Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Principes à suivre

MALADIES MENTALES

ÉTUDES CLINIQUES



I

PRINCIPES À SUIVRE
DANS
LA CLASSIFICATION DES MALADIES MENTALES[1]

— 1860 —

En abordant la discussion soulevée au sein de la société médico-psychologique sur la classification des maladies mentales, je n’ai pas l’intention de passer en revue les systèmes très nombreux de classement adoptés par les divers auteurs, en France et à l’étranger. Ce travail a déjà été fait d’une manière suffisamment étendue par Buchez[2]. Je laisserai donc de côté cet aspect de la question, c’est-à-dire l’historique des classifications proposées, à toutes les époques et dans tous les pays, pour dénommer et classer les maladies mentales.

Je ne viens pas non plus ajouter une classification nouvelle à la liste déjà si longue de celles qui ont été publiées jusqu’à ce jour.

Je me propose seulement de rappeler les principes qui doivent présider, dans toutes les sciences, à l’établissement d’une classification naturelle ; de montrer que celle qui est généralement adoptée ne répond pas à ces principes, et d’indiquer brièvement dans quelle voie on devrait s’engager pour arriver le plus promptement possible à ce résultat si désirable, but définitif de toute science digne de ce nom.

§1er. — Classifications naturelles dans les sciences.

Je ne puis m’étendre longuement sur l’utilité des classifications en général, ni sur la supériorité que présentent les méthodes dites naturelles, ayant pour base un ensemble de phénomènes, sur les classifications artificielles ou systématiques, qui ne reposent que sur un petit nombre de faits, ou même sur un seul caractère. Ce sont là des généralités applicables à toutes les sciences, que nous ne pouvons que rappeler et non développer ici.

Certaines personnes, à l’époque actuelle, sont disposées à nier l’utilité des classifications et à les considérer comme une œuvre stérile, qui nuit plus qu’elle ne sert à l’avancement de la science.

Parler ainsi, c’est nier la nature essentielle de l’esprit humain et la tendance instinctive qui le porte, malgré lui, à rapprocher les faits par leurs analogies, à les séparer par leurs différences, et qui l’oblige impérieusement à rechercher des lois générales, propres à lui servir de guide au milieu de la multiplicité des faits particuliers.

Cette tendance est tellement inhérente à l’esprit humain, c’est une nécessité si absolue de sa nature, qu’elle se manifeste dans l’enfance des individus comme dans l’enfance des peuples. C’est elle qui porte instinctivement les enfants à saisir d’abord les caractères généraux des objets, avant d’en apprécier les divers détails ; c’est elle qui préside à la formation des langues chez les peuples primitifs, où les idées générales, telles que l’idée d’arbre, par exemple, sont exprimées avant les idées particulières de chêne, de peuplier, etc.

En partant de cette synthèse primitive, faite d’emblée, par un acte spontané d’abstraction de l’esprit, l’homme descend peu à peu, par une analyse de plus en plus exacte, la pente insensible qui l’amène progressivement de ces idées générales à la connaissance de plus en plus parfaite des faits particuliers. Mais après cette longue période analytique, l’esprit humain ne peut plus se reconnaître au milieu des diversités individuelles ; il éprouve le besoin impérieux de remonter péniblement la pente, qu’il a lentement descendue, et il s’élève de nouveau, par une synthèse savante, plus rigoureuse et plus vraie que la synthèse primitive, à la connaissance des faits généraux et des lois générales.

Telle est la marche inévitable de l’esprit humain, non seulement dans la formation du langage, mais dans toutes les sciences, dans toutes les branches des connaissances humaines.

Nier la nécessité des classifications dans les sciences, ce serait donc nier les conditions mêmes d’existence de l’esprit humain. Aussi, lorsque des écoles soi-disant exactes ont la prétention de se priver de tout classement des faits dans les sciences d’observation, et de se borner à l’examen direct et individuel des cas particuliers, l’esprit de l’homme, qui ne peut se plier à ces exigences systématiques, incompatibles avec sa nature, se fait à lui-même des modes de classement tout à fait vicieux et incomplets, dont il se sert provisoirement, en l’absence d’une classification régulière et vraiment scientifique.

Puisque les classifications dans les sciences sont indispensables à l’esprit humain et qu’il ne saurait s’en passer, quels sont donc les principes sur lesquels doivent reposer les classifications les plus propres à remplir le but que l’on se propose en classant les faits ? Comment les rapprocher par leurs analogies véritables et les séparer par leurs différences essentielles, de manière à pouvoir conclure du placement d’un fait dans une classe, non seulement à l’ensemble des caractères qu’il présente, mais encore à son évolution, c’est-à-dire à pouvoir conclure du présent au passé et à l’avenir.

Ces principes de classification, nous n’avons pas à les rechercher, ni à les inventer. Ils sont tout trouvés. Ils ont été découverts par des hommes de génie qui nous ont précédés dans l’histoire de la science. Nous n’avons qu’à les puiser dans des sciences plus avancées que les nôtres, dans les sciences naturelles, dans la botanique par exemple (la plus perfectionnée de toutes sous ce rapport), et à les appliquer ensuite à la médecine en général, et à notre spécialité en particulier. Ces principes peuvent se résumer en deux mots : il faut rechercher des méthodes naturelles, c’est-à-dire des modes de classement reposant sur un ensemble de caractères, subordonnés et coordonnés, et se succédant dans un ordre déterminé, et non des systèmes artificiels qui rapprochent les faits à l’aide d’un seul ou d’un petit nombre de caractères, et qui ne permettent de rien conclure, en dehors de celui qui sert de prétexte à la réunion de faits très dissemblables sous tous les autres rapports.

Pour résumer brièvement les conditions essentielles de classifications naturelles, nous dirons qu’elles sont au nombre de trois :

1oLa classe doit reposer sur un ensemble de caractères appartenant à tous les faits qui y sont compris, et non sur un seul caractère servant à rapprocher artificiellement les faits les plus dissemblables sous d’autres rapports.

2oCes caractères doivent être subordonnés et hiérarchisés de telle façon qu’en indiquant le caractère le plus important, on puisse faire deviner ou supposer l’existence de presque tous les autres.

3oLes faits réunis dans une même classe, doivent non seulement présenter, à un moment donné, un ensemble de caractères communs qui les rapprochent et de caractères différentiels qui les distinguent des classes voisines ; ils doivent encore se succéder dans un ordre déterminé à l’avance, avoir un mode de succession possible à prévoir, en un mot, une évolution qui leur soit propre.

Ainsi donc :

Ensemble de caractères communs et différentiels ; subordination de ces caractères ; évolution successive, possible à prévoir, des faits réunis dans une même classe, telles sont les conditions nécessaires pour qu’une classification mérite le nom de méthode naturelle.

Il n’est pas besoin d’une longue attention pour s’apercevoir que les classifications que nous possédons dans la pathologie mentale sont loin de réunir ces conditions sine qua non d’une méthode naturelle.

Sans entrer dans les détails des divers principes qui ont jusqu’ici servi de base à nos classifications, il est facile de se convaincre qu’elles appartiennent toutes aux systèmes artificiels, c’est-à-dire qu’elles sont basées sur un seul, ou sur un petit nombre de caractères.

On peut en effet les diviser en quatre catégories principales :

Elles reposent :

1oSur les facultés intellectuelles, morales ou instinctives, admises par les psychologues, qu’on suppose lésées isolément dans la folie : folies de l’intelligence, de la sensibilité ou de la volonté ; folies sentimentales, folies intellectuelles et folies instinctives ;

2oSur les idées ou les sentiments prédominants : folies d’orgueil, folies religieuses, folies érotiques, etc. ;

3oSur les actes auxquels se livrent les malades : folies, suicides, homicides, incendiaires, kleptomanies, etc. ;

4oEnfin, sur l’étendue plus ou moins grande du délire et sur son caractère triste ou gai : aliénation générale et aliénation partielle, expansive ou dépressive.

Nous ne pouvons entrer ici dans l’examen détaillé de ces quatre espèces de classifications. Nous nous bornerons à dire, relativement aux trois premières, qu’elles sont essentiellement systématiques ; qu’elles ne reposent que sur un seul caractère ; qu’ainsi, elles réunissent dans un même groupe des faits qui ne présentent entre eux aucun autre point de contact que celui du caractère unique qui sert à les rapprocher. Ce mode de classement peut présenter de l’utilité pour l’étude des lésions isolées des facultés dans la folie, pour la symptomatologie des idées, des sentiments ou des actes prédominants chez les aliénés ; mais c’est un procédé purement séméiologique, qui peut avoir un avantage pour l’examen méthodique des symptômes, mais qui ne pourra jamais servir de base à un classement naturel des maladies.

