Études socialistes/Grève générale et révolution

ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 97-121).
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ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE


GRÈVE GÉNÉRALE ET RÉVOLUTION


Quand on parle de grève générale, il faut commencer par bien définir le sens des mots. Il ne s’agit pas, bien entendu, de la grève générale d’une seule corporation. Par exemple, quand les ouvriers mineurs de toute la France, décident, à la majorité, qu’il y a lieu pour eux de se mettre en grève pour obtenir la journée de huit heures, une pension de retraite plus élevée et un minimum de salaires, c’est une grève très importante, et on peut l’appeler la grève générale des ouvriers mineurs. Mais ce n’est point là ce qu’entendent, par la grève générale, ceux qui y voient l’instrument décisif d’émancipation. Il ne s’agit point, dans leur pensée, d’un mouvement restreint à une corporation, si vaste soit-elle. D’autre part, il serait puéril de dire qu’il n’y aura grève générale que si la totalité des salariés, dans toutes les catégories de la production, cesse simultanément le travail. La classe ouvrière est trop dispersée pour qu’une pareille unanimité de grève soit possible et même concevable.

Mais le mot de grève générale a un autre sens, très précis à la fois et très étendu. Il signifie que les corporations les plus importantes, celles qui dominent tout le système de la production, arrêteront à la fois le travail. Si, par exemple, les ouvriers de chemins de fer, les ouvriers mineurs, les ouvriers des ports et des docks, les ouvriers métallurgiques, les ouvriers des grands tissages et des grandes filatures, les ouvriers du bâtiment dans les grandes villes arrêtaient simultanément le travail, il y aurait vraiment grève générale. Car pour qu’il y ait grève générale, il n’est point nécessaire que la totalité des corporations entre en ligne, il n’est même pas nécessaire que dans les corporations qui participent au mouvement, la totalité des ouvriers fasse grève. Il suffit que les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le nœud du système économique, décident la suspension du travail, et il suffit qu’elles soient écoutées par un nombre d’ouvriers tel que, pratiquement, le travail de la corporation soit suspendu.

A la grève générale ainsi entendue, on ne peut objecter ni qu’elle est chimérique ni qu’elle serait inefficace. à mesure que s’étend l’organisation ouvrière, ces mouvements d’ensemble deviennent possibles. Et s’ils se produisent, ils peuvent exercer sur les classes dirigeantes un effet profond. Ce n’est plus une corporation, si puissante qu’elle soit, qui refuse le travail, c’est tout un ensemble de corporations. Ce n’est donc plus un mouvement corporatif : c’est un mouvement de classe. Et comment un mouvement général de la classe essentiellement productive, de celle que rien ne supplée, pourrait-il être sans action ?


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Mais, ici, il ne faut pas d’équivoque. Il ne faut pas s’imaginer que le mot de grève générale a une vertu magique et que la grève générale elle-même a une efficacité absolue et inconditionnée. La grève générale est pratique ou chimérique, utile ou funeste, suivant les conditions où elle se produit, la méthode qu’elle emploie et le but qu’elle se propose.

Il y a, à mon sens, trois conditions indispensables pour qu’une grève générale puisse être utile : — 1° il faut que l’objet en vue duquel elle est déclarée passionne réellement, profondément, la classe ouvrière. — 2° il faut qu’une grande partie de l’opinion soit préparée à reconnaître la légitimité de cet objet. — 3° il faut que la grève générale n’apparaisse point comme un déguisement de la violence, et qu’elle soit simplement l’exercice du droit légal de grève, mais plus systématique et plus vaste, et avec un caractère de classe plus marqué.

Et tout d’abord, il est nécessaire que l’ensemble des ouvriers organisés attache un très grand prix à l’objet en vue duquel est déclarée la grève. Ni les décisions des congrès corporatifs ni les mots d’ordre des comités ouvriers ne suffiraient à entraîner la classe ouvrière dans une lutte toujours redoutable. Pour affronter les privations et la misère, même pour échapper aux influences du milieu dont on est enveloppé, il faut une grande énergie. Or, cette énergie ne peut être suscitée dans toute une classe que par une grande passion. Et la passion à son tour n’est excitée dans les âmes, à ce degré où elle devient agissante et combattante, que par un intérêt à la fois très grand et très prochain, par un objet très important et d’une réalisation immédiate.

