Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/La paralysie générale


VI

LA PARALYSIE GÉNÉRALE EST UNE FORME SPÉCIALE
DE MALADIE MENTALE[1]

― 1858 —

La paralysie générale des aliénés est une individualité morbide, caractérisée par ses lésions anatomiques, par ses symptômes physiques, par la spécialité de son délire et par sa marche. Telle est l’opinion exposée ici dogmatiquement par Parchappe, défendue par Delasiauve, que j’ai moi-même adoptée dans ma thèse[2] et que je viens soutenir de nouveau dans cette enceinte contre les objections qui tendraient à l’ébranler ou à la détruire, si l’on ne s’efforçait de les combattre.

I. — Objection tirée des faits dans lesquels la paralysie générale survient
comme complication des aliénations anciennes
.

La première objection que l’on peut adresser à cette opinion, est la suivante : la paralysie générale peut survenir, dit-on, à titre de complication dans les folies anciennes, comme le professait Esquirol ; par conséquent, ce symptôme ne peut servir à caractériser une espèce de folie distincte de toutes les autres, depuis son début jusqu’à sa terminaison.

À cette objection nous répondons d’abord par le témoignage d’Esquirol lui-même, qui avoue[3] que les aliénés qui meurent dans les asiles avec les symptômes de la paralysie générale, présentaient tous, dès leur entrée dans l’hospice, ou peu de temps après, de légers indices de cette affection. Nous en appelons également à l’observation de tous les aliénistes qui reconnaîtront qu’ils ont rarement constaté la paralysie générale chez des aliénés anciennement placés dans leurs asiles. Ainsi donc, loin d’admettre, comme on le croyait autrefois, que la paralysie générale est une terminaison habituelle des folies anciennes, tout le monde admettra, avec nous, que ce fait est au moins très rare, et que, dans le plus grand nombre des cas, les symptômes de paralysie peuvent être constatés dès l’entrée des malades dans les asiles.

M. Delasiauve croit, il est vrai, que la paralysie générale peut se produire, à titre de complication, chez des individus placés depuis plusieurs années dans les asiles, mais il reconnaît que cette paralysie est d’une nature particulière par ses symptômes et par son mode de développement. Nous prenons acte avec plaisir de cet aveu, qui nous paraît un pas de plus fait vers l’opinion que nous soutenons. Parchappe a cité également[4] quelques exemples peu nombreux de paralysie générale survenant comme complication dans des aliénations anciennes. Nous n’avons certainement pas l’intention de contester de pareils faits constatés par un observateur aussi compétent, mais il nous accordera que ces faits sont relativement rares. Nous laissons à l’avenir le soin de nous éclairer définitivement sur la nature réelle de ces faits, que nous considérons comme très exceptionnels. Ce que nous tenons surtout à constater, c’est que dans l’immense majorité des cas, la paralysie générale des aliénés est caractérisée, dès l’entrée des malades dans les asiles, aussi bien par ses symptômes physiques, que par ses symptômes intellectuels, et que par conséquent les faits plus ou moins analogues de paralysie générale se produisant dans les aliénations anciennes sont des exceptions très rares, qui ne peuvent infirmer la règle générale et qui ne doivent pas empêcher de considérer la folie paralytique comme une maladie spéciale dès son début et distincte des autres formes de la folie. À l’appui de cette opinion, nous devons encore ajouter deux ordres de considérations :

1oIl peut survenir dans des folies anciennes des paralysies généralisées, dues à d’autres lésions, accompagnées d’autres symptômes et ayant une autre marche que la maladie qui mérite seule le nom de folie paralytique. Or, ces faits ne doivent pas être confondus avec elle par suite de l’analogie d’un seul symptôme. C’est ce qui peut arriver par exemple pour des hémorragies cérébrales, des ramollissements du cerveau ou des tumeurs encéphaliques, se produisant chez des individus atteints depuis longtemps d’aliénation mentale ;

2oLa paralysie des aliénés, ou folie paralytique, n’étant pas constituée pour nous à l’état d’individualité morbide, à l’aide du seul symptôme paralysie, nous admettons volontiers que, dans certains cas, cette maladie peut se présenter d’abord sous la forme maniaque sans traces appréciables de paralysie, de même qu’il est des cas également exceptionnels où la paralysie se montre seule dès le début. Sans être accompagnée de délire, mais de ce que l’un des symptômes essentiels manque dans la première période, il ne s’ensuit nullement que la maladie n’existe pas, comme individualité distincte, pourvu que le signe qui lui fait défaut dès le début, se produise tôt ou tard avec ses caractères spéciaux ; car, à nos yeux, cette maladie doit reposer sur l’ensemble de ses symptômes envisagés dans tout son cours et non sur un seul phénomène ou sur l’observation d’une seule période. Ces deux ordres de considérations nous paraissent très importants pour atténuer la valeur des faits de paralysie générale rapportés comme compliquant un état de folie antérieure ; ils nous autorisent, ce nous semble, à conclure que ces faits exceptionnels ne sont pas une objection suffisante contre l’existence de la folie paralytique considérée comme forme distincte de maladie mentale, depuis son début jusqu’à sa terminaison.

II. — Objection tirée de l’existence d’un certain nombre de faits
de paralysie générale sans délire
.

Une autre objection contre l’unité de la maladie peut être tirée de l’existence d’un certain nombre de faits de paralysie générale sans délire. Comment, dira-t-on, faire figurer dans cette maladie des cas dans lesquels des symptômes physiques existent seuls pendant longtemps sans être accompagnés d’aucun trouble des facultés intellectuelles, alors que le délire doit être considéré comme un caractère essentiel de la paralysie des aliénés ? À cela nous répondons d’une part, ces faits de folie paralytique existant pendant longtemps sans délire sont plus rares qu’on ne le dit aujourd’hui ; d’autre part, plusieurs faits classés sous ce nom doivent être répartis dans diverses affections connues, et ne peuvent être considérés comme un début réel de paralysie des aliénés ; enfin dans beaucoup de cas de ce genre, qu’on dit exempts de délire, il est facile à un observateur attentif et expérimenté de découvrir des traces évidentes de débilité ou de trouble des facultés intellectuelles qui permettent de prévoir l’apparition ultérieure d’un délire plus étendu. Du reste, il suffit que le délire se produise tôt ou tard pour que l’on doive considérer ces faits comme appartenant légitimement à cette maladie, en supposant d’ailleurs qu’ils en possèdent les autres caractères. Encore une fois l’absence de l’un des symptômes caractéristiques à l’une des périodes de la maladie ne peut suffire pour exclure des faits de son cadre aux yeux de ceux qui pour la constituer à l’état d’unité distincte tiennent compte de l’ensemble de ses symptômes et non d’un seul signe quelque important qu’il soit.

