Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Variétés cliniques

J. B. Baillière et fils (p. 265-275).


VII

VARIÉTÉS CLINIQUES DE LA PARALYSIE GÉNÉRALE[1]

― 1878 —

Depuis l’époque où l’on a découvert la paralysie générale, c’est-à-dire depuis 1822, l’histoire de cette maladie a parcouru plusieurs phases successives.

Elle a été d’abord étudiée exclusivement chez les aliénés, et on la considérait alors comme une simple complication ou comme une terminaison de l’aliénation mentale.

L’ouvrage de Calmeil, publié en 1826, et qui a été le point de départ de ces études, est, en effet, intitulé : De la paralysie générale incomplète, considérée chez les aliénés.

Bayle, il est vrai, dès 1822, avait donné à cette maladie le nom de méningite chronique et l’avait isolée des autres formes de maladies mentales, en la considérant comme une affection spéciale.

Mais la plupart des auteurs qui l’ont suivi, et en particulier Esquirol, n’ont pas admis cette manière de voir ; ils ont continué à l’envisager comme une simple complication de la folie. On allait même, à cette époque, jusqu’à admettre que toutes les folies pouvaient se terminer par la paralysie générale, qui devenait ainsi une terminaison presque nécessaire de l’aliénation mentale et surtout de la démence.

Chose remarquable, dans l’étude de cette affection, on a en quelque sorte marché à reculons. On a commencé par l’autopsie. On a d’abord découvert dans le cerveau des aliénés des lésions diverses, qui ont attiré l’attention des observateurs, et, après les avoir constatées, on a rattaché à ces lésions les symptômes paralytiques observés chez ces malades, dans les dernières périodes de leur existence. Aussi n’étudiait-on, à cette époque, que les périodes ultimes de cette affection, et était-on arrivé à lui assigner une durée moyenne de six mois à un an environ. On n’était pas encore remonté au véritable début de la maladie.

Une seconde période dans l’histoire de la paralysie générale a été caractérisée par la tendance à envisager cette affection comme une maladie spéciale, ayant ses symptômes physiques et moraux, son anatomie pathologique et sa marche particulière. Cette opinion, déjà défendue, dès l’origine, en 1822, par Bayle (qui avait donné à cette maladie le nom de méningite chronique), a été surtout introduite dans la science par Parchappe, qui, en 1840, l’avait appelée folie paralytique, tout en admettant quelques cas rares dans lesquels la paralysie générale pouvait survenir comme complication des folies anciennes.

À cette période en succéda une autre.

Jusqu’alors on n’avait étudié la paralysie générale que dans les asiles d’aliénés. À partir de 1846, on commença à en observer quelques exemples dans les hôpitaux ordinaires, ou dans la pratique civile. Requin, Sandras, Lunier, Brierre de Boismont, Duchenne de Boulogne, publièrent quelques observations de paralysie générale progressive, dite « sans délire », ou du moins avec un degré très léger de démence simple, sans conceptions délirantes.

On vit alors deux opinions se produire à ce sujet parmi les médecins : les uns proclamaient qu’il existait deux espèces de paralysie générale, l’une avec délire et l’autre sans délire ; les autres, au contraire, soutenaient que cette distinction n’était possible à établir que dans les premières périodes de la maladie, et que toute paralysie générale dite « sans délire », finissait toujours par aboutir à l’aliénation ou à la démence paralytique. Cette dernière opinion, surtout défendue par MM. Baillarger et Lunier, finit par prévaloir. On en vint ainsi à constituer la paralysie générale progressive comme une maladie tout à fait spéciale, distincte de la folie proprement dite et intermédiaire entre les autres affections cérébrales et les diverses formes de l’aliénation mentale.

On en était arrivé à ce point, quand le professeur Lasègue publia sa thèse pour l’agrégation en 1853[2], et lorsque je soutins moi-même ma thèse pour le doctorat[3]. Depuis lors une nouvelle évolution s’est faite dans l’histoire de cette maladie ; c’est celle sur laquelle il importe surtout d’insister aujourd’hui. De nouveaux faits très importants sont venus s’ajouter à l’histoire de cette affection, et ces faits, nouvellement observés, ont singulièrement modifié sa description.