Par exemple on comprend très bien que les corporations les mieux organisées, les plus conscientes, sous l’action d’une propagande étendue et précise, arrivent à se passionner pour la journée de huit heures, pour les retraites de vieillesse et d’invalidité, pour l’assurance sérieuse et certaine contre le chômage. On comprend, si les pouvoirs publics résistent ou éludent, que la classe ouvrière, dans la profondeur de sa conscience, accumule assez d’énergie et de passion pour déclarer une grande et persévérante grève. Alors, c’est pour des objets vastes et précis, c’est pour des réformes étendues, claires et immédiatement réalisables qu’elle lutte. Alors, le signal donné par les organisations ouvrières sera suivi ; sinon, non.

Mais il ne suffit pas que le prolétariat soit réellement animé et passionné. Il ne suffit pas qu’il obéisse à sa propre impulsion intérieure et non à un mot d’ordre extérieur. Il faut encore qu’il ait démontré à une fraction notable de l’opinion que ses revendications sont légitimes et réalisables immédiatement. Toute grève générale apportera nécessairement un trouble dans les relations économiques ; elle contrariera bien des habitudes ou même atteindra bien des intérêts. L’opinion de l’ensemble du pays — et même de cette partie très importante des salariés de tout ordre qui ne sera pas entrée dans le mouvement — se prononcera donc avec force contre ceux qui seront rendus responsables de la prolongation du conflit. Or, l’opinion ne rendra la classe capitaliste responsable et ne se tournera vigoureusement contre elle que si, par une propagande ardente et substantielle, l’équité des revendications ouvrières et la possibilité pratique d’y satisfaire immédiatement lui ont été démontrées. Alors, c’est contre l’égoïsme des grands possédants, c’est contre la routine ou l’égoïsme des pouvoirs publics qu’elle se prononcera, et la grève générale aboutira à un succès notable. Au contraire, si la masse indifférente n’avait pas été avertie et en partie conquise, c’est contre les grévistes qu’elle se prononcerait. Et comme aucune force, même révolutionnaire, ne prévaut contre l’opinion de l’ensemble du pays, la classe ouvrière subirait un désastre très étendu.


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Enfin, je dis que si la grève générale est présentée et conçue non comme l’exercice plus vaste et plus cohérent du droit légal de grève, mais comme le prodrome et la mise en train d’une action de violence révolutionnaire, elle provoquera d’emblée un mouvement de terreur et de réaction auquel la fraction militante du prolétariat ne suffira point à résister.

C’est pourtant à cette conception que se sont arrêtés quelques-uns des théoriciens de la grève générale. Ils croient que la grève générale des corporations les plus importantes suffira à déterminer la révolution sociale, c’est-à-dire la chute de tout le système capitaliste et l’avènement du communisme démocratique et prolétarien. La vie économique du pays sera suspendue ; les voies ferrées seront désertes ; la houille nécessaire à l’industrie restera ensevelie sous terre : les navires ne pourront même plus aborder les quais où nul ouvrier ne déchargera les marchandises. Partout, arrêt de la circulation, de la production. Naturellement, il y aura un grand malaise. Les masses ouvrières, en arrêtant la production et les échanges, se seront affamées elles-mêmes ; elles seront ainsi acculées à la violence, pour se nourrir, pour saisir vivres et denrées là où ils se trouvent. Elles seront acculées aussi à frapper d’épouvante les privilégiés, menacés dans leurs personnes et dans leurs biens par l’inévitable colère du prolétariat dont les souffrances séculaires seront comme exaspérées par la crise de misère et par la faim. De là d’inévitables conflits entre la classe ouvrière et les gardiens affolés du système capitaliste. De là, par conséquent, au bout de quelques jours, le caractère révolutionnaire de la grève générale. Et comme la force capitaliste sera dispersée par la nécessité même de surveiller le mouvement le plus étendu et le plus divers, comme notamment l’armée de répression sera disséminée, noyée dans le vaste flot, le prolétariat aura dissous l’obstacle où jusqu’ici il se brisait, et maître enfin du système social, il installera le travail souverain.

Voilà la conception. Je ne dis pas qu’elle ait ce degré de netteté chez tous les théoriciens de la grève générale. Je ne dis pas que ceux qui l’acclament y attachent tous ce sens. Mais je dis que pour ceux qui y voient l’instrument décisif de libération, elle signifie nécessairement cela ou rien.

Or, en ce sens révolutionnaire, je crois que c’est une idée fausse. D’abord, une tactique est singulièrement dangereuse quand elle ne peut échouer UNE FOIS sans entraîner pour la classe ouvrière des désastres immenses.

