Évangéline/Partie I, Chapitre V

Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 78-98).


V


Quatre fois le soleil, sorti du sein des ondes,
Fit pleuvoir sur Grand Pré ses feux en gerbes blondes
Quatre fois, en dorant l’humble croix du clocher,
Il disparut derrière un noirâtre rocher
Qui découpait au ciel une ligne bizarre.
À cette heure suave où l’aurore se pare
Des roses qu’elle cueille à l’approche du jour
Le coq joyeux chanta dans chaque basse-cour.
Et pendant qu’il chantait, livides et muettes,
Conduisant vers la mer leurs pesantes charettes,

Le chapelet au cou, les femmes, tour à tour,
Sortirent, à pas lents, des hameaux d’alentour.
Elles mouillaient de pleurs la poussière des routes,
Et puis, de temps en temps, elles s’arrêtaient toutes
Pour regarder encore une dernière fois
Le clocher de l’église et leurs modestes toits
Et leurs paisibles champs et leur joli village,
Avant que la forêt qui borde le rivage
Ne les vint pour jamais ravir à leurs regards.
Et les petits enfants, loquaces et gaillards
Aiguillonnant les bœufs de leurs voix menaçantes,
Marchaient à leurs côtés, et leurs mains innocentes
Serraient contre leur cœur quelques hochets bien chers
Qu’ils voulaient emporter de l’autre bord des mers.


Ils arrivent enfin dans ce lieu solitaire
Où la Gasperau mêle, en bruissant, son eau claire

Aux flots de l’Océan. Pâles, les yeux hagards,
On les voit sur la rive errer de toutes parts !
On voit des paysans le modeste bagage
Pèle-mêle entassé sur la berge sauvage !
Et tout le long du jour les fragiles canots
Le transportent à bord des superbes vaisseaux !
Et tout le long du jour de nombreux atelages,
Chargés péniblement, descendent des villages !


L’aile sombre du soir sur le bourg s’étendit :
Un grand calme régnait. Soudain l’on entendit
Le triste roulement des tambours à l’église.
Une terreur profonde, une horrible surprise
Des femmes du hameau font tressaillir les cœurs.
Et, bravant des soldats les sarcasmes moqueurs,
Elles courent au temple, en assiègent la porte.
Mais voici qu’aussitôt, le front haut, l’âme forte,

Les pauvres Acadiens défilent deux à deux.
Mille ignobles soldats se tiennent auprès d’eux.
Comme des pèlerins, bien loin sur quelque rive
Vont ensemble chantant une chanson naïve,
Un air de la Patrie, un antique refrain,
Pour calmer la fatigue et l’ennui du chemin ;
Ainsi les prisonniers chantaient avec courage,
Mais d’une voix plaintive, en allant au rivage ;
Et leurs femmes, leurs sœurs et leurs filles pleuraient !
Tour à tour, cependant, ces chants pieux mouraient.
Mais tout à coup voici qu’un nouveau chant commence !
— « Cœur sacré de Jésus, ô source de clémence,
« Cœur sacré de Marie, ô fontaine d’amour,
« Hélas ! secourez-nous en ce malheureux jour !
« Nous sommes exilés sur la terre des larmes !
« Pitié ! pitié pour nous dans nos longues alarmes ! »
Les jeunes paysans commencèrent d’abord ;
Puis les vieillards émus, à leur pieux accord,

Unirent aussitôt leur chant tremblant et grave
Et le vent qui des prés portait l’odeur suave,
Les femmes qui suivaient le cruel régiment,
Et les petits oiseaux qui voltigeaient gaiment
Sous la pourpre du ciel et la nue orgueilleuse
Mêlèrent à ces voix leur voix mélodieuse !


Assise au pied d’un arbre à côté du chemin,
En silence et le front appuyé sur sa main,
Levant, de temps en temps, un œil d’inquiétude
Vers le bourg devenu comme une solitude,
La jeune Évangéline attendait les captifs.
Comme le bruit des flots qui heurtent les récifs
Elle entendit leurs pas sur la terre durcie.
À leur touchant aspect son âme fut saisie
D’un pénible tourment, d’une affreuse douleur.
Elle voit Gabriel ! quelle étrange pâleur

Sur sa noble figure, hélas ! s’est répandue !
Elle vole vers lui, frissonnante, éperdue,
Presse ses froides mains : « Gabriel ! Gabriel !
« Ne te désole point ! soumettons-nous au ciel :
« Il veillera sur nous ! Et que peuvent les hommes,
« Que peuvent leurs desseins contre nous si nous sommes
« L’un et l’autre toujours unis pur l’amitié ! »
Sur ses lèvres de rose, à ces mots de pitié,
Avec grâce voltige un triste et doux sourire ;
Mais voici que soudain sa chaste joie expire,
Elle tremble et pâlit. Au milieu des captifs
Elle voit un vieillard, dont les regards plaintifs
Se reposent, de loin, avec amour, sur elle :
Ce vieillard, c’est son père ! Une peine mortelle,
Un profond désespoir ont altéré ses traits !
Il porte sur son front la trace des regrets :
On ne voit plus le feu jaillir de sa paupière :
Son humble vêtement est couvert de poussière.