Quant au quatrième mode de classement (reposant sur l’étendue plus ou moins grande du délire) qui sert de base à la classification aujourd’hui généralement adoptée, il est sans doute moins artificiel et moins imparfait que les modes de classement précédemment cités ; autour du caractère principal viennent en effet se grouper d’autres phénomènes secondaires qui permettent, jusqu’à nouvel ordre, de faire une description utile et pratique des diverses formes de maladies mentales comprises dans cette classification. Nous lui adresserons néanmoins les mêmes reproches généraux : elle rapproche les aliénés par des analogies factices ; elles ne tient pas assez compte de l’ensemble des phénomènes qu’ils présentent, et surtout elle ne comporte pas l’idée d’une marche possible à prévoir à l’avance. Cependant, la valeur relative de cette classification, l’importance qui résulte de ce qu’elle est aujourd’hui généralement admise, nous obligent à ne pas nous borner à la critiquer sous cette forme générale et à examiner avec soin chacune des formes qui la composent. Nous allons donc passer successivement en revue, au point de vue qui nous occupe, les quatre formes principales de la classification de Pinel et d’Esquirol, la manie, la mélancolie, la monomanie et la démence.

§2. — Examen critique de la classification de Pinel et d’Esquirol.

Délires généraux. — Les malades que l’on classe parmi les délires généraux se rapprochent les uns des autres par certains caractères extérieurs qui établissent entre eux quelques points de contact ; mais ils diffèrent tellement sous d’autres rapports, qu’on ne peut voir dans ce rapprochement qu’un simple classement provisoire, et non une forme véritable de maladie mentale. Quels sont, en effet, les caractères qui servent à réunir dans un même groupe ces aliénés si différents les uns des autres ? Le délire est général, dit-on, c’est-à-dire qu’on ne peut préciser aucune direction d’idées ou de sentiments réellement prédominante, dont on puisse faire découler comme d’une origine commune les diverses manifestations par les paroles ou par les actes. Le malade est dans un état général d’excitation qui se traduit au dehors par ses discours et par ses actes. Les pensées se succèdent avec rapidité et sans suite. L’aliéné passe à chaque instant par les idées ou les émotions les plus variées, et l’incohérence plus ou moins grande de son langage est en rapport avec cette succession rapide de pensées, d’émotions et de sentiments fragmentés, aussitôt abandonnés que conçus. Les actes de ces aliénés sont aussi désordonnés que leurs paroles. Ils frappent, ils crient, ils chantent, ils se remuent en tous sens, brisent les objets qui tombent sous leurs mains, se déshabillent, se roulent par terre et déchirent leurs vêtements. En un mot, toutes les manifestations extérieures établissent, à première vue, une différence qui paraît très tranchée, entre ces aliénés atteints de délire général avec excitation, et les autres malades habitant le même asile, qui se présentent à l’observateur avec toutes les apparences de la raison, et chez lesquels une étude attentive est nécessaire pour découvrir dans sa sphère restreinte le trouble des idées ou des sentiments.

Mais si les aliénés atteints de délire général se rapprochent entre eux, et se différencient des malades affectés de délire partiel, par les caractères communs, saillants à première vue, que nous venons d’indiquer sommairement, combien ils diffèrent profondément les uns des autres lorsqu’on les soumet à une observation sérieuse et prolongée !

Nous ne pouvons faire ici un examen détaillé des diverses catégories de malades, groupés aujourd’hui artificiellement sous le nom de maniaques, et qui, au point de vue d’une science plus avancée, mériteraient d’être nettement distingués les uns des autres ; mais nous devons donner, à cet égard, quelques indications générales, pour faire comprendre les différences fondamentales qui les séparent.

Et d’abord, la distinction scientifique entre les diverses variétés de délires aigus, toxiques ou fébriles, et le délire général chronique des aliénés, ne peut être établie aujourd’hui d’une manière rigoureuse. Quelques auteurs mêmes soutiennent, avec quelque apparence de raison, que cette distinction ne peut être qu’arbitraire, et que toute limite entre le délire aigu et la folie, au lieu d’être recherchée, devrait être effacée. Sans doute, les caractères généralement admis pour séparer le délire aigu du délire chronique (tels que la présence ou l’absence de la fièvre, l’existence d’une cause toxique, ou la maladie d’un organe autre que le cerveau dans un cas, et la lésion essentiellement idiopathique de cet organe dans l’autre, enfin la durée très courte du délire aigu, opposée à la durée beaucoup plus longue du délire chronique), sont des moyens tout à fait insuffisants pour séparer nettement ces deux formes du délire, que l’étude plus exacte de leurs phénomènes psychiques permettrait peut-être de distinguer d’une manière plus sérieuse et plus utile pour la pratique. Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit en ce moment. Nous voulons seulement faire remarquer que, dans l’état actuel de la science, on réunit dans la même classe, d’un côté, des malades qui présentent presque tous les symptômes physiques et moraux des délires aigus, et d’autre part, d’autres malades, atteints de délire chronique, dont l’état physique et moral diffère singulièrement de celui des états aigus.

Que voyons-nous, en effet, chez certains aliénés atteints de manie aiguë qu’on observe dans les asiles ?

Nous voyons ces malades dans un état presque fébrile, ayant la peau sèche et chaude, les lèvres fuligineuses, la langue chargée, un amaigrissement extrême, en un mot, un état physique qui doit donner les plus vives inquiétudes pour leur vie. Nous observons en même temps chez ces aliénés un état mental qui se rapproche beaucoup plus du délire des maladies aiguës que de la manie proprement dite. L’agitation des mouvements est portée au plus haut degré. Le malade ne peut rester un instant en place ; il a un besoin incessant de remuer dans toutes les directions et de parler sans interruption, avec une sorte de rage. Il se livre souvent à un crachotement perpétuel, ou bien sa voix s’altère et sa bouche se dessèche, par suite de sa loquacité intarissable ; et cependant, rien ne peut arrêter ce flux non interrompu de paroles, et cette agitation fébrile des mouvements, qui arrive quelquefois jusqu’au point de déterminer des eschares dans les parties du corps les plus saillantes et le plus en rapport avec les objets extérieurs.

L’état mental des aliénés atteint de cette manie suraiguë est aussi différent que leur état physique de celui de la plupart des autres maniaques. Je résumerai les caractères de leur délire en disant qu’ils sont en quelque sorte dans un état de rêve, tandis que les autres participent beaucoup plus des caractères de l’état de veille. Ces malades ne font aucune attention à ce qui se passe autour d’eux. Un voile épais les sépare du monde extérieur. C’est à peine si de temps en temps quelques-uns des objets qui les entourent sont aperçus par eux, ou si quelques-unes des paroles prononcées en leur présence arrivent jusqu’à leur intelligence, après avoir frappé leurs oreilles.

Chez ces maniaques suraigus, le délire est tout intérieur ; il s’alimente presque entièrement par les souvenirs ou les idées qui surgissent spontanément dans leur esprit, et nullement par les impressions venues du dehors.

Ce délire est en outre plus vague ; moins suivi et plus incohérent que celui des autres maniaques. C’est à peine si en écoutant les mots sans suite articulés incessamment par ces malades, on arrive à y trouver un sens, ou même à comprendre la tendance dominante de leurs idées, et la nature des pensées qui les agitent. Quelques-uns même, dans cet état de manie suraiguë, se bornent à répéter, avec un acharnement que rien n’apaise, le même membre de phrase ou le même mot pendant des journées entières, d’une manière tout automatique et sans un instant de répit.

Eh bien ! qui ne comprend combien ce tableau, applicable à un certain nombre de maniaques suraigus, que nous sommes tous les jours appelés à observer, diffère profondément de celui de la plupart des autres aliénés affectés de délire général avec excitation ?

Indépendamment de la situation physique toute différente, que voyons-nous, en effet, quand nous abordons dans la cour d’un asile d’aliénés, ou dans sa cellule, un maniaque ordinaire, même en état de très vive agitation ?