Les partisans de la grève générale ainsi entendue sont obligés, qu’on le note bien, DE RÉUSSIR À LA PREMIÈRE FOIS. Si une grève générale, après avoir tourné à la violence révolutionnaire, échoue, elle aura laissé debout le système capitaliste, mais elle l’aura armé d’une fureur implacable. La peur des dirigeants et même d’une grande partie de la masse se donnera carrière en une longue suite d’années de réaction. Et le prolétariat sera pour longtemps désarmé, écrasé, ligotté.


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Mais y a-t-il ainsi des chances de succès ? Je ne le crois pas. D’abord, la classe ouvrière ne se soulèvera pas pour une formule générale, comme serait l’avènement du communisme. L’idée de révolution sociale ne suffira pas à l’entraîner. L’idée socialiste, l’idée communiste est assez puissante pour guider et ordonner les efforts successifs du prolétariat. C’est pour s’en rapprocher tous les jours, c’est pour la réaliser graduellement qu’il s’organise et qu’il lutte. Mais il faut que l’idée de révolution sociale prenne corps dans des revendications précises pour susciter un grand mouvement.

Pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d’inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : communisme ! Car immédiatement les prolétaires demandent : « lequel ? Et quelle forme aura-t-il demain si nous sommes vainqueurs ? » et ce n’est pas pour un objet trop général et d’un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d’appui solide, un point d’attache précis.

Les plus avisés des théoriciens de la grève générale révolutionnaire le savent bien. Aussi, c’est d’abord par des revendications précises, substantielles, qu’ils veulent mettre la classe ouvrière en mouvement. Et ils espèrent que ce mouvement, devenant forcément révolutionnaire, s’élargira de lui-même en communisme complet.

Mais là est précisément le vice essentiel de la tactique. ELLE RUSE AVEC LA CLASSE OUVRIÈRE. Elle se propose de l’entraîner, comme par l’effet irrésistible d’un mécanisme, au delà du point qu’on lui aura indiqué tout d’abord. C’est par l’attrait de quelques réformes concrètes, précises, immédiates, qu’on la détermine à la grande opération de la grève générale, et on imagine qu’une fois prise dans l’engrenage elle sera conduite, presque automatiquement, à la Révolution communiste.

Or, je dis que dans une démocratie, cela est contraire à l’idée même de la Révolution. Je dis qu’il n’y a et ne peut y avoir Révolution que là où il y a conscience, et que ceux qui construisent un mécanisme pour véhiculer le prolétariat à la Révolution presque à son insu, ceux qui prétendent l’y conduire comme par surprise, vont à rebours du vrai mouvement révolutionnaire.

Si la classe ouvrière n’est pas nettement avertie, dès l’origine, que c’est pour l’entière Révolution communiste qu’elle se met en grève ; si elle ne sait pas, en quittant les mines, les gares, les usines, les chantiers, qu’elle n’y doit rentrer qu’après avoir accompli toute la révolution sociale ; si elle n’y est pas dès la première heure, et jusqu’au fond de sa conscience, préparée et résolue, elle sera déconcertée dans la suite du mouvement par la révélation tardive d’un plan qu’on ne lui aura pas soumis avant l’action. Et aucun artifice, aucune prestidigitation ne substituera le but occulte, soudain découvert, au but avoué de la première heure.

S’imaginer qu’une révolution sociale peut être le résultat d’un malentendu, et que le prolétariat peut être entraîné au delà de lui-même, c’est, qu’on me passe le mot, un enfantillage. La transformation de tous les rapports sociaux ne peut être l’effet d’une manoeuvre.

Et au contraire, si on avertit la classe ouvrière, si on lui dit nettement qu’elle doit quitter les ateliers pour n’y rentrer qu’après avoir aboli tout le capitalisme, son instinct et sa pensée l’avertiront aussi que ce n’est point par un soulèvement de quelques jours, mais par un effort immense d’organisation continue et de transformation continue qu’on renouvelle une société aussi compliquée que la nôtre. Dès lors, elle reculera devant une entreprise aussi indéterminée et aussi creuse, comme on recule devant le vide.


