Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Préface

PRÉFACE


En 1864, mon père, le Dr J.-P. Falret, arrivé au terme de sa carrière, a voulu réunir en un volume, les travaux qu’il avait publiés à diverses époques et faire connaître à une génération nouvelle des idées qui n’avaient pas été sans influence sur le développement de notre science spéciale.

À son exemple, j’ai pensé faire une œuvre utile en reprenant les divers mémoires que j’ai disséminés, depuis vingt-cinq ans, dans les Archives de médecine, et dans les Annales médico-psychologiques, et je me décide à en présenter aujourd’hui l’ensemble au lecteur[1].

J’ai reproduit à peu près textuellement le texte original et j’ai indiqué la date et le lieu de la publication première.

J’espère que ces travaux, mieux appréciés et mieux connus sous cette forme nouvelle, ne seront pas jugés trop défavorablement par mes confrères. J’ai la confiance que si des faits nouveaux se sont produits dans la science depuis l’époque de leur publication, les idées que j’ai émises sur la théorie et la pratique des maladies mentales n’auront rien perdu de leur intérêt.

Ce sont en effet des questions toujours vivantes dans notre spécialité que celles de la paralysie générale, de l’épilepsie, de la folie raisonnante, de la folie circulaire, de l’aphasie, etc. ; ce sont autant de problèmes qui s’imposent à l’examen des aliénistes et des médecins, de plus en plus nombreux, qui s’adonnent à l’étude des maladies mentales et nerveuses.

Depuis le commencement de ce siècle jusqu’à nos jours, les doctrines de nos maîtres, Pinel et Esquirol, ont dominé, d’une manière absolue, la médecine mentale. Elles ont servi de guide à trois générations, uniquement occupées à en perfectionner les détails, sans chercher à en ébranler les bases. Il est rare de voir ainsi des doctrines scientifiques assez fermement assises pour pouvoir résister aux efforts successifs de trois générations. Or c’est là le spectacle que nous a offert l’histoire de la médecine mentale en France, depuis le jour où Pinel et Esquirol lui ont imprimé une si puissante impulsion. Pourtant, de nombreux travaux ont été accomplis depuis cette époque, qui ont contribué puissamment à ébranler cet édifice en apparence si solidement établi.

Et d’abord, la création de la paralysie générale, qui constitue la découverte la plus importante du siècle dans la médecine mentale, a été la première brèche faite à ces doctrines et à la classification de nos maîtres. Établir, en effet, par la comparaison d’un nombre considérable de faits bien observés, qu’il existe une maladie cérébrale spéciale, caractérisée par des symptômes physiques bien déterminés, par des phénomènes psychiques spéciaux, par des lésions anatomiques bien caractérisées et par une évolution particulière, réunissant dans son sein les quatre formes principales de la classification de nos maîtres, mais imprimant à chacune d’elles un cachet particulier en rapport avec la maladie spéciale qui leur donnait naissance, c’était là la plus grave atteinte que l’on pouvait diriger contre les bases mêmes sur lesquelles reposait cette classification !

Il en a été de même des études plus approfondies faites sur l’alcoolisme aigu et chronique, depuis Magnus Huss jusqu’à nos jours, et qui ont porté une nouvelle atteinte à la classification régnante, en démontrant qu’une cause unique, l’influence de l’alcool, pouvait imprimer des caractères spéciaux aux quatre formes principales de cette classification : la manie, la mélancolie, la monomanie et la démence.

La découverte de la folie circulaire, ou folie à double forme, faite par mon père et par M. Baillarger en 1854, a été une attaque plus grave encore contre cette classification, puisqu’elle a démontré que les deux formes principales, considérées comme essentiellement distinctes l’une de l’autre, pouvaient se succéder régulièrement chez le même individu, et, au lieu de constituer deux espèces vraiment naturelles de maladies mentales, ne représentaient plus que deux états symptomatiques susceptibles de se transformer l’un dans l’autre.

La description du délire de persécution, séparé d’abord par Lasègue, en 1852, du grand groupe des mélancolies d’Esquirol, pour constituer une espèce particulière de maladie mentale, étudiée, depuis lors, dans ses périodes successives et dans son évolution naturelle, a été une nouvelle atteinte à la classification de nos maîtres.

