Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Séméiologie


II

SÉMÉIOLOGIE
DES
AFFECTIONS CÉRÉBRALES[1]

— 1860 —

La pathologie cérébrale présente de grandes obscurités. Malgré les progrès de la science moderne, elle offre encore de nombreuses incertitudes et d’importantes lacunes. Les recherches anatomiques, entreprises avec une grande persévérance depuis le commencement de ce siècle, sont parvenues, il est vrai, à éclaircir plusieurs points importants de l’histoire des affections cérébrales ; mais l’état d’imperfection de la physiologie du cerveau n’a pas encore permis, dans beaucoup de circonstances, d’établir une relation étroite entre les lésions constatées à l’autopsie et les symptômes observés pendant la vie. Quelques faits principaux sont cependant, dès à présent, acquis à la science.

Il est parfaitement établi, par exemple, que les lésions situées dans l’une des moitiés du cerveau produisent des troubles de la motilité et de la sensibilité dans le côté du corps opposé à la lésion cérébrale. On sait également que les altérations des parties blanches de la base de l’encéphale entraînent à leur suite des troubles de la sensibilité et de la motilité dans les parties auxquelles se distribuent les nerfs qui en émergent, et ne déterminent pas habituellement des troubles de l’intelligence, lesquels au contraire résultent presque constamment des lésions des parties supérieures de l’encéphale et des membranes qui recouvrent sa surface. Sans parler des ouvrages qui ont contribué à éclairer divers points de la pathologie cérébrale, des recherches récentes ont encore ajouté à nos connaissances sous ce rapport. Les travaux de Parchappe ont eu pour but d’établir que la substance grise de la surface des circonvolutions était le siège commun de l’intelligence, de la sensibilité et des mouvements volontaires ; ceux de Flourens[2], Bouillaud[3] et Duchenne (de Boulogne), ont jeté quelque lumière sur les fonctions et les maladies du cervelet, considéré comme organe coordinateur des mouvements. Turner[4], et Hillairet[5] ont encore ajouté à nos connaissances sur la physiologie et la pathologie de cette partie de l’encéphale. Enfin Gubler en étudiant les lésions de la protubérance annulaire, envisagées comme cause des paralysies alternes, qui siégent à la fois dans l’un des côtés du corps et dans le côté opposé de la face, a fait accomplir un nouveau progrès dans la voie des rapports à établir entre les symptômes et le siège des affections du cerveau.

Mais d’autres recherches, entreprises dans la même direction, ont été moins heureuses. La plupart des relations que l’on a cherché à démontrer entre les altérations de certaines portions de l’encéphale et les symptômes observés pendant la vie n’ont pas été confirmées par l’observation ultérieure. Ainsi Foville et Pinel-Grandchamp ont voulu placer dans les couches optiques le siège de la paralysie des membres supérieurs, et dans les corps striés celui de la paralysie des membres inférieurs. Bouillaud, Belhomme, etc., ont également fait résider dans les lobes antérieurs du cerveau le pouvoir coordinateur de la parole ; or, malgré un grand nombre de faits favorables à cette opinion, il existe encore trop de faits contradictoires pour qu’elle puisse être considérée comme scientifiquement démontrée.

Enfin, Marshall Hall, Brown-Séquard et Foville fils, ont voulu placer dans la moelle allongée le siège de l’épilepsie. Le Dr Schrœder Van der Kolk[6] adoptant cette opinion de Marshall Hall, a cherché à la démontrer par la physiologie, la pathologie et l’anatomie microscopique, et y a ajouté la pensée que les lésions des corps olivaires étaient la cause organique des troubles de la parole dans les affections cérébrales.

Nous ne pouvons énumérer ici toutes les tentatives plus ou moins heureuses faites en France, ou à l’étranger, pour localiser dans différents points de l’encéphale les fonctions auxquelles préside cet organe, et pour expliquer par l’altération de ces parties les symptômes rapportés à chacune d’elles. L’école physiologique allemande surtout a fait de nombreuses recherches anatomiques, physiologiques et microscopiques, dans le but d’éclairer ces points si obscurs de la pathologie cérébrale. Nous n’avons nullement l’intention de la suivre sur ce terrain. Mais ce n’est pas seulement dans la détermination précise des fonctions et des lésions de l’encéphale que la pathologie du cerveau présente de nombreuses lacunes ; l’existence elle-même des lésions cérébrales dans tous les cas où l’on observe des troubles des fonctions motrices, sensitives ou intellectuelles, ne peut être scientifiquement établie. Non seulement, dans un grand nombre de maladies mentales, on ne constate que des lésions peu importantes du cerveau, insuffisantes pour rendre compte du trouble si intense et si prolongé des facultés intellectuelles ; mais l’épilepsie, l’hystérie, et d’autres névroses cérébrales, existent souvent sans altération appréciable du système nerveux. Enfin, malgré les progrès de l’anatomie du cerveau et les secours que lui ont apportés les recherches microscopiques et chimiques, on constate encore assez fréquemment, pendant la vie, les troubles les plus manifestes et les plus étendus des fonctions cérébrales, sans pouvoir découvrir à l’autopsie aucune lésion qui rende compte d’une manière satisfaisante des symptômes observés.

La pathologie cérébrale est féconde en déceptions et en contradictions de plus d’un genre. On peut poser en principe que les lésions les plus légères des membranes ou de la surface du cerveau sont accompagnées des troubles les plus marqués des fonctions intellectuelles, motrices et sensitives, tandis que les lésions les plus considérables peuvent exister pendant de longues années dans l’encéphale, sans déterminer de perturbations notables des fonctions cérébrales, quelquefois même sans donner lieu à aucun symptôme appréciable. Comment expliquer, par exemple, le fait si fréquent, à la suite de lésions traumatiques, d’abcès volumineux qui existent pendant des mois dans la substance cérébrale, sans troubler d’une manière sensible les fonctions de cet organe, jusqu’au moment où surviennent tout à coup des accidents aigus, qui entraînent, en quelques jours, la mort des malades ? Comment se rendre compte également de la production lente et successive de beaucoup de tumeurs cérébrales, qui, souvent pendant de longues années, se développent sans déterminer aucun trouble apparent des fonctions, tandis que, dans d’autres cas au contraire, la plus simple et la plus petite altération suffit pour produire les symptômes les plus manifestes et les plus graves ? On a invoqué, pour expliquer ces contradictions, la différence de siège ; la compression, presque insensible dans un cas, causée par le lent développement de ces tumeurs, opposée à la compression subite produite dans d’autres circonstances ; enfin l’existence de congestion ou d’inflammation circonvoisine de la substance cérébrale dans un cas, et son absence dans l’autre. Mais ces motifs sont insuffisants pour expliquer toutes les bizarreries que présentent à chaque instant les affections encéphaliques. Comment comprendre par exemple, l’intermittence fréquente des symptômes coïncidant avec la constance des lésions, l’intermittence par exemple de la céphalalgie, des vertiges, et des attaques épileptiformes, dans les tumeurs du cerveau ?