III. — Objection tirée des diverses variétés de début
de la folie paralytique
.

Une objection plus sérieuse, qui mérite de nous arrêter plus longtemps, est basée sur la diversité très grande que cette maladie présente dans ses débuts et dans toutes les périodes de son évolution.

« Comment ranger dans la même unité morbide, nous dit par exemple M. Baillarger, des aliénés qui s’offrent à nous, pendant toute la durée de leur affection, sous la forme d’une simple démence calme, sans aucune agitation, et ceux qui se présentent, au contraire, sous les apparences d’une excitation maniaque si intense et si prolongée qu’il n’est pas dans nos asiles de malades plus agités et plus difficiles à contenir ? »

Loin de redouter cette objection, qui est sérieuse et mérite un examen approfondi, nous la formulerons d’une manière plus complète encore. Nous croyons, en effet, que la paralysie générale présente, à son début, quatre variétés de marche bien distincte, variétés que nous devons indiquer ici en abrégé, avant de montrer comment elles peuvent se fondre dans l’unité générale de la maladie. Ces variétés de début sont, selon nous, au nombre de quatre, deux dans lesquelles prédominent les symptômes physiques et deux qui sont surtout caractérisées par des troubles intellectuels. On s’imagine trop aujourd’hui que cette maladie se développe toujours d’une manière identique sous la forme expansive qui a d’abord servi de type à la description. C’est en effet la variété de début la plus fréquente, mais pour la vérité de la description comme pour éviter les erreurs de diagnostic faciles à commettre dans sa première période, il importe de proclamer que ce n’est pas là la seule forme de son début, et il faut décrire les autres variétés avec autant de soin que celle qui a servi de base à l’étude des premiers observateurs. Ce qui a surtout induit en erreur à cet égard, c’est que ces premières périodes s’écoulent ordinairement dans le monde ou dans la famille. On est donc souvent obligé de les reconstituer après coup, lorsque la maladie est plus avancée, à l’aide des comptes rendus faits par les parents. La variété expansive, au contraire, plus rapide dans son développement, entraîne plus vite des actes désordonnés ou nuisibles qui forcent à placer les malades dans les asiles d’aliénés et les amène ainsi plus tôt sous les yeux des médecins spécialistes. Mais aujourd’hui que l’on observe dans tous les asiles un nombre considérable de paralytiques, on peut se convaincre facilement que la maladie débute souvent d’une tout autre façon. Il devient dès lors intéressant d’indiquer avec soin ces diverses variétés de début.

Variété paralytique. — Certains paralytiques destinés à devenir plus tard semblables à ceux que l’on trouve dans les asiles d’aliénés, se présentent d’abord à l’observation, et souvent pendant longtemps, sous une forme bien différente de celle que les médecins aliénistes se sont habitués à considérer comme le type unique du début de cette affection. Ce sont les malades que l’on dit aujourd’hui atteints de paralysie générale sans délire, mot impropre dans la plupart des cas, car presque toujours il existe chez eux des traces évidentes de délire, ou du moins de débilité intellectuelle, mais le trouble de la motilité prédomine tellement chez ces malades sur celui de l’intelligence, qu’il fixe seul l’attention, et qu’il faut un observateur exercé et attentif pour découvrir dans ces cas les premières nuances de lésion des facultés intellectuelles. Ces malades s’aperçoivent eux-mêmes peu à peu que leurs mouvements deviennent irréguliers, tremblants et n’ont plus le degré de précision nécessaire. Ils laissent tomber de temps en temps les objets qu’ils tiennent à la main ou ne peuvent plus se livrer à certains exercices qui exigent de la délicatesse dans les mouvements des mains ; par exemple, ils ne peuvent plus écrire, dessiner, toucher du piano, boutonner et déboutonner leurs vêtements, ni même exercer leur profession lorsqu’elle exige des mains un travail minutieux et délicat. Ils trébuchent en marchant contre le moindre obstacle qui se présente sous leurs pas, marchent en sautillant, d’une manière saccadée, d’un pas mal assuré ; ils se fatiguent plus facilement qu’autrefois, éprouvent de la difficulté à monter et à descendre les escaliers. Tous leurs mouvements, sans être considérablement affaiblis, ont perdu leur précision, sont devenus irréguliers et mal coordonnés. Ils sont atteints en un mot d’une paralysie incomplète, générale et progressive qui se rapproche davantage des tremblements nerveux, et même de la chorée que des véritables paralysies complètes ou presque complètes que l’on observe dans d’autres affections du cerveau, de la moelle et du système nerveux. Ce tremblement général des mouvements, qui commence d’une manière presque insensible et augmente lentement et graduellement d’intensité, est accompagné, dès son début, d’un embarras particulier de la parole, tout à fait analogue à celui qui existe dans les autres variétés de début de la paralysie des aliénés. Ordinairement, on constate chez ces malades des maux de tête peu intenses, quelques étourdissements, souvent une inégale dilatation des pupilles, fréquemment aussi de l’impuissance des organes génitaux, quelquefois encore, il survient de loin en loin, dès cette époque, de l’incontinence des urines.

Les malades, à cette période, ont presque toujours conscience de leur état, et de la gêne qu’ils éprouvent pour parler et pour se mouvoir. Ils s’en préoccupent constamment et s’en affligent d’autant plus que cet état les empêche de continuer l’exercice de leur profession. Ils racontent avec complaisance au médecin les divers détails de leur affection, et paraissent, à première vue, jouir de la plénitude de leurs facultés intellectuelles. L’absence complète du délire peut donc exister quelquefois à cette période. Il est quelques malades en effet chez lesquels on chercherait vainement à en découvrir la moindre trace ; mais, dans l’immense majorité des cas, la faiblesse ou le trouble de l’intelligence sont assez faciles à constater et s’ils échappent au médecin qui se livre une seule fois à un examen superficiel, ils sont manifestes pour les personnes qui vivent constamment avec eux et qui peuvent donner à cet égard les renseignements les plus positifs. Ces malades sont différents de ce qu’ils étaient autrefois, sous le rapport de l’intelligence, de la sensibilité et de la volonté. Leur énergie a baissé au moral comme au physique, ils ont des absences, commettent des fautes graves dans les travaux auxquels ils étaient le plus habitués ; souvent ils accusent eux-mêmes l’affaiblissement de leur mémoire et de toutes leurs facultés, ils oublient les faits les plus récents, alors même qu’ils conservent le souvenir des faits anciens. En un mot il est facile de découvrir chez eux des signes de démence commençante.

