Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Recherches sur la folie/Première partie


III

RECHERCHES SUR LA FOLIE PARALYTIQUE
ET LES
DIVERSES PARALYSIES GÉNÉRALES[1]

— 1853 —

INTRODUCTION

Dans ce travail, je ne me propose pas d’entreprendre la description complète de la maladie connue sous le nom de paralysie générale des aliénés ; mon intention est au contraire de me restreindre à l’examen de quelques points qui me paraissent les plus dignes d’intérêt dans l’histoire de cette affection.

La paralysie générale des aliénés, d’abord décrite avec un grand soin en 1822 par Bayle[2], en 1824 par Delaye[3], et en 1825 et 1826 par Bayle[4] et Calmeil[5], est devenue, depuis cette époque, l’objet de l’attention de tous les aliénistes, principalement en France. Les travaux d’Esquirol[6], de MM. Foville[7], Parchappe[8], et Baillarger[9], ont surtout ajouté de nouveaux traits à la description déjà si exacte des premiers observateurs. Cependant des discussions nombreuses ont eu lieu au sujet de la paralysie des aliénés, et des questions importantes ont été soulevées. Ces questions nouvelles, qui sont loin d’être résolues, ont tellement modifié le point de vue auquel un certain nombre de médecins envisagent aujourd’hui l’histoire de cette affection, qu’elle a pris ainsi une nouvelle face. Un court historique est donc indispensable pour faire comprendre la situation des esprits relativement à la maladie qui nous occupe.

Lorsque, pour la première fois, Delaye, Bayle et Calmeil signalèrent à l’attention des médecins, et décrivirent avec tant d’exactitude, la paralysie survenant chez les aliénés, la circonstance du lieu où ils observaient cette affection, la nature des malades qu’ils avaient sous les yeux, et les seules périodes dont ils pouvaient être témoins, les conduisirent naturellement à regarder la maladie comme se produisant exclusivement chez les aliénés, et même comme une simple complication de l’aliénation mentale.

Bayle, il est vrai, en cherchant à mettre cette paralysie spéciale en rapport avec des lésions anatomiques constantes et un délire particulier qui, suivant lui, ne manquait presque jamais, admit qu’elle était plutôt une forme qu’une complication de l’aliénation mentale ; toutefois, l’idée de complication, patronnée sans réserve par Esquirol, fut acceptée par le plus grand nombre de ses élèves, et pendant une vingtaine d’années régna presque sans conteste dans la science.

Parchappe chercha bien, en 1838 et 1841, à prouver que cette maladie était liée à une lésion anatomique constante, le ramollissement de la couche corticale du cerveau, et qu’elle méritait le nom spécial de folie paralytique ; mais il reconnut en même temps que tantôt la paralysie pouvait, dès le début, constituer une forme de maladie mentale, et tantôt, au contraire, ne survenir que dans les aliénations déjà anciennes. Il consacra ainsi, pour ce dernier ordre de faits, l’idée de complication.

Plus tard, on signala dans les hôpitaux ordinaires quelques malades qui parurent présenter la même paralysie que les aliénés observés dans les asiles spéciaux, et chez lesquels on ne constatait pas de perturbation des facultés intellectuelles. De plus, M. Baillarger, en fixant son attention, d’une manière particulière, sur les débuts de la paralysie générale chez les aliénés, crut découvrir que la paralysie précédait presque toujours l’apparition du délire. Il en conclut qu’elle était, dans cette maladie, le phénomène primitif et principal, tandis que le délire, auquel on avait jusque-là accordé la prééminence, n’était qu’un phénomène secondaire et accessoire. Une nouvelle phase commença alors dans l’histoire de cette maladie, et c’est alors aussi que M. Requin proposa le premier, en 1846, le nom de paralysie générale progressive, pour remplacer celui de paralysie générale des aliénés. Cette dénomination, en effet, ne semblait plus convenir, s’il était démontré que cette paralysie pouvait exister chez des individus non aliénés, et que, dans les cas mêmes où l’aliénation survenait ultérieurement, la première période de la maladie consistait principalement dans des phénomènes paralytiques.

Cependant, en même temps que surgissait cette opinion nouvelle sur la nature de cette affection, il s’en produisait parallèlement une autre, basée, comme la précédente, sur les faits nouvellement observés, mais interprétés d’une manière différente. Les partisans de cette opinion, au lieu de confondre en une seule maladie les faits constatés dans les hôpitaux ordinaires et les faits observés dans les asiles d’aliénés, concluaient à l’existence de deux espèces de paralysies générales, l’une sans aliénation, et l’autre avec aliénation. Cette manière de voir, principalement soutenue par MM. Sandras, Brierre de Boismont, et Duchenne de Boulogne, est encore peu précisée. Ces auteurs, en effet, n’ont eu à citer qu’un très petit nombre d’exemples de cette maladie nouvelle, et n’ont pas pu établir de caractères distinctifs, autres que la présence ou l’absence du délire, qui permettraient de la distinguer, dans ses symptômes et dans sa marche, de la paralysie des aliénés.