Les recherches anatomiques ne peuvent donc suffire, dans l’état de nos connaissances, pour éclairer les cas si complexes, si obscurs et souvent si difficiles à reconnaître, que les maladies du cerveau présentent à l’observation du médecin praticien. Cela est surtout vrai, si l’on ne se borne pas à l’étude des maladies très caractérisées et parfaitement développées, telles qu’on les observe dans les hôpitaux, et si l’on pénètre dans la pratique privée, dans l’intérieur même des familles, pour assister aux débuts et à l’évolution souvent si lente et si insidieuse des affections cérébrales.

L’étude symptomatique des débuts et des manifestations les plus délicates des maladies du cerveau, qui échappent le plus souvent à l’observation à cette période de leur développement, nous paraît donc présenter un vif intérêt. Cette étude, que les médecins ordinaires sont trop disposés à abandonner aux spécialistes, mérite d’autant plus d’attirer leur attention, que, si la médecine peut quelque chose pour arrêter la marche des affections cérébrales, même les plus rebelles, c’est surtout au début et dans les premières périodes qu’elle peut intervenir avec efficacité. D’un autre côté, ces maladies sont si variées dans leur nature, si mobiles dans leurs manifestations, se ressemblent tellement en apparence, malgré leurs différences fondamentales, qu’une étude attentive de leur symptomatologie peut seule éclairer le praticien sur le jugement à porter et sur la conduite à tenir à leur égard.

En présence de ces obscurités et de ces difficultés de la pathologie cérébrale, il nous a donc paru intéressant de condenser les principaux symptômes que nous offrent ces maladies, soit dans leurs débuts, soit dans les périodes où leurs caractères sont moins nettement accusés. Un ouvrage très curieux, publié sur ce sujet délicat, par le Dr Forbes Winslow[7] va nous en fournir une occasion d’autant plus naturelle, que ce livre, fait avec beaucoup de clarté et de méthode, joint à une grande originalité d’aperçus un excellent résumé des faits les plus variés dispersés dans les divers recueils.

Le Dr Winslow intitule son livre : des Maladies obscures du cerveau et des désordres de l’esprit. Ce double titre le conduit à étudier d’abord, avec beaucoup de soin, les symptômes de l’incubation de la folie, ainsi que certaines formes masquées ou latentes des maladies mentales, qui méritent de fixer l’attention du praticien ou du médecin légiste. La première moitié de son ouvrage est consacrée à cette partie de son sujet. Nous ne le suivrons pas sur ce terrain.

Nous n’avons en effet pour but que l’examen des maladies cérébrales autres que la folie. Nous chercherons donc à séparer nettement les troubles intellectuels propres à ces affections de ceux qu’on n’observe que dans l’aliénation mentale. La distinction entre ces deux classes d’affections du cerveau peut paraître arbitraire ; dans beaucoup de circonstances, en effet, il n’existe pas entre elles de ligne de démarcation tranchée ; mais l’usage a prévalu dans la science de séparer cette étude, et cet usage, qui a certainement sa raison d’être et sa valeur surtout aux yeux du praticien, mérite d’être respecté.

Troubles intellectuels. — Les perturbations intellectuelles, qui surviennent souvent, sous des formes diverses, soit au début, soit dans le cours des affections cérébrales, n’attirent pas suffisamment l’attention des médecins. Habitués à laisser aux spécialistes l’étude de ces symptômes, ils se bornent à constater dans leurs observations l’existence du délire, de l’affaiblissement intellectuel ou de la faiblesse de la mémoire, sans entrer dans aucun détail sur la nature et les particularités du trouble des facultés. Cette lacune de la plupart des observations consignées dans la science est très regrettable ; car les manifestations intellectuelles, même dans leurs nuances les plus légères, sont des symptômes essentiels, qui, au même titre que les signes tirés de l’état des mouvements ou des fonctions sensitives, permettent de reconnaître les maladies du cerveau et de les distinguer entre elles. Ces troubles intellectuels, envisagés dans leur ensemble, se présentent sous trois formes principales : l’exaltation, la dépression ou la faiblesse, et l’aberration.

L’exaltation, soit subite, soit progressive, des facultés intellectuelles, est souvent un symptôme prodromique important des affections cérébrales, aiguës ou chroniques. Les malades qui sont sous l’imminence du délire ou des maladies congestives et inflammatoires de l’encéphale offrent fréquemment, avant l’explosion de ces affections un état d’exaltation physique et morale très marqué. Leurs facultés intellectuelles acquièrent une activité inaccoutumée qui étonne les personnes habituées à vivre avec eux ; cette activité mentale exagérée s’accompagne ordinairement d’une excitation physique concomitante, qui mérite au plus haut degré d’attirer l’attention. Les malades ont alors un besoin continuel de mouvement, une instabilité, une disposition à l’irritation ou à la colère, qui contrastent singulièrement avec leur manière d’être habituelle. Ces symptômes s’observent principalement, il est vrai, dans les périodes prodromiques des maladies mentales, surtout des formes excitées, et en particulier de la paralysie générale ; ils existent souvent pendant de longues années chez des individus qui finissent par devenir aliénés, mais ils figurent aussi plus souvent qu’on ne croit parmi les prodromes des autres affections du cerveau. Cette excitation précède fréquemment les attaques de méningite ou de cérébrité ; on l’observe également dans les affections du cerveau de l’enfance, au début des maladies fébriles à forme cérébrale, enfin parmi les prodromes de l’apoplexie. On a vu souvent en effet des individus manifester une irritabilité, une irascibilité peu habituelles, quelque temps avant une attaque d’hémorragie cérébrale.

L’état de dépression de l’intelligence est, comme l’état d’exaltation, un signe précurseur des maladies du cerveau, et alterne même souvent avec lui. On constate ordinairement un stade mélancolique plus ou moins prononcé au début de toutes les affections mentales, mais on observe également la dépression et la tristesse comme signes précurseurs des maladies du cerveau. Le ramollissement aigu, l’hémorragie cérébrale, les tumeurs du cerveau, de même que la paralysie générale, sont souvent associés dans leur première période à une grande dépression mentale. Cette dépression peut, dans quelques cas, être portée jusqu’au degré d’un profond ennui, avec symptômes hypocondriaques, dégoût de la vie, et même penchant au suicide, sans aboutir pourtant à l’aliénation proprement dite. Mais le plus souvent, dans les affections cérébrales autres que la folie, l’altération des fonctions intellectuelles se manifeste plutôt sous la forme de la faiblesse. Les malades présentent assez fréquemment une grande prostration des forces intellectuelles longtemps avant qu’on ne soupçonne l’existence d’une maladie du cerveau ; c’est un état de lassitude cérébrale, de lenteur des idées, analogue à la torpeur physique qui précède les maladies aiguës et fébriles. Le malade a souvent conscience de ce manque de force nerveuse cérébrale : il s’en afflige et reconnaît son inaptitude pour tout travail intellectuel. Il est incapable de continuer longtemps à exercer sa pensée, et il s’éloigne lui-même de toute occupation exigeant l’activité de l’esprit. Il cesse de lire, néglige ses affaires et les devoirs de sa profession ; souvent même, à un degré plus avancé, il n’est plus capable que de rester assis et immobile, dans un état de vague abstraction.