Il vient à nous aussitôt qu’il nous aperçoit ; il nous interpelle ou nous injurie ; il nous adresse avec une extrême volubilité, et souvent avec irritation, ses plaintes ou ses imprécations ; il intercale fréquemment au milieu de son délire plus ou moins incohérent, des idées ou des interprétations qui lui sont fournies par les diverses circonstances qui se passent autour de lui, par les choses qu’il voit, qu’il entend, ou qu’il perçoit au moment même. En un mot, son délire, quelque incohérent qu’il soit, s’alimente autant, et même plus, par les sensations extérieures actuelles que par la spontanéité des souvenirs, des idées ou des sentiments. Le malade, au lieu de délirer intérieurement et d’avoir rompu tout rapport avec le monde extérieur, comme dans le sommeil ou dans les délires aigus, est dans un état analogue à l’état de veille. Il délire parallèlement sur les idées qui se succèdent dans son esprit avec une étonnante rapidité, et sur les impressions qui lui viennent à chaque instant du monde extérieur.

La différence physique et morale qui existe entre ces deux espèces de maniaques, que la classification actuelle réunit cependant dans une même classe, nous paraît fondamentale, même au point de vue purement symptomatique. Elle établit, selon nous, entre ces deux variétés de la manie plus qu’une différence de degré. Que dira-t-on, si l’on découvre qu’à ces différences essentielles dans les symptômes correspondent des différences non moins importantes sous le rapport de la marche ; si l’on arrive, par exemple, à prouver que les maniaques offrant les caractères physiques et moraux du premier état guérissent ou meurent rapidement, dans un temps très court, tandis que ceux qui présentent, dès le début de leur affection, les caractères de l’état de veille, ont nécessairement une maladie de longue durée, et s’ils guérissent, ne peuvent arriver à ce résultat avant six mois ou un an ? Quelle importance pour le diagnostic et le pronostic, peut-être même pour la thérapeutique, peut présenter une distinction entre ces deux états, confondus aujourd’hui sous une même dénomination !

Un autre état, également confondu avec la manie proprement dite, est celui qu’on peut désigner sous le nom d’excitation ou d’exaltation maniaque. Cet état est caractérisé par une simple suractivité de toutes les facultés, sans véritable incohérence. Les malades qui en sont atteints présentent une succession rapide et une véritable fécondité d’idées. Ils parlent sans cesse, avec une faconde et une intempérance de langage indicibles, mais les phrases qu’ils prononcent sont parfaitement suivies ; elles ont un sens nettement déterminé et ne ressemblent en rien aux phrases fragmentées et incomplètes des autres maniaques. Ces malades ont tant d’activité dans l’intelligence, des réparties si vives, tant de ressources dans l’esprit, que ceux qui les ont connus autrefois dans l’état de santé ne les reconnaissent plus, et qu’eux-mêmes, ayant en partie conscience de leur situation, déclarent qu’ils sont doués, pendant la durée de cet état maladif, de facultés qu’ils n’ont jamais possédées. Ils composent des vers et des pièces de poésie ; ils ont une facilité d’élocution et une mémoire bien plus grandes que dans leur état normal. — C’est dans ces cas que l’on peut dire avec vérité ce que l’on a dit avec exagération des autres aliénés, que la maladie développait souvent chez eux des facultés qui n’existaient pas avant son invasion, et donnait ainsi aux malades plus d’esprit pendant leurs accès que dans leurs intervalles. À cette activité excessive des idées, s’allient, chez ces maniaques exaltés, un sentiment de bien-être et d’exubérance de santé, des dispositions à l’irritation et à la colère, des impulsions violentes, des actes très désordonnés, et un besoin incessant de mouvement, n’entraînant aucune fatigue pendant le jour et pendant la nuit, état qui rend ces malades les plus difficiles à vivre, les plus indisciplinables et les plus insupportables de tous les aliénés, soit dans leur famille et dans la société, soit dans l’intérieur même des asiles. Eh bien ! comment comparer ces aliénés qui présentent une simple exaltation de toutes les facultés, sans trouble véritable dans les idées, qui ont même une activité intellectuelle plus grande qu’à l’état physiologique, avec les autres maniaques, dont les idées ne se succèdent plus d’après les lois de l’état normal, et qui présentent un trouble si étendu et si général des idées, qu’ils sont l’emblème du désordre et du chaos ?

Cette différence symptomatique entre les deux états est d’autant plus importante à signaler, que ces deux variétés si distinctes de la manie paraissent survenir dans des conditions de marche et de durée tout à fait différentes. On voit, en effet, le plus souvent l’état que nous venons de décrire sous le nom d’exaltation maniaque, tantôt se produire d’une manière intermittente, sous forme d’accès, tantôt alterner avec la dépression mélancolique, comme période de la folie circulaire ou à double forme. C’est ainsi qu’à une différence fondamentale puisée dans les caractères symptomatiques des deux états, correspond une différence aussi essentielle dans leur marche, qui augmente encore l’importance de cette distinction.

Il est une autre catégorie d’aliénés, classés aujourd’hui parmi les maniaques, et qui diffèrent singulièrement aussi, sous le rapport de leur situation mentale intérieure, de ceux que l’on est convenu de prendre pour types de la manie ordinaire. Ces malades ont les mêmes manifestations extérieures que les maniaques proprement dits : ils sont agités dans leurs mouvements et violents dans leurs actes ; ils parlent à haute voix, ils crient et se livrent aux actions les plus désordonnées, qui obligent à les traiter dans les asiles comme les maniaques les plus incohérents. Mais si l’on ne s’arrête pas à l’observation superficielle de ces caractères extérieurs ; si l’on étudie attentivement le sens des paroles qu’ils prononcent, et les idées ou les sentiments qui les dominent, on ne tarde pas à s’apercevoir que ces prétendus maniaques sont en réalité dominés par des séries d’idées prédominantes, qui roulent dans un cercle très restreint. Ce sont bien plutôt des aliénés partiels, dans un moment de paroxysme, que des maniaques proprement dits, présentant cette succession rapide et irrégulière d’idées fragmentées et incomplètes qui est, en somme, plus encore que l’agitation des mouvements, le caractère essentiel de l’état maniaque. On constate alors, chez ces aliénés, par une observation attentive, des idées prédominantes, souvent de nature triste, au milieu d’un état d’excitation simulant la manie véritable. De même, dans d’autres circonstances, on observe, au milieu d’une agitation également maniaque, les prédominances d’idées de grandeur ou de satisfaction mal coordonnées et contradictoires, qui caractérisent essentiellement la paralysie générale, et non la manie simple et sans complication. Voilà donc des états qui ont, à première vue, les caractères extérieurs de la manie et qui ne sont au fond que des aliénations partielles, avec des prédominances de délire bien déterminées, dans un moment de paroxysme qui leur donne les apparences du délire général.

À ces états mixtes si fréquents, il faut encore ajouter des états précisément inverses, dans lesquels on observe un trouble général de l’intelligence et une confusion extrême des idées, alliés au calme des mouvements et aux apparences de raison qui ne semblent conciliables qu’avec les délires partiels. Ces états qui, sous certains rapports, participent des caractères des délires généraux, et qui, par certains autres côtés, se rapprochent des délires partiels, établissent entre les deux classes, supposées si distinctes de la classification actuelle, des analogies tellement nombreuses, que, dans beaucoup de circonstances, toute ligne de démarcation sérieuse devient impossible entre les délires généraux et les délires partiels. On est alors obligé, pour rentrer dans la vérité de l’observation, d’employer les expressions hybrides et contradictoires, de mélancolies maniaques ou de manies mélancoliques, auxquelles certains auteurs ont eu recours pour dénommer ces états intermédiaires si fréquents dans la pratique, expressions qui, passées dans l’usage, seraient la condamnation la plus éclatante de la classification régnante.

Que dira-t-on maintenant si, à ces rapprochements déjà nombreux qu’établissent les faits intermédiaires, au point de vue symptomatique, entre les aliénations générales et les aliénations partielles, nous ajoutons que ces deux prétendues formes de maladies mentales ne présentent pas seulement, sous le rapport de leurs symptômes, de grandes analogies, mais qu’elles peuvent alterner chez le même malade à divers intervalles, comme cela a lieu si fréquemment, ou même qu’elles peuvent se transformer l’une dans l’autre d’une manière régulière, comme on l’observe dans la forme de maladie mentale décrite sous les noms de folie circulaire ou de folie à double forme ? Voilà donc deux classes de maladies mentales, supposées essentiellement distinctes, qui non seulement présentent entre elles de nombreux états intermédiaires (participant à un tel point des caractères de l’une et de l’autre, qu’on ne sait dans laquelle des deux on doit les ranger de préférence), mais qui remplissent si peu les conditions exigées pour une forme de maladie vraiment naturelle, qu’elles n’ont aucune marche possible à prévoir, et qu’elles alternent, se remplacent et se succèdent, chez le même malade, pendant tout le cours de son affection !