Le premier de ces faits d’observation est relatif à la durée de la maladie. On l’avait d’abord fixée à six mois ou un an. Plus tard on était arrivé à admettre qu’elle pouvait se prolonger pendant trois ans. Mais les observations nouvelles, que l’on a collectionnées depuis plus de vingt ans, ont conduit à étendre singulièrement la durée de cette affection. On a même publié les faits tendant à démontrer qu’elle pouvait se prolonger pendant dix, douze, quinze et même vingt ans ! En un mot, tous les auteurs admettent aujourd’hui que cette maladie peut avoir une durée beaucoup plus longue que celle qui lui avait été attribuée par les premiers observateurs.

Ce fait général ne s’explique pas seulement par la longueur plus grande des premières périodes de la maladie, qui ont été mieux étudiées depuis une vingtaine d’années, et qui avaient échappé à l’attention des premiers observateurs ; il s’explique surtout par la nature spéciale de certaines variétés de cette affection. M. Doutrebente, à la suite du Dr Morel, son maître[4], avait déjà mentionné ce fait général, que la paralysie générale, survenant chez des individus ayant des aliénés dans leur famille, avait une plus longue durée que celle qui se produisait chez des personnes non prédisposées à la folie. M. le Dr Camille Lionet[5] a repris cette opinion et il a cherché à démontrer qu’il existait un rapport étroit entre la pathogénie et les variétés de marche de la paralysie générale. Sans insister ici sur ce point spécial de l’histoire de cette maladie, je crois pouvoir poser en principe que les paralysies générales dont la durée est la plus longue sont celles qui sont liées à l’hérédité morbide, et qui surviennent chez des individus dont les ascendants ont été atteints de diverses formes de maladies mentales ou nerveuses.

Un second fait, ajouté également depuis vingt ans à l’histoire de la paralysie générale, est relatif aux rémissions très prononcées qui peuvent se produire pendant son cours. Autrefois tous les auteurs admettaient que cette maladie une fois commencée était régulièrement progressive, sans interruption, jusqu’à la mort. Aujourd’hui, par suite d’un grand nombre d’observations recueillies par les auteurs les plus différents, on sait qu’il peut survenir dans son cours des rémissions plus ou moins prolongées, et que ces rémissions ne constituent pas seulement une variation de degré dans l’intensité des divers symptômes, mais représentent des différences tellement considérables dans l’état général des malades qu’elles peuvent arriver jusqu’à simuler la guérison. M. Baillarger, par exemple, se basant sur l’existence de ces rémissions, en est arrivé à admettre que la paralysie générale était susceptible de guérison. Mais quelle que soit l’interprétation donnée à ces faits, l’existence de ces rémissions très notables et très prolongées est maintenant un fait démontré. Et ces rémissions, qui peuvent être de plusieurs mois, et même de quelques années, ont acquis par cela même une grande importance, surtout au point de vue médico-légal.