Cet affaissement des facultés intellectuelles peut être consécutif à des excès d’études ou à un exercice exagéré de l’intelligence, il peut alors disparaître peu à peu par un repos prolongé du cerveau ; mais il est souvent le signe avant-coureur de désordres plus graves qui surviennent ultérieurement dans les fonctions cérébrales.

L’affaiblissement progressif de l’intelligence se manifeste souvent dans ses débuts par la difficulté que le malade éprouve à fixer son attention et à conserver l’enchaînement de ses idées : la mémoire est alors vague et incertaine, l’esprit n’exerce qu’une action très imparfaite sur la succession de ses pensées, et, par suite de l’affaiblissement de la volonté et du manque d’attention, la suite des idées se trouve influencée par les circonstances accidentelles. Cette débilité intellectuelle commençante est ordinairement alliée à un affaiblissement simultané de la volonté et du caractère, qui met le malade de plus en plus sous la dépendance des personnes qui l’entourent, même en l’absence de toute perturbation psychique. On observe aussi en même temps un état d’affaiblissement physique et un amaigrissement assez marqué.

Ces symptômes peuvent exister à ce degré, longtemps avant l’apparition d’autres symptômes cérébraux ; aussi méritent-ils d’occuper une place importante parmi les prodromes des maladies du cerveau. Dans d’autres cas, au contraire, la diminution des forces intellectuelles peut survenir très rapidement : elle annonce alors l’explosion prochaine d’une maladie cérébrale très caractérisée. On a vu souvent une suspension subite et temporaire de l’intelligence précéder de quelques heures ou de quelques jours seulement une attaque d’apoplexie.

Dans le début des affections du cerveau autres que la folie, non seulement l’intelligence peut être exaltée ou affaiblie, elle peut être aussi, jusqu’à un certain point, pervertie, sans que l’on soit en droit de considérer cet état comme une véritable folie. Nous touchons ici à un sujet trop voisin de nos études spéciales pour que nous puissions nous y appesantir : nous ne pouvons cependant nous empêcher de signaler quelques-uns des exemples les plus frappants de ces perturbations qui surviennent dans les facultés intellectuelles perceptives et morales. On a vu quelquefois des conceptions délirantes, des idées fausses, précéder les symptômes physiques dans les maladies du cerveau : ainsi, par exemple, des malades, plus tard atteints de ramollissement ou de toute autre affection organique du cerveau, commencent par se croire ruinés, déshonorés, condamnés à l’échafaud pour des crimes imaginaires, ou bien encore sont persuadés qu’on les vole et que tous ceux qui les entourent s’entendent pour les tromper ou leur faire du mal. Combien de fois, dans les familles, constate-t-on de pareils états, qui donnent lieu aux dissensions intérieures les plus pénibles, chez des individus dont la raison n’est pas considérée comme troublée et qui sont plus tard atteints de maladie encéphalique très caractérisée ! Un état d’anxiété, de terreur vague, de crainte instinctive non motivée, précède aussi assez souvent les attaques d’apoplexie ; mais ce n’est pas seulement dans la sphère des facultés intellectuelles que l’on constate des désordres chez les individus menacés de diverses affections cérébrales, c’est également dans les facultés perceptives et morales.

On observe quelquefois chez ces malades des illusions et des hallucinations des différents sens, surtout de la vue. Les malades ont des visions terrifiantes, voient des spectres ou des fantômes, ou bien des objets de formes diverses et souvent lumineux, qui flottent devant leurs yeux ou sur les murailles. Un caractère important distingue, selon nous, ces hallucinations de la vue, observées dans les maladies cérébrales, de celles que l’on constate chez les aliénés. Ce caractère est commun tout à la fois aux délires aigus et toxiques, et aux affections chroniques du cerveau ; il consiste dans l’état de mobilité habituelle des hallucinations de la vue. Les visions qui apparaissent chez les malades menacés ou déjà atteints de maladies organiques du cerveau sont généralement mouvantes. Les figures qu’ils aperçoivent vont et viennent, flottent dans l’air ou s’agitent sur la muraille, avancent vers le malade ou s’en éloignent ; elles représentent, en un mot, une véritable fantasmagorie, tandis que les apparitions qui surviennent chez les aliénés sont presque toujours immobiles et muettes. Un autre caractère également remarquable de ces visions d’origine cérébrale, c’est qu’elles constituent presque toujours pour le malade, surtout dans les premiers temps, un spectacle auquel il assiste en spectateur passif, qu’il considère comme une illusion de ses sens, et auquel il n’ajoute pas foi comme à une réalité extérieure. On a vu également des illusions auditives variées se produire avant l’explosion des cérébrales, et Bouillaud, Parent et Martinet, ont noté que l’inflammation du cerveau était souvent précédée de perversions de l’odorat.

Après les lésions des facultés intellectuelles et perceptives, disons quelques mots des perversions morales qui se manifestent aussi quelquefois dans la conduite et dans les actes des individus qui sont sous le coup d’affections cérébrales de diverse nature. Ces perversions sont certainement beaucoup plus fréquentes dans la folie et en particulier dans la paralysie générale, que dans les autres maladies du cerveau ; mais elles s’y produisent néanmoins et ne doivent pas être passées sous silence. Un changement complet dans le caractère, les habitudes et la conduite, lorsqu’il n’est pas le résultat de l’âge et qu’il se manifeste subitement, doit faire soupçonner une maladie du cerveau. On voit, par exemple, les débuts d’affections cérébrales autres que la folie signalés par des excès sexuels ou alcooliques, par des actes d’intempérance ou d’indécence publics, ou même, dans quelques cas, par des vols commis dans des circonstances toutes spéciales, qui en dénotent très clairement aux yeux du médecin la nature maladive.

Nous ne pouvons que mentionner ici ces perturbations morales comme prodromes des maladies du cerveau, et nous arrivons à l’examen détaillé d’un genre de troubles intellectuels, très fréquent dans les affections cérébrales et qui mérite de fixer notre attention d’une manière toute spéciale ; nous voulons parler des troubles variés de la mémoire et du langage auxquels le Dr Winslow a consacré de nombreuses pages.

