Études socialistes/Le socialisme et les privilégiés

ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 79-84).
ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE


LE SOCIALISME ET LES PRIVILÉGIÉS


Certes, le Parti socialiste ne doit pas être l’écho confus des intérêts discordants ; il ne doit pas livrer sa pensée au désordre du monde présent. Il doit soumettre à l'ensemble du peuple un plan défini, des moyens précis d’évolution vers un but bien clair. Mais dans ce plan, dans ce programme, il doit tenir le plus grand compte de la diversité des éléments, des passions, des intérêts, des préjugés. Voici les paroles textuelles de Liebknecht :


Si nécessaire qu’il soit de laisser à tous les groupes d’intérêts le plus de jeu possible pour qu’ils manifestent leurs vues et leurs besoins, et d’admettre le peuple dans la plus large mesure possible à collaborer à la législation, il y aurait folie pour le gouvernement et pour le socialisme, — à abandonner à l’initiative du peuple toute la législation.

Le socialisme doit avoir un plan déterminé, facile à connaître, et le soumettre à la représentation du peuple, aux représentations diverses des intérêts.

La démocratie socialiste se distingue de tous les autres partis en ce que son activité ne se limite pas à quelques côtés de la vie de l’État et de la vie sociale, mais qu’elle embrasse également tous les côtés et s’efforce, par la réconciliation des antagonismes dans l’État et la société, de réaliser l’ordre, la paix et l’harmonie.

Elle n’est pas un parti des grands propriétaires et des féodaux, et par suite, elle n’a pas besoin de servir les intérêts des grands propriétaires et des hobereaux, comme le parti conservateur.

Elle n’est pas un parti de la bourgeoisie dans ses diverses branches, et par suite, elle n’est pas au service des intérêts particuliers et des goûts de domination de la bourgeoisie, comme le parti national-libéral et le parti progressiste.

Elle n’est pas un parti de la caste sacerdotale, et par suite elle n’est pas au service des intérêts particuliers et des goûts de domination de la caste des prêtres, comme le centre catholique et la faction protestante du christianisme social à la Stoecker.

Elle est le parti de l'ensemble du peuple, à l’exception de deux cent mille grands propriétaires, hobereaux, bourgeois et prêtres.

C’est donc vers l’ensemble du peuple qu’elle doit se tourner, et aussitôt que l’occasion lui en est offerte, lui fournir, par des propositions pratiques et des projets de loi d’un intérêt général, la preuve de fait que le bien du peuple est son unique but, et la volonté du peuple son unique règle.

Sans jamais violenter personne, mais avec un ferme propos et un but immuable, elle doit parcourir la voie de la législation.

Même celui qui aujourd’hui est en jouissance de privilèges et de monopoles, doit savoir que nous ne méditons aucunes mesures violentes, soudaines, contre des situations sanctionnées par la loi, et que nous sommes résolus, dans l'intérêt d’une évolution tranquille et paisible, à réaliser le passage de l’injustice légale à la justice légale avec le plus de ménagement possible pour les personnes et la condition des privilégiés et des monopolistes.

Nous reconnaissons qu’il y aurait injustice à rendre ceux qui se sont créé une situation privilégiée, avec le point d’appui d’une législation mauvaise, personnellement responsables de cette législation mauvaise, et à les en punir.

Nous déclarons expressément que c’est à notre avis un devoir de l’État, de donner à ceux qui peuvent être lésés dans leurs intérêts par l’abolition nécessaire des lois nuisibles à l’intérêt commun, une indemnité, autant que cela est possible et conciliable avec l’intérêt de l’ensemble.

Nous avons des devoirs de l’État envers les individus une plus haute idée que nos adversaires, et nous n’en dévierons pas, même si ce sont des adversaires que nous avons en face de nous.


Je ne cite point ces magnifiques paroles pour couvrir d’une autorité révolutionnaire la politique socialiste que j’ai en vue. Le Parti socialiste serait bien misérable et bien lâche si chacun de nous n’y disait pas toute sa pensée sans autre recours qu’à la raison.

Non, nous n’avons pas besoin de l’autorité de personne, de la protection de personne, pour chercher tout haut, avec le prolétariat lui-même, quelle est la route qui convient le mieux, quel est le chemin le plus large, le plus lumineux, le plus doux et le plus rapide.