Lui jadis si joyeux il est tout abattu !
Il paraît dépouillé de force et de vertu.
Parmi ses compagnons tristement il chemine ;
Il pleure en regardant sa chère Évangéline.
Puis elle, avec transport, se jette dans ses bras,
Le couvre de baisers, et s’attache à ses pas :
Mais sa voix adorable et sa vive tendresse
Du vieillard désolé calment peu la tristesse !
C’est alors que l’on vit, au bord des sombres flots,
Un spectacle navrant. Les grossiers matelots,
En entendant les cris des malheureuses femmes,
Plus gaîment replongeaient dans les ondes leurs rames :
Par d’horribles jurons les soldats insolents
Des prisonniers crintifs hâtaient les pas trop lents.
L’époux désespéré parcourait la pelouse,
Cherchant, de toutes part, sa malheureuse épouse.
Les mères appelaient leurs enfants égarés,
Et les petits enfants allaient, tout effarés.

Pareils à des agneaux cherchant leurs tendres mères !
Femme, cesse tes pleurs et tes plaintes amères ;
Car tes pleurs seront vains et tes cris superflus !
Ton enfant bien-aimé tu ne le verras plus !
Et toi, petit enfant, tu commences la vie
Et déjà pour jamais ta mère t’est ravie !
On sépare, en effet, les femmes des maris ;
Les frères de leurs sœurs ; les pères de leurs fils.
Sur le sein de sa mère en vain l’enfant s’attache,
Aux baisers maternels un matelot l’arrache
Et l’emporte, en riant, jusqu’au fond du vaisseau.
Quels soupirs ! quels transports ! quels cris, ô Gasperau,
S’élevèrent alors de ta rive tranquille !
Le jeune Gabriel et son père Basile,
Sur deux vaisseaux divers, furent ainsi traînés,
Tandis qu’auprès des flots restèrent enchaînés
Benoît et son enfant, la douce Évangéline.
Le soleil disparut en dorant la bruine.

La nuit vint de nouveau : mais tout n’était pas fait.
La moitié des captifs sur la grève restait.
À son tour, l’océan, onduleux et limpide,
Reflua vers son lit, laissant le sable humide
Au loin tout recouvert d’algues, de noueux troncs,
D’arbres déracinés et de flexibles joncs.


Cependant les canots échoués sur le sable
Pour reprendre leur tâche impie et méprisable
De la haute marée attendaient le retour.
Auprès, les matelots s’endormaient tour à tour
Ignoblement repus de tabac et de bière.
Parmi les chariots, le long de la rivière.
Les pauvres exilés, sans abri, sans maison,
Ayant pour toit le ciel, pour couche le gazon,
Erraient plaintivement comme de pâles ombres.
Leur retraite semblait un amas de décombres.

Vainement de s’enfuir à la faveur du soir
Ils auraient, dans leur âme, entretenu l’espoir,
Épiant tous leurs pas, soupçonneuses, cruelles,
Partout se promenaient d’actives sentinelles.


Alors comme le soir descendait sur les champs,
On entendit les voix des troupeaux mugissants
Qui laissaient la pâture et regagnaient leurs crèches
En broutant aux buissons les feuilles les plus fraiches.
Mais la grasse génisse attendit vainement :
L’étable était fermée ; et son long beuglement
Ne fit point revenir la joyeuse laitière
Avec un peu de sel et sa blanche chaudière.
Nul oiseau ne chanta le coucher de ce jour.
On n’ouït point sonner l’Angelus dans la tour.
On ne vit point surgir de légères fumées,
Ni luire de lumière aux fenêtres fermées !