En résumé, dans l’état actuel de la science, il existe quatre opinions principales relativement à la paralysie générale :

L’une, la plus ancienne de toutes, admise par Delaye, Calmeil, Georget, Esquirol, et la plupart de ses élèves, consiste à considérer cette maladie comme une simple complication ou même comme une terminaison de toutes les espèces d’aliénation mentale.

L’autre, soutenue, avec plus ou moins de rigueur, par Bayle, Parchappe, Ducheck de Prague[10], etc., consiste à l’envisager comme une forme distincte et spéciale de folie, caractérisée tout à la fois par des symptômes physiques et moraux, et par des lésions anatomiques.

Dans la troisième, surtout préconisée par Requin[11], Baillarger, Lunier[12], Hubert-Rodrigues[13], on confond, à l’aide du seul symptôme paralysie, les faits de paralysie générale sans délire et ceux avec délire, en une seule et même maladie, sous le nom de paralysie générale progressive.

Enfin, dans la quatrième, admise par Sandras[14], Brierre de Boismont[15], et Duchenne de Boulogne, on reconnaît deux espèces principales de paralysies générales : la paralysie avec aliénation et la paralysie sans aliénation.

Au milieu de cette divergence d’opinions, le seul moyen d’arriver à la vérité consiste dans l’observation comparative des malades dans les asiles d’aliénés et dans les hôpitaux ordinaires. Avant de se livrer à cette double observation clinique, il importe de préciser exactement les termes de la question à résoudre. Existe-t-il deux espèces de paralysie générale, l’une avec aliénation, l’autre sans aliénation, ou bien est-ce là une seule et même maladie ? telle est la question aujourd’hui posée : eh bien, ce n’est pas, selon nous, la question la plus importante à résoudre tout d’abord. Avant de se demander si toutes les paralysies générales se terminent ou ne se terminent pas par le délire, il convient de savoir ce qu’on doit entendre par paralysie générale, et si ce ne serait pas un symptôme de maladies diverses, au lieu de constituer réellement une individualité maladive. On doit donc, à notre avis, placer la discussion sur un autre terrain. Aussi, aurons-nous pour but d’opposer la paralysie générale, considérée comme maladie, à la paralysie générale, envisagée comme symptôme de maladies diverses. Nous chercherons, d’une part, à démontrer qu’il existe une forme de la folie, caractérisée non seulement par cette paralysie spéciale, mais par un ensemble de phénomènes physiques et moraux et par sa marche particulière ; nous chercherons, d’autre part, à prouver que la paralysie générale peut exister, à titre de symptôme, dans un grand nombre de maladies connues.

Ce travail se divisera donc naturellement en deux parties :

Dans la première, je m’efforcerai de démontrer que la folie paralytique est une forme spéciale de maladie mentale, caractérisée non seulement par ses lésions anatomiques et par les phénomènes spéciaux de la paralysie, mais par ses symptômes psychiques et par sa marche ; seulement les deux premiers points ayant été élucidés par les auteurs, je n’insisterai que sur les deux derniers, en faisant de chacun d’eux l’objet d’un chapitre particulier.

Dans la seconde partie, je passerai rapidement en revue les diverses maladies susceptibles d’être confondues avec la folie paralytique, afin de les distinguer, autant que possible, de cette affection.

Ces deux parties, quoique distinctes, concourront donc, en définitive, au même but et se viendront réciproquement en aide : la démonstration de la forme spéciale, établie dans la première partie, deviendra l’auxiliaire le plus utile pour le diagnostic différentiel, et celui-ci, à son tour, contribuera puissamment à prouver la spécialité de la forme paralytique de la folie.

La plupart des faits cités par les auteurs me paraissent pouvoir rentrer dans le cadre de ces deux parties, c’est-à-dire dans la folie paralytique débutant avec ou sans délire, ou dans les diverses maladies connues. Indépendamment de ces deux catégories de faits, en existe-t-il une troisième, ou, en d’autres termes, existe-t-il une maladie nouvelle qui mériterait le nom de paralysie progressive, et qui ne pourrait être assimilée ni à la folie paralytique ni aux diverses maladies que nous passons en revue dans la dernière partie ? Ce serait là une troisième question que nous n’aborderons pas, parce que les éléments nous manquent encore pour nous prononcer affirmativement. Nous dirons seulement que les exemples cités par les auteurs, à l’appui de cette nouvelle maladie, sont loin d’en avoir démontré scientifiquement l’existence. Cette discussion nous paraît donc prématurée, à cause du petit nombre d’observations que possède aujourd’hui la science.