Un troisième élément s’est encore introduit dans la description de la paralysie générale depuis vingt ans. Il est relatif à l’existence du délire mélancolique dans cette maladie qui semblait, autrefois surtout, caractérisée par le délire expansif et par le délire ambitieux. Ce fait avait déjà été mentionné, dès l’origine, par Bayle et Calmeil, mais d’une manière tout à fait accessoire, et ces auteurs n’y avaient pas insisté, de même que leurs successeurs. C’est à M. Baillarger que revient l’honneur d’avoir attiré l’attention sur le délire mélancolique dans la paralysie générale. Non seulement il a établi (ce qui était déjà admis par quelques auteurs) que toute paralysie générale, de forme expansive, débute ordinairement par un stade mélancolique, ce qui est déjà un fait clinique important ; mais il y a ajouté cet autre fait plus important encore, que le délire mélancolique peut survenir à d’autres périodes de la maladie. Il ne consiste pas alors seulement dans des idées de ruine, d’empoisonnement ou de persécution, (comme dans d’autres états mélancoliques), mais dans des conceptions délirantes spéciales, que M. Baillarger a appelées hypocondriaques, et que l’on peut caractériser, d’une manière encore plus précise, en disant qu’elles sont relatives aux transformations de la personnalité. Ces malades s’imaginent, par exemple, qu’ils sont morts, ou bien qu’ils sont transformés dans leur personnalité tout entière, ou dans quelques-unes des parties de leur corps ; ils croient n’avoir plus de bouche, n’avoir plus d’intestins, avoir une tête de bois ou une mâchoire de fer, des membres de plomb, etc. Ce fait clinique très remarquable, constaté d’abord par M. Baillarger, a été vérifié depuis par d’autres observateurs, et est aujourd’hui parfaitement établi. Ce délire mélancolique spécial peut se produire à divers intervalles dans le cours de la paralysie générale ; il alterne même quelquefois, chez le même malade, d’une manière plus ou moins régulière, avec le délire de satisfaction ou de grandeur.

Enfin, un quatrième élément a encore été introduit dans l’histoire de la paralysie générale, depuis une vingtaine d’années, par M. Baillarger : c’est celui de la manie congestive. On peut résumer ainsi ce fait d’observation. Lorsque la paralysie générale se présente sous la forme maniaque, avec excitation violente, idées de grandeurs multiples et contradictoires, désordre excessif des actes et léger embarras de la parole, cet état peut recevoir le nom de manie congestive. Eh bien, il arrive assez souvent qu’après six ou huit mois de durée environ, cette excessive agitation s’apaise et fait place à un retour presque complet à la raison. Des malades qui ont présenté tous les signes caractéristiques de la première période de la paralysie générale, reconnaissent qu’ils ont été dans le délire, abandonnent leurs conceptions délirantes et reprennent presque toutes les apparences de la raison ; la plupart d’entre eux restent, il est vrai, très abaissés intellectuellement, malgré la cessation du délire actif, mais quelques-uns peuvent reprendre en grande partie l’activité de leurs facultés intellectuelles.

C’est dans ces cas que M. Baillarger a admis la possibilité de la guérison de la paralysie générale. Il a été ainsi amené à diviser tous les cas de paralysie générale progressive en deux grandes catégories : l’une, la manie congestive susceptible de guérison, quoique se terminant souvent par la paralysie générale, et l’autre, la démence paralytique, toujours incurable et marchant régulièrement et progressivement vers la démence de plus en plus prononcée et vers la mort.

Eh bien ! on ne peut nier que ces quatre éléments nouveaux, introduits depuis vingt-cinq ans environ dans la description de la paralysie générale, ont singulièrement modifié l’histoire de cette maladie.

Voilà une affection que l’on considérait, à l’époque où elle a été découverte, comme ayant des caractères physiques et moraux toujours les mêmes et dont on avait basé la description sur une seule de ses formes, sur la forme la plus commune et la plus fréquente, la forme expansive, qui avait servi de type aux observateurs. On la représentait alors comme toujours et régulièrement progressive dans sa marche ; comme n’étant jamais susceptible de rétrograder ni de guérir ; comme marchant toujours à pas lents, mais fatalement et régulièrement de la monomanie à la manie, et de la manie à la démence, pour arriver enfin à la paralysie de plus en plus complète et généralisée et à la mort. Eh bien, cette maladie qu’on croyait autrefois si uniforme dans ses symptômes et dans sa marche, se trouve renfermer aujourd’hui, sous un même nom et dans une même unité morbide, des états pathologiques tellement différents, par l’ensemble de leurs symptômes et par leur marche, que l’on en arrive à se demander, non pas si cette unité morbide, constituée par nos devanciers, doit être détruite pour en faire des maladies différentes, mais s’il ne conviendrait pas d’admettre, dans cette espèce morbide, qui comprend des états symptomatiques si divers, des variétés distinctes, susceptibles d’une description particulière, tout en conservant les caractères généraux de l’espèce morbide elle-même ?