Afin de réchauffer leurs membres engourdis
Plusieurs des paysans, parmi les plus hardis,
Allèrent amasser, sur le tuf de la rive,
Quelqu’épave venue au bord à la dérive,
Et firent de grand feux. Bientôt on put les voir
Qui venaient, tour à tour, sur des roches s’asseoir
Autour de ces brasiers aux vives étincelles.
L’on ouït encor, là, des menaces nouvelles,
Des lamentations et des gémissements.
Des enfants nouveau-nés les longs vagissements,
Les pleurs et les sanglots des vierges et des femmes,
Et les cris furieux des hommes dont les âmes
Sortaient soudainement d’une longue torpeur
Montèrent à la fois au trône du Seigneur.
Et parmi les soldats dédaigneux et farouches,
Sans craindre les jurons qui sortaient de leurs bouches,
Passait silencieux le bon Père Félix :
Et toujours dans sa main tenant le crucifix

Il allait plein d’ardeur, humble et divin apôtre,
Sans se décourager, d’une troupe vers l’autre,
Pour calmer et bénir son peuple infortuné.
En arrière des feux, sous un arbre incliné,
Il vit Évangéline assise avec son père.
Le front majestueux de ce vieillard austère
Aux lueurs du brasier reluisait de pâleur ;
Son œil hagard et fixe exprimait la douleur ;
Ses mains se bleuissaient ; la vie ou la pensée
Sur son front chauve et blanc paraissait effacée,
Et sa lèvre livide était sans mouvement.
Sa fille, toute en pleurs, prodiguait vainement
Les plus aimables soins, la plus douce tendresse,
Il était insensible aux pleurs de sa détresse
Comme à son dévoûment, comme à ses mots d’espoir.
Sur les feux qu’attisait le léger vent du soir,
Ouverts sinistrement, mornes, vitreux et ternes,
Ses yeux étaient fixés pareils à deux lanternes

Qui jettent, en mourant, une faible lueur,
Un lugubre rayon à travers la noirceur.
— « Benoît ! allons, Benoît, soyons forts dans l’épreuve,
« Et bénissons les maux dont le ciel nous abreuve, »
Dit alors le bon prêtre avec force et respect.
Il en aurait dit plus, mais au pénible aspect
De ce vieillard mourant, de cette jeune fille
Qui bientôt n’aurait plus ici-bas de famille,
Son âme se gonfla ; comme un chant dans les bois
Sur sa lèvre entr’ouverte alors mourut sa voix.
Il posa ses deux mains sur la vierge plaintive,
Promena ses regards un moment sur la rive.
Les leva, tout en pleurs, vers la voûte des cieux
Où, dans la pourpre et l’or d’un sentier radieux,
Le soleil bienfaisant, les étoiles sereines
Roulent, avec accord, peu soucieux des peines
Qui troublent ici-bas l’infortuné mortel.
Et quand il eut fini d’invoquer l’Éternel,

Il s’assit en silence auprès de l’humble vierge.
Et tous deux, bien longtemps, pleurèrent sur la berge.
Une lueur parut du côté du midi.
Quand de la lune d’août le disque ragrandi
S’élève, vers le soir, à l’horizon de brume.
Rouge comme du sang, tout l’espace s’allume.
Aux reflets argentés de l’astre de la nuit
Chaque brin de verdure et chaque feuille luit ;
La mer semble rouler des flammes au rivage,
Et l’on dirait qu’au loin brûle une vaste plage.
Telle on vit, vers le sud, dans cette nuit d’horreur,
S’élever et grandir l’effrayante lueur :
Le bourg semblait couvert d’un sanglant et lourd voile ;
Dans un ciel embrasé l’on vit pâlir l’étoile ;
Puis elle disparut comme devant le jour ;
Les coteaux, les forêts et les toits d’alentour
Reflétaient des clartés inconstantes et vagues ;
De sanglantes lueurs roulaient avec les vagues ;

Sur le bord de la mer, près des flots écumants,
Les sables scintillaient comme des diamants,
Les voiles, les huniers des navires superbes
De feux aériens semblaient lancer des gerbes.
Le sol parut trembler ; il se fit un grand bruit
Que redirent longtemps les échos de la nuit ;
Et l’on vit s’écrouler, tout en feu, le village.
Comme un arbre puissant qu’abat, pendant l’orage,
Les carreaux de la foudre ou les fiers aquilons.
Une épaisse fumée, en sombres tourbillons,
S’éleva vers le ciel avec d’affreux murmures.
Les lambeaux enflammés du chaume des toitures,
Emportés dans les airs par au vent irrité,
Sillonnèrent longtemps l’ardente obscurité.
Les flammèches, la cendre, en brûlante poussière,
Tombèrent sur les flots de l’étroite rivière
Et sur la mer houleuse, avec le grondement
Du fer rouge qu’on plonge en l’eau subitement.