Une dernière remarque est encore nécessaire relativement à la dénomination que j’ai adoptée pour désigner la paralysie des aliénés : j’ai préféré à ce mot, qui implique l’idée de complication, et à celui de paralysie progressive, qui se lie à l’idée de maladie distincte de la folie, le mot de folie paralytique ; ce mot, employé par M. Parchappe, me paraît en effet celui qui correspond le mieux à l’idée de forme spéciale de la folie. On m’objectera que puisque j’admets que cette maladie peut débuter sans délire, le mot de folie devient alors impropre ; je réponds qu’il n’en est pas ainsi, puisque dans ces cas mêmes, le trouble des facultés intellectuelles survient tôt ou tard, et que ces faits sont d’ailleurs exceptionnels.

On dira que, même en accordant au délire une importance égale à celle de la paralysie, ce n’est pas une raison pour donner la préférence au délire, puisque ces deux symptômes sont au même titre l’expression d’une même maladie ; à cela je réponds que, sans attacher une grande importance à la préséance d’un symptôme sur l’autre, je crois devoir, lorsqu’il s’agit de se prononcer, accorder la prééminence au délire, parce qu’il est presque toujours, dès le début, le phénomène le plus saillant, qu’il est longtemps le seul aperçu, qu’enfin, s’il est des cas qui débutent par la paralysie, il en est aussi d’autres qui débutent par le délire. Je repousse le mot de paralysie progressive pour conserver cette maladie dans le cadre des maladies mentales. Ce mot, en fixant exclusivement l’attention sur le symptôme paralysie, et en lui donnant pour caractère principal celui de la progression, qui peut s’appliquer à presque toutes les maladies, est devenu, ainsi que le mot de paralysie générale, la cause de la plupart des confusions contre lesquelles je m’élève et contre lesquelles il ne me paraît pas exister de meilleur moyen de réagir que de supprimer le mot même qui leur a donné naissance.


PREMIÈRE PARTIE

DE LA FOLIE PARALYTIQUE, CONSIDÉRÉE COMME FORME SPÉCIALE
DE MALADIE MENTALE

Deux opinions principales, nous l’avons déjà dit, existent parmi les médecins sur la paralysie générale dans ses rapports avec l’aliénation : les uns admettent, avec Esquirol, que cette paralysie n’est qu’un symptôme survenant accidentellement dans toutes les formes de la folie, et terminant même la plupart des folies chroniques ; les autres, au lieu de la considérer comme une complication éventuelle, admettent que tous les aliénés indistinctement ne sont pas susceptibles de devenir paralytiques. Cette seconde opinion, formulée ainsi d’une manière générale, par opposition à la précédente, se subdivise, à son tour, en deux autres opinions différentes : dans l’une, la paralysie générale est considérée comme une forme spéciale de maladie mentale, et dans l’autre, comme une maladie, également spéciale, mais distincte de la folie.

Georget, en imprimant en 1820[16] que le cerveau, d’abord atteint comme organe de l’intelligence, devait finir par être atteint également comme organe des mouvements, a exprimé, ce me semble, de la manière la plus nette, la doctrine des partisans de l’idée de complication, parmi lesquels on compte encore un assez grand nombre de médecins aliénistes. Esquirol, d’ailleurs, a formulé la même opinion ; il va jusqu’à dire que certains maniaques deviennent paralytiques, à force de rester longtemps fixés sur un fauteuil[17]. En un mot, il semble que beaucoup d’aliénistes considèrent aujourd’hui comme établies les deux propositions suivantes, qui paraissent en quelque sorte solidaires ; toute folie qui devient chronique finit par se transformer en démence, et toute démence a de la tendance à se compliquer de paralysie. Ces deux propositions ne nous paraissent pas plus exactes l’une que l’autre. Ce n’est pas ici le lieu de chercher à démontrer que la folie chronique n’est pas toujours de la démence, c’est-à-dire que tous les aliénés, atteints de folie depuis de longues années, sont loin de présenter les caractères psychiques attribués à la démence, par Pinel et par Esquirol, caractères qui se résument dans l’affaiblissement extrême des facultés intellectuelles et morales. Qu’il nous suffise d’invoquer à cet égard le témoignage des médecins placés à la tête de grands asiles d’aliénés ; ils reconnaîtront, comme nous, que beaucoup d’aliénés, ayant séjourné longtemps dans ces établissements, présentent une simple aliénation partielle chronique, sans débilité intellectuelle prononcée. Eh bien, ce que nous disons ici de la démence, qui n’est pas, selon nous, une terminaison nécessaire de toutes les folies chroniques, nous croyons pouvoir le dire avec plus de raison encore de la paralysie ; loin d’être une compagne habituelle de la folie chronique, elle nous paraît ne jamais survenir dans les folies anciennes. Quelques développements sont nécessaires relativement à cette question importante.