Troubles de la mémoire. — La mémoire, comme les autres facultés intellectuelles, peut être exaltée ou affaiblie, à des degrés divers, soit au début, soit dans le cours des affections du cerveau ; il est même remarquable que cette faculté est plus généralement atteinte dans ces maladies que dans la folie, où elle est habituellement respectée, excepté dans les périodes chroniques ou dans la démence. Mais ce qui mérite d’attirer notre attention, comme signe particulier des affections aiguës ou chroniques du cerveau, ce sont les lésions partielles de la mémoire, les perversions si bizarres et souvent si limitées de cette faculté, que l’on observe très fréquemment et sur lesquelles on n’a peut-être pas suffisamment insisté.

À l’état physiologique, la mémoire présente, selon les individus et selon les âges, de très grandes diversités. Les uns, par exemple, ont la mémoire des dates et des noms propres, et les autres, au contraire, n’ont que la mémoire des choses, des lieux ou des personnages ; les uns ont la mémoire de la vue et des visages, les autres possèdent à un haut degré celle des sons et des odeurs. Certains hommes se rappellent plutôt les idées et les objets d’après leurs rapports logiques ; d’autres, au contraire, par l’intermédiaire des mots ou des sons. Mais ces diversités individuelles de la mémoire n’ont rien de pathologique et ne doivent pas nous occuper ici ; elles servent seulement à faire comprendre comment cette faculté peut se trouver lésée diversement par les affections du cerveau et présenter des lésions partielles, et souvent très limitées.

La mémoire des vieillards, très vivace pour les faits anciens, très fugace pour les faits récents, établit une transition naturelle entre l’état physiologique et l’état pathologique ; car, dans la plupart des cas d’affaiblissement intellectuel ou de démence, on constate une lésion analogue de la mémoire, qui n’est qu’une exagération de ce que l’on observe habituellement dans l’âge avancé.

Dans l’état pathologique, non seulement la mémoire peut être diminuée relativement à certaines époques de l’existence et augmentée par rapport à d’autres ; mais, surtout à la suite de chutes sur la tête, on voit souvent se produire un phénomène plus singulier : toute une période de l’existence, par exemple celle qui a succédé immédiatement à la chute ou à l’explosion de la maladie cérébrale, peut se trouver comme rayée de la mémoire, et le malade, après la guérison des accidents aigus, ne conserve aucun souvenir de tous les événements qui se sont produits pendant ce laps de temps. Il y a quelquefois, dans ces cas, quelque chose de plus curieux encore : c’est que les faits qui se sont produits immédiatement avant l’accident sont eux-mêmes effacés de la mémoire. Dans certains cas d’extase, de somnambulisme, ou même dans d’autres affections cérébrales, on observe un trouble plus extraordinaire encore de la mémoire ; c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, un dédoublement de la personnalité. Le malade a, en quelque sorte, deux mémoires distinctes : l’une pour l’état de santé, l’autre pour l’état de maladie. Pendant les accès, il se rappelle tous les faits qui se sont passés dans les accès précédents et oublie ceux qui se sont produits dans leurs intervalles, et réciproquement, pendant les périodes de retour à la vie réelle, il y a un oubli absolu de ce qui a eu lieu pendant les paroxysmes et ne se rappelle que les événements accomplis dans l’état de rémission. Non seulement la mémoire se trouve ainsi fragmentée artificiellement par la maladie relativement à certaines périodes de l’existence, conservée pour les unes et effacée pour les autres ; elle peut être également présente pour certaines catégories d’idées ou de mots, et totalement absente pour d’autres. Ainsi, dans quelques affections cérébrales, on voit les malades perdre complètement la mémoire des dates, celle des noms propres, puis celle des substantifs, et conserver au contraire celle des autres parties du discours. On peut même établir à cet égard une sorte de proportion ascendante très remarquable, en rapport avec les lois qui président à l’acquisition successive des idées chez les enfants et à la formation des langues chez les peuples primitifs. On constate, en effet, que la mémoire des noms propres se perd avant celle des substantifs, que ceux-ci disparaissent avant les verbes, et qu’enfin les adjectifs, exprimant les qualités des objets, c’est-à-dire les idées les plus intimement unies avec eux, sont les derniers à disparaître dans la décroissance progressive de la mémoire humaine.

Un autre phénomène, également très curieux par rapport à la perte de certaines catégories de souvenirs, est relatif à la connaissance des langues. On a vu, à la suite d’affections cérébrales, des malades, connaissant plusieurs langues, les oublier toutes, et être obligés de les apprendre de nouveau, comme des enfants, après leur guérison ; on en a vu d’autres n’oublier qu’une ou deux de ces langues et conserver seulement le souvenir de l’une d’entre elles, ordinairement de celle qu’ils avaient parlée dans leur enfance ; enfin on cite un certain nombre de faits inverses, dans lesquels, au contraire, une affection cérébrale a fait renaître dans l’esprit le souvenir d’une langue anciennement connue, que l’on avait totalement oubliée depuis de longues années. Nous pourrions citer beaucoup de cas du même genre, qui se trouvent réunis par Forbes Winslow.