Leur caractère est altéré aussi bien que leur intelligence, ils s’émeuvent jusqu’aux larmes pour le motif le plus futile comme les vieillards et les malades atteints d’hémorragie cérébrale ou de ramollissement du cerveau ; ils se livrent à des emportements qui ne leur étaient pas habituels autrefois, deviennent irritables, difficiles à vivre, et, malgré leur douceur habituelle, ils sont susceptibles de s’abandonner tout à coup à des actes de violence. La volonté est affaiblie chez eux, comme l’intelligence. Ils sont indécis, craintifs, pusillanimes et se laissent conduire comme des enfants. En résumé, ils ont baissé au moral comme au physique et cet affaiblissement général des facultés présage l’apparition ultérieure d’un délire plus étendu. Quelquefois même dès cette période ils se livrent à des actes bizarres et désordonnés qui attirent l’attention des personnes qui les entourent, ou même ils expriment de temps en temps des idées singulières qui étonnent ceux qui les considèrent encore comme raisonnables, idées qui ne peuvent s’expliquer que par le délire et qui permettent de prévoir l’apparition prochaine d’un trouble plus complet de l’intelligence. Quelquefois dès cette période les malades commencent à révéler par l’expression de leur physionomie un sentiment général de satisfaction, ils présentent alors le contraste frappant d’une disposition hypocondriaque très prononcée coïncidant avec une conscience déjà moins exacte de leur situation et une tendance manifeste au contentement d’eux-mêmes, prélude assuré d’un délire d’orgueil qui prendra bientôt des proportions plus étendues.

Dans quelques cas rares, cet état physique et moral peut se perpétuer pendant longtemps, quelquefois même pendant plusieurs années, en augmentant très lentement d’intensité. Mais ordinairement, au bout de quelques mois, le délire devient de plus en plus manifeste, alors tout à coup, parfois même dans l’espace d’une nuit, éclate chez ces malades un délire maniaque très intense avec prédominance d’idées de grandeur multiples et gigantesques, qui force à les conduire dans une maison d’aliénés et leur donne tous les caractères habituels des autres paralytiques observés dans les asiles. Dans d’autres cas enfin le délire devient également de plus en plus intense, mais au lieu de faire brusquement explosion sous la forme maniaque, il revêt petit à petit les caractères de la démence accompagnée de satisfaction générale avec prédominance de quelques idées de bonheur et de fortune moins gigantesques, plus tard enfin avec paroxysmes d’agitation plus ou moins intenses.

Variété congestive. — À côté de cette première variété de début que nous caractérisons plus spécialement par le mot de variété paralytique, nous placerons une seconde variété que nous appelons variété congestive et dans laquelle les troubles physiques prédominent également sur les troubles intellectuels.

Dans cette variété de début, les malades présentent le même aspect que ceux qui sont atteints de diverses affections cérébrales autres que la folie. La congestion, sous ses diverses formes, est le fait dominant. Les malades éprouvent de temps en temps des attaques, avec ou sans perte de connaissance, attaques simplement congestives ou même convulsives. Ces attaques sont ordinairement faibles ou de courte durée, mais elles peuvent aussi être très intenses.

Elles ressemblent alors complètement, soit à une attaque apoplectique, soit à une attaque épileptique, ce qui rend quelquefois le diagnostic très difficile, et ce qui fait dire plus tard que la paralysie générale a succédé à l’apoplexie ou à l’épilepsie tandis que son début avait simplement été signalé par des attaques apoplectiformes ou épileptiformes. Ce qui distingue ces attaques de celles avec lesquelles on pourrait les confondre c’est qu’elles laissent ordinairement dans le physique et dans le moral des traces plus profondes et plus persistantes que celles qui succèdent, soit aux congestions cérébrales, soit aux accès d’épilepsie.

La parole reste longtemps embarrassée, les mouvements des membres deviennent difficiles, quelquefois même il existe pendant quelques jours une hémiplégie incomplète qui va graduellement en diminuant d’intensité, à mesure que l’on s’éloigne de l’attaque, mais qui peut se reproduire après l’attaque suivante avec les mêmes caractères. Cette hémiplégie n’est ni complète ni longtemps persistante au même degré, ce qui permet, en général, de la distinguer de celle de l’hémorragie cérébrale.

L’intelligence s’affaiblit aussi à la suite de ces congestions comme les mouvements : mais de même que la lésion de la motilité présente de grandes différences de degré selon les moments, de même la faiblesse et le trouble de l’intelligence varient beaucoup d’intensité selon les instants où l’on observe les malades, et selon qu’ils sont plus ou moins éloignés d’une attaque congestive. Dans certains instants, en effet, on constate un très grand affaiblissement de la mémoire et des autres facultés ; dans d’autres, au contraire, les facultés intellectuelles paraissent tellement avoir repris leur activité primitive qu’on pourrait croire le malade atteint d’une paralysie générale sans délire, et qu’il faut une observation attentive pour constater, comme dans la variété précédente, la persistance de la faiblesse ou du trouble des facultés à un certain degré. Ordinairement cependant, après chaque nouvelle congestion l’intelligence baisse de plus en plus et revient plus difficilement au niveau où elle était auparavant. Cet état peut persister à ce degré pendant un certain temps. On peut observer ainsi un certain nombre de congestions suivies d’aggravation subite dans tous les symptômes, puis d’améliorations successives. Mais, en général après deux ou trois congestions de ce genre, les symptômes de la maladie deviennent plus évidents, la démence se caractérise de plus en plus et s’accompagne d’un trouble persistant des facultés intellectuelles, de conceptions délirantes variées, souvent enfin de paroxysmes d’excitation maniaque. En un mot, la maladie revêt peu à peu tous les caractères habituels de la paralysie des aliénés, et l’on est alors contraint de conduire le malade dans un asile. C’est ainsi que cette variété congestive comme la précédente aboutit en définitive à une maladie identique malgré la différence du début.

Variété mélancolique. — Après les variétés caractérisées par la prédominance des symptômes physiques sur les symptômes intellectuels, nous arrivons à celles qui sont surtout remarquables par les lésions de l’intelligence, et dans lesquelles le trouble des mouvements peut rester pendant longtemps inappréciable ou inaperçu.

La première de ces variétés est la variété mélancolique. Lorsqu’on remonte avec soin dans les antécédents des aliénés paralytiques observés dans les asiles, on découvre assez souvent que la maladie a débuté par un stade mélancolique quelquefois court, d’autre fois plus prolongé. À cette période, les malades sont dans un état d’affaissement physique et moral des plus prononcés, ils éprouvent une fatigue musculaire excessive qui les porte à rester immobiles ou même à garder le lit ; ils se sentent incapables de marcher, de se mouvoir et de se décider à un acte quelconque, ils sont dans un véritable anéantissement moral et physique, dont ils ont conscience et dont ils s’affligent profondément ; ils ont une tendance hypocondriaque des plus marquées, se croient atteints d’une maladie grave, disent qu’ils vont mourir, ont même quelquefois des conceptions délirantes de nature triste mieux caractérisées ; ils se croient incapables de tout, s’accusent, se croient coupables, en un mot ils ont toutes les apparences de la mélancolie hypocondriaque.