MM. Baillarger et Lunier se sont surtout élevés contre l’opinion que nous voulons nous-même combattre ; ils ont fourni plusieurs arguments assez puissants, mais ils nous paraissent avoir poussé trop loin la réaction contre les idées d’Esquirol. Ils ne se sont pas bornés en effet à soutenir que la paralysie ne venait pas compliquer les folies anciennes ; ils ont voulu démontrer que la paralysie, loin de toujours succéder au délire, le précédait presque constamment, et souvent même existait sans lui ; ils sont ainsi arrivés à conclure que la paralysie était le phénomène primitif et principal, le délire le phénomène secondaire et accessoire, et que l’on devait dès lors sortir la paralysie générale du cadre de la folie. Nous ne les suivrons pas sur ce terrain ; nous nous bornerons à montrer que la paralysie générale, ou mieux la folie paralytique, est une forme spéciale de la folie, dont la paralysie et le délire sont deux symptômes aussi essentiels l’un que l’autre, et la caractérisant au même titre. Sans attacher beaucoup d’importance à la question de prééminence entre ces deux symptômes, qui nous paraissent l’un et l’autre l’expression d’un même état morbide, nous accorderons cependant la première place au délire, qui est, pendant tout le cours de la maladie, le phénomène le plus saillant, celui qui attire le plus naturellement l’attention, et celui qui mérite le plus de la fixer.

Notre opinion une fois exprimée sur ce débat secondaire, voyons quels arguments on peut opposer aux partisans de l’idée de complication. Les auteurs que nous venons de citer ont paru croire que le seul moyen de combattre cette idée consistait à prouver que la paralysie précédait presque toujours le délire, au lieu de lui succéder, et que cette question de fait pouvait seule décider la question de nature de la maladie. C’est, selon moi, confondre un rapport de succession avec une relation de cause à effet. Les médecins qui soutenaient que la paralysie venait longtemps après compliquer le délire voyaient dans cette succession une sorte de subordination d’un symptôme à l’autre, comme si la paralysie eût été un effet du délire. Eh bien ! ceux qui les ont combattus semblent avoir raisonné dans la même hypothèse ; ils se sont bornés à intervertir les rôles, et lorsqu’ils disent que le délire succède à la paralysie, ce langage est presque pour eux l’expression de la pensée que le délire serait un effet de la paralysie ; en un mot, ils semblent considérer le phénomène paralysie comme constituant à lui seul une maladie qui peut exister avec ou sans délire, au lieu de considérer la paralysie et le délire comme deux symptômes d’une même affection. Telle nous paraît même avoir été la cause principale des confusions nombreuses dans lesquelles on est tombé, en ne tenant aucun compte du délire et en ne fixant son attention que sur la paralysie.

Il n’est donc pas nécessaire de chercher à prouver que la paralysie précède presque toujours l’apparition du délire pour démontrer que la folie paralytique est une affection spéciale et non une terminaison possible de toutes les folies. En effet, comme nous le dirons bientôt, la proposition avancée par MM. Baillarger et Lunier ne nous paraît pas généralement vraie : ils ont soutenu l’antériorité d’apparition de la paralysie ; nos observations, au contraire, nous portent à penser que la production presque simultanée du délire et de la paralysie est la règle habituelle, et qu’il existe, en outre, un assez grand nombre de cas où le délire précède d’un temps plus ou moins long la manifestation de la paralysie. Mais, alors même que le délire précéderait presque toujours, cela ne nous empêcherait pas de croire à une affection spéciale : peu importe, en effet, qu’un symptôme précède l’autre dans l’évolution de la maladie s’il est démontré qu’ils sont intimement liés comme expression d’un même état morbide, et si l’existence de l’un, avec ses caractères spéciaux, suffit pour faire prévoir la production ultérieure de l’autre.

Pour combattre l’opinion qui consiste à envisager la paralysie générale comme une simple complication de toutes les folies, le meilleur moyen ne nous paraît donc pas de chercher à prouver que la paralysie précède toujours le délire ; il faut montrer que cette paralysie spéciale ne survient pas dans les aliénations anciennes, que toutes les folies ne sont pas susceptibles de se transformer en paralysie, et qu’en résumé cette paralysie est liée à des lésions anatomiques, à des caractères de délire et à une marche déterminés ; en un mot, il faut opposer à l’idée de complication accidentelle celle d’une forme spéciale caractérisée, non seulement par le symptôme paralysie, mais par un ensemble de phénomènes coordonnés d’une certaine manière et se succédant dans un ordre particulier.

Pour prouver que la paralysie spéciale dont nous parlons ne survient pas dans des folies anciennes, des observations particulières, même nombreuses, seraient tout à fait insuffisantes. Pour donner une base solide à une proposition aussi générale, il faut nécessairement en appeler à l’observation de tous ; cette vérité ne peut résulter que d’une observation longtemps réitérée sur un très grand nombre de malades. Nous nous bornerons donc ici à invoquer le témoignage des médecins qui dirigent de grands asiles d’aliénés ; nous pensons qu’ils reconnaîtront comme nous l’exactitude des deux propositions suivantes :

1oOn ne voit pas survenir la paralysie spéciale qui nous occupe chez des aliénés ayant séjourné depuis de longues années dans les asiles ; si quelquefois accidentellement on constate une paralysie chez des malades de cette catégorie, elle est d’une tout autre nature et dépend d’une autre maladie, par exemple, d’un ramollissement, d’une apoplexie, d’une tumeur du cerveau, ou de toute autre affection étrangère à la folie paralytique.