Délires partiels. — Les aliénés classés aujourd’hui dans la catégorie des aliénations partielles ont-ils entre eux plus d’analogies que ceux que l’on considère comme appartenant à la classe des délires généraux ?

Et d’abord, que doit-on entendre par le mot délire partiel opposé au délire général ? Les deux caractères qui servent à distinguer ces deux genres de malades sont, d’un côté, le calme des mouvements et les apparences de raison, opposées à l’agitation désordonnée des maniaques, et de l’autre, la limitation du délire, dans une sphère assez restreinte de l’intelligence et des sentiments, opposée au trouble beaucoup plus étendu de toutes les facultés que l’on observe dans les délires généraux. Mais ici se présente immédiatement cette question, si souvent posée de nos jours et si diversement résolue : Existe-t-il dans tous les délires partiels, en dehors des séries d’idées délirantes, ou de sentiments altérés, qui prédominent chez ces malades, et sont appréciables par tous à première vue, existe-t-il, dis-je, chez la plupart des aliénés affectés de délire partiel, un état général de trouble qui constitue le fond de la maladie et sur lequel se développent les idées délirantes, qui seules attirent l’attention ?

Cette question peut paraître résolue négativement pour ceux qui croient à l’existence des monomanies, dans le sens rigoureux du mot. Elle l’est surtout pour ceux qui, sans se prononcer sur le degré de fréquence des monomanies vraies, admettent dans les aliénations partielles les lésions isolées de certaines facultés, telles que les lésions de la volonté, de l’attention ou de la mémoire. Pour ces auteurs, la production du délire a lieu, dans l’aliénation partielle, d’après les lois de la logique. Étant donné dans l’esprit du malade un point de départ faux, mais unique, on suppose qu’il en déduit logiquement toutes les conséquences ultérieures de son délire, lesquelles peuvent ainsi être rattachées à un seul point de départ, et concentrées autour d’une seule idée, comme autour d’un centre commun. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question si importante du mode de production des idées délirantes ; selon les uns, elles germent peu à peu sur un sol maladif, qui, par conséquent, préexiste à leur formation ; selon les autres, au contraire, elles se produisent par voie de déduction logique, et dérivent ainsi d’une idée délirante unique, de la lésion d’une seule faculté intellectuelle ou d’un seul sentiment. Mais, sans nous lancer dans cette voie si périlleuse de la physiologie pathologique, il nous suffira de rester sur le terrain de l’observation clinique, pour montrer qu’il existe un trouble général dans toutes les aliénations partielles, soit monomaniaques, soit mélancoliques, en apparence les plus limitées à une série d’idées, à la lésion d’une seule faculté ou d’un seul sentiment.

Nous ne voulons pas, pour cette démonstration, nous appuyer seulement sur notre observation personnelle, qui pourrait être contestée et suspecte de partialité. Nous nous contenterons de faire un appel à tous ceux qui voudront étudier attentivement les aliénés atteints de délire partiel. Pour cela, il ne faut pas seulement les observer à un moment donné de leur maladie, dans une période de rémission, ou bien dans la période ultérieure de systématisation, où le fond général du délire est souvent masqué par des prédominances très prononcées, mais dans des moments très différents de leur affection. Nous sommes convaincu qu’en procédant ainsi, on découvrira facilement chez eux une confusion générale des idées, ou un trouble très étendu, que le malade décrit souvent lui-même avec beaucoup d’exactitude, et qui devient manifeste pour tous dans certains paroxysmes, qui se produisent de temps en temps, même dans les aliénations mentales en apparence les plus restreintes. Nous n’avons, du reste, qu’à signaler ici les tentatives de classification qui ont été faites dans ces dernières années, pour y trouver la preuve convaincante du fait que nous voulons établir.

La plupart de ces tentatives, quoique faites à des points de vue trés différents, et ayant conduit leurs auteurs à des résultats souvent opposés, ont eu néanmoins un côté par lequel elles se rapprochent. Elles ont contribué, en définitive, au même résultat, c’est-à-dire à ébranler l’édifice de la classification actuelle, et à effacer de plus en plus la limite artificielle établie entre les délires partiels et les délires généraux. D’un côté, mon père, tout en respectant jusqu’à nouvel ordre la distinction fondamentale posée par Pinel et par Esquirol entre les aliénations partielles et les aliénations générales, a, dans tous ses travaux, dirigé son attention et celle des autres observateurs sur l’existence d’un trouble général, plus ou moins manifeste, dans tous les cas de délire partiel même le plus limité[3].

D’un autre côté, Morel[4], avant d’avoir complètement abandonné la classification régnante, comme il l’a fait depuis[5], avait déjà commencé à attaquer la base même de cette classification, en exagérant le principe posé par mon père.

Il ne s’était pas borné, en effet, à proclamer l’existence d’un trouble plus ou moins étendu de l’intelligence et des sentiments, dans toutes les aliénations partielles. Il avait été plus loin. Il avait franchi la limite arbitraire posée entre les deux classes d’aliénation mentale, et il avait fait passer résolument toutes les monomanies dans la manie, en leur imposant le nom de manies systématisées. Cette suppression absolue de toute distinction entre les délires partiels et les délires généraux était évidemment une réaction exagérée contre les idées régnantes, tant qu’on continuait à faire reposer la classification sur le principe de l’étendue du délire ; mais cette exagération même, qui ne pouvait être généralement adoptée, prouvait du moins la vérité de notre assertion, relativement à l’existence d’un trouble général dans toutes les aliénations partielles. Elle avait cette utilité, par son excès même, de faire sentir le vice fondamental du principe qui sert de base à cette classification.

Pendant que mon père et Morel concouraient ainsi à ébranler, par leurs travaux, les fondements de la classification de Pinel et d’Esquirol, d’autres auteurs, également en France (pour ne pas parler des auteurs étrangers), arrivaient au même résultat par des voies différentes.

D’un côté, M. Baillarger, proclamant à son tour cette vérité, qu’il existe un trouble général de l’intelligence dans beaucoup d’aliénations partielles, séparait en deux catégories les faits rangés par Esquirol sous le nom générique de lypémanie ; il faisait passer l’une de ces catégories dans la classe des aliénations générales, en lui conservant le nom de mélancolie, et il laissait l’autre dans l’aliénation partielle, en lui donnant la dénomination de monomanie triste, pour la distinguer des autres espèces de monomanies, tout en l’en rapprochant.

Tandis que M. Baillarger se livrait à ce travail de dissolution de la classification de Pinel et d’Esquirol, M. Delasiauve arrivait parallèlement au même résultat, tout un exprimant l’intention de consolider cette classification, au lieu de la détruire. En créant, en effet, sous le nom de pseudo-monomanies, un genre intermédiaire entre les délires généraux et les délires partiels (basé sur l’existence d’un trouble général au milieu d’un délire en apparence limité à quelques séries d’idées), M. Delasiauve manifestait bien la volonté de conserver ce nouveau genre dans la classe des aliénations partielles, en lui réservant le nom de fausse monomanie ; mais tout en cherchant à creuser plus profondément l’abîme qui sépare les états monomaniaques des états maniaques, il contribuait, au contraire, à le combler, en établissant un genre intermédiaire qui participait à la fois des caractères de l’un et de l’autre.

Les essais faits pour perfectionner la classification de Pinel et d’Esquirol, tout en respectant, en cherchant même à fortifier son principe, nous paraissent donc avoir abouti à un résultat précisément inverse. Ils ont conduit à une conséquence identique, d’autant plus importante à signaler que divers auteurs y sont arrivés en même temps par des voies différentes. Ils ont ébranlé jusque dans ses fondements le principe même sur lequel repose cette classification, qui ne subsiste plus aujourd’hui, après de si rudes atteintes, que parce que, jusqu’à présent, on n’en possède aucune autre qui puisse la remplacer avec avantage.