Troubles de langage. — Si nous avons choisi de préférence les exemples relatifs à la mémoire des mots, c’est parce qu’ils nous amènent à l’examen des troubles du langage, considérés comme signes des affections du cerveau. Dans l’état normal, il existe un rapport constant et nécessaire entre l’idée conçue par l’esprit, le mot destiné à l’exprimer, et sa traduction extérieure à l’aide de la parole. Ce sont là trois termes inséparables d’un même phénomène. On peut concevoir la séparation des deux premiers termes, c’est-à-dire l’idée sans le mot destiné à la représenter. À chaque instant, en effet, dans l’état physiologique, il arrive qu’on a une idée sans pouvoir trouver dans sa mémoire le mot qui lui correspond. Pour que cette perte de mémoire des mots devienne pathologique, il faut donc qu’elle soit portée à un très haut degré, et qu’elle ait lieu relativement à la plupart des mots de la langue, et surtout aux mots les plus habituels. Mais il n’en est pas de même de la rupture produite par la maladie entre le second et le troisième temps du phénomène du langage, c’est-à-dire entre la mémoire du mot et son expression par la parole ou par l’écriture. À l’état normal, toutes les fois qu’on a dans l’esprit le mot correspondant à la pensée qu’on veut exprimer, rien n’empêche de traduire extérieurement ce mot par la parole ou par l’écriture, à moins que les organes du mouvement ne soient paralysés. Eh bien ! il n’en est pas de même dans un certain nombre d’affections cérébrales ; le rapport naturel entre le mot et son expression par la parole ou par l’écriture peut être brisé par la maladie. C’est ce que l’on a appelé la lésion du pouvoir coordinateur de la parole, dont plusieurs auteurs distingués ont cherché à placer le siège dans les lobes antérieurs du cerveau. Ainsi donc, dans les affections cérébrales, on constate trois ordres distincts de faits relativement aux altérations du langage, sans parler d’un quatrième qui tient à la paralysie des organes du mouvement, et dont nous parlerons plus loin à l’occasion des troubles de la motilité. L’idée elle-même peut manquer, comme cela a lieu dans les cas de démence prononcée ; alors la parole est supprimée par absence d’idées. Dans d’autres cas, l’idée peut exister ; mais, la mémoire des mots faisant défaut, le malade ne peut parvenir à faire comprendre sa pensée. Il emploie souvent alors un mot pour un autre, ou bien il n’a à son service qu’un petit nombre de mots, dont il se sert à propos de toutes choses, cherchant souvent à suppléer par le geste ou par l’intonation de la voix à l’insuffisance de sa mémoire pour faire comprendre sa pensée. C’est ce qu’on observe très fréquemment, soit avant les attaques d’apoplexie ou de ramollissement, soit dans l’intervalle de ces attaques. Les malades n’ont souvent alors aucun trouble dans les idées, ou du moins ne présentent qu’un affaiblissement intellectuel peu marqué, mais ils éprouvent les plus grandes difficultés à communiquer leurs pensées, non à cause de l’embarras de la parole, mais par suite de la perte de la mémoire des mots. Ce qui prouve que dans ces cas les malades savent parfaitement ce qu’ils veulent dire, c’est d’abord l’expression de leur physionomie, ensuite les indications qu’il donnent à l’aide des gestes, l’impatience qu’ils manifestent quand on ne les comprend pas, enfin la satisfaction qu’ils témoignent lorsqu’on leur donne l’objet qu’ils demandent, ou lorsqu’on leur fournit le mot qu’ils cherchent et qu’ils répètent alors à plusieurs reprises avec l’expression d’un véritable contentement.

Mais ces faits bien connus de trouble du langage à la suite d’affections cérébrales, organiques ou traumatiques, ne sont pas les seuls à noter. Les plus curieux, sur lesquels on n’a pas suffisamment attiré l’attention, sont relatifs à la troisième catégorie, c’est-à-dire à la rupture du rapport qui existe naturellement entre les mots rappelés par la mémoire et leur expression par la parole ou par l’écriture. Les recueils scientifiques contiennent un assez grand nombre de faits de ce genre, observés dans le ramollissement et l’apoplexie, et surtout à la suite d’affections traumatiques, de chutes sur la tête ou de commotions cérébrales ; mais on les a trop considérés comme des faits exceptionnels, bizarres, complètement individuels, et ne pouvant en rien servir à la science. C’est un mérite de Winslow d’en avoir réuni un grand nombre, et de leur avoir ainsi donné, par leur réunion, une importance qu’ils n’avaient pas dans leur isolement. Nous en citerons quelques-uns, pour faire bien comprendre leur véritable nature.

Il est des cas dans lesquels le malade pense un mot et en dit un autre, malgré lui et contrairement à sa volonté bien arrêtée : dans ces cas, tantôt ce phénomène n’a lieu que lorsque le malade parle spontanément, et si un interlocuteur lui fournit le mot qu’il voulait dire, il parvient à l’articuler au moment même ; tantôt au contraire il ne peut pas articuler ce mot, même quand on l’a prononcé devant lui, et il est contraint de répéter à sa place le mot qu’il avait primitivement employé. Dans d’autres circonstances, les malades ne peuvent exprimer que la moitié des mots, ou bien ne peuvent pas articuler certaines lettres, certaines syllabes, ou bien encore sont obligés, malgré eux, d’ajouter une même lettre, une même syllabe, à tous les mots qu’ils prononcent ; dans d’autres cas enfin, il présentent ce phénomène bizarre d’intercaler, au milieu des paroles qu’ils prononcent, un même membre de phrase n’ayant aucun rapport avec l’idée qu’ils veulent exprimer, et qu’ils répètent à tout propos, comme machinalement.

Les mêmes bizarreries qui existent pour le langage s’observent également pour l’écriture, soit séparément, soit réunies, chez le même malade : ainsi par exemple, en voulant écrire un mot, les malades en écrivent un autre, ou bien ils ne peuvent écrire qu’une syllabe, que la moitié d’un mot ; ils sont forcés d’ajouter une même lettre à tous les mots qu’ils écrivent, ou ne peuvent parvenir à écrire certaines lettres qui manquent constamment dans leurs écrits, dans les mots où elles devraient se rencontrer. Quelquefois encore ces malades écrivent des mots sans aucun sens, qui ne constituent qu’une juxtaposition de lettres à la place du mot ou de la phrase qu’ils ont en tête et qu’ils ne peuvent parvenir à reproduire sur le papier.

Enfin, ce qu’il y a de plus bizarre au milieu de toutes ces bizarreries, c’est que souvent l’expression de la pensée par la parole ou par l’écriture n’est pas nécessairement altérée en même temps chez les mêmes malades ; s’il en est un certain nombre qui commettent les mêmes erreurs en écrivant et en parlant, il en est d’autres au contraire qui présentent des anomalies dans le langage et peuvent rendre parfaitement leurs pensées par l’écriture, tandis que d’autres offrent les perversions et les lacunes de l’écriture sans celles de la parole. Une dernière remarque enfin doit être faite à propos de ces troubles bizarres observés dans la parole ou l’écriture chez les malades atteints de diverses affections cérébrales, c’est que ces perturbations singulières sont ordinairement temporaires, et qu’elles guérissent souvent au bout d’un temps plus ou moins long, qu’elles soient dues à une affection traumatique du cerveau ou même à une maladie organique.

Lésions de la motilité. — Après les troubles de l’intelligence, considérés comme symptômes des affections du cerveau, nous devons parler des désordres de la motilité. Ces désordres très variés ont une grande importance, soit comme signes précurseurs, soit comme dénotant des maladies déjà caractérisées. On doit les diviser, comme ceux de l’intelligence, en symptômes d’affaiblissement et en symptômes d’exagération ou de perversion de l’action musculaire.

Les symptômes d’affaiblissement comprennent tous les degrés possibles de la faiblesse, depuis la plus légère débilité jusqu’à la perte complète du mouvement, soit de tout le corps, soit d’un membre en particulier. Nous n’avons qu’à mentionner ici les diverses formes de la paralysie, telles que l’hémiplégie, la paraplégie, etc., ne voulant insister que sur les symptômes plus légers et plus difficiles à saisir, qui dénotent un trouble de la motilité dès le début des affections cérébrales.