2oLes aliénés qui meurent paralytiques dans les asiles offraient déjà des traces de paralysie dès leur entrée ou bien n’ont pas tardé longtemps à en présenter, et, dans tous les cas, ils sont morts trois ou quatre ans au plus après leur admission dans l’établissement.

Ces deux propositions, qui nous paraissent incontestables, ont, d’ailleurs, en leur faveur, l’autorité des auteurs mêmes qui soutiennent la thèse opposée. M. Calmeil, par exemple, quoique partisan de l’idée de complication, parmi les soixante observations que contient son excellent ouvrage, n’en a cité qu’une seule[18] dans laquelle la paralysie serait survenue chez un malade aliéné depuis treize ans. Les détails de l’observation relativement à cette prétendue paralysie, qui consistait plutôt en tremblements et en mouvements convulsifs qu’en une véritable paralysie, ainsi que le compte rendu de l’autopsie, sont loin de démontrer, comme l’a déjà fait remarquer M. Baillarger, que ce fait fût un exemple de paralysie générale vraie. M. Calmeil ajoute d’ailleurs que les cas de ce genre lui paraissent très rares, et qu’à Charenton la paralysie s’est presque toujours manifestée peu de temps après l’aliénation mentale. Esquirol lui-même, qui cependant, dans plusieurs autres passages de ses ouvrages, considère la paralysie comme une terminaison de la folie passée à l’état chronique, exprime ailleurs la même pensée que M. Calmeil, presque dans les mêmes termes. Le Dr Burrows ayant attribué aux mauvaises conditions hygiéniques des asiles la fréquence plus grande des paralytiques en France qu’en Angleterre, Esquirol lui répond « que les aliénés paralytiques qu’il a observés à la Salpêtrière, à Bicêtre et à Charenton, ne sont point tombés dans cet état pendant leur séjour dans ces établissements, mais étaient paralytiques avant d’y entrer ».

Ces citations, empruntées à des auteurs aussi estimés, nous paraissent suffisantes pour le but que nous nous proposons ici. Mais, pour constituer la folie paralytique à l’état de forme spéciale de maladie mentale, la chose la plus importante n’est pas de montrer que le symptôme paralysie générale ne survient pas dans les folies anciennes ; il importe surtout de faire reposer cette forme sur d’autres caractères que sur le seul symptôme paralysie ; il faut montrer qu’elle est constituée par un ensemble de phénomènes dont la réunion est indispensable pour en faire une espèce naturelle. Et d’abord, comme l’a déjà dit M. Calmeil[19], ce qui caractérise cette affection, ce n’est pas seulement, comme on est trop disposé à le croire, le fait d’une paralysie générale quelconque, c’est l’existence d’une paralysie spéciale, dont les signes ont été très bien indiqués par les premiers auteurs qui l’ont observée, et seront rappelés d’ailleurs dans la seconde partie de ce travail. Un second caractère, également bien étudié par les auteurs et en particulier par Bayle, Calmeil, Parchappe, Foville, etc., est celui qui dérive des lésions anatomiques. On a beaucoup discuté sur la constance de ces lésions et sur la valeur réelle qu’elles peuvent avoir comme condition organique de la maladie. Les divers auteurs ne sont pas d’accord entre eux sur la lésion la plus essentielle parmi toutes celles que l’on rencontre dans le cerveau des aliénés paralytiques. Bayle, par exemple, attache surtout de l’importance à la méningite ; M. Calmeil, sans se prononcer d’une manière absolue, est disposé à considérer cette maladie comme une péri-encéphalite chronique diffuse. Foville prétend trouver cette condition organique dans l’adhérence des divers plans qu’il a décrits dans la substance blanche. Enfin Parchappe[20], à l’aide d’un très grand nombre d’autopsies faites avec le plus grand soin, est arrivé à la conviction profonde qu’il existait dans cette affection une lésion organique constante, le ramollissement de la couche corticale du cerveau.

Il est vrai qu’on a cité quelques faits de paralysie générale sans lésion appréciable de la surface du cerveau ; il est certain, en outre, que chez d’autres aliénés, chez des individus adonnés pendant leur vie à l’ivresse, et même chez des individus sains d’esprit, particulièrement chez les vieillards, on constate assez fréquemment des opacités des méninges et de légers épanchements de sérosité, qui présentent de l’analogie avec les lésions trouvées chez les aliénés paralytiques. Néanmoins il est impossible d’avoir fait un grand nombre d’ouvertures d’aliénés atteints de folie paralytique, sans avoir été frappé de la fréquence et de l’intensité des lésions de la surface du cerveau, et surtout du ramollissement de la couche corticale des lobes antérieurs, qui paraît, dans cette maladie, ainsi que l’a dit Parchappe, la lésion la plus constante.

En résumé, donc, sans pouvoir assurer que ces lésions des méninges et de la surface du cerveau soient la véritable condition organique de la paralysie générale des aliénés, il nous semble impossible, dans l’état actuel de la science, de ne pas les considérer comme un caractère important de cette affection.