Nous ne pouvons insister plus longuement ici sur les analogies nombreuses qui existent entre les délires généraux et les délires partiels, analogies qui souvent, rendent toute distinction impossible entre ces deux espèces de maladies mentales. Ces analogies sont si grandes, en effet, que le même fait peut à volonté être classé, par divers auteurs et selon les moments, dans l’une ou dans l’autre de ces deux catégories.

Cherchons maintenant à prouver que l’on réunit, sous le nom de mélancolie et sous celui de monomanie, les faits les plus disparates qui ne devraient, à aucun titre, figurer dans la même classe, au point de vue d’une classification régulière.

Mélancolie. — La mélancolie, c’est-à-dire l’aliénation partielle avec tristesse et dépression, paraît, à première vue, une espèce de maladie mentale assez naturelle. On se représente le mélancolique dans l’immobilité, dans la torpeur physique et morale, absorbé dans la contemplation d’idées pénibles, et l’on croit embrasser dans ce tableau général le plus grand nombre des faits d’aliénation partielle avec tristesse. C’est là en effet un type mieux caractérisé que beaucoup d’autres. Mais combien il est loin cependant de répondre aux véritables exigences de la science ! En étudiant avec soin les diverses catégories d’aliénés compris sous ce titre générique de mélancoliques, on ne tarde pas à découvrir, en effet, les différences profondes qui existent entre eux, et qui réclameraient une distinction fondamentale, au point de vue d’une classification naturelle. Sans entrer dans la description détaillée des différentes variétés de la mélancolie, nous pouvons indiquer rapidement quelques-unes des divisions principales que l’on pourrait établir, dès à présent, au milieu de ce groupe beaucoup trop vaste pour ne comprendre que des faits de même nature.

Il est des mélancoliques qui représentent réellement le type le plus prononcé de cette maladie. Plongés dans une véritable torpeur physique et morale, ils passent des journées entières dans le mutisme et dans l’immobilité la plus absolue, la tête baissée, les yeux fixés à terre, le regard morne et terne, la peau sèche, la circulation ralentie, les extrémités bleuâtres et froides ; souvent même, à un degré plus avancé, la salive s’écoule de leur bouche, et ils laissent aller sous eux involontairement leurs déjections. Ces malades, dans cet état d’immobilité et de ralentissement de toutes les fonctions physiques, présentent, au moral, une extrême lenteur de toutes les conceptions, une absence presque complète d’idées, et une indifférence générale, qui peuvent être portées jusqu’à l’hébétude et aux divers degrés de la stupeur. Chez ces mélancoliques, qui sont beaucoup plus absorbés qu’attentifs, la circulation des idées est tellement ralentie, les impressions extérieures parviennent si difficilement jusqu’à leur intelligence, qu’on a pu, avec quelque apparence de raison, confondre, dans ses degrés extrêmes, cette mélancolie accompagnée de stupeur avec la stupidité véritable et l’idiotisme accidentel. On n’a pu, en effet, indiquer entre ces deux états qu’un seul caractère distinctif essentiel, tiré beaucoup plus des comptes rendus des convalescents que de l’observation directe pendant la maladie. On a dit que ces mélancoliques, plongés dans une stupeur voisine de la stupidité, étaient réellement sous le coup d’idées délirantes très pénibles, ou d’hallucinations terrifiantes, qui les immobilisaient ou les pétrifiaient en quelque sorte, et que le cours de leurs idées, quoique extrêmement ralenti, n’était pas absolument suspendu. Nous n’avons pas à aborder, en ce moment, cette discussion, secondaire à nos yeux, pour savoir si la stupidité et la mélancolie avec stupeur arrivée à son summum d’intensité, sont oui ou non un même état, ou deux états différents. Ce que nous voulons surtout faire remarquer ici, c’est qu’il existe une différence fondamentale entre ces variétés de la mélancolie, accompagnées d’un affaissement physique et moral qui peut aller jusqu’à la stupeur (mélancolie que nous désignerons par le terme générique de dépressive), et la plupart des autres mélancolies, avec prédominance d’idées de ruine, de persécution, de culpabilité, de crainte ou de défiance, que plusieurs auteurs, et en dernier lieu M. Baillarger, ont cru devoir séparer de la catégorie précédente (mélancolie générale), en leur réservant le nom de monomanies tristes.

Que voyons-nous, en effet, dans les cas si nombreux d’aliénation partielle, avec prédominance d’idées pénibles ? Nous voyons des aliénés doués d’une grande activité intellectuelle et physique, qui manifestent souvent de la violence dans leurs paroles et dans leurs actes ; ils se plaignent de tout et de tous ; ils se font les avocats convaincus et ardents de leur délire ; ils éprouvent le besoin invincible d’en communiquer les détails à ceux qui les entourent ; ils se répandent en injures, en imprécations et en menaces de tous genres ; s’ils sont laissés en liberté, ils changent à chaque instant de domicile, poursuivent à outrance ceux qu’ils accusent d’être la cause de leurs maux imaginaires, et se livrent même souvent à des actes violents, qui supposent chez eux de grandes ressources d’intelligence pour les préparer, et une grande énergie de volonté pour les accomplir. Comment une classification digne de ce nom peut-elle admettre dans une même classe ces mélancoliques actifs d’esprit et de corps, et ces autres mélancoliques, en état de dépression physique et morale portée quelquefois jusqu’à la stupeur à divers degrés, dont nous avons esquissé à grands traits le tableau tout à l’heure ? Eh bien, indépendamment de ces deux catégories bien distinctes de faits, confondus aujourd’hui sous la même dénomination de mélancolie, il en existe, selon nous, une troisième, également bien différente sous plusieurs rapports, à laquelle nous réservons plus spécialement le nom de mélancolie anxieuse. Ces malades n’ont pas le degré d’inaction intellectuelle et physique des mélancoliques dépressifs, mais ils n’ont pas non plus les prédominance d’idées bien marquées et systématisées des mélancoliques de la seconde catégorie. Ils sont dans une situation extrêmement pénible de tristesse vague et sans motifs. Ils éprouvent une anxiété générale, plus forte que leur volonté, qui les domine malgré eux, dont ils ont parfaitement conscience, mais dont ils ne peuvent parvenir à se débarrasser. C’est une anxiété vague et indéterminée qui pèse de tout son poids sur leur esprit et sur leur cœur, qui leur fait apercevoir le monde extérieur sous les couleurs les plus sombres, et leur état intérieur sous un aspect plus sombre encore. Ils ne guériront jamais, disent-ils ; ils sont perdus à tout jamais. Ils sont les plus malheureux des hommes ; personne ne peut comprendre toute l’étendue de leurs souffrances. Ils ont un profond dégoût de la vie, une désaffection générale pour tous ceux qu’ils aimaient autrefois. Ils sont indignes de vivre, indignes des soins que l’on a pour eux. Ils sont des monstres, de grands coupables ; ils ne méritent pas qu’on s’occupe d’eux ; et cependant, ils ne peuvent s’empêcher de fatiguer tous ceux qui les entourent du récit de leurs souffrances morales. Ces malades, en proie à une anxiété vague et indéterminée, qui se résume le plus souvent dans une simple hypocondrie morale, et qui s’accompagne rarement d’idées délirantes plus déterminées de ruine, de culpabilité, de damnation, ou d’hallucinations de divers sens, ont presque constamment un besoin continuel de mouvement, qui les porte à marcher sans cesse, souvent la nuit comme le jour, et cela sans éprouver jamais un véritable sentiment de fatigue.

Une dernière remarque à faire, c’est que les aliénés atteints de cette variété particulière de la mélancolie éprouvent souvent des tremblements généraux, qui surviennent comme par accès, ainsi qu’une anxiété précordiale et une sensation de vacuité ou d’étau dans la tête, symptômes physiques qui sont plus fréquents dans cette forme de la mélancolie que dans toute autre.

Nous devons encore ajouter qu’à ces différences symptomatiques, entre les trois variétés que nous venons de décrire dans l’état mélancolique, se joignent des différences correspondantes dans la marche ; la première est presque toujours continue, sans rémissions notables ; la seconde est essentiellement rémittente, et la troisième, au contraire, presque toujours intermittente, se produit sous forme d’accès, qui surviennent le plus souvent à intervalles très éloignés.

Nous ne pouvons nous appesantir ici sur la description de ces variétés de la mélancolie, qui mériteraient de devenir l’objet d’un travail spécial. Nous n’avons eu qu’un but en signalant ici brièvement leurs principales différences : c’était de faire sentir combien les malades affectés d’aliénation partielle avec tristesse différaient profondément les uns des autres, malgré les analogies apparentes qu’ils présentent.