Un état de faiblesse de tout le système musculaire figure souvent pendant longtemps comme premier indice des maladies cérébrales. Les malades se plaignent d’un sentiment de fatigue générale, ils sont souvent obligés de s’asseoir en marchant ; ils sentent la nécessité d’un effort pour se porter en avant, se heurtent facilement contre les objets qu’ils rencontrent sous leurs pieds, éprouvent plus de facilité à marcher vite qu’à marcher lentement, souvent même ont de la peine à se lever lorsqu’ils sont assis, et à monter les escaliers plutôt qu’à les descendre. Cette faiblesse est fréquemment prédominante dans l’un des côtés du corps, ou bien dans une partie plus limitée, telle que les bras, les mains, les jambes, etc. Les malades ressentent quelquefois de la difficulté à saisir les objets ou à les serrer fortement, et les laissent facilement échapper de leurs mains.

Dans quelques cas de début des maladies cérébrales, la faiblesse musculaire est encore plus limitée ; elle se borne alors aux doigts de la main ou même à un seul doigt : on a souvent noté ce signe parmi les prodromes des attaques d’apoplexie. Dans d’autres circonstances, le premier éveil sur l’imminence d’une maladie cérébrale est donné par une sorte de maladresse pour accomplir certains actes habituels, tels que la déglutition, l’expulsion de la salive, l’écriture ; quelques malades ne peuvent tenir leur plume pour écrire, éprouvent de la difficulté à mettre leurs bottes, à se raser, à toucher du piano, à jouer de la flûte, en un mot, à se livrer à des actions et à des occupations un peu délicates et qui leur étaient habituelles. C’est surtout dans la parole et dans la prononciation de certains mots que ce trouble de la motilité se manifeste, dès le début de plusieurs affections du cerveau, et en particulier dans les diverses variétés de paralysie générale. Dans ces circonstances, la débilité musculaire s’accompagne d’un léger tremblement de la langue ou des membres, et d’un manque de coordination dans les mouvements des diverses parties du corps. Cette absence de coordination des mouvements offre, dans les affections cérébrales, tous les degrés possibles, depuis le tremblement le plus léger et le plus imperceptible jusqu’à la chorée, et à cette forme particulière de lésion du système musculaire qui a reçu le nom de paralysie agitante. Ce n’est pas ici le lieu de décrire les nuances que présentent ces désordres de la motilité ayant leur origine dans l’affaiblissement du système musculaire, et qui se produisent si fréquemment à toutes les périodes des affections de l’encéphale et souvent dès leur début. Nous passons aux signes qui dénotent une exagération maladive de l’action musculaire, c’est-à-dire aux diverses variétés de spasmes, toniques et cloniques. Dans le début des affections du cerveau, les malades se plaignent fréquemment de crampes, de roideurs dans les jambes ou dans d’autres parties du corps. Ces symptômes précèdent souvent de quelque temps l’explosion manifeste d’une maladie cérébrale. Il en est de même des secousses convulsives partielles et légères, qui précèdent l’apparition d’attaques convulsives plus complètes et plus caractérisées.

Quant aux convulsions épileptiques ou épileptiformes, qui sont un des symptômes les plus habituels des maladies du cerveau, elles figurent parmi les signes des maladies caractérisées et non parmi les cas délicats et d’une appréciation difficile.

Au milieu des désordres variés de la motilité, les troubles de la parole méritent une mention spéciale. Nous en avons déjà parlé au point de vue des rapports de la parole avec la pensée, à propos des troubles intellectuels. Nous venons de signaler également la difficulté de la prononciation, qui résulte du tremblement de la langue ou des lèvres dans la paralysie générale et dans quelques autres maladies cérébrales. Mais la perversion de la parole, depuis l’embarras presque imperceptible jusqu’à sa suppression absolue, présente de très nombreux degrés et est due à des causes très variées : elle peut tenir à la compression des nerfs lingual ou glosso-pharyngien par des tumeurs situées dans leur voisinage ; à la lésion des corps olivaires, d’après Schrœder Van der Kolk ; à l’altération des lobes antérieurs du cerveau, d’après d’autres auteurs ; enfin elle se rencontre dans la plupart des affections du cerveau, quels que soient leur nature ou leur siège. Tantôt cette altération de la parole est à peine appréciable dans l’articulation de certains mots ; elle consiste alors plutôt dans la lenteur de l’articulation ou dans un effort peu sensible des muscles des lèvres, qui détermine une courte suspension entre les syllabes ou une sorte d’hésitation passagère, comme dans le début de la paralysie générale. Tantôt au contraire elle est très prononcée, rend le langage presque incompréhensible, et va même quelquefois jusqu’à l’impossibilité absolue de parler, comme cela a lieu dans certaines phases des affections organiques du cerveau. Un dernier fait enfin doit être mentionné relativement aux troubles de la parole, c’est le fait de sa suppression subite et momentanée, symptôme prodromique très important de l’hémorragie cérébrale ou du ramollissement.

Lésions de la sensibilité. — La sensibilité générale peut être affectée de diverses façons dans les affections encéphaliques. L’hyperesthésie est plus fréquente dans les maladies nerveuses que dans les affections organiques du cerveau. Cette exagération de la sensibilité peut être portée au point que le malade redoute le plus léger contact, le plus simple frôlement de la peau, un simple courant d’air, l’ouverture d’une porte, le bruit d’une feuille de papier, etc. On observe quelquefois cette augmentation de la sensibilité au début des inflammations du cerveau, ou dans les cas de tumeurs des corps restiformes, du pont de Varole, des tubercules quadrijumeaux, etc. On peut également observer une hyperesthésie générale, simulant des névralgies périphériques, dans certains cas d’affection cérébrale commençante, et lorsqu’il s’y joint des céphalalgies prolongées et quelques phénomènes psychiques, on doit craindre une maladie organique du cerveau, et non une simple maladie nerveuse.

Les altérations de la sensibilité cérébrale se manifestent sous deux formes principales, le vertige et la céphalalgie.

Le vertige est un des symptômes principaux des affections du cerveau ; il se manifeste ordinairement dès le début, et consiste dans une sensation de mouvement rotatoire, ou dans une perte momentanée de connaissance, qui constitue le vertige épileptique. Cette forme de vertige nerveux n’existe pas seulement dans l’épilepsie essentielle, mais se produit également dans des affections organiques du cerveau. Le malade est pris subitement, souvent plusieurs fois dans le cours d’une même journée, d’une suspension complète de tout rapport avec le monde extérieur, qui survient dans toutes les positions du corps ; il arrête brusquement, pendant quelques secondes, l’action commencée, laquelle continue aussitôt après la cessation du vertige. Ce symptôme très fréquent a une véritable importance comme signe prodromique.