On entendît alors des jeunes tourterelles
Les doux roucoulements et les battements d’ailes !
On entendit le coq chanter dans le lointain
Comme pour saluer le réveil du matin !
On entendit les cris et les hurlements tristes
Du chien qui de son maître interrogeait les pistes !
Et les longs beuglements des troupeaux inquiets !
Et les vagues soupirs des profondes forêts !
Et les hennissements des chevaux hors d’haleine
Qui couraient effrayés, écumant, dans la plaine !
Et tous ces bruits divers formaient un bruit affreux
Comme le bruit qui trouble un camp aventureux
Qui vient de s’endormir sur l’herbe des prairies,
Ou sous les vers arceaux, près des rives fleuries
Du joli Nebraska bordé de bois ombreux,
Quand viennent à passer, par un soir orageux,
Tout auprès de l’endroit où s’élèvent les tentes,
Les naseaux enflammés, les crinières flottantes,.

De sauvages coursiers qu’emporte le courroux,
Et d’agiles troupeaux de bisons au poil roux
Qui courent s’élancer, tout couverts de poussière,
Dans les vagues d’argent de la tiède rivière.


À l’aspect du fléau les malheureux captifs
Firent trembler les airs de leurs accents plaintifs :
— « Ils brûlent nos foyers ! Hélas quelle est leur rage !
« Nous ne reverrons plus notre joli village,
« Nos paisibles foyers, notre temple béni,
« Quand notre amer exil enfin sera fini ! »


Parmi les paysans dispersés sur la berge,
Étonnés et sans voix, le saint prêtre et la vierge
Regardaient la lueur qui grandissait toujours.
Assis à quelques pas, refusant tout secours,

Benoît leur compagnon demeurait impassible
Et semblait ne point voir la scène indescriptible
Qui se passait alors sur le bord de la mer.
Après quelques instants d’un calme bien amer,
Lorsque pour lui parler tous deux ils se levèrent,
Ô surprise ! ô douleur ! alors ils le trouvèrent
Étendu sur le sol, froid et sans mouvement !
Le prêtre lui leva la tête doucement ;
Et la vierge tombant à genoux sur la terre,
Près des restes sacrés de son bien-aimé père,
Poussa de longs sanglots et puis s’évanouit.
Et jusqu’à l’heure où l’aube au ciel s’épanouit
Comme une fleur au bord d’un odorant parterre,
La pauvre enfant dormit ce sommeil de mystère,
Ce lourd sommeil qu’on nomme évanouissement.
Quand elle s’éveilla le fond du firmament
Était encore rougi par le feu du village ;
Les galets de la rive et l’herbe et le feuillage

Étincelaient encor. Les amis l’entouraient.
Pâles, silencieux, plusieurs d’entre eux pleuraient
En reposant sur elle un regard de tristesse.
Un grand cri s’échappa de son âme en détresse
Et ses yeux, par torrents, répandirent des pleurs
Alors qu’elle sentit le poids de ses malheurs.
— « Enterrons sa dépouille au pied de ce grand hêtre,
Dit aux captifs émus le vénérable prêtre,
« Enterrons sa dépouille au bord des vastes mers ;
« Et si nous revenons après de longs hivers
« Nous pourrons transporter son corps au cimetière
« Et planter une croix sur sa froide poussière ! »


Au bord de l’océan par les feux éclairé
Le vertueux Benoît fut, sans pompe, enterré.
Nul cierge ne brûla près de ses humbles restes ;
Nul chant n’alla frapper les portiques célestes ;

La cloche du hameau ne sonna point le glas ;
Mais le peuple gémit. La mer avec éclats
Répondit, à l’instant, à ses plaintes funèbres.
On aurait dit entendre, au milieu des ténèbres,
Les versets alternés, graves et solennels
Des moines à genoux devant les saints autels.
Or ce fracas de l’onde annonçait la marée.
Chaque barque du bord aussitôt démarrée,
Bondit légèrement et glissa sur les flots.
Les soldats au cœur dur, les sales matelots
Reprirent, tout joyeux, leur odieuse tâche,
Et chantant, et sifflant, et ramant sans relâche,
Ils eurent bientôt mis sur le pont des vaisseaux
Les colons qui restaient au bord des vastes eaux.
Des vents impétueux dans les haubans sifflèrent ;
L’océan reflua ; les voiles se gonflèrent,
Et les vaisseaux, hissant leurs brillants pavillons,
Ouvrirent, dans les flots, de bouillonnants sillons !

Ils laissaient la ruine au milieu du village,
Et la cendre des morts sous le tuf du rivage !