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Il y a encore un autre artifice dans la tactique révolutionnaire de la grève générale. Quelques-uns de ces théoriciens disent :

« Il serait peut-être malaisé d’entraîner le prolétariat dans une action de force délibérée. il en est désaccoutumé depuis de longues années, et il ne s’y jetterait peut-être pas d’emblée, au seul signal des organisations militantes. Au contraire, la grève est entrée dans la pratique de la classe ouvrière, et les grèves sont de plus en plus étendues. Il ne sera donc pas malaisé d'obtenir de la classe ouvrière qu'elle entre dans un mouvement de grève générale. Ce sera, à l'origine, un simple agrandissement de ses habitudes de combat. Et de plus, chose tout à fait importante, ce sera un mouvement légal. La loi permet la grève ; elle ne lui assigne pas et ne peut pas lui assigner de limite. Par conséquent, le prolétariat, en ouvrant la grève générale, sait qu'il exerce un droit légal ; c'est donc avec toute la puissance de la légalité qu'il entre dans le mouvement, et bien des travailleurs qui auraient répugné à l'emploi prémédité de la force et à l'action délibérément révolutionnaire, n'hésiteront pas à manifester leur irritation contre les injustices sociales par une démarche menaçante, mais qui ne les jette pas dès la première heure et de sang-froid hors de la légalité.

« De plus, ce qu’on pourrait appeler la répression préventive du pouvoir capitaliste est empêché par la forme d’abord légale du mouvement. Mais peu à peu, cette grève générale, cette grève de classe s’affirmera nécessairement en grande bataille sociale, en combat révolutionnaire. Par le souffrance, par la misère, par les inévitables conflits qui mettront aux prises, en bien des points, la force ouvrière et la force capitaliste, les esprits s'animeront, les justes colères s'enflammeront, et même cette partie du prolétariat qui aurait reculé avant l'ouverture de la grève devant l'emploi systématique de la force, sera peu à peu, au feu des événements, de la lutte et de la souffrance, portée à la température révolutionnaire. Dès lors, le vieux monde fera explosion. »

Voilà bien, si l’on va au fond, la conception et l’espoir d’un certain nombre de ceux qui voient dans la grève générale un moyen de révolution. Elle est dans leur pensée une méthode d’entraînement révolutionnaire, appliquée à un prolétariat dont trop de forces resteraient inertes sans l’excitation brutale des événements.

On ne dit plus aux prolétaires : prenez votre fusil. Mais on croit que la grève générale, d’abord légale, sera conduite bientôt à s’armer du fusil ou de tout autre appareil de force. Ainsi, on compte sur la force révolutionnaire des événements pour suppléer ou pour compléter l’insuffisante force révolutionnaire des hommes.

J’ai bien le droit de dire qu’il y a là un artifice de révolution. Et comme tout mécanisme qu’on n’a pu éprouver par des expériences répétées avant d’en faire un emploi décisif, celui-ci expose à bien des mécomptes les hommes de bonne foi qui attendent tout de lui. Créer par un moyen factice une excitation révolutionnaire que la seule action des souffrances, des misères, des injustices usuelles n’aurait pas suffi à produire, est une entreprise bien aléatoire.

On a dit que la révolution ne se décrète pas. A plus forte raison peut-on dire qu’elle ne se fabrique pas, et qu’aucun mécanisme de conflit, si vaste et si ingénieux soit-il, ne peut suppléer la préparation révolutionnaire des choses et des esprits. Il ne suffira pas de poser d’abord la grève générale pour en faire ensuite réussir la révolution. Il se peut très bien que les prolétaires, s’ils ont besoin, à l’origine, pour entrer dans la grande action, d’un prétexte et même d’une illusion de légalité, reculent devant l’emploi de la force au moment où se dérobera ce prétexte et où se dissipera cette illusion. Le dé qui aura été jeté en l’air pourra bien retomber sur une face de violence ; il pourra retomber aussi sur une face d’inertie. Or, on ne pourra pas garder longtemps en main le cornet et recommencer indéfiniment le jeu. Il se peut, en tout cas, que dans ce mouvement dont les chefs auront compté sur la force inconsciente et obscure des choses plus que sur la force délibérée des consciences, il y ait beaucoup de flottement, de mélange et d’incohérence. Sur tel point, le conflit aboutira en effet à l’action révolutionnaire ; sur tel autre, il gardera sa forme légale et s’éteindra dans l’immobilité. Le mouvement révolutionnaire, n’ayant pas son principe et son point d’appui dans la volonté réfléchie des hommes, sera livré au hasard des incidents locaux, et le mécanisme de révolution n’aura pas les mêmes prises partout. De là, discordance, découragement et défaite. Il est très vrai que souvent, dans l’histoire, des événements d’abord restreints en apparence et inoffensifs aboutissent à de vastes conclusions imprévues. Mais il est impossible de compter sur cet élargissement, et il n’y a pas de procédé, fût-il celui de la grève générale, qui, d’un premier mouvement de légalité puisse avec certitude faire sortir la révolution.