On parvient quelquefois à constater chez eux, dès cette époque, des troubles légers de la motilité, soit un embarras de la parole parfois assez prononcé, soit de la faiblesse ou du tremblement dans les membres. Mais ces symptômes physiques passent presque toujours inaperçus et l’état de mélancolie fixe seul l’attention. Dans tous les auteurs qui ont écrit sur la paralysie générale, on trouve des exemples de ce genre signalés parmi les prodromes de cette affection et nous l’avons nous-même constaté fréquemment. Ce stade mélancolique peut être court, mais quelquefois il se prolonge assez longtemps. Dans tous les cas il disparaît peu à peu, pour faire place à un retour à peu près complet à l’état antérieur.

Ordinairement cependant, dès que la faiblesse physique et la tristesse morale ont cessé, l’observateur attentif commence à s’apercevoir que le malade passe graduellement à un état opposé. Il éprouve un sentiment de bien-être exagéré ; il ne s’est jamais si bien porté, dit-il, au physique et au moral ; il a une grande activité, un besoin de mouvement incessant ; il conçoit des projets variés et entreprend des choses qu’il n’eût jamais songé à réaliser autrefois. Les projets n’ont encore rien d’absurde, sont encore en rapport, jusqu’à un certain point, avec sa situation de fortune et sa profession, mais ils sont en contradiction avec ses goûts et ses habitudes antérieurs. Tout se modifie, en un mot, dans son caractère, dans sa conduite, dans sa manière de vivre ; il acquiert ainsi progressivement tous les caractères de la variété expansive dont nous parlerons tout à l’heure. Souvent alors d’une manière très brusque ou presque tout à coup on voit survenir chez ces malades qui ne présentaient alors qu’une activité exagérée et presque fébrile, on voit survenir, dis-je, le délire maniaque le plus prononcé avec prédominance d’idées de grandeur gigantesques et absurdes. Cette variété de début vient donc se confondre, comme les précédentes, avec la forme type de la maladie décrite par tous les observateurs et dont nous allons rapidement esquisser quelques traits sous le nom de variété expansive. Nous insisterons très peu sur cette dernière variété qui est cependant la plus fréquente, parce qu’elle est connue de tous et que nous ne faisons pas ici une description de la maladie, mais un examen critique des objections que l’on peut adresser à sa constitution comme affection spéciale.

Variété expansive. — Les paralytiques qui se présentent dès le début de leur affection sous la forme expansive ont été ordinairement pendant toute leur vie des hommes actifs, entreprenants, téméraires, joignant une grande bienveillance à un caractère irritable et violent par boutades.

Lorsque ce caractère vient à s’exagérer par l’effet de la maladie, il est alors difficile de préciser exactement le moment du début.

Cependant, à un certain moment, cette activité devient tellement exagérée qu’elle dépasse toutes les limites de l’état normal. Le malade est sans cesse en mouvement, ne se donne pas un instant de repos, éprouve un sentiment de force et de bien-être exagéré, ne dort presque pas et conçoit les projets les plus variés qu’il veut réaliser à l’instant même. Ces projets ne sont pas encore tout à fait irréalisables et peuvent se justifier jusqu’à un certain point dans la position où se trouve le malade, mais ils sont contraires à ses goûts antérieurs et sont du reste difficiles à exécuter. En même temps ce malade devient plus violent, plus irritable, ne supporte plus les contradictions et est disposé à se porter à des actes de violence instantanés envers les personnes qui l’entourent. Sa conduite se ressent du trouble commençant de son intelligence, il se livre à des excès qui ne lui étaient pas habituels auparavant, à une manière de vivre irrégulière et désordonnée, et commet souvent des actes délirants qui étonnent singulièrement ceux qui en sont témoins, actes qui quelquefois même sont d’une nature plus grave et provoquent son arrestation à une époque où le délire n’est pas encore caractérisé pour nécessiter la séquestration d’une manière absolue. Parmi ces actes nous devons citer surtout l’action de se déshabiller, de s’égarer dans la campagne, de coucher hors de son habitation, de ne pas payer une voiture ou sa consommation dans un café, enfin des vols d’une nature toute particulière faits sans intention et comme par mégarde à une devanture de boutique ou à l’étalage d’un marchand.

Ce sont presque toujours des actes de ce genre qui, à Paris, provoquent l’arrestation des aliénés paralytiques, à cette période de simple suractivité.

Une fois l’excitation cérébrale arrivée à ce degré elle ne tarde pas à augmenter rapidement d’intensité dans l’espace de quelques jours, elle acquiert ainsi les proportions d’une véritable excitation maniaque avec prédominance de conceptions délirantes variées et surtout d’idées de grandeur. On ne peut alors se dispenser de conduire les malades de tout ordre auxquels les exposerait un pareil état maladif.

Nous avons cru devoir esquisser ici rapidement les quatre variétés de début de la folie paralytique. C’était à nos yeux la seule manière de bien préciser l’objection qu’on peut tirer de l’existence de ces variétés contre l’unité de la forme, et le seul moyen de faire comprendre les arguments qu’on peut opposer à cette objection.

Réponse à l’objection tirée des variétés de début. — Ces variétés de début, envisagées séparément, paraissent essentiellement distinctes l’une de l’autre, et il semble difficile, à première vue, de les rattacher à une seule et même maladie. Mais il ne faut pas oublier que ces variétés, qu’on distingue les unes des autres pour la facilité de la description, offrent entre elles de nombreux points de contact. Pour les caractériser, on se base sur des prédominances de symptômes, mais elles participent toutes plus ou moins des caractères l’une de l’autre. Dans les deux variétés, par exemple, où prédominent les troubles physiques, on constate presque toujours des troubles concomitants de l’intelligence, et ces troubles sont d’une nature analogue à ceux que l’on rencontre dans les cas où le délire est le fait culminant. Les deux variétés délirantes à leur tour présentent presque toujours l’embarras dans la parole et le tremblement des membres que l’on observe dans la variété plus spécialement paralytique et les phénomènes congestifs de la variété congestive. Ainsi, même à la première période, chacune des variétés de début participe déjà, des caractères communs de la maladie, de ceux qu’elle revêtira plus tard d’une manière plus complète, par conséquent, à travers la diversité apparente des débuts, il est possible de découvrir assez d’analogies pour constituer l’unité de la forme. C’est à ces caractères communs puisés dans l’étude des symptômes physiques, des troubles intellectuels de la marche et des lésions anatomiques qu’il faut surtout s’attacher, au lieu d’insister outre mesure sur les différences qui peuvent bien motiver la description isolée de plusieurs variétés de marche mais qui ne doivent jamais faire oublier les analogies assez nombreuses pour permettre de les rattacher toutes par des liens indissolubles à l’unité de la maladie.