Nous n’insisterons pas davantage ici sur ces deux ordres de caractères, physiques et anatomiques, de la folie paralytique, parce qu’ils ont été étudiés avec grand soin par plusieurs auteurs ; mais, pour établir l’existence de cette forme spéciale de maladie mentale, deux autres caractères nous paraissent mériter une étude attentive ; ce sont ceux que nous croyons pouvoir tirer :

1oDe la marche spéciale de cette affection ;

2oDe la nature particulière des phénomènes du délire.

L’examen de ces deux questions va devenir l’objet de deux chapitres qui composeront la première partie de notre travail.


CHAPITRE PREMIER

MARCHE DE LA FOLIE PARALYTIQUE

Je n’ai pas l’intention de donner une description détaillée de la marche de cette maladie et de ses diverses variétés ; je me propose seulement d’en faire une esquisse rapide, afin de prouver que, malgré des différences individuelles assez nombreuses, elle présente une marche générale susceptible de description.

L’étude des débuts de cette affection est très difficile, parce que les documents manquent presque complètement dans les ouvrages des médecins qui ont étudié avec le plus de soin ses périodes ultérieures, et parce que les difficultés de l’observation directe, à la première période, sont presque insurmontables. Les malades se trouvent, en effet, dans leur famille, sans que l’on puisse avoir le moindre soupçon de l’existence de cette affection, et par conséquent sans qu’un médecin puisse être consulté. Ce n’est que plus tard, et alors que la maladie est devenue évidente pour tous, qu’il est quelquefois possible de remonter dans les antécédents du malade, à l’aide des renseignements fournis par lui-même ou par sa famille, et que l’on peut reconstituer la marche de cette première période de la maladie.

Les médecins qui se livrent à la pratique civile seraient dans de meilleures conditions, sous ce rapport, que les médecins aliénistes ; mais le plus souvent ils ne sont pas appelés par les familles ; d’ailleurs ils pourraient difficilement soupçonner l’existence d’une maladie qui ne se trahit par aucun symptôme saillant, et qui est encore imparfaitement connue ; on conçoit donc que les documents manquent à la science pour la description exacte de cette période, et que l’on ne doive affirmer qu’avec réserve les divers détails que l’on y fait figurer.

La question la plus controversée, relativement au début de cette maladie, est celle de savoir si les premiers phénomènes qui apparaissent sont les symptômes paralytiques ou les symptômes intellectuels et moraux. Jusqu’à ces derniers temps, tous les médecins aliénistes admettaient que les phénomènes du délire précédaient presque toujours de longtemps l’apparition des phénomènes paralytiques ; ils allaient même jusqu’à considérer la paralysie comme une simple complication de la folie. MM. Baillarger et Lunier principalement, se sont élevés contre cette manière de voir et ont cherché à démontrer la proposition inverse, soit par des observations nouvelles, soit par la critique des observations publiées par divers auteurs. M. Baillarger surtout s’est appuyé, à cet égard, sur des considérations qui ne manquent pas de justesse. Il a fait remarquer que presque tous les aliénés paralytiques présentaient des phénomènes, plus ou moins sensibles, de tremblement ou d’embarras de la parole au moment de leur entrée dans les asiles, c’est-à-dire dès le premier instant où un médecin exercé était appelé à les examiner ; il a fait observer, en outre, que ces symptômes si légers de paralysie, à peine aperçus par la plupart des médecins, devraient à plus forte raison, échapper à l’attention des familles : les renseignements perdaient ainsi toute valeur relativement à l’existence d’un symptôme que les parents n’étaient pas en état de constater, et qui devait moins les frapper que les modifications survenues dans les habitudes, le caractère ou l’intelligence ; enfin il a ajouté qu’il avait souvent observé des malades atteints d’abord uniquement de phénomènes paralytiques, et qui plus tard seulement avaient présenté les symptômes du délire caractéristique de cette affection.