Et à vrai dire, je crois que dans l’esprit même de Liebknecht, ces grandes idées si nobles et si pratiques tout ensemble étaient contrecarrées et obscurcies par trop d’idées différentes ou même opposées pour qu’elles aient pu agir utilement et profondément. Je crois que l’heure est venue de les méditer et d’en faire non plus l’heureux et brillant accessoire, mais le fond même et la substance de notre politique et de notre pensée. Je crois que si le parti socialiste ne laissait pas ces grandes pensées à l’état de formule générale, s’il les réalisait en un programme précis d’évolution équitable et large vers un communisme bien défini, s’il donnait l’impression qu’il est à la fois généreux et pratique, ardent au combat et ami de la paix, très ferme contre les institutions iniques et décidé à les abattre méthodiquement, très conciliant aussi envers les personnes, il avancerait d’un demi-siècle la vraie Révolution sociale, celle qui serait dans les choses, dans les lois et dans les cœurs, non dans les formules et dans’les mots, et il épargnerait à la grande œuvre de la Révolution prolétarienne l’écœurante et cruelle odeur de sang, de meurtre et de haine qui est restée attachée à la Révolution bourgeoise.


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Mais je veux citer encore, avant de prendre congé de Liebknecht, quelques fragments où éclate le même souci de noble culture, de large humanité, d’équitable et paisible évolution :


Pour la propagande, comme pour l’action législative, nous devons ne jamais perdre de vue l’universalité de la conception socialiste...

L’un saisit surtout le côté économique du socialisme ; un autre, son côté moral et humain ; un troisième, son côté politique.

Dans la propagande et dans la législation, ces trois côtés doivent également valoir.

Le peuple doit éprouver que le socialisme n’est pas seulement la réglementation des conditions du travail et de la production, qu’il ne se propose pas seulement d’intervenir dans les fonctions économiques de l’État et de l’organisme social, mais qu’il a en vue le développement le plus complet de l’individu et de l’individualité, qu’il considère l’éducation comme un des devoirs essentiels de l’État, et qu’il fait consister l’idéal civil et social à réaliser en tout homme autant que possible l’idéal de l’humanité.

C’est dans l’union et la fusion des plus sublimes objets que réside la haute signification du socialisme.

Sans le côté économique, l’idéal humain serait suspendu en l’air.

Sans le côté humain, le but économique manquerait de consécration morale.

Les deux sont liés.

Il y a eu de tout temps des rêveurs qui se sont échauffés pour le bonheur de tout le genre humain. C’étaient ou des songes, ou des duperies, parce que le moyen substantiel et matériel de réalisation faisait défaut. La réglementation des rapports économiques, que le socialisme veut réaliser, et qui doit assurer avec l’accroissement de la production une répartition plus juste, crée le fondement économique d’une existence vraiment humaine, d’un développement harmonique de l’individu.

Même les bienfaits de la propriété commune et du travail associé ont été compris dans des époques antérieures, et le principe même de la communauté, du communisme y a été réalisé ; mais il y manquait l’idéal humain qui caractérise le socialisme, et ce communisme est tenu avec raison pour un degré de civilisation inférieur à notre société bourgeoise d’aujourd’hui.

Le socialisme présuppose notre civilisation moderne. Sur aucun point, il n’est en contradiction avec la civilisation moderne. Bien loin de lui être ennemi, il veut l’étendre à l’humanité tout entière, alors qu’elle est aujourd’hui le monopole d’une minorité privilégiée.

Ainsi, le socialisme, enveloppant dans son domaine toute la vie, tous les sentiments, toutes les pensées de l’homme, s’assure contre l’étroitesse et l’exclusivité ; il a en outre par là cet immense avantage de pouvoir exercer dans toute l’étendue de la vie civile et politique une action aussi salutaire qu’harmonique.


Une citation dernière, où se marque le souci Je l’action pratique. Liebknecht, ayant consacré à l’étude des réformes d’impôt plusieurs pages, ajoute :


Peut-être trouvera-t-on surprenant que nous attachions une telle importance aux questions d’impôt, puisque dans l’État organisé en socialisme il ne sera plus question d’impôts.

Il est vrai que si nous pouvions d’un saut passer dans l’État socialiste, la question de l’impôt ne devrait pas nous occuper. Car les ressources nécessaires pour les dépenses publiques proviendraient alors du produit du travail social, ou bien dans un ordre encore plus développé où toutes les fonctions économiques seraient chose d’État, il n’y aurait plus aucune différence entre les dépenses publiques et les dépenses privées.

Mais nous ne sauterons pas d’un coup dans le socialisme. Le passage s’accomplit continuellement, et il s’agit pour nous, dans les explications présentes, non pas de tracer le tableau de l’avenir — ce serait en toute circonstance un travail inutile — mais de déterminer un programme pratique pour la période de transition, de formuler et de justifier des mesures qui soient immédiatement applicables et qui servent pour ainsi dire d’aides accoucheuses au monde socialiste.