IV. — Objection tirée des différences dans la marche et les symptômes
de la maladie confirmée
.

Mais, dira-t-on, s’il n’existait entre les variétés de la paralysie générale que des différences de début, si, au bout d’un temps plus ou moins long, toutes ces variétés venaient se fondre dans la même unité morbide et suivaient ensuite une marche identique jusqu’à leur terminaison, l’unité de la maladie ne serait pas compromise par l’existence de ces variétés de début. Mais en est-il toujours ainsi ? N’existe-t-il pas des différences dans la marche de la paralysie générale depuis son début jusqu’à sa terminaison. N’a-t-elle pas par exemple une marche aiguë et une marche chronique ? Ne voit-on pas des malades rester dans un état de démence calme pendant plusieurs années, et même pendant toute la durée de leur maladie, tandis que d’autres sont dans un état d’agitation maniaque presque incessante jusqu’à la mort ? Ne voit-on pas des paralysies générales régulièrement progressives et continues pendant tout leur cours ? D’autres au contraire présenter des paroxysmes et des rémissions si notables et si prolongées qu’elles simulent des guérisons véritables ? Ne voit-on pas quelquefois les symptômes de la paralysie, très marqués chez certains malades, pendant toute la durée de leur maladie, être à peine sensibles chez d’autres, pendant la plus grande partie de l’affection, et se suspendre même pendant longtemps au point de laisser dans le doute l’observateur le plus exercé sur l’existence réelle de la maladie ?

Ne voit-on pas, dans certains cas, le trouble des facultés intellectuelles consister dans un simple affaiblissement des facultés, sans délire bien caractérisé, en un mot, dans un simple état de démence (que certains auteurs hésitent à décorer du nom de folie), tandis que, dans d’autres cas, les conceptions délirantes les plus multipliées, les plus bizarres et les plus absurdes se succèdent et se remplacent sans interruption pendant toute l’évolution de la maladie ? Enfin le délire de satisfaction, de richesse et de grandeur, si caractéristique de cette affection, ne manque-t-il pas chez un certain nombre de paralytiques, pendant tout le cours de leur affection et n’est-il pas remplacé chez d’autres par un délire de nature triste ou hypocondriaque qui semblerait à première vue devoir faire exclure ces faits du cadre de cette affection ? En un mot, soit qu’on envisage les symptômes physiques, les symptômes intellectuels ou la marche, on trouve entre les divers malades atteints de paralysie générale de telles différences qu’on serait tenté de déclarer ces diversités de marche et de symptômes trop prononcées pour permettre de ranger ces faits, en apparence si disparates, dans le cadre d’une seule et même maladie. Mais en les étudiant de plus près, en tenant compte surtout de l’ensemble des faits, au lieu d’appesantir son attention sur chacun des symptômes isolément, en ayant le soin de suivre les malades pendant toute l’évolution de leur mal au lieu de ne les étudier qu’à un moment donné, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’il en est de ces variétés de marche comme des variétés de début dont nous parlions tout à l’heure ; que, très distinctes en apparence, elles se confondent à chaque instant et envahissent constamment l’une sur l’autre, au point de rendre impossible toute distinction fondamentale entre elles. Tel malade qu’on a déclaré d’abord atteint de démence simple, sans délire prédominant, offre tout à coup, soit des conceptions délirantes multiples, soit un paroxysme d’excitation maniaque, qui se reproduit ensuite plusieurs fois pendant le cours de la maladie. Tel autre, dont l’affection a débuté par une grande excitation, avec prédominance de conceptions délirantes variées, tombe petit à petit dans un état de démence simple, dans laquelle l’observateur a beaucoup de peine à découvrir la trace des conceptions délirantes antérieures. Tel autre, enfin, qui a présenté, dans les premières périodes, une simple débilité intellectuelle peu marquée, ou bien un délire mélancolique pouvant induire en erreur sur la nature réelle de l’affection, offre tout à coup les caractères les plus saillants du délire des grandeurs sous sa forme la mieux accusée. Les mêmes points de contact qu’on observe entre les diverses variétés, sous le rapport du délire, existent sous le rapport des symptômes physiques et de la marche. Tel malade qui n’a pas eu d’attaques congestives ou convulsives au début en présente dans la dernière période, et vice-versa. Tel autre aliéné dont les symptômes de paralysie sont si peu marqués pendant longtemps, que l’on pourrait presque contester l’existence de la paralysie générale, présente plus tard les caractères si tranchés de cette paralysie qu’aucun doute ne peut subsister dans l’esprit de personne sur la nature réelle de la maladie. Tel autre dont l’affection a marché très lentement pendant les premières périodes, et a même offert des rémissions si complètes et si prolongées qu’on a pu croire à la réalité de la guérison, présente plus tard une rechute si brusque et si complète que la maladie marche alors avec une extrême rapidité vers une terminaison funeste ; chez un autre malade, au contraire, l’affection qui a offert à son début une marche très aiguë vers la démence profonde et la paralysie avancée, reste longtemps stationnaire à ce degré et a ensuite une marche très lente et une très longue durée.

Ainsi, au milieu des variétés qu’on observe dans la marche de la maladie, sous le rapport du degré et du mode d’apparition de ses divers symptômes, il existe néanmoins des points de contact assez nombreux et une uniformité assez grande pour que l’unité de la maladie se conserve intacte, malgré toutes ces diversités.