Loin de contester la justesse de ces réflexions et l’exactitude des faits observés, nous croyons que M. Baillarger a fait une chose utile en fixant l’attention des médecins sur des symptômes prodromiques qui avaient échappé à la plupart des observateurs ; mais nous pensons que cet auteur a poussé trop loin la réaction contre l’opinion anciennement reçue, et qu’il s’est trompé en proclamant comme règle générale ce qui nous paraît être l’exception. Il est certain, en effet, qu’en se livrant à des enquêtes sérieuses relativement aux antécédents des aliénés paralytiques, on découvre très souvent, dès le début de la maladie, l’existence de phénomènes physiques contemporains du délire, ou ayant suivi de près l’apparition des phénomènes intellectuels et moraux, qui seuls ont frappé l’attention : il serait donc inexact de dire que les phénomènes du délire précèdent presque toujours de longtemps les premières manifestations de la paralysie ; mais M. Baillarger nous paraît avoir eu le tort de confondre la simultanéité d’apparition des deux ordres de phénomènes avec l’antériorité des phénomènes paralytiques. S’il est vrai qu’un certain nombre de malades présentent, pendant un temps plus ou moins long, des phénomènes de paralysie sans délire, et plus tard, offrent tous les symptômes caractéristiques de la folie paralytique et même le délire des grandeurs (nous en avons nous-même observé un exemple très remarquable, que nous citons à la fin de ce travail), dans le plus grand nombre des cas, les deux ordres de phénomènes marchent de front dans leur évolution. De plus, s’il est des faits où la paralysie se produit avant le délire, il en est d’autres, comme on peut s’en convaincre dans les grands asiles d’aliénés, dans lesquels le délire caractéristique, sous la forme maniaque ou monomaniaque, précède l’apparition des premiers indices de la paralysie. En résumé, nous pensons que les symptômes de délire et de paralysie caractérisent au même titre l’un que l’autre la folie paralytique, et qu’ils apparaissent en général tous les deux, dès le début, à des degrés très divers il est vrai. Dans les cas où le délire est évident, il est rare qu’un médecin exercé n’aperçoive pas quelques traces de tremblement ou d’embarras de la parole ; dans ceux au contraire où les phénomènes paralytiques sont plus saillants, on constate presque toujours soit des modifications considérables dans le caractère, soit un affaiblissement manifeste de l’intelligence et de la mémoire. Telle est, selon nous, la règle générale ; néanmoins il est des cas exceptionnels où la paralysie existe pendant assez longtemps, sans altération de l’intelligence, et il en est d’autres aussi dans lesquels le délire caractéristique peut précéder d’assez longtemps les premières manifestations de la paralysie.

Après l’examen de cette question préliminaire, abordons la description de la marche de l’affection. Pour tenir compte des différences assez nombreuses que peut présenter cette marche au début, nous admettrons plusieurs variétés dans la première période. On comprend que ces distinctions théoriques, indispensables pour la clarté de l’exposition, sont loin d’exister d’une manière aussi tranchée dans la nature, et que les caractères qui nous serviront à établir ces variétés n’expriment en réalité que des prédominances de symptômes.

On a cherché à retrouver, dans le caractère antérieur des paralytiques, quelques traits saillants qui permissent de tracer une description de ce qu’on a appelé les signes de la prédisposition. Souvent, en effet, on apprend que ces malades ont eu pendant toute leur vie un caractère actif, entreprenant, téméraire, qu’ils ont eu une existence très agitée, qu’ils se sont livrés aux professions les plus diverses et ont mené en un mot une vie aventureuse. Il est encore vrai généralement qu’ils étaient d’un caractère doux et bienveillant, et de temps en temps irritable et colère. Ces traits généraux ne manquent certainement pas de vérité ; mais, comme on le conçoit, ils ne peuvent avoir rien d’absolu. Vouloir aller plus loin dans l’étude du caractère intérieur de ces malades serait, ce nous semble, se lancer dans une voie périlleuse, soit parce que les documents manquent encore à la science, soit surtout parce qu’il est très difficile de fixer exactement l’époque de l’invasion, et que souvent on prend pour signe de la prédisposition ce qui devrait être déjà considéré comme un premier symptôme de la maladie. Les parents, comme les médecins sont très disposés à retrouver, dans la vie antérieure des malades, des signes analogues aux caractères actuels de la maladie, et à reconstruire ainsi artificiellement le passé à l’aide des données fournies par le présent.

On peut admettre quatre variétés principales dans la marche de la paralysie générale au début : deux dans lesquelles les phénomènes physiques précèdent ou plutôt prédominent, et deux dans lesquelles, au contraire, on observe surtout les phénomènes intellectuels et moraux : ce sont 1o la variété congestive ; 2o la variété plus spécialement paralytique ; 3o la variété mélancolique ; 4o la variété expansive. Comme je l’ai dit plus haut, ce sont plutôt là des prédominances de symptômes que de véritables variétés distinctes.

1oVariété congestive.