Il me paraît donc intéressant de rechercher quelles sont les variétés cliniques que nous commençons à entrevoir dans l’histoire de la paralysie générale, sans toutefois les proclamer comme définitives, et d’en tenter ici une description très abrégée.

Comme première variété, nous devons mentionner d’abord la plus anciennement connue, la paralysie générale progressive, dite sans délire, telle qu’on l’observe dans les hôpitaux ordinaires.

Pendant plusieurs années ces malades, qui présentent tous les symptômes physiques de la paralysie générale progressive et incomplète, ne paraissent pas atteints de délire. Si leur intelligence a baissé de niveau, comme cela est habituel, cet abaissement intellectuel est difficile à constater, et les phénomènes paralytiques dominent seuls la scène. Ils sont même plus prononcés que chez les sujets que nous observons tous les jours dans les asiles d’aliénés : embarras de la parole, tremblement des membres, difficulté de la marche et de la préhension, inégalité de dilatation des pupilles, etc. Ces malades, qui vivent ordinairement plus longtemps que les autres, séjournent habituellement pendant plusieurs années dans les hôpitaux ordinaires, avant d’entrer dans les asiles d’aliénés ; souvent même ils n’y sont jamais admis. Ils n’arrivent à la démence qu’après une longue durée de la maladie, et diffèrent certainement, sous beaucoup de rapports, des paralytiques généraux que nous sommes habitués à observer dans les asiles d’aliénés, bien qu’ils offrent avec eux de nombreux points de contact, qui ont permis de les faire rentrer dans le cadre de la même unité morbide.

Il en est de même d’autres individus appartenant à la variété de la paralysie générale que nous appellerons variété congestive. Ces malades se rapprochent sans doute par plusieurs caractères communs des aliénés paralytiques de nos asiles, mais ils en diffèrent cependant sous plusieurs autres rapports. Ils ressemblent beaucoup plus aux malades atteints de congestions cérébrales successives ou de ramollissement du cerveau. Ils éprouvent, pendant plusieurs années, de petites congestions cérébrales, peu intenses et de courte durée, laissant à leur suite de l’embarras de la parole, quelques symptômes de paralysie incomplète et un affaiblissement de plus en plus prononcé de l’intelligence, mais sans délire bien caractérisé, et ils peuvent vivre ainsi pendant plusieurs années, en marchant lentement vers la démence simple, sans présenter les autres symptômes de la paralysie générale, tels que nous les observons dans nos asiles. Ces symptômes ne se produisent ordinairement que plus tard, et alors seulement ces malades entrent dans les asiles d’aliénés, et revêtent les caractères habituels de la démence paralytique.

Ils diffèrent donc, sous plusieurs rapports, surtout dans les premières périodes de leur affection, de ceux qui sont atteints de la forme commune ou expansive de la paralysie générale, et méritent d’être décrits séparément, comme représentant une variété distincte de la maladie.

Les mêmes réflexions peuvent s’appliquer aux individus atteints de la variété que j’appellerai variété épileptique. Ces malades éprouvent souvent, pendant plusieurs années, des attaques d’épilepsie, se produisant à intervalles assez éloignés, n’entraînant à leur suite que des troubles légers et passagers de l’intelligence, et tellement analogues aux attaques d’épilepsie ordinaire que les cliniciens les plus exercés s’y trompent, et regardent ces malades comme atteints d’épilepsie et non de paralysie générale. Tous les médecins spéciaux ont observé des cas de ce genre. Mais le Dr Billod a surtout appelé l’attention sur ces faits intéressants, et il a publié plusieurs observations de malades, considérés d’abord comme affectés d’épilepsie simple, et qui plus tard sont devenus de véritables paralytiques généraux.