Pour juger exactement les faits et les comparer entre eux, il ne faut donc pas fragmenter, étudier isolément chaque symptôme et chercher ainsi à démolir pièce par pièce l’édifice de la maladie. Il faut envisager les faits dans leur ensemble, dans leurs caractères communs, dans les lois générales qui président à leur évolution, il faut en un mot procéder pour cette maladie comme on le fait pour toutes celles de la pathologie ordinaire. Nous ne pouvons mieux faire comprendre notre pensée qu’en cherchant un terme de comparaison dans une maladie très fréquente, dont la marche offre les plus grandes analogies avec celle de la paralysie des aliénés, nous voulons parler de la phtisie pulmonaire. Est-il une maladie mieux caractérisée par ses lésions, par l’ensemble de ses symptômes, par sa marche, par sa terminaison constamment funeste, comme par le mode de succession de ses divers symptômes ? Est-il une maladie présentant plus de caractères communs chez tous les individus qui en sont atteints et plus susceptible d’une description uniforme permettant de la reconnaître dans chaque cas particulier ? Et cependant quelle diversité dans sa marche et combien est varié le tableau qu’elle nous offre chez les divers malades qui en sont affectés. Quelquefois elle a une marche si aiguë et si rapide que cette variété a reçu le nom de phtisie galopante ; dans d’autres cas, au contraire, elle a une évolution si lente que des individus condamnés comme phtisiques dans leur jeunesse, ne succombent à cette maladie qu’à un âge avancé. Il est certains phtisiques qui, minés sourdement par leur mal, marchent lentement et d’une manière continue vers la mort, sans présenter ni paroxysmes, ni rémissions notables, pendant tout le cours de leur affection. De même certains aliénés paralytiques sont atteints d’une paralysie, régulièrement progressive et d’une démence qui augmente d’intensité d’une manière insensible, sans offrir ni paroxysmes d’agitation, ni améliorations notables dans les symptômes physiques et moraux. Tel autre phtisique, au contraire, atteint subitement d’hémoptysie est pris rapidement de tous les autres symptômes de la maladie ; sa respiration devient difficile ; il a de la fièvre le soir, des sueurs nocturnes ; il maigrit rapidement ; il expectore des crachats purulents. L’auscultation permet de constater chez lui l’existence d’une caverne qui se forme au sommet du poumon et se vide successivement ; il est, en un mot, dans un paroxysme de la maladie qui semble marcher avec une extrême rapidité vers une terminaison funeste. Eh bien ! peu à peu tous ces symptômes diminuent d’intensité. À la suite d’une médication employée, d’un changement de lieu ou d’un voyage, on voit le malade revenir à la santé, la caverne dont on avait constaté l’existence par l’auscultation se cicatrise, petit à petit ; il ne se produit pas de nouvelle évolution tuberculeuse dans d’autres parties du poumon ; le malade recouvre les apparences de la santé. Sa respiration devient plus facile, il cesse de tousser et de cracher, il reprend de l’embonpoint : on le croit guéri ! N’en est-il pas de même de l’aliéné paralytique qui, après un accès maniaque caractéristique avec symptômes de paralysie, agitation violente et prédominance d’idées de grandeur multiples, gigantesques, absurdes et contradictoires se calme peu à peu, revient progressivement à la raison (comme cela arrive plus souvent qu’on ne le croit aujourd’hui), reconnaît l’absurdité des idées qu’il a émises, s’étonne même d’avoir pu y ajouter foi, est en un mot dans un état de rémission tellement notable qu’elle peut simuler la guérison ? Dans ces cas, le malade est, il est vrai, plus faible d’intelligence qu’avant son accès ; son intelligence a ordinairement baissé de niveau quand on le compare à lui-même et à ce qu’il était avant sa maladie. Il lui reste aussi par moments un peu d’embarras dans la parole et de tremblement dans les membres ; mais ces symptômes sont si peu marqués et si fugitifs, qu’ils peuvent passer inaperçus ; quelquefois même ils n’existent pas réellement et le malade paraît avoir repris possession de toutes ses facultés. Mais chez le phtisique aussi bien que chez l’aliéné paralytique, quel est le médecin expérimenté qui partagera dans ces cas les illusions du public ? On sait en effet par expérience qu’il est dans l’essence de ces deux maladies de se reproduire tôt ou tard et en général au bout de peu de temps. Dans la phtisie, on redoute avec raison une nouvelle évolution tuberculeuse dans d’autres points du poumon, qui donnera naissance aux mêmes symptômes et sera suivie de plusieurs autres jusqu’à la mort. De même, dans la paralysie générale, l’expérience des cas analogues doit faire redouter de nouvelles congestions cérébrales, de nouvelles poussées sanguines à la surface du cerveau, qui détermineront les mêmes accidents physiques et moraux que lors de la première atteinte du mal. Mais, ajoutera-t-on, certains phtisiques peuvent guérir ; des médecins distingués ont publié des observations de guérison. Pourquoi contester, d’une manière absolue, tous ces faits et vouer fatalement à la mort, sans la moindre chance de guérison, des malades qui paraissent avoir guéri réellement dans certains cas exceptionnels. Pourquoi, dira-t-on, ne pourrait-il pas en être de même des aliénés paralytiques, qui sans doute aboutissent presque toujours à la mort, mais auxquels la science ne doit pas enlever absolument toute chance de salut ? Pourquoi nier l’authenticité des faits, peu nombreux, il est vrai, de guérison cités par certains auteurs distingués, dont personne ne peut contester la compétence et le mérite ? J’accepte volontiers, pour ma part, la question ainsi posée et la comparaison établie entre la curabilité de la paralysie générale et celle de la phtisie. Je l’accepte d’autant plus volontiers qu’en songeant à la nature des lésions qui caractérisent la paralysie générale, surtout à son début, on a lieu de s’étonner qu’elle ne soit pas plus souvent curable.

On ne comprend guère, en effet, pourquoi la congestion sanguine et l’afflux de sérosité à la surface du cerveau et de ses membranes, coïncidant avec une altération très légère de la substance grise superficielle, on ne comprend pas facilement, dis-je, pourquoi ce travail pathologique, existant dans des points très limités du cerveau, ne serait pas susceptible de guérison dans les points affectés, au même titre et beaucoup plus encore que les foyers de l’hémorragie cérébrale, et pourquoi de nouvelles congestions et de nouvelles lésions du même genre devraient nécessairement se produire dans d’autres parties des circonvolutions, entraîner ainsi une aggravation successive de la maladie et amener enfin la mort dans un espace de temps plus ou moins éloigné. Si l’on envisage la nature et le mode de succession des lésions, qui donnent lieu aux symptômes de la paralysie générale des aliénés, on doit donc s’étonner de la gravité constante de cette maladie, et par conséquent on ne doit pas repousser la possibilité de sa guérison. Du reste, cette curabilité de la paralysie générale ne nuirait en rien à sa constitution comme espèce morbide, attendu que beaucoup de maladies, admises comme parfaitement démontrées, la variole par exemple, peuvent se terminer par la mort ou par la guérison, sans que cette différence dans le mode de terminaison, empêche la détermination de l’espèce nosologique. C’est donc là une simple question d’observation et non une question de doctrine. Malheureusement, l’expérience a prouvé que dans l’immense majorité des cas, la paralysie générale s’est jusqu’ici terminée par la mort. Il en est de cette affection comme de la phtisie pulmonaire et du cancer. On peut bien citer un certain nombre de cas de guérison d’une authenticité plus ou moins contestable, dont quelques-uns cependant ne peuvent être révoqués en doute, mais ces faits exceptionnels ne sont, ni assez nombreux, ni assez concluants, pour détruire dans l’esprit des médecins l’opinion que ces maladies sont réellement incurables, dans l’état actuel de la science.