La céphalalgie également a une grande valeur dans le diagnostic des maladies de l’encéphale. Elle n’existe pas toujours, mais elle est très fréquente, et a lieu même dans des cas où les malades en nient l’existence parce qu’ils en perdent le souvenir, comme par exemple dans la première période de la paralysie générale et dans le ramollissement. Elle est habituellement extrêmement aiguë, quelquefois au point d’arracher des cris au malade, surtout dans les tumeurs du cerveau. Elle est le plus souvent localisée dans un point déterminé de la tête, qui est loin d’être en rapport constant avec le siège de la lésion, excepté peut-être pour les lésions du cervelet. Elle se produit habituellement sous forme de paroxysmes, s’accompagne fréquemment de vomissements, et est ordinairement très augmentée par les mouvements imprimés au tronc ou à la tête.

L’anesthésie est plus souvent liée aux affections cérébrales que l’hyperesthésie ; elle survient souvent quelques jours ou quelques heures avant des attaques aiguës de maladie du cerveau. On l’a quelquefois observée plusieurs années avant tout autre symptôme. Fréquemment, avant de constater cette diminution de la sensibilité, le malade a conscience de sensations particulières dans les parties affectées ; il se frotte les mains, les bras, les jambes, dans le but de ranimer la circulation dans ces parties ; il a la sensation de fourmillements, d’engourdissement. L’engourdissement, la sensation de froid ou de fourmillement, dans un des doigts du pied ou de la main, sont très fréquemment un signe prodromique d’hémorragie cérébrale. La conjonctive ou la muqueuse nasale présentent souvent aussi une remarquable insensibilité dans la première période de certaines maladies du cerveau. On observe quelquefois également une perte de sensibilité dans l’un des côtés de la bouche, symptôme appréciable pendant que le malade prend des aliments. Dans d’autres cas enfin, il y a diminution du goût, par suite d’une perte de la sensibilité de la langue et du pharynx.

Indépendamment de ces troubles de la sensibilité générale, chacun des sens spéciaux peut être affecté d’une manière différente, et ces altérations de la sensibilité spéciale ont une véritable importance. Pour bien apprécier le degré de diminution ou d’augmentation dans l’activité des sens spéciaux, il importe de les comparer à leur état normal chez l’individu soumis à l’examen, car il existe de grandes différences sous le rapport de l’acuité des sens chez les divers individus ; néanmoins, lorsque le degré d’anesthésie ou d’hyperesthésie sensoriale est très prononcé, on doit le considérer comme maladif.

La vision surtout offre, dans les affections cérébrales, de nombreuses altérations qui méritent de fixer l’attention.

En première ligne, figure l’amaurose, soit subite, soit survenue graduellement, et qui dépend le plus souvent d’une compression exercée par une tumeur sur les nerfs optiques à leur origine, ou d’une maladie des tubercules quadrijumeaux, des couches optiques ou des parties environnantes. Le plus souvent, cette amaurose d’origine cérébrale est accompagnée de sensations subjectives lumineuses, de visions de diverses natures, qui peuvent même quelquefois se transformer en véritables hallucinations.

L’amaurose due à une lésion cérébrale est fréquemment aussi associée à des troubles variés de la vision, au strabisme, à la paralysie du nerf moteur oculaire commun, avec dilatation de la pupille et chute de la paupière supérieure, à l’hémione et à la diplopie. Tantôt l’œil voit les objets renversés, tantôt leurs contours sont effacés ou comme brisés : en lisant, le malade n’aperçoit pas certaines syllabes, certains mots ou certaines lignes, et il est obligé de mouvoir l’œil ou la tête pour découvrir ces points effacés. Dans d’autres cas, il ne voit que la moitié des objets ; enfin il est des circonstances où il ne distingue les objets que lorsqu’ils sont dans un certain rapport avec l’œil. Dans les cas d’amaurose cérébrale produite graduellement, il est rare que les deux yeux soient atteints au même degré ; il arrive même souvent que le hasard seul fait découvrir la perte déjà ancienne de l’un des yeux quand l’autre commence lentement à s’affaiblir.

La perte subite de la vue est aussi un signe fréquent des affections du cerveau et en particulier un symptôme précurseur de l’hémorragie cérébrale ; il est assez remarquable que, dans un certain nombre de cas de perte subite de la vision, la vue se rétablit quelquefois tout à coup, au bout d’un certain temps, ou bien reparaît et disparaît à plusieurs reprises pendant le cours de la maladie du cerveau.

L’exaltation de la vision est également quelquefois observée comme prodrome des affections encéphaliques ; le malade accuse alors soit une sensibilité exagérée de la rétine, soit une extension anormale des capacités visuelles. On observe quelquefois ce symptôme plusieurs jours avant une attaque d’apoplexie ou une inflammation du cerveau.

L’acuité excessive de l’ouïe est fréquemment aussi un signe prodromique de ces maladies, de même que la surdité ou divers troubles des fonctions auditives, tels que bourdonnements, bruits de cloches, illusions et même hallucinations de l’ouïe, s’observent encore dans diverses phases des maladies du cerveau ou du crâne. Ces phénomènes de perversion du sens de l’ouïe sont quelquefois accompagnés d’écoulement par l’oreille, ainsi qu’on l’observe surtout dans les cas de carie du rocher, avec complications encéphaliques, chez les enfants scrofuleux.

Les sens de l’odorat, du goût et du tact présentent aussi des perturbations correspondantes, mais sans aucune particularité qui nécessite une mention spéciale.

Pour terminer l’examen des symptômes propres aux affections cérébrales, nous aurions encore à suivre l’auteur dans deux chapitres qu’il consacre, l’un à l’étude des signes tirés du sommeil et des rêves, et l’autre aux altérations concomitantes des organes autres que le cerveau ; mais nous avons hâte d’arriver à la conclusion que nous voulons tirer de cette revue de l’ouvrage si intéressant du Dr Winslow.

La séméiologie des affections du cerveau, telle que nous venons de l’esquisser à grands traits, et telle que le Dr Winslow l’a décrite dans ses détails, a certainement un grand intérêt et contribue pour sa part à la connaissance plus exacte de ces maladies ; mais ce n’est là qu’une branche de la pathologie cérébrale, ce n’est pas cette pathologie tout entière.

Deux méthodes principales existent en médecine pour arriver à connaître les maladies et à constituer les espèces morbides : la méthode anatomique et la méthode symptomatique.