Il existe du reste, dans la science, un cas remarquable sous ce rapport : c’est celui du comte Chorinski, devenu l’objet d’un procès célèbre en Allemagne et sur lequel le Dr Morel, de Saint-Yon[6], avait exprimé, devant les assises de Munich, une opinion, contredite alors par la plupart des médecins allemands, mais qui a été confirmée depuis par la marche de la maladie. Il l’avait considéré comme un aliéné atteint d’épilepsie larvée. Or l’observation ultérieure, ainsi que l’autopsie, ont démontré qu’après avoir présenté les symptômes de l’épilepsie larvée, ce malade a parcouru toutes les phases successives de la paralysie générale la mieux caractérisée, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre en lisant le travail publié par le Dr Hagen sur ce malade, avec son observation détaillée depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

Une nouvelle variété qu’il convient encore de signaler, dans la description de la paralysie générale, c’est la variété mélancolique.

Non seulement la mélancolie s’observe fréquemment comme premier stade de la maladie, dans la variété commune ou expansive de la paralysie générale, (ainsi que cela a été constaté par un grand nombre d’observateurs), mais l’état mélancolique se produit assez souvent dans le cours de la maladie. Il est même une catégorie de malades qui présentent surtout cette forme du délire mélancolique, soit seul, soit alternant, à divers intervalles, avec le délire de satisfaction et de grandeur.

Nous avons déjà signalé les caractères spéciaux de ce délire mélancolique survenant dans le cours de la paralysie générale ou dans certaines variétés de cette maladie. Ce qu’il importe d’ajouter, pour compléter la description de cette variété mélancolique, c’est l’indication des caractères physiques concomitants.

Presque toujours, en effet, le délire mélancolique, dans la paralysie générale, coïncide avec des lésions de la nutrition et avec des périodes subaiguës de la maladie. Il semble alors que la méningite chronique, qui est la base anatomique de cette affection, prend momentanément une forme subaiguë qui se manifeste par l’état général de la santé. Ces malades maigrissent d’une façon rapide et arrivent ainsi à un état presque cachectique. Ils refusent alors souvent les aliments, non seulement à cause du délire mélancolique qui fait naître chez eux des idées d’empoisonnement, ou leur fait croire qu’ils n’ont pas de bouche, pas d’estomac ou bien qu’ils ont l’intestin bouché, mais surtout à cause de l’état général de la nutrition qui leur donne un dégoût absolu pour la nourriture, une répulsion invincible et instinctive pour les aliments, surtout pour la viande, absolument comme dans les périodes cachectiques de la diathèse cancéreuse ou du diabète.

Parmi les lésions des fonctions organiques qui existent également dans ces variétés mélancoliques de la paralysie générale avec troubles dans la nutrition, il faut encore noter l’augmentation générale de la température du corps qui est souvent élevée d’un degré au-dessus de l’état normal, avec un ralentissement très remarquable du pouls, comme dans la méningite des adultes ou des enfants, et une température plus élevée au sommet de la tête que dans les autres parties du corps.

J’ajouterai à cette description très abrégée des symptômes physiques de variétés ou de périodes mélancoliques de la paralysie générale, un fait important à noter : c’est l’augmentation très grande de la quantité des urines, une véritable polyurie sans sucre, mais souvent avec excès d’urée, ou azoturie. Ces symptômes, qui se lient à la période subaiguë ou cachectique de la paralysie générale et au délire mélancolique, sont encore augmentés par le refus absolu des aliments qui oblige souvent à appliquer la sonde œsophagienne pendant plusieurs semaines ou pendant plusieurs mois. Quelques malades mêmes ne peuvent pas traverser cette période très grave de la maladie et meurent par suite du refus obstiné des aliments. Cependant, en général, après deux ou trois mois environ passés dans cet état de cachexie générale avec délire mélancolique et état subaigu de méningite chronique, ces paralytiques se relèvent progressivement ; ils reprennent peu à peu leurs forces et même leur embonpoint et tombent ordinairement ensuite dans un état de démence plus avancée que celle qui existait auparavant. Enfin, dans quelques cas rares, on a observé, à la suite de cet état physique et moral si grave, une période de rémission très prononcée, qui a pu simuler la guérison.