Pour prouver, dans quelques cas rares, la possibilité de la guérison, on nous cite des exemples de manie avec idées de grandeur et symptômes légers de paralysie générale, qui auraient été suivis d’une suspension complète pendant plusieurs années. On ajoute alors que, si la maladie se reproduit après un si long temps, on doit considérer son retour comme une rechute et non comme la suite de l’évolution naturelle d’une même maladie. À cela je réponds d’abord par la comparaison avec la phtisie. Dira-t-on que la phtisie est curable parce qu’après une première atteinte de tous les symptômes caractéristiques de cette affection, un malade restera pendant plusieurs années sans les éprouver de nouveau ? Si ces symptômes se reproduisent après un si long espace de temps, dira-t-on que le malade était guéri et qu’il éprouve une simple rechute du même mal, ou bien que la maladie reprend son cours longtemps interrompu ? On pourrait croire à une rechute accidentelle s’il s’agissait d’une affection aiguë, ordinairement de courte durée, comme la pneumonie par exemple, qui guérit souvent dans un temps déterminé et qui ne se reproduit pas nécessairement pendant la vie d’un même individu. Mais peut-on le dire de la phtisie dont l’essence est de reparaître fatalement lorsqu’elle s’est une fois manifestée, qui le plus souvent ne se suspend que momentanément d’une manière incomplète, et qui dans les cas rares où elle semble longtemps suspendue, doit être considérée comme existant toujours à l’état latent ? Ici, comme en toutes choses, les faits généraux doivent dominer les faits exceptionnels. Dans la phtisie, comme dans la paralysie générale, la marche continue étant la règle, les suspensions plus ou moins prolongées, lorsqu’elles se produisent, doivent être éclairées par la comparaison, avec les faits intermédiaires, dans lesquels on constate des rémissions de plus en plus notables et prolongées. Dans ces cas, on doit donc admettre la continuité de la maladie, malgré la suspension de ses manifestations, et ne pas parler de rechute, c’est-à-dire d’une nouvelle production de la maladie, alors qu’il ne s’agit en réalité que d’un retour prévu de ses symptômes antérieurs.

Mais ces accès de manie avec idées de grandeur ne doivent pas seulement attirer ici notre attention sous le rapport de leur durabilité ; il nous reste à examiner leur valeur comme moyen de diagnostic de la paralysie générale et comme servant à caractériser cette unité morbide.

V. — Objection tirée des accès maniaques avec idées de grandeur,
qui ne se terminent pas par la paralysie générale
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On observe, dit-on, quelquefois, dans les asiles d’aliénés, des accès de manie avec symptômes de paralysie générale et prédominance d’idées de grandeur, qui se terminent par la guérison et ne sont pas nécessairement suivis des périodes ultérieures de la paralysie générale. On conclut de ce fait que cet état mental particulier, qu’on a cru jusqu’ici caractéristique de la paralysie générale, n’est pas nécessairement lié à cette affection et qu’il peut exister d’une manière indépendante, sous le nom de manie congestive. On enlève ainsi à l’unité de la maladie une de ses bases les plus solides, en cherchant à détruire la valeur du signe tiré de la spécialité de son délire. Je reconnais volontiers que le délire des grandeurs n’est pas un signe pathognomonique de cette affection. Il manque dans un assez grand nombre de cas, depuis le début jusqu’à la fin de la maladie, soit sous la forme de simple satisfaction générale, soit sous celle plus tranchée de délire de fortune et de puissance. Dans d’autres cas, il n’existe que pendant peu de temps, à une certaine période, et peut ainsi passer inaperçu. Dans d’autres circonstances, enfin, après avoir existé à une certaine période, il est remplacé par des conceptions délirantes d’un ordre tout différent. Ces conceptions sont, selon moi, aussi caractéristiques de cette affection, quoique d’une nature précisément inverse ; je les ai signalées en passant, dans ma thèse, parmi les diverses idées absurdes que présentent ces malades ; M. Baillarger y a insisté depuis, d’une manière particulière en les désignant sous le nom de délire hypocondriaque. Ces malades disent alors qu’ils sont morts, qu’ils n’ont plus ni bouche ni intestins, qu’ils n’ont plus ni bras ni jambes, que leurs membres ne leur appartiennent pas, qu’ils ont une tête de plomb, qu’ils n’ont plus de tête, etc., etc. M. Baillarger a fait remarquer, avec raison, que ce délire, vraiment spécial, coïncide presque toujours avec les périodes de dépression de la maladie, avec les moments de grand affaiblissement physique, s’accompagne souvent de refus des aliments et est fréquemment suivi d’une sorte de diathèse gangréneuse qui met pendant cette période la vie des malades en danger. Mais la seule chose que nous cherchions à noter ici, c’est que ce genre de délire alterne souvent plusieurs fois, pendant le cours de la maladie, avec le délire des grandeurs, lequel coïncide au contraire avec les périodes d’excitation et que, par conséquent, le délire des grandeurs, malgré sa fréquence, est loin d’être constant, soit chez les divers paralytiques, soit chez le même malade aux différentes périodes de son affection. D’un autre côté, s’il manque assez fréquemment dans la paralysie des aliénés, le délire ambitieux peut se rencontrer également dans d’autres formes de maladies mentales. Cette assertion paraît surtout vraie si l’on donne au mot délire d’orgueil son acception la plus large, et si l’on n’a pas le soin de déterminer les caractères spéciaux du délire ambitieux propre à la folie paralytique. J’ai essayé[5] de préciser ces caractères. Je les ai résumés en disant que, chez les paralytiques, le délire des grandeurs est multiple, mobile, absurde et contradictoire. Ce qui le caractérise surtout, en effet, c’est l’absence de coordination, qui témoigne déjà d’un commencement de démence, au milieu de l’activité apparente des facultés, et qui contraste d’une manière très remarquable avec le délire d’orgueil systématisé des autres aliénés. Tous les médecins spécialistes savent, par exemple, qu’il existe dans les asiles des rois, des reines, des princes et des princesses, des grands personnages en un mot, qui n’ont jamais été et ne seront jamais paralytiques ; mais combien leur délire orgueilleux diffère de celui des aliénés paralytiques qui croient cependant posséder les mêmes titres et les mêmes dignités ! Tandis que l’aliéné ordinaire a son roman parfaitement coordonné qu’il raconte à tout venant de la même façon, motive toutes ses prétentions, prévoit toutes les objections, a des réponses pour les difficultés qu’on peut lui opposer, reste conséquent dans ses actes et dans son maintien avec l’esprit de son rôle imaginaire, l’aliéné paralytique au contraire, ne donne que des explications très incomplètes sur l’origine de ses titres ou de ses dignités ; il en fournit de différentes selon les moments ; il n’est conséquent avec lui-même, ni dans ses idées ni dans ses actes ; il raconte parallèlement sa vie réelle et sa vie imaginaire, sans en sentir la contradiction ; il croit posséder en même temps, ou l’un après l’autre, plusieurs titres ou plusieurs dignités qui s’excluent ou sont incompatibles. En un mot, tout est contradictoire, non motivé, ou mal coordonné dans le délire des grandeurs du paralytique, tandis que le délire d’orgueil des autres aliénés est, au contraire, parfaitement systématisé. Les caractères spéciaux du délire des grandeurs des paralytiques, qui appartiennent également à toutes leurs conceptions délirantes, ont, selon nous, une grande importance pour caractériser cette affection et pour la constituer plus solidement comme espèce nosologique. En tenant compte de ces caractères, on diminue déjà beaucoup le nombre des cas d’aliénation dans lesquels on peut constater ce délire spécial de la paralysie des aliénés. Mais on prétend que l’on rencontre des maniaques qui présentent ces caractères, et qui cependant ne deviennent pas nécessairement paralytiques.