Dans la première, on recherche avant tout la lésion comme base unique sur laquelle on fait reposer l’unité morbide, et l’on subordonne ensuite à cette lésion tous les symptômes qui n’ont plus pour cette école qu’une importance secondaire. Cette méthode, dans tous les cas où elle est applicable, c’est-à-dire lorsqu’on découvre une lésion assez constante pour pouvoir grouper autour d’elle tous les symptômes observés, a certainement un grand avantage ; elle fournit à l’esprit un point de repère fixe et inébranlable, auquel il peut se rattacher, et qui lui permet de se reconnaître au milieu de la diversité et de la mobilité des phénomènes. Mais cette méthode a souvent pour résultat de faire une trop grande abstraction des diversités de marche et de symptômes que nous offre l’observation de la nature ; elle nous fait négliger l’étude attentive des nuances et des délicatesses de symptômes qui ont cependant une grande importance aux yeux du praticien ; enfin, elle réunit, autour d’une même altération anatomique, un trop grand nombre de faits dissemblables au point de vue symptomatique, sous le prétexte de l’identité de la lésion. C’est ce qui est arrivé, par exemple, dans l’étude des affections cérébrales, pour le ramollissement du cerveau, maladie constituée uniquement sur la base anatomique, et dans laquelle on a rassemblé artificiellement un grand nombre de faits disparates sous le rapport de leurs symptômes et de leur marche, et qui, au point de vue d’une science plus avancée, ne devraient pas figurer pêle-mêle dans la même catégorie. Il en est encore ainsi des cas si nombreux, décrits sous le nom vague et élastique de congestions et d’inflammations encéphaliques, qu’une science exclusivement anatomique réunit dans un même groupe beaucoup trop vaste pour les comprendre tous, sans tenir compte des différences fondamentales qui les séparent, sous le rapport de l’ensemble de leurs symptômes et de leur marche.

Mais, si la méthode purement anatomique, qui ne tient compte que des lésions pour constituer les maladies, a, dans la pathologie cérébrale, l’inconvénient grave de faire des catégories trop étendues, qu’une science plus perfectionnée doit chercher à séparer en plusieurs espèces distinctes, la méthode purement symptomatique offre à son tour le danger précisément inverse. En fixant uniquement son attention sur l’observation symptomatique des maladies, on constate entre elles des différences si nombreuses qu’on est presque infailliblement conduit à multiplier à l’infini leurs formes et leurs variétés, et à constituer autant d’unités distinctes qu’il existe de symptômes importants. C’est ainsi que l’ancienne médecine est arrivée, dans la pathologie cérébrale, à faire du vertige, de la céphalalgie, de la convulsion, de la contracture, de l’hémiplégie, etc., autant d’affections distinctes et séparées. On arrive même dans cette voie à un résultat plus fâcheux encore. On ne cherche plus à décrire des maladies ayant leurs symptômes propres, leurs périodes et leur marche particulière : on réduit toute la pathologie à la séméiologie. On détache les symptômes observés de leur entourage naturel ; on les arrache violemment à la maladie ou à la période à laquelle ils appartiennent, pour les placer arbitrairement dans un ordre méthodique, à côté d’autres symptômes du même genre, empruntés à des états tout différents. On rapproche ainsi artificiellement, à l’aide d’un seul caractère commun, des faits qui ne présentent, au milieu de toutes leurs diversités, qu’un seul point de contact. Tel est l’écueil de la séméiologie des affections cérébrales, telle que l’a conçue l’auteur dont nous parlons, et telle qu’elle a été réalisée par le professeur Romberg[8]. Une fois entré dans cette voie purement séméiologique, on arrive inévitablement à classer les symptômes des maladies dans l’ordre des fonctions lésées, à constater que ces fonctions peuvent être altérées de trois façons différentes, c’est-à-dire exaltées, affaiblies ou perverties, et l’on énumère ainsi successivement sous ces trois chefs les signes les plus variés empruntés aux affections les plus diverses. On arrive même, par une conséquence rigoureuse et presque fatale, à la négation des maladies elles-mêmes. On en vient au point auquel est parvenu le professeur Romberg, c’est-à-dire à rayer de la science les maladies les mieux caractérisées, dont l’existence distincte a été sanctionnée par l’expérience des siècles, telles que la chorée, l’hystérie, l’épilepsie, que cet auteur distingué ne décrit plus comme affections spéciales et se borne à faire figurer, à titre de symptômes, parmi les troubles actifs de la motilité, auxquels il donne le nom d’hypercinèses.

Eh bien, entre ces deux méthodes également exclusives, pour étudier et constituer les maladies cérébrales, la méthode anatomique et la méthode séméiologique, il en est une troisième que nous appellerons nosologique, qui participe des avantages de l’une et de l’autre, et qui peut seule, selon nous, contribuer au perfectionnement de la science. Au lieu de vouloir tout réduire, dans l’examen des maladies cérébrales, soit à la connaissance des lésions anatomiques, soit au classement artificiel des symptômes considérés dans leur isolement, il faut sans doute tenir grand compte de ces deux ordres de travaux comme éléments importants de la pathologie cérébrale, mais il ne faut pas borner là son étude. Après avoir envisagé séparément ces deux ordres de caractères, il faut chercher à les réunir, à les grouper dans l’ordre où la maladie elle-même nous les présente, dans leur mode de succession naturelle. Après l’analyse détaillée de chacun d’eux, nécessaire pour en faciliter l’étude exacte et complète, il faut s’élever à une nouvelle synthèse et chercher à reconstituer, à l’aide de ces éléments épars, la maladie dans son ensemble et dans sa marche, avec ses prodromes, ses diverses bases et ses terminaisons.

En résumé, si l’on veut faire progresser la connaissance des affections du cerveau, il est utile sans doute d’en étudier, d’une manière approfondie, la séméiologie, ainsi que l’a fait le Dr Winslow ; mais, après l’étude des symptômes, il faut chercher à faire celle des maladies. Au lieu de fragmenter artificiellement les divers éléments qui les composent, il faut s’attacher à les décrire dans leur ensemble et dans leur évolution naturelle ; au lieu de faire de la séméiologie pure et simple, il faut faire de la nosologie, et remettre à la place qu’il occupe réellement dans la nature chacun des signes qu’on a d’abord examinés séparément. C’est seulement à cette condition de faire succéder la nosologie à la séméiologie que l’on pourra imprimer un véritable progrès à la pathologie, encore si obscure et si peu avancée, des affections cérébrales.


  1. Extrait des Archives générales de médecine ; octobre 1860.
  2. Flourens, Recherches expérimentales sur les fonctions et les propriétés du système nerveux ; Paris, 1842.
  3. Voir le compte rendu de ses leçons, par le Dr A. Voisin (Union médicale, juin 1859).
  4. Turner, De l’Atrophie unilatérale du cervelet ; Rapports normaux et pathologiques qui existent entre le cervelet et le cerveau ; Thèses de Paris, 1856.
  5. Hillairet, Apoplexies cérébelleuses (Archives générales de médecine, 1858).
  6. Schrœder Van der Kolk, Bau und Fonctionen der Medulla spinalis und oblongata ; Braunschweig, 1859.
  7. Forbes Winslow, On obscure diseases of the Brain and disorders of the mind ; London, 1860.
  8. Romberg, Lehrbuch der Nervenkrankheiten des Menschen ; Berlin, 1846.