Pour terminer cette énumération rapide des principales variétés, aujourd’hui connues, de la paralysie générale, il faut encore dire un mot de celle à laquelle M. Baillarger a donné le nom de manie congestive. Certains malades, en effet, après avoir présenté pendant plusieurs mois les symptômes habituels de la forme commune ou expansive de la paralysie générale, avec état maniaque violent, délire de satisfaction et de grandeur, grand désordre des actes et embarras léger de la parole, arrivent peu à peu à un tel état de rémission ou d’amélioration et reprennent tellement les apparences de la raison, qu’ils semblent guéris de leur accès de manie et peuvent alors rentrer dans la famille ou dans la société, quelquefois même y reprendre la position qu’ils y occupaient auparavant. Depuis que M. Baillarger a attiré l’attention sur l’existence de ces faits cliniques, tous les médecins spécialistes ont pu en constater de semblables, et j’ai eu moi-même, encore tout récemment, l’occasion d’en observer un exemple très remarquable.

Dans ces cas, qui sont cliniquement incontestables, que penser de la nature de la maladie ? Sont-ce des exemples de manie congestive arrivée à la guérison, comme le pense M. Baillarger, ou bien ces faits ne représentent-ils qu’une première période de la forme maniaque ou expansive de la paralysie générale, suivie d’une longue période de rémission, simulant momentanément la guérison, mais devant se terminer fatalement, tôt ou tard, par le retour de la maladie primitive ? C’est là encore aujourd’hui l’opinion qui domine parmi les médecins spécialistes. Dans la plupart de ces cas, en effet, sinon dans tous, on voit se reproduire plus tard tous les symptômes habituels de la paralysie générale, aboutissant définitivement à ses dernières périodes et à la mort. Mais on ne peut pas nier que c’est là une variété spéciale dans la marche de la paralysie générale, qui mérite une mention particulière.

Je ne voudrais pas insister plus longuement sur la description des diverses variétés de la paralysie générale, qui mériteraient de devenir l’objet d’une étude plus attentive et plus détaillée.

Le but de cette communication a été d’attirer l’attention sur la phase nouvelle qui me paraît se produire aujourd’hui dans l’histoire de la paralysie générale. Après avoir traversé trois périodes successive très distinctes, l’histoire de cette maladie, l’une des plus grandes découvertes du siècle dans notre spécialité, me paraît aujourd’hui entrée dans une quatrième période. Il me semble bien évident, en effet, que malgré le vif désir que nous avons tous de conserver intact le dépôt de l’unité morbide de la paralysie générale tel qu’il nous a été confié par nos prédécesseurs, nous ne pourrons pas résister plus longtemps au courant qui nous entraîne, et nous serons obligés d’établir des groupes et des catégories spéciales au milieu de cette immense collection de faits que l’on réunit aujourd’hui sous le terme générique trop vague de paralysie générale des aliénés. Si nous n’arrivons pas, comme le propose le professeur Lasègue, à considérer, dès à présent, la paralysie générale comme un vaste groupe d’affections cérébrales, dans lequel il conviendrait d’établir plusieurs espèces morbides distinctes, au moins devons-nous proclamer que, dans l’individualité morbide appelée aujourd’hui paralysie générale et que nous conservons, avec les caractères communs qui lui ont été assignés par nos maîtres, il convient néanmoins d’établir des distinctions cliniques importantes. Il faut, en un mot, admettre des variétés dans l’espèce, si l’on ne consent pas à créer de nouvelles espèces morbides dans un genre plus étendu. C’est là, selon moi, le véritable progrès qui nous reste maintenant à accomplir pour perfectionner la description de cette maladie, telle qu’elle nous a été léguée par nos devanciers !


  1. Extrait du compte rendu sténographique du Congrès international de médecine mentale, tenu à Paris du 5 au 10 août 1878.
  2. Lasègue, Paralysie générale progressive ; 1853.
  3. J. Falret, Recherches sur la folie paralytique et les diverses paralysies générales. Thèse. Paris 30 mai 1853. — Voyez p. 56.
  4. Dr Doutrebente, Thèse de Paris.
  5. Dr Camille Lionet, Thèse de Paris, 1877.
  6. Morel, le Procès Chorinski.