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D’ailleurs, et c’est là surtout qu’est l’illusion d’un grand nombre de militants, il n’est pas démontré du tout que la grève générale, même si elle prend en effet un caractère révolutionnaire, fasse capituler le système capitaliste. La société bourgeoise opposera une résistance proportionnée à la grandeur des intérêts en jeu. C’est dire qu’à la grève générale de révolution qui lui demandera le sacrifice complet de son principe même, elle opposera une résistance totale.

Or, ni l’arrêt de la production et de la circulation, ni même les violences étendues contre les propriétés et les personnes ne suffisent à faire tomber une société. Quelque puissants qu’on suppose les effets de la grève générale révolutionnaire, ils ne seront pas supérieurs à ceux des grandes guerres et des grandes invasions. Les grandes guerres arrêtent aussi ou troublent la production, suspendent ou gênent la circulation et jettent dans la vie économique un trouble qu’on pourrait supposer mortel. Et pourtant, les sociétés résistent avec une élasticité extraordinaire à des crises qu’on pouvait croire funestes, à des maux qui paraissaient accablants.

Je ne parle pas de la guerre de Cent Ans en France, de la guerre de Trente Ans en Allemagne. A travers des épreuves inouïes, les brigandages, les sièges, les ravages, les incendies, les perpétuels combats, les famines, la vie sociale se maintint. Mais dans les sociétés plus modernes, dans la société bourgeoise elle-même, que de prodigieuses secousses ! Dès la seconde moitié de 1793, la société issue de la révolution subit ou même s’inflige à elle-même, pour se défendre, des épreuves auxquelles sans doute nulle grève générale n’équivaudra. Une portion considérable de la population valide, quinze cent mille hommes sur une population de vingt-cinq millions sont arrachés aux champs et aux ateliers et jetés aux frontières. La guerre civile fait rage, en même temps que la guerre étrangère. La Vendée, la Bretagne, le Midi, Lyon sont soulevés et en feu. La moitié de la France est armée contre l’autre moitié. L’été aride et ardent a appauvri les moissons. Le blé circule malaisément, chaque département, chaque district voulant se réserver le plus de grain possible. Bien que Paris ne soit pas investi, il est soumis à un véritable régime d’état de siège : il y faut faire queue à la porte des boulangers ; le rationnement est établi ; le pain est rare. La baisse des assignats jette un trouble extrême dans toutes les transactions. Et à travers toutes ces difficultés, la France garde assez de puissance vitale, la société révolutionnaire garde assez de ressort pour se défendre d’abord et bientôt reprendre l’offensive. On peut prendre par la famine et par la force une cité ; on ne prend pas ainsi une société tout entière. Il faut qu’elle se livre elle-même. En 1870-1871, un tiers de la France est occupé, Paris est assiégé ; la guerre civile succède à la guerre étrangère ; une rançon formidable est imposée à la nation, et malgré tout, les sources profondes de la vie ne sont pas atteintes, et elles jaillissent de nouveau avec une merveilleuse abondance dès les premiers jours de paix.


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En supposant même qu’une grève générale révolutionnaire parvienne à obstruer les ports, à immobiliser les locomotives, à détruire les voies ferrées, à occuper souverainement quelques régions particulièrement ouvrières, à menacer et à réduire l’approvisionnement de quelques grandes villes et de la capitale, l’ingénieuse nécessité fera apparaître d’innombrables ressources cachées. Au besoin, la vie sociale, la consommation se réduiront dans des proportions énormes, et la nature humaine s’accommodera de ces tragiques privations, comme à la fin d’un long siège elle s’accommode d’un régime dont la seule idée, quelques mois plus tôt, aurait fait frémir les plus braves. Et si la société bourgeoise et la propriété individuelle ne veulent pas capituler, si la grande majorité des citoyens est opposée au nouvel ordre social que la grève générale veut instaurer par un coup de surprise, la société bourgeoise et la propriété individuelle trouveront le moyen de vivre, de se défendre, de rallier peu à peu, dans le désordre même et le désarroi de la vie économique bouleversée, les forces de conservation et de réaction.