Tous les auteurs ont noté la fréquence des congestions plus ou moins prononcées dans les prodromes de la paralysie générale, ils nous semblent même en avoir exagéré l’importance ; Bayle, par exemple, admet qu’elles existent toujours, soit sous la forme évidente d’étourdissements, d’afflux de sang à la tête, de perte de connaissance plus ou moins complète, soit sous la forme moins appréciable de congestion lente, sans signes extérieurs ou sans autre manifestation que l’excitation maniaque, qui est, à ses yeux, un signe évident de congestion. On conçoit que nous ne voulons parler ici que des congestions plus ou moins subites, présentant des signes extérieurs évidents. Il est un certain nombre de paralytiques chez lesquels une ou plusieurs congestions, plus ou moins intenses, semblent ouvrir la scène de la maladie et sont le premier phénomène qui frappe l’attention des personnes qui entourent le malade ; dans quelques cas rares même, une attaque épileptiforme semble marquer le début de cette affection. On conçoit combien il faut être réservé avant d’admettre un début aussi brusque dans une maladie dont le développement est ordinairement lent et presque insensible ; aussi presque toujours, pour ne pas dire toujours, on apprend que quelques symptômes physiques ou moraux, caractéristiques de la maladie, avaient existé avant son explosion, en apparence subite. Quoi qu’il en soit, ces congestions se manifestent tantôt sous la forme de simples étourdissements ou de vertiges très courts, ayant une certaine analogie avec les vertiges épileptiques, tantôt sous la forme plus manifeste d’attaques avec demi-perte de connaissance ou même avec perte presque complète, mais momentanée. Elles sont le plus souvent accompagnées ou suivies de phénomènes paralytiques plus ou moins incomplets, ordinairement temporaires, du moins au même degré d’intensité, d’un embarras de la parole, souvent intense après l’attaque, mais qui devient ensuite beaucoup moins saillant, et d’un affaiblissement assez marqué de l’intelligence, ou bien même, selon les cas, de l’apparition évidente du délire, soit sous la forme calme, soit sous la forme agitée.

2oVariété paralytique.

Cette variété est difficile à décrire, parce qu’elle est encore peu connue ; c’est elle qui est devenue la cause des discussions nombreuses qui ont eu lieu, et c’est elle que certains auteurs ont voulu élever au rang de début unique de cette maladie. On rencontre de temps en temps, en effet, dans la pratique civile, des malades qui, sans cause connue, présentent un tremblement peu marqué des membres supérieurs et quelque difficulté à exécuter avec les doigts des actes délicats, tels que l’écriture par exemple ; ils éprouvent de plus une certaine irrégularité dans la marche, de la difficulté à se maintenir sur leurs jambes, et un embarras de la parole peu sensible, dont ils ont souvent conscience ou bien qu’ils expliquent par une circonstance accidentelle ou permanente, telle que la fatigue ou le froid, telle que la privation d’une dent, etc. Ces malades présentent un tremblement plus ou moins manifeste de la langue ou de la lèvre supérieure, ordinairement des céphalalgies, des étourdissements, des vertiges, n’arrivant pas jusqu’au degré de l’attaque ; quelquefois aussi, comme l’a fait observer M. Baillarger, une inégalité de dilatation des pupilles, et assez souvent enfin une impuissance plus ou moins prononcée des organes génitaux. En général, ces paralytiques semblent avoir l’intelligence parfaitement intacte ; mais, si on les examine attentivement et surtout si l’on interroge avec détail les personnes qui vivent habituellement avec eux, on découvre très souvent d’abord que leur intelligence a manifestement baissé de niveau, et ensuite qu’ils présentent de véritables perturbations dans leur caractère, des modifications dans leurs habitudes, ou des singularités dans leur intelligence ; souvent même on apprend qu’ils se sont livrés à des actes singuliers qui parurent inexplicables à ceux qui connaissaient leur caractère antérieur, et même assez souvent à des vols dont l’insignifiance ou l’imprévoyance désarmait toute accusation et trahissait déjà la faiblesse de leurs facultés.

La durée de cet état prodromique est excessivement variable ; il peut se prolonger pendant longtemps ; cependant le plus souvent les phénomènes paralytiques augmentent progressivement, l’intelligence s’affaiblit, et enfin on voit apparaître un véritable délire, soit sous la forme agitée, soit plus souvent sous la forme calme et débile ; mais presque toujours quelques idées de grandeur ou de satisfaction surviennent tôt ou tard dans cette variété, comme dans les variétés à excitation primitive.

3oVariété mélancolique.

On croit en général que la folie paralytique, qui débute par le délire, commence toujours par des changements dans les habitudes, des perversions dans le caractère, par une grande activité physique et morale, en un mot, par des phénomènes d’excitation. C’est bien là en effet son début le plus fréquent, et nous en parlerons tout à l’heure. Cependant, lorsqu’on ne se contente pas de recueillir les renseignements tels que les donnent les familles, et que l’on scrute plus attentivement le passé de ces malades, on apprend qu’avant d’avoir offert des phénomènes d’excitation, le malade a souvent commencé par présenter un état plus ou moins temporaire de dépression morale que quelques auteurs, et en particulier le Dr Ducheck, de Prague, ont appelé le stade mélancolique. En lisant les observations consignées par les auteurs, en particulier par Bayle et Calmeil, on voit qu’ils font mention assez fréquemment de cet état de mélancolie comme ayant précédé de peu de temps l’apparition des phénomènes de l’excitation ; on doit même ajouter que presque toujours, lorsqu’on a signalé l’existence de la mélancolie dans la paralysie générale, c’est au début qu’elle a été observée ; ce stade peut, dans quelques cas exceptionnels, avoir une longue durée, et c’est principalement dans ces cas que l’on a noté une prolongation excessive de la maladie. Nous n’avons pas à insister ici sur les caractères particuliers de cet état mélancolique, d’ailleurs peu connu, parce qu’on n’est presque jamais en position de l’observer directement ; nous dirons seulement