douloureuse,
On vit errer longtemps une enfant malheureuse.
Elle était jeune encore, et son grand œil rêveur
Semblait toujours fixé sur un monde meilleur.
Oui, la pauvre proscrite, elle était jeune et belle !
Mais hélas ! bien affreux s’étendaient devant elle
Le désert de la vie et ses âpres sentiers
Tout bordés des tombeaux de ceux qui les premiers
Fléchirent dans l’exil sous le poids des souffrances !
Elle avait vu s’enfuir ses douces espérances,
Ses rêves de bonheur et ses illusions !
Dans son cœur était mort le feu des passions !
Son âme ressemblait à quelque solitude
Où l’étranger chemine avec inquiétude
N’ayant, pour se guider, dans ces lieux incertains,
Que les débris des camps, que les brasiers éteints.
Et tous les os blanchis que le soleil fuit luire.
Un vent de mort. Hélas ! soufflait pour la détruire !
Elle était le matin avec son ciel vermeil,
Ses chants mélodieux et son brillant soleil,
Qui tout à coup s’arrête en sa marche pompeuse,
Pâlit et redescend vers sa couche moelleuse.
Dans les villes, parfois, elle arrêtait ses pas :
Mais les vastes cités ne lui redonnaient pas
L’ami qu’elle pleurait, la paix du cœur perdue !
Elle en sortait bientôt, gémissante, éperdue,
Et poursuivait encor ses recherches plus loin.
Faible et lasse, parfois, se croyant sans témoin,
Elle venait s’asseoir au fond des cimetières,
Les regards attachés sur les croix ou les pierres
Qui protégeaient des morts le suprême repos.
Elle s’agenouillait, parfois, sur ces tombeaux
Où nulle inscription ne répète à la foule
L’humble nom du mortel que son pied distrait foule,
Puis elle se disait : « Peut-être qu’il est là !…
« La tombe qui devait nous unir, la voilà !
« Il goûte le repos dans le sein de la terre,
« Et moi je traîne encor une existence amère ! »
Parfois elle entendait un bruit, une rumeur
Qui lui rendait l’espoir et ranimait son cœur :
Elle parlait aussi quelquefois, sur sa route,
À des gens qui disaient avoir connu, sans doute,
Cet être bien aimé qu’elle cherchait en vain ;
Mais c’était, par malheur, dans un pays lointain.
— « Oh ! oui, disaient les uns, touchés de sa tristesse,
« Nous l’avons bien connu Gabriel Lajeunesse !
« Un aimable garçon dont les tristes malheurs
« Nous ont jadis, souvent, fait répandre des pleurs !
« Son père l’accompagne : il se nomme Basile :
« C’est un bon forgeron, un vieillard fort agile.
« Ils sont coureurs-des-bois ; ils sont chasseurs tous deux,
« Et parmi les chasseurs leur renom est fameux. »
— « Gabriel Lajeunesse ? il fut, disaient les autres,
« S’il nous en souvient bien, assurément des nôtres.
« De la Louisiane il franchit avec nous
« Les plaines sans confins et les nombreux bayous. »
Souvent on lui disait : « Ta misère, ta peine,
« Pauvre enfant, sera-t-elle aussi longue que vaine ?
« Pourquoi toujours l’attendre et l’adorer toujours ?
« Il a peut-être, lui, renié ses amours.
« Et n’est-il pas d’ailleurs, dans nos petits villages,
« Des garçons aussi beaux et même d’aussi sages ?
« Combien seraient heureux de vivre auprès de toi !
« Tu charmerais leur vie : ils béniraient ta loi.
« Et Baptiste Leblanc, le fils du vieux notaire,
« A pour toi tant d’amour qu’il ne saurait le taire ;
« Donne-lui le bonheur en lui donnant ta main,
« Et que dès ici-bas ta peine ait une fin. »
À ceux qui lui tenaient ce discours raisonnable,
Elle disait pourtant : « Oh ! je serais coupable !
« Puis-je donner ma main à qui n’a point mon cœur ?
« L’amour est un flambeau dont la vive lueur
« Éclaire et fait briller les sentiers de la vie,
« L’âme qui n’aime pas au deuil est asservie ;
« Le lien qui l’enchaîne est un lien d’airain.
« Et pour elle le ciel ne peut être serein. »
Souvent son confesseur, ce vieil ami fidèle,
Qui depuis le départ avait veillé sur elle,
En attendant qu’un père au ciel lui fut rendu,
Lui disait : « Mon enfant, nul amour n’est perdu.
« Quand il n’a pas d’écho dans le cœur que l’on aime ;
« Quand d’un autre il ne peut faire le bien suprême,
« Il revient à sa source et plus pur et plus fort ;
« Et l’âme qu’il embrase aime son triste sort.
« L’eau vive du ruisseau qui s’est au loin enfuie
« Dans le ruisseau retombe en abondante pluie.
« Sois ferme et patiente au milieu de tes maux ;
« Le vent qui peut briser les flexibles rameaux
« Fait à peine frémir les branches du grand chêne.
« Sois fidèle à l’amour qui t’accable et t’enchaîne :
« Ne crains pas de souffrir, et bénis tes regrets :
« La souffrance et l’amour sont deux sentiers secrets
« Qui mènent sûrement à la sainte Patrie. »
La pauvre Évangéline, à ces mots attendrie,
Levait, avec espoir, ses beaux yeux vers le ciel :
La coupe de ses jours avait bien moins de fiel :
Elle croyait encore entendre, dans son âme,
La mer se lamenter en déroulant sa lame ;
Et, parmi les soupirs et les tristes sanglots,
S’élevait une voix qui dominait les flots ;
Une voix ravissante et pleine de mystère,
Qui lui disait bien haut : « Infortunée, espère ! »
Ainsi la pauvre enfant, durant bien de longs jours,
Promena son espoir, sa peine et ses amours.
Son pied nu se brisa sur la ronce et l’ortie
Qui partout obstruaient le sentier de sa vie !
Esprit mystérieux, reprends ton noble essor !
Guide-moi, de nouveau, je veux la suivre encor !
La suivre par le monde où, seule, elle est allée ;
Comme le voyageur, le long d’une vallée,
Suit le cours sinueux d’un rapide ruisseau !
Loin des bords, quelquefois, il voit la nappe d’eau
Resplendir au soleil à travers la verdure ;
Quelquefois, près des bords, il entend son murmure
Et ne la voit point fuir sous l’épais arbrisseau :
Ainsi je la suivrai jusques à son tombeau !