Quelques-uns s’imaginent, il est vrai, que la grève générale, éclatant en bien des points à la fois, obligerait le gouvernement capitaliste et propriétaire à disséminer la force armée sur une telle étendue qu’elle serait comme absorbée par la révolution. C’est une conception d’une naïveté extrême. Le gouvernement bourgeois se préoccuperait avant tout de protéger les pouvoirs publics, les assemblées, en qui résiderait, par la volonté même des majorités, la force légale. Au besoin, s’il ne pouvait d’abord suffire à tout, il abandonnerait à la grève les voies ferrées et les régions où la révolution serait le plus fortement organisée ; il se préoccuperait, au contraire, de concentrer ses forces, et avec la puissance énorme que lui donnerait la volonté des représentants légaux de la nation, il ne tarderait pas à frapper quelques grands coups, à réoccuper les régions par lui abandonnées d’abord, et à rétablir les communications, comme on les rétablit en quelques jours dans un pays que l’ennemi vient d’évacuer après avoir fait sauter les voies ferrées et les ponts. Même si les pouvoirs publics perdaient un moment Paris, comme en 1871, — et avec les éléments sociaux dont se compose Paris, cela n’est pas certain le moins du monde, — il leur suffirait d’avoir un point de réunion et d’attendre en un lieu sûr, comme le roi de France à Bourges, comme M. Thiers à Versailles, que les forces conservatrices fussent entrées en branle. Et elles ne tarderaient pas à y entrer spontanément. Qu’on n’oublie pas qu’aujourd’hui, avec les sociétés de tir et de gymnastique où dominent tant d’influences réactionnaires, avec les habitudes de sport de la haute et moyenne bourgeoisie, avec l’entraînement militaire des classes possédantes, les privilégiés, les bourgeois, les capitalistes petits et grands, les boutiquiers exaspérés seraient capables même d’une action physique très vigoureuse.


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Et pendant ce temps, que ferait la révolution ? Dans les régions où elle aurait paru d’abord victorieuse, elle ne pourrait que se dévorer sur place, et s’épuiser en d’inutiles violences. Les révolutions libérales ou démocratiques de 1830 et de 1848 avaient un but très précis : renverser le pouvoir central et le remplacer. Les coups révolutionnaires de Blanqui étaient toujours calculés pour frapper à la tête et au cœur. Il ne disséminait pas ses forces ; il les concentrait au contraire pour les porter en quelques points vitaux du système politique gouvernemental.

La méthode révolutionnaire de la grève générale est toute contraire. Précisément parce qu’elle donne d’abord au combat une forme économique, elle n’assigne pas aux forces ouvrières un but unique et central où elles puissent converger. Elle resteront sur place, aux abords du puits de mine déserté, au seuil des usines abandonnées. Ou si les prolétaires prennent possession de la mine, de l’usine, ce sera une prise de possession toute fictive. C’est un cadavre qu’étreindront les ouvriers ; car la mine, l’usine ne sont que des corps morts quand la circulation économique est suspendue, quand la production est arrêtée. Tant que l’ensemble de l’appareil social n’est pas possédé et gouverné par une classe, elle a beau s’emparer matériellement de quelques usines et chantiers, elle ne possède rien : ce n’est pas être maître de la circulation que de tenir dans ses mains quelques cailloux de la route déserte.

Il ne resterait donc plus aux forces ouvrières, étonnées de leur impuissance dans leur apparente victoire, que la ressource de détruire. Mais à quoi serviraient ces actes de destruction, sinon à marquer d’un caractère de sauvagerie le soulèvement du prolétariat ? Qu’on observe bien que la tactique révolutionnaire de la grève générale a pour objet et pour effet de décomposer la vie économique et sociale, de la morceler. Arrêter les locomotives, immobiliser les navires, refuser aux machines de l’industrie la houille, c’est substituer à la vie générale et une de la nation la vie dispersée d’innombrables groupes locaux. Or, ce morcellement de la vie, C'EST PRÉCISÉMENT LE CONTRAIRE DE LA RÉVOLUTION.