Monomanie. — Les malades atteints d’aliénation mentale avec expansion (ou monomanie des auteurs), offrent entre eux des différences plus saillantes encore que ceux appartenant à la classe des mélancolies. Et d’abord, le caractère principal qui sert à les rapprocher, c’est-à-dire la gaieté ou l’expansion, est loin de s’appliquer à tous les malades faisant partie de cette catégorie. Ce caractère de satisfaction et d’activité physique et intellectuelle a été plutôt établi par contraste avec la tristesse et la dépression des mélancoliques, que par suite d’une constatation directe chez les malades atteints de monomanie. Ce que l’on peut faire de mieux sous ce rapport, c’est de les caractériser par exclusion ou négativement, en disant que le délire limité à un cercle restreint d’idées les différencie des maniaques, et que l’activité des facultés physiques et intellectuelles les distingue des mélancoliques. Mais combien ces distinctions vagues sont insuffisantes pour séparer, dans beaucoup de circonstances, les prétendus monomaniaques des mélancoliques avec activité intellectuelle dont nous parlions tout à l’heure, ou des maniaques à prédominances délirantes, dont nous avons parlé prédécemment. Le délire de persécution, par exemple, si fréquent chez les aliénés, doit-il être classé parmi les mélancolies ou parmi les monomanies ? L’état dit monomaniaque, qui caractérise la première période de beaucoup de paralysies générales (avec la multiplicité de ses idées délirantes contradictoires, la débilité et l’incohérence commençante de son délire) n’est-il pas beaucoup plus voisin de l’état maniaque que de la monomanie proprement dite ? Nous ne pouvons entrer ici dans les détails que comporterait l’examen des diverses catégories d’aliénation partielle expansive (ou plutôt sans tristesse) que l’on est convenu de réunir sous le nom vague de monomanie. Il faudrait pour cela passer en revue toutes les subdivisions que l’on a établies dans cette classe, en se basant, soit sur les facultés supposées lésées isolément (monomanies intellectuelles, affectives et instinctives), soit sur les principales idées dominantes (monomanies d’orgueil, érotiques, religieuses, démonomanies), soit sur les actes (monomanies homicides, du vol, incendiaires ou suicides). Il nous serait facile de montrer que tous ces prétendus monomanes, réunis artificiellement dans une même classe, par suite d’un seul caractère, diffèrent singulièrement les uns des autres, sous tous les autres rapports ; ils se trouvent ainsi fortuitement réunis, malgré les nombreuses dissemblances qu’ils présentent, et devraient être répartis dans des formes tout à fait différentes, si nous possédions réellement une classification naturelle des maladies mentales.

Démence. — Que dirons-nous de la dernière forme admise aujourd’hui dans la classification des maladies mentales, c’est-à-dire de la démence ? Quel sens précis peut-on attacher à ce mot dans l’état actuel de la science ? Chaque médecin lui donne une extension plus ou moins grande, selon ses habitudes intellectuelles, ou selon les exigences du moment ; mais rien n’est aussi flottant que les limites arbitraires de cette prétendue forme de maladie mentale ; elle n’est en réalité qu’une sorte de caput mortuum, où l’on relègue les faits que l’on n’a pu faire figurer dans les autres catégories. Le seul caractère commun qui sert à rapprocher artificiellement ces faits si dissemblables, c’est la débilité des facultés intellectuelles ; mais combien cette débilité diffère chez les aliénés affectés de délire partiel arrivés à la chronicité (que dans les asiles on est convenu de désigner sous la dénomination générique de déments, quoiqu’ils offrent encore une très grande activité intellectuelle) et chez les nombreux malades atteints de diverses affections cérébrales ! Ceux-ci présentent, en effet, une faiblesse si radicale de l’intelligence et des sentiments, et une telle incohérence du langage pour exprimer les idées peu nombreuses qui leur restent, que c’est à peine si l’on peut découvrir une pensée compréhensible au milieu de la ruine de toutes leurs facultés ! Lorsque la science sera plus avancée, lorsqu’on aura mieux étudié la marche et les terminaisons naturelles des diverses espèces de maladies mentales ; lorsqu’on aura vérifié, par une observation réitérée, combien ces terminaisons diffèrent les unes des autres dans leurs symptômes les plus essentiels ; lorsqu’on sera parvenu à se convaincre que, si certains aliénés perdent peu à peu l’activité de leur intelligence, à mesure qu’ils avancent vers la chronicité, et finissent par arriver à un affaiblissement intellectuel très prononcé, il en est beaucoup d’autres au contraire (surtout parmi les malades atteints de délire partiel) qui conservent pendant de longues années un délire systématisé presque stationnaire, délire qui, une fois stéréotypé, ne subit plus que de très légères et très lentes modifications ; lorsque l’on aura, dis-je, fait cette étude attentive des périodes chroniques de l’aliénation mentale, dans leurs rapports avec les périodes antérieures, on ne comprendra pas que l’on ait pu, pendant si longtemps, confondre sous une même dénomination, comme l’a fait Esquirol, des situations mentales aussi différentes. On ne comprendra pas que l’on ait pu décorer du même nom de démence, d’un côté, les états qui constituent la terminaison de la plupart des aliénations partielles, de l’autre, la suppression presque absolue de toute intelligence qui existe dans les affections cérébrales autres que la folie ; enfin, la débilité intellectuelle également bien différente que l’on observe dans diverses phases de la paralysie générale !

§3. — Classifications nouvelles.

Après avoir signalé les lacunes que présente, selon nous, la classification actuelle des maladies mentales ; après avoir démontré qu’elle réunit dans les mêmes classes des états très différents au point de vue symptomatique, qu’elle ne tient aucun compte de la marche de ces affections et ne repose pas sur l’évolution prévue des maladies (véritable base des espèces naturelles) on nous demandera si nous avons quelque nouvelle classification à lui substituer ; si, après avoir démoli, nous avons la possibilité d’édifier ?

Nous n’avons pas la prétention d’ajouter une nouvelle nomenclature à la liste déjà si longue de celles qu’ont proposées la plupart des auteurs depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, soit en France, soit à l’étranger. Mais nous avons pensé que ce n’était pas faire une œuvre stérile que d’indiquer les imperfections des méthodes existantes, et de chercher la voie dans laquelle on devrait s’engager pour découvrir des formes plus naturelles. Nous sentons trop bien les difficultés immenses que présente une pareille recherche pour oser les affronter. D’ailleurs, ce n’est pas là, selon nous, l’œuvre d’un seul homme, ni même d’une génération. Elle exige, pour être menée à bonne fin, le travail de plusieurs générations, avant qu’un homme de génie puisse tenter de réunir dans un seul ensemble harmonique ces divers éléments épars.

Le docteur Morel[6] a cependant abordé cette tache ardue. Quelque jugement que l’on porte sur le résultat définitif auquel il est arrivé, on doit le féliciter d’être entré résolument dans cette voie. On doit d’abord lui tenir compte, d’avoir cherché à démontrer que la manie, la mélancolie, la monomanie, la stupidité et la démence ne sont que des états, et non des formes véritables de maladies mentales ; on doit surtout lui savoir gré de s’être efforcé d’ouvrir de nouveaux horizons en dehors des idées généralement reçues, dans lesquelles la science actuelle se trouvait immobilisée, si l’on ne cherchait pas à l’engager dans de nouvelles directions. Il a posé un principe général qui nous paraît fécond en conséquences utiles, à savoir qu’il faut chercher à mettre la spécialité des symptômes en rapport avec la spécialité des causes productrices des maladies ; ce qu’il a appelé méthode étiologique, ce qu’il eût peut-être mieux fait d’appeler méthode pathogénique, parce qu’elle a plutôt pour but de remonter à l’origine première des maladies mentales, de suivre leur évolution successive, leurs transformations et leurs terminaisons, que de les mettre en rapport avec la spécialité des causes occasionnelles, comme le nom de méthode étiologique pourrait le faire supposer.

Nous ne pouvons, comme Morel et Buchez, poser en principe que la pathogénie, ou l’étiologie, sont la base la meilleure d’une classification des maladies mentales, par ce motif que la cause est l’élément le plus important à considérer dans l’histoire des maladies, celui qui doit dominer tous les autres, et auquel ils doivent être nécessairement subordonnés.