On m’accordera du moins que ces faits sont peu fréquents : que, dans l’immense majorité des cas, sinon dans tous, ce délire spécial est propre à la paralysie des aliénés et est suivi de ses périodes ultérieures. On m’accordera également que, dans la plupart des cas de prétendue guérison à la suite d’un pareil état, la maladie ne tarde pas à reparaître avec tous ses symptômes essentiels et que, par conséquent, ce n’est que la continuation de la même affection après une suspension momentanée.

Nous ne discutons donc que pour quelques faits exceptionnels, sur lesquels l’observation ultérieure pourra seule nous éclairer d’une manière définitive. Je n’ai pas l’intention de contester ces faits d’une manière absolue, d’autant plus que j’ai observé quelques cas de ce genre où le diagnostic m’a paru difficile et en particulier des périodes d’exaltation de la folie circulaire (ou folie à double forme) dans lesquelles les malades offrent quelquefois un délire des grandeurs analogue à celui de la première période de la folie paralytique.

Je pense, quant à moi, qu’une science plus avancée permettra de découvrir (même dans ces cas difficiles) des moyens de diagnostic entre ces diverses variétés de délire, en apparence identiques et que la spécialité du délire des paralytiques sortira triomphante de cette épreuve décisive. Néanmoins, je veux bien admettre qu’il est quelques cas exceptionnels dans lesquels il est difficile de distinguer, dans l’état actuel de la science, si un état maniaque avec prédominance d’idées de grandeurs appartient réellement à la paralysie des aliénés, ou bien à d’autres formes de maladies mentales. Mais que peut-on conclure d’une pareille exception ? Est-ce sur des faits aussi rares qu’on peut se baser pour contester l’unité de la maladie et la valeur diagnostique et pronostique du délire spécial ? Cela ne prouve absolument qu’une seule chose, selon moi, c’est que ce délire n’est pas constant et qu’il n’est pas pathognomonique, mais cela ne prouve nullement qu’il ne soit pas un caractère important de cette affection et que lorsqu’on le rencontre, avec ses caractères spéciaux, on ne doive pas affirmer l’existence de la paralysie générale comme très probable. Cela prouve seulement qu’un signe unique n’est jamais suffisant pour caractériser une maladie, quelque valeur qu’il ait d’ailleurs par lui-même. Ce délire spécial est relativement à la paralysie générale ce qu’est l’hémoptysie par rapport à la phtisie et l’albuminurie par rapport à la maladie de Bright. Sans doute ces symptômes peuvent se rencontrer dans d’autres affections et ne sont pas rigoureusement pathognomoniques, mais quel est le médecin qui, en les constatant, hésitera à se prononcer sur l’existence de l’une ou de l’autre de ces affections et ne cherchera pas à confirmer son diagnostic par l’examen des autres symptômes qui complètent le tableau de la maladie.

On a bien cherché, il est vrai, à enlever à chacun de ces symptômes l’importance que leur avaient accordée les premiers observateurs. On a prouvé que l’hémoptysie pouvait être due à d’autres affections qu’aux tubercules pulmonaires, de même qu’aujourd’hui on cherche à démontrer que l’état maniaque avec symptômes légers de paralysie générale et prédominance des idées de grandeur spéciales, peut exister sans être lié à la paralysie générale. On a fait le même travail relativement à la maladie de Bright, en prouvant que la présence de l’albumine dans les urines se rencontrait dans un grand nombre d’autres affections. Mais en retirant ainsi à ces symptômes leur valeur pathognomonique, on ne leur a pas enlevé l’importance réelle qu’ils possèdent, soit comme signes diagnostiques et pronostiques, soit comme symptômes essentiels servant à caractériser l’individualité morbide. Il en sera de même de l’état maniaque avec prédominance d’idées de grandeur, qui restera toujours un signe important pour diagnostiquer la paralysie générale, pour la constituer à l’état de forme distincte parmi les maladies mentales et pour pronostiquer la production de ses périodes ultérieures.

En examinant ainsi isolément chacun des symptômes essentiels des maladies, en se demandant s’ils sont constants dans cette affection et s’ils n’existent pas dans des maladies différentes, on fragmenterait toute la pathologie, et l’on détruirait une à une toutes les maladies, même les plus solidement établies. Il n’en est pas une seule qui puisse résister à cette méthode dissolvante qui réduirait la pathologie à l’étude des symptômes et des faits particuliers et s’opposerait à toute généralisation. Ce serait faire de la séméiologie et non de la nosologie. Il ne faut jamais perdre de vue qu’une espèce pathologique ne doit pas être basée sur un seul signe, quelque important qu’il soit, mais sur l’ensemble des symptômes et sur leur mode particulier de succession. La paralysie générale des aliénés ne doit donc reposer, comme maladie distincte, ni exclusivement sur les caractères spéciaux de la paralysie, ni sur les caractères spéciaux du délire. Elle ne peut exister, à l’état d’espèce nosologique, qu’à la condition d’être basée, comme l’a dit parfaitement Parchappe, sur des symptômes physiques, sur des symptômes intellectuels et sur une marche spéciale. C’est pourquoi nous avons cru nécessaire d’ajouter à l’exposé dogmatique de ces caractères communs, si bien présenté par Parchappe, l’examen critique des objections principales qu’on peut opposer à cette manière de voir. Nous avons voulu prouver que, s’il existait parmi les faits groupés aujourd’hui sous le nom de paralysie générale des aliénés, sous le rapport des symptômes et de la marche, des différences assez importantes pour justifier la création de variétés particulières, ces différences n’étaient pas cependant assez essentielles pour porter atteinte à l’unité de la maladie.

Nous avons cherché à démontrer qu’on pouvait découvrir entre ces faits un nombre suffisant de caractères communs pour faire admettre cette maladie dans le cadre nosologique, comme individualité distincte, intermédiaire aux diverses affections cérébrales et aux différentes formes de la folie.


  1. Discours prononcé à la Société médico-psychologique, le 26 juillet 1858.
  2. J. Falret, thèse de doctorat, et plus haut, p. 56.
  3. Esquirol, Maladies mentales ; Paris, 1838.
  4. Parchappe, Traité de la folie ; Paris, 1841.
  5. J. Falret, thèse, 1853. Voir p. 96.