La révolution bourgeoise a été faite par des fédérations qui venaient de proche en proche se nouer à Paris. Toute grande révolution suppose une exaltation de la vie, et cette exaltation n’est possible que par la conscience d’une vaste unité, par l’ardente communication des forces et des enthousiasmes. C’est par l’organisation d’une forte représentation et action de classe, économique et politique, pénétrant tout et reliant tout, que le prolétariat accomplira sa révolution. Le morcellement est un retour à l’état féodal. Dans les groupes isolés, retombés par l’arrêt de la circulation à une civilisation inférieure, ce sont les oligarchies possédantes qui, disposant de moyens de subsistance accumulés et s’attachant par là toute une clientèle passive, deviendront souveraines. Ce sont les riches qui seront en bien des cantons et des communes les rois momentanés, les chefs sociaux, les maîtres du fief. Et peu à peu, toutes ces petites souverainetés, toutes ces petites oligarchies coordonneront leurs efforts pour écraser et envelopper la révolution immobile et penaude, qui en croyant destituer le gouvernement de tout moyen de communication, se sera isolée et émiettée elle-même.

Ainsi, il est absolument chimérique d’espérer que la tactique révolutionnaire de la grève générale permettra à une minorité prolétarienne hardie, consciente, agissante, de brusquer les événements. Aucun artifice, aucun mécanisme à surprise ne dispense le socialisme de conquérir par la propagande et la loi la majorité de la nation.

Est-ce à dire que l’idée de grève générale est vaine, qu’elle est un élément négligeable dans le vaste mouvement social ? Pas le moins du monde. D’abord, j’ai montré comment, à quelles conditions et sous quelle forme elle pouvait accélérer l’évolution sociale et le progrès ouvrier. En second lieu, c’est déjà pour une société un signe terrible et un avertissement décisif qu’une pareille idée puisse apparaître à une classe comme un moyen de libération. Quoi ! C’est la classe ouvrière qui porte l’ordre social ; c’est elle qui produit et qui crée. Si elle s’arrête, tout s’arrête. Et on peut dire d’elle le mot magnifique que Mirabeau, le premier annonciateur de la grève générale, disait de l’ensemble du tiers-état, encore uni, ouvriers et bourgeois :

« Prenez garde ! criait-il aux privilégiés, n’irritez pas ce peuple qui produit tout, et qui pour être formidable n’aurait qu’à être immobile. »

Or, à ce prolétariat qui a cette formidable puissance négative, et qui peut tout au moins être tenté d’en user, les classes possédantes et dirigeantes n’ont su accorder jusqu’ici qu’une trop faible part de puissance positive. Elles ont donné ou elles ont laissé à la classe ouvrière si peu de confiance en l’efficacité de l’évolution légale, qu’elle est comme fascinée de plus en plus par l’idée de refuser tout le travail. Le travail songeant à se refuser, le cœur méditant de s’arrêter : voilà à quelle crise intérieure profonde nous ont conduits les égoïsmes et l’aveuglement des privilégiés, l’absence de tout plan d’action. C’est vers l’abîme de la grève générale révolutionnaire que le prolétariat se sent de plus en plus entraîné, au risque de se briser en y tombant, mais en emportant avec lui pour des années ou la richesse ou la sécurité de la vie.

La grève générale, impuissante comme méthode révolutionnaire, n’en est pas moins, par sa seule idée, un indice révolutionnaire de la plus haute importance. Elle est un avertissement prodigieux pour les classes privilégiées, plus qu’elle n’est un moyen de libération pour les classes exploitées. Elle est, au cœur de la société capitaliste, comme une sourde menace, qui, même si elle se résout enfin en accès impuissants, atteste un désordre organique que seule une grande transformation peut guérir.

Enfin, si les dirigeants commettaient la folie de toucher aux pauvres libertés acquises, aux moyens d’action bien chétifs des prolétaires, s’ils menaçaient ou violentaient le suffrage universel, si par la persécution patronale et policière ils rendaient vraiment illusoire le droit syndical et le droit de grève, la grève générale violente serait certainement la forme spontanée de la révolte ouvrière, une sorte de ressource suprême et désespérée, et un moyen de frapper l’ennemi plus encore que de se sauver soi-même.

Mais la classe ouvrière serait dupe d’une illusion funeste et d’une sorte d’obsession maladive, si elle prenait ce qui ne peut être qu’une tactique de désespoir pour une méthode de révolution. En dehors des sursauts convulsifs qui échappent à toute prévision et à toute règle, et qui sont parfois la ressource suprême de l’histoire aux abois, il n’y a aujourd’hui pour le socialisme qu’une méthode souveraine : conquérir légalement la majorité.