Nous pensons que, dans les méthodes naturelles, il n’existe pas de hiérarchie absolue de caractères ; que, comme dans la pathologie ordinaire, tantôt la lésion, tantôt la cause, et tantôt les symptômes, doivent être pris en considération, selon les cas ; que l’observation seule des divers groupes de faits peut donner cette subordination des caractères, variables pour chacun d’eux, et qu’on ne peut l’établir de prime abord, d’une manière uniforme applicable à tous. Cependant, nous croyons que, dans un certain nombre de cas, l’élément cause doit jouer un rôle principal, et qu’il a été beaucoup trop négligé dans notre spécialité ; nous devons, par conséquent, remercier Morel de lui avoir restitué, même en l’exagérant, une importance qu’il avait perdue.

Nous ne pouvons examiner ici avec détail chacune des catégories établies par Morel. Ce n’est pas, du reste, le but que nous nous proposons. Nous nous bornerons à dire quelques mots de chacune de ses divisions.

En commençant par la dernière, nous dirons qu’admettre la démence comme espèce distincte, alors qu’on a eu pour but d’établir des formes basées sur la marche des maladies (comprenant, par conséquent, l’histoire de ces formes depuis leur début jusqu’à leur terminaison) nous paraît être une contradiction avec le principe que l’on a adopté. Aussi Morel, arrivé à ce chapitre, n’a-t-il consacré que deux pages à la description de la démence.

Relativement à la classe des folies idiopathiques, nous exprimerons d’abord la pensée que ce mot peut avoir, comme l’a fait remarquer M. Delasiauve, des significations différentes ; que pour Morel, il paraît vouloir désigner une forme de maladie mentale ayant son siège dans le cerveau, par opposition à la folie sympathique, et présentant des lésions anatomiques appréciables. Dans ce cas, nous reprocherons à Morel, ou bien de n’avoir compris dans cette catégorie que la paralysie générale, et alors de ne pas l’avoir constituée nettement comme forme tout à fait distincte ; ou bien d’avoir eu en vue, sous le nom vague de folies idiopathiques, toutes les variétés de maladies encéphaliques avec lésions, observées dans les asiles d’aliénés (comme l’a fait M. Calmeil)[7] et alors de n’avoir pas soigneusement distingué la paralysie générale, comme forme spéciale, de toutes les autres affections cérébrales, avec lesquelles elle ne doit sous aucun prétexte rester confondue.

Relativement à la classe des folies sympathiques, l’école somatique allemande, et en particulier le célèbre Jacobi, ont voulu la généraliser au point d’y rattacher presque toutes les espèces de maladies mentales ; elles ne sont, le plus souvent, à leurs yeux, qu’un délire symptomatique lié aux maladies des organes autres que le cerveau. D’un autre côté, la plupart des auteurs français ont considéré la folie sympathique comme n’ayant aucune réalité scientifique ; ils en ont même nié l’existence. Morel, se tenant entre ces deux extrêmes, a voulu en faire une espèce distincte, quel que fût l’organe malade qui donnait naissance à la maladie mentale. Ceci nous paraît un fâcheux procédé, destiné à confondre dans une même classe des états très différents les uns des autres. De plus, il eût fallu commencer non seulement par démontrer la fréquence assez grande de ces faits pour légitimer la création d’une forme spéciale, mais même leur existence, que, dans la discussion provoquée par le travail intéressant de notre collègue, M. Loiseau, la Société médico-psychologique n’a pu établir avec une entière certitude.

Pour les formes appartenant à la troisième classe de Morel, qui reposent sur l’existence antérieure d’une névrose épileptique, hystérique ou hypocondriaque, dont la maladie mentale ne serait qu’une transformation, nous sommes beaucoup plus disposé à adopter le principe posé par Morel. Nous croyons qu’il aura rendu un service réel à la médecine mentale, en insistant plus que tout autre sur la liaison qui existe, dans un certain nombre de cas, entre certaines formes de maladies mentales et les névroses qui en ont été l’origine et le véritable point de départ.

Nous pensons que Morel a accompli un progrès incontestable, en étudiant avec soin la transformation progressive ou rapide de ces trois névroses en trois formes distinctes de maladies mentales, dont les caractères spéciaux rappellent et permettent de deviner l’existence antérieure de ces affections dont elles ne sont qu’une période ultérieure ou une manifestation différente.

Mais, si nous admettons sans réserve le principe posé par Morel, relativement à la folie épileptique par exemple (qui nous paraît avoir des caractères propres que nous avons nous-mêmes cherché à décrire) nous devons faire une restriction relativement aux folies hystériques et hypocondriaques. Elles nous paraissent également susceptibles d’une description spéciale, mais Morel nous semble avoir étendu cette description à un nombre de faits beaucoup trop considérable pour qu’elle puisse s’appliquer avec vérité à chacun d’eux. Son chapitre sur la folie hystérique (qui contient un grand nombre de traits spéciaux tout à fait caractéristiques, dont l’observation ultérieure démontrera, selon nous, l’exacte vérité) a l’inconvénient grave de comprendre en même temps beaucoup d’autres symptômes qui n’appartiennent pas en propre à cette forme ; il en résulte que sa description de la folie hystérique est plutôt le tableau de la folie chez la femme que celui d’une espèce tout à fait distincte de maladie mentale.

Nous en dirons autant de la folie hypocondriaque, telle que l’a conçue et décrite Morel. Sa description offre bien un cachet spécial dépendant de la névrose hypocondriaque, mais souvent aussi elle s’applique à la mélancolie en général, et surtout au délire de persécution, plutôt qu’à une espèce particulière de maladie mentale en rapport avec l’hypocondrie.

Pour le groupe des folies par intoxication, nous n’avons aucune réserve à faire. Nous croyons, comme Morel, qu’au lieu de confondre sous les noms de maniaques, de mélancoliques (avec ou sans stupeur) et de déments, les individus devenus aliénés à la suite de diverses causes toxiques, telles que l’alcool, l’opium, le haschich, etc., il y aurait profit pour la science, et grand avantage pour la pratique, à chercher, par une observation vraiment scientifique, à découvrir, dans chacune de ces intoxications, des symptômes physiques et moraux spéciaux, en rapport avec la spécialité de la cause qui permettraient d’en soupçonner l’existence, même sans en avoir eu connaissance ; nous croyons que dans cette recherche réside une source véritable de progrès pour notre spécialité. C’est dans ces cas surtout que le principe étiologique devrait être adopté par tous comme base de la classification.

Nous arrivons enfin à la classe la plus vaste et la plus contestée, établie par Morel sous le nom de folie héréditaire. Tout le monde s’étonne que l’on ait cru pouvoir faire reposer sur une base aussi large, sur laquelle reposent en quelque sorte toutes les folies, une forme spéciale de maladie mentale, distincte de toutes les autres. Personne ne peut comprendre comment on a pu réunir sous ce nom générique des états aussi différents que ceux qu’y a réunis M. Morel : ils comprennent, en effet, toutes les variétés connues de la folie, depuis la folie des actes ou folie raisonnante (qui représente le trouble le moins prononcé de nos facultés et l’état le plus voisin de l’état normal) jusqu’à l’imbécillité et à l’idiotisme, qui en représentent précisément les degrés les plus éloignés. Nous pensons que la classe créée par Morel comprend des faits trop différents les uns des autres pour qu’ils puissent être conservés dans la même catégorie et qu’elle devra être divisée en plusieurs espèces tout à fait distinctes, que Morel commence déjà à laisser entrevoir. Nous croyons aussi qu’en partant du principe même adopté par Morel, on pourrait faire figurer dans la classe des folies héréditaires un grand nombre de faits placés par lui dans d’autres catégories, ou les en exclure à volonté, sans manquer au principe qui a servi de base à sa classification.

Mais, tout en faisant ces réserves importantes, tout en admettant, avec la plupart des personnes qui ont lu l’ouvrage de M. Morel, qu’il a plutôt ajouté un chapitre nouveau à l’histoire de l’hérédité dans la folie que créé une forme réellement distincte de maladie mentale, nous pensons néanmoins que, par cette création nouvelle et selon nous provisoire, il aura rendu un service à la pathologie des maladies mentales. La relation étroite si remarquable, établie par Morel, entre les différentes variétés de la folie des actes et les divers degrés de l’imbécillité ou de l’idiotisme, relation qui était à peine soupçonnée, et qu’après ses travaux il est difficile de contester, est à nos yeux un véritable progrès pour notre spécialité.

Elle permet, selon nous, lorsqu’on constate, chez un même malade, ou chez divers individus d’une même famille, la coïncidence des états de manie sans délire ou de folie raisonnante avec divers degrés de l’imbécillité, de remonter avec certitude à la notion de l’hérédité accumulée dans cette famille. Morel n’eût-il obtenu que ce résultat, en créant la folie héréditaire telle qu’il l’a constituée, qu’il eût ouvert une voie féconde où les observateurs pourront s’engager après lui, pour y découvrir de nouveaux filons !

La classification proposée par Morel, est donc préférable à nos yeux, sous plusieurs rapports, à la classification régnante, parce qu’elle repose sur un ensemble de symptômes propres à certaines formes et en rapport avec des causes spéciales, sur une marche déterminée et sur l’évolution naturelle des maladies ; elle ne répond pas cependant, selon nous, à l’idéal que nous faisons d’une classification naturelle des maladies mentales. On nous objectera que nous plaçons cet idéal trop haut, dans une région presque inaccessible. On nous reprochera de rester dans le vague et de ne pas indiquer clairement, par des faits pratiques, ce que nous entendons sur la création de formes vraiment naturelles dans les maladies mentales. Le temps nous manque pour entrer dans les détails que nécessiterait cette démonstration. Heureusement, nous possédons dès aujourd’hui, dans la pathologie mentale, une de ces formes naturelles, qui n’existait pas il y a une trentaine d’années, dont plusieurs auteurs recommandables contestent encore la réalité, mais que tout tend actuellement de plus en plus à faire reconnaître comme espèce bien caractérisée : nous voulons parler de la paralysie générale des aliénés, ou folie paralytique. Les travaux de Bayle, de M. Calmeil[8], de Parchappe et de beaucoup d’autres auteurs qui ont écrit sur cette affection, ont établi la réalité de cette forme spéciale de maladie mentale. Elle renferme à la fois en elle-même les quatre états de monomanie, de manie, de mélancolie et de démence, qui constituaient autant de types distincts, mais elle comprend chacun d’eux avec des caractères spéciaux qui lui appartiennent en propre ; elle ne repose pas, comme ces espèces provisoires, sur quelques caractères seulement, mais sur un ensemble de faits connexes, puisés (comme l’a très bien dit Parchappe) dans les causes spéciales, dans les lésions, dans les symptômes physiques, dans les symptômes moraux et dans la marche particulière de l’affection. Voilà une forme de maladie mentale vraiment naturelle ; elle peut être considérée comme définitive ; mieux que toutes les généralités auxquelles nous venons de nous livrer, elle peut faire comprendre ce que nous avons voulu dire ; elle peut servir de spécimen et de modèle pour découvrir, au milieu des groupes si variés des affections mentales, d’autres types aussi naturels, basés comme elle sur un ensemble de symptômes physiques et moraux, coordonnés d’une certaine façon et ayant un ordre de succession déterminé.

Sans doute elle comprend dans son sein, sous le rapport des symptômes et de la marche, des variétés qui mériteraient d’être décrites séparément, comme dans la botanique on décrit des variétés dans les espèces végétales les mieux établies ; mais, malgré ces différences secondaires, ces variétés possèdent assez de caractères communs pour pouvoir être considérées comme appartenant à la même espèce morbide.

Nous n’avons pas à décrire ici ces caractères communs et différentiels, ni à démontrer l’existence distincte de cette forme de maladie mentale. Nous l’avons déjà tenté, après d’autres auteurs[9].

Nous nous bornerons à ajouter ici que nous croyons possible, dès à présent, de découvrir, parmi les aliénés, d’autres formes naturelles qui, sans réunir autant d’avantages que la forme paralytique, mériteraient néanmoins d’être reconnues comme espèces distinctes, plus naturelles et plus vraies que les formes admises actuellement sous les noms de manie, monomanie, mélancolie et démence. Je citerai en premier lieu l’espèce de maladie mentale décrite par mon père sous le nom de folie circulaire, et par M. Baillarger sous celui de folie à double forme. Elle consiste dans l’alternative régulière d’un état de dépression mélancolique et d’un état d’exaltation maniaque ; elle repose, par conséquent, non seulement par l’ensemble symptomatique (la succession d’un état mélancolique spécial et d’un état maniaque également spécial), mais sur une donnée puisée dans la marche particulière et en quelque sorte fatale de la maladie, puisque ces deux états se succèdent ainsi indéfiniment, presque sans interruption, pendant tout le cours de l’existence de ces individus.

Après la forme circulaire, nous mentionnerons la folie épileptique, qui nous paraît aussi présenter des caractères psychiques tout à fait spéciaux, que nous avons cherché à décrire et à résumer[10].

Nous y ajouterons la folie alcoolique, dans sa forme aiguë, décrite par tous les auteurs sous le nom de delirium tremens, et dans sa forme chronique (alcoolisme chronique de Magnus Huss), que nous croyons également susceptible d’une description spéciale. Cette description a été déjà esquissée par plusieurs auteurs, et en particulier par M. Delasiauve, mais elle pourrait être rendue plus précise par une étude plus attentive, faite au point de vue de la spécialité de cette forme.

Nous pourrions encore ajouter à cette énumération d’autres catégories de maladies mentales qui nous paraissent devoir être décrites séparément, et qui pourraient, à nos yeux, constituer des espèces plus naturelles que celles que nous possédons aujourd’hui ; nous citerons en particulier le délire de persécution, comme nous le comprenons, décrit d’une manière distincte, avec ses périodes, sa marche et ses terminaisons.

Mais nous ne pouvons nous arrêter à ces descriptions particulières, qui nous entraîneraient beaucoup trop loin, et nous avons hâte d’arriver à la conclusion très courte que nous voulons tirer de ce trop long travail.

En nous livrant à l’examen des principes qui doivent servir de base à une classification naturelle des maladies mentales ; en signalant les lacunes considérables que présente, selon nous, celle qui est généralement adoptée ; en indiquant rapidement quelques-unes des formes plus solidement établies, que l’on commence à entrevoir dans l’avenir de la science, nous n’avons pas voulu seulement faire œuvre de critique et chercher à renverser, sans avoir rien à mettre à la place.

Nous avons cru faire une chose utile, en contribuant pour notre faible part, à débarrasser le terrain de l’observation des obstacles qu’opposent toujours à de nouvelles recherches les dénominations d’une nomenclature régnante, qui, en donnant l’illusion d’un classement définitif des faits, empêchent souvent de saisir les véritables analogies qui les rapprochent et les différences fondamentales qui les séparent.

Nous avons cru faire également une chose utile, en rappelant les principes sur lesquels doivent reposer les classifications vraiment naturelles, aussi bien dans notre spécialité que dans les autres sciences d’observation.

Nous aurons rempli notre but si nous avons démontré que, loin de se contenter des classifications existantes, et de les regarder comme susceptibles de simples améliorations, on doit chercher dans d’antres voies de nouveaux modes de classement. En observant les aliénés à d’autres points de vue, on doit tâcher de découvrir parmi eux de nouvelles analogies ; on doit s’efforcer de les rapprocher par groupes naturels, basés sur l’ensemble des symptômes physiques et moraux et sur une marche déterminée ; on ne doit pas se borner à les classer sous les noms de manie, de monomanie, de mélancolie et de démence, qui ne représentent que des états symptomatiques provisoires, et non de véritables espèces naturelles de maladies mentales.


  1. Discours prononcé à la Société médico-psychologique, le 26 novembre 1860, à l’occasion d’une discussion sur ce sujet.
  2. Buchez, Rapport sur le Traité des maladies mentales de Morel.
  3. Voy. J.-P. Falret, Des maladies mentales et des asiles d’aliénés ; Paris, 1864.
  4. Morel, Études cliniques sur les maladies mentales ; 1852 et 1853.
  5. Morel, Traité des maladies mentales ; 1860.
  6. Morel, Traité des maladies mentales ; 1860.
  7. Calmeil, Traité des maladies inflammatoires du cerveau ; Paris, 1859.
  8. Calmeil, Paralysie considérée chez les aliénés ; Paris, 1826.
  9. Jules Falret, État mental des Épileptiques (Archives de médecine, 1860.) Voir plus loin.
  10. Voy. plus loin.