Enfin, Morel est venu porter un dernier coup à ces doctrines par sa théorie générale des dégénérescences et par sa classification étiologique, qui ont été le point de départ des modifications les plus importantes accomplies depuis lors dans la médecine mentale.

Si nous ajoutons, à tous ces faits importants, les études faites sur le délire épileptique et l’épilepsie larvée, les travaux sur les délires émotifs, la folie avec conscience, la folie du doute et le délire du toucher ; si nous y joignons les travaux considérables accomplis, depuis la découverte de Broca, sur l’aphasie et ses diverses variétés, et sur les localisations cérébrales, par Charcot et par son école de la Salpêtrière, qui ont réagi sur toute la pathologie cérébrale, ainsi que les recherches de Lasègue, sur les cérébraux et les traumatismes du cerveau, sans parler de beaucoup d’autres travaux importants accomplis dans ces dernières années, et sur lesquels il nous est impossible d’insister dans cette revue trop rapide pour être complète, nous pouvons dire avec vérité que notre science spéciale, qui a encore conservé, pour la forme, les dénominations de nos maîtres et une apparente immobilité, a singulièrement progressé depuis 1840, date de la mort d’Esquirol. Un mouvement considérable s’est produit depuis lors dans la pathologie mentale, mouvement puissant, auquel nous assistons aujourd’hui, qui va grandissant de jour en jour, dont nous ressentons à chaque instant de nouvelles secousses et qui aboutira bientôt à la destruction complète de l’édifice élevé par nos maîtres depuis le commencement de ce siècle. Ce monument est aujourd’hui ruiné de toutes parts. Toutes les divisions intérieures sont détruites ou déplacées ; on a modifié toutes les délimitations et toutes les distributions intérieures ; on n’a laissé subsister que la façade, qui est elle-même lézardée, mais qui conserve encore toutes les apparences de l’ancien édifice et peut donner l’illusion de sa conservation intérieure.

Mais nous sommes dans une période de transition et de transformation scientifique qui doit aboutir tôt ou tard au renversement complet de l’édifice.

Nous n’attendons plus que la main puissante d’un nouvel architecte, capable, non-seulement de le renverser, mais d’en construire un nouveau destiné à le remplacer ; car on ne détruit réellement que ce que l’on remplace.

Des tentatives variées ont été faites dans ce sens depuis une trentaine d’années et ont déjà produit des résultats partiels très dignes d’attention. Mais le travail d’ensemble n’existe pas encore. Nous avons fait, depuis cinquante ans, de véritables découvertes sur les terrains nouveaux de la pathologie mentale. Nous avons parcouru des territoires inconnus jusque-là, dont nous avons mieux étudié les contours, la topographie et les délimitations. Nous avons conquis de nouvelles provinces dans le domaine de la médecine mentale, et nous devons les conserver avec soin, sans permettre qu’on vienne nous les enlever, parce qu’elles sont désormais acquises à la science. Mais il est beaucoup d’autres régions encore mal connues, mal étudiées ou incomplètement explorées dont la découverte appartient à l’avenir. Nous sommes loin d’avoir parcouru complètement le vaste domaine de notre science spéciale. N’oublions donc pas que nous sommes dans une période de transition et de transformation, et ne nous livrons pas à des généralisations hâtives et prématurées. Contentons-nous de ce que nous avons déjà acquis et unissons nos efforts pour arriver à de nouvelles découvertes et pour cultiver en commun le vaste champ de la science. Nous ne sommes pas encore arrivés à l’époque des formules définitives et d’une systématisation générale. Gardons-nous donc, par dessus toutes choses, d’un dogmatisme prématuré et des formules trop arrêtées d’une science encore incomplète. Évitons surtout de nous renfermer dans un cercle d’idées trop étroit, qui arrêterait le mouvement de la science au lieu de le favoriser, et ne promulguons pas les dogmes d’une petite église exclusive et systématique, qui, en excommuniant tous les dissidents, comme des hérétiques, enrayerait la marche de la science, au lieu de contribuer à son avancement et à ses progrès !

Jules Falret.

Paris, septembre 1889.
  1. Quelques-uns de mes travaux qui ne rentraient pas exactement dans le cadre des Études cliniques feront l’objet d’une autre publication sous le titre de : les Aliénés et les Asiles d’Aliénés, législation, assistance et médecine légale, qui paraîtra prochainement.