Études socialistes/Les raisons de majorité

ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 85-96).


LES RAISONS


j’ai montré, et cela est l’évidence même, que la révolution de 1789 n’avait abouti que par la volonté de l’immense majorité de la nation. Et j’ai dit qu’à plus forte raison, pour l’accomplissement de la Révolution socialiste, il faudra l’immense majorité de la nation. J’espère bien, en constatant la grandeur de l’effort nécessaire, ne point décourager, mais animer au contraire les énergies et les consciences. D’ailleurs, si l’œuvre à accomplir est immense et suppose le concours d’innombrables volontés, je démontrerai aussi qu’immenses sont les ressources et les forces, et qu’il dépend de nous d’aller au but d’une marche certaine et victorieuse. Mais je dis que l’effort véhément d’une minorité socialiste ne suffirait pas et que nous devons rallier à nous la presque unanimité des citoyens. Voici pourquoi :

d’abord, ce n’est pas en face d’une masse inerte et passive que se trouverait la minorité socialiste révolutionnaire. Depuis cent vingt ans, depuis la révolution, les énergies humaines, déjà excitées par la réforme et la renaissance, ont été animées prodigieusement. Dans toutes les classes, dans toutes les conditions, il y a des volontés actives, des forces en mouvement. Partout les individus ont pris conscience d’eux-mêmes. Partout ils redoublent d’effort. La classe ouvrière est sortie du demi-sommeil et de la passivité. Mais la petite bourgeoisie aussi est agissante. Malgré le poids du système économique qui si souvent l’écrase, elle n’a point tout à fait fléchi : elle tente de se redresser. Et si bien souvent elle demande son salut aux conceptions les plus rétrogrades, à la politique la plus détestable et au plus stérile et avilissant nationalisme, elle n’en est pas moins une force active et passionnée. Elle forme des ligues, et à Paris elle tient en échec la démocratie socialiste et républicaine. C’est dire qu’elle opposerait une résistance peut-être décisive à un mouvement social auquel elle n’aurait pas été gagnée peu à peu, au moins partiellement.

De même, les petits propriétaires paysans ont joué dans toute notre histoire, depuis la révolution, un grand rôle, tantôt de réaction, tantôt de liberté. Sauf quelques exceptions glorieuses et assez étendues, ils ont pris peur en 1851 du spectre rouge, et ils ont contribué au succès du coup d’état et de l’empire. Depuis, ils ont été peu à peu conquis par la république et ils en sont une des forces vives. Ils ont le sentiment très net de leur puissance politique. Ils sont entrés dans les municipalités ; ils savent qu’ils font les députés, les conseillers généraux et les sénateurs, et ils ne toléreraient nullement un grand mouvement social qui se ferait sans eux.

Je crois qu’il est imprudent de dire que la neutralité des paysans suffirait, que le socialisme leur demanderait seulement de laisser faire. Aucune grande force sociale ne reste neutre dans les grands mouvements. S’ils ne sont pas avec nous, ils seront contre nous.

D’ailleurs, comme l’ordre collectiviste suppose le concours des paysans, comme il faudra, par exemple, qu’ils consentent à vendre leurs produits aux magasins sociaux, leur résistance passive suffirait à affamer et à perdre la révolution. Ils connaissent leur puissance et ils ne la laisseront point tomber de leurs mains. Même l’initiative économique dont ils font preuve depuis plusieurs années, l’esprit de progrès qui les anime, tout témoigne qu’ils n’assisteraient point inertes et passifs à de grands événements sociaux, dont les effets ne tarderaient point à se répercuter sur leur propre vie. Ou ils les seconderont, ou ils les refouleront.

J’ajoute que les classes privilégiées d’aujourd’hui ont infiniment plus d’autorité, et par conséquent de puissance que les classes privilégiées d’avant 1789. La bourgeoisie industrielle est restée vivante. Elle suit les lois du progrès scientifique. Elle adopte sans cesse de nouvelles méthodes de production, elle renouvelle son outillage. Et même au point de vue de la lutte sociale, de la lutte des classes, elle renouvelle sa méthode de combat : l’invention des syndicats jaunes atteste qu’elle a des ressources de souplesse et d’audace. Quelle différence d’activité entre un grand prélat d’ancien régime et un grand capitaliste d’aujourd’hui ! Il en est, comme certains milliardaires américains, qui ont hérité de l’activité de Napoléon. Et en France même, dans des proportions plus modestes, la classe capitaliste est toujours en éveil. Ce n’est pas à des classes nonchalantes et assoupies, c’est à des classes agissantes, prévoyantes, hardies que le prolétariat doit arracher leur privilège. Comment le pourrait-il s’il n’a pas avec lui l’ensemble de la nation ? Si la masse de la nation lui est hostile, il sera écrasé. Et si elle est simplement défiante, les manoeuvres de la classe capitaliste ne tarderont pas à changer cette défiance en hostilité.

Ainsi, l’universelle trépidation de la vie moderne, l’universelle excitation des énergies ne permettent plus l’action décisive des minorités. Il n’y a pas de masse dormante qu’une impulsion vigoureuse puisse ébranler. Il y a partout des centres de force, qui deviendraient vite des centres de résistance, des points de réaction, si peu à peu leur mouvement propre ne se dirigeait pas dans le sens de la société nouvelle.


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En second lieu, la transformation de propriété que le socialisme veut et doit accomplir est beaucoup plus vaste, beaucoup plus profonde et beaucoup plus subtile que celle qui a été accomplie il y a cent dix ans par la bourgeoisie révolutionnaire.

En 1789, c’est une forme de propriété étroitement définie que frappait la Révolution. Quand elle nationalisait les biens du clergé, c’est une propriété corporative bien déterminée qu’elle absorbait. Hors de l’Église, hors du clergé régulier ou séculier, aucun citoyen, aucun possédant ne pouvait craindre que la mesure d’expropriation décrétée contre l’Église rejaillît sur lui. L’abbé Maury essaya en vain de semer la panique : les propriétaires bourgeois et paysans savaient trop que la propriété d’Église était bien définie et que l’expropriation ne pouvait pas s’étendre au delà de ses limites.

De même, quand la révolution abolit les droits féodaux, c’était aussi une mesure précise, aux effets connus d’avance et limités. Sans doute, il y avait des droits féodaux engagés dans des propriétés non féodales. Mais dans l’ensemble, c’étaient les seigneurs qui étaient atteints. La nature même de la redevance féodale, qui supposait un lien de dépendance personnelle, en réservait le bénéfice à une catégorie de personnes.

Au contraire, la propriété capitaliste est essentiellement diffuse. Elle n’a pas de limites certaines et connues. Elle n’est pas concentrée aux mains d’une corporation comme l’Église, ou d’une caste comme la noblesse. Les titres qui la représentent sont assurément bien loin d’être répandus autant que le dit l’optimisme de commande des économistes bourgeois. Mais enfin, ils ne sont pas réservés à telle catégorie de titulaires, et ils sont assez largement disséminés. Il y a de petits possesseurs jusque dans les villages. Et si un coup de minorité abolissait un moment la propriété capitaliste, partout s’allumeraient des foyers de résistance imprévus. C’est seulement par des transactions nuancées et précises, où leur intérêt sera pleinement sauvegardé, qu’on amènera les moyens et petits possesseurs à consentir à une transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale. Or, ces transactions ne peuvent être ménagées, ces garanties ne peuvent être instituées que par la calme délibération et la volonté légale de la majorité de la nation. De même, la transformation de la propriété agraire et son évolution vers un système largement communiste seront impossibles tant que les paysans propriétaires ne seront pas pleinement rassurés.

L’adhésion des paysans propriétaires est d’autant plus nécessaire que par rapport à leur nombre le nombre des propriétaires ruraux va diminuant. Mais cette adhésion, ils ne la donneront pas à un mouvement soudain, dont ils n’auront pu calculer les effets. Ils ne la donneront qu’à un mouvement délibéré avec eux, et qui en accroissant tous les jours leur force de production et leur bien-être, les rassurera pleinement sur le but et le terme de l’action socialiste.

Ce n’est pas tout. En 1789, la révolution n’avait à accomplir, dans l’ordre de la propriété, qu’une œuvre négative. Elle supprimait, elle ne créait pas. Elle abolissait la propriété d’Église ; mais, ce domaine d’église, elle le mettait en vente. Elle le convertissait immédiatement en propriétés particulières d’un type déjà connu. De même, quand elle supprimait les droits féodaux, elle libérait la propriété paysanne d’une charge. Elle n’en modifiait pas le fond. Le paysan devenait plus pleinement propriétaire de ce qu’il possédait déjà. Mais la révolution Révolution ne suscitait aucune forme nouvelle de propriété. Elle n’imaginait aucun type social nouveau. Son œuvre libératrice revenait à briser des entraves. Elle n’avait pas à créer, elle n’avait pas à organiser : la société ne lui demandait que des destructions ; une fois ces destructions accomplies, c’est la société qui d’elle-même continuait, allègrement, la marche commencée.

Au contraire, il ne suffit pas à la Révolution socialiste d’abolir le capitalisme : il faut qu’elle crée le type nouveau selon lequel s’accomplira la production et se régleront les rapports de propriété. Supposez que demain tout le système capitaliste soit supprimé. Supposez que tout prélèvement capitaliste cesse, que le grand-livre de la dette publique soit anéanti, que les locataires ne payent plus de loyers, que les fermiers ne payent plus de fermages, que les métayers ne remettent plus au propriétaire bourgeois la moitié des fruits de la terre, que toute rente du sol, tout bénéfice commercial, tout dividende et profit industriel soient abolis ; si à cette destruction du capitalisme ne s’ajoutait pas immédiatement une organisation socialiste, si la société ne savait pas d’emblée comment, par qui, sera conduit le travail, quelle sera l’action de l’État, celle de la commune, celle du syndicat, comment, d’après quels principes seront rémunérés les producteurs, si elle n’était pas, en un mot, capable d’assurer le fonctionnement d’un système social nouveau, elle tomberait dans un abîme de désordre et de misère, et la Révolution serait perdue en un jour. Mais ce système social nouveau, ce ne peut être une minorité qui le crée et qui l’inspire. Il ne peut fonctionner qu’avec le consentement de l’immense majorité des citoyens. Et c’est la majorité des citoyens qui en multipliera peu à peu les ébauches et les germes. C’est elle qui, du chaos capitaliste, fera surgir graduellement des types variés de propriété sociale, coopérative, communale et corporative, et elle n’abattra les derniers pans du système capitaliste que lorsque les fondements de l’ordre socialiste seront assurés, lorsque l’édifice nouveau pourra mettre les hommes à l’abri. À cette œuvre immense de construction sociale, c’est l’immense majorité des citoyens qui doit concourir.

Qu’on n’oublie pas le caractère nouveau et grandiose de la révolution socialiste. Elle sera faite pour tous. Pour la première fois depuis l’origine de l’histoire humaine, un grand changement social aura pour objet non pas la substitution d’une classe à une autre, mais la destruction des classes, l’avènement de la commune humanité.

Dans l’ordre socialiste, ce n’est pas l’autorité d’une classe sur une autre qui maintiendra la discipline, la coordination des efforts : c’est la libre volonté des protecteurs associés.

Comment un système qui suppose la libre collaboration de tous pourrait-il être institué contre la volonté, ou même sans la volonté du plus grand nombre ? Toutes ces forces ou réfractaires ou inertes alourdiraient tellement la production socialiste, useraient en d’innombrables chocs ou frottements tant d’énergies et de ressorts, que le système ferait faillite. Il ne peut réussir que par la volonté générale et presque unanime.

Destiné à tous, il doit être préparé, accepté presque par tous, et même, pratiquement, par tous ; car il vient une heure où la force d’une majorité immense décourage les dernières résistances. Ce qui fait la noblesse du socialisme, c’est qu’il ne sera pas un régime de minorité. Il ne peut donc pas, il ne doit donc pas être imposé par une minorité.


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J’ajoute que le long exercice du suffrage universel a rendu de plus en plus difficiles et presque impossibles les entreprises des minorités. Le suffrage universel, en effet, fait incessamment la lumière sur les forces respectives des partis. Il en prend perpétuellement et il en publie la mesure. Or, il est très difficile à une minorité de tenter un mouvement, quand tout le pays sait et quand elle sait elle-même qu’elle est une minorité.

En 1830, en 1848, la minorité révolutionnaire soulevée pouvait croire, dire et faire croire qu’elle représentait la pensée de la majorité. Car cette majorité, sous le régime du suffrage restreint, restait inexprimée. Je ne parle pas de la chute de l’Empire, qui s’est effondré dans la défaite beaucoup plus que sous la révolution. Mais la grande faiblesse de la Commune assurément fut d’avoir en face d’elle une assemblée qui, quelque réactionnaire qu’elle fût, émanait ou paraissait émaner du suffrage universel et de la volonté générale.

La minorité qui, ayant participé au scrutin, en ayant accepté la mesure, tenterait de faire violence à la majorité, serait dans une situation fausse. Et elle trouverait en face d’elle une majorité qui, avertie de sa propre force par les chiffres authentiques du scrutin, ne céderait pas et rallierait probablement à elle bien des éléments de la minorité soulevée.

Or, le Parti socialiste ne se borne pas à demander partout le suffrage universel. Il le demande avec la représentation proportionnelle. Liebknecht, dans les fragments qu’a publiés le Vorwaerts, demande la représentation proportionnelle. Les socialistes belges l’ont soutenue. Le citoyen Vaillant, dans un article récent, adhérait en principe au scrutin de liste, sous la condition absolue que la représentation proportionnelle serait instituée. C’est aussi le sentiment du citoyen Guesde. Mais demander la représentation proportionnelle, c’est demander que chacune des forces, chacune des tendances du pays et de la société donne constamment sa mesure exacte. C’est vouloir que la part d’influence électorale et parlementaire de chaque parti soit exactement calculée sur sa force réelle dans le pays. C’est donc proclamer que toute législation est arbitraire, qui ne procède pas de la majorité vraie.


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Donc, de l’aveu de tous, la révolution socialiste s’accomplira par la volonté générale, par la force d’une majorité. Seuls, les partisans de la grève générale à caractère révolutionnaire croient que l’action du seul prolétariat industriel ou même de la portion la plus active et la plus consciente de ce prolétariat suffira à déterminer l’avènement du communisme, la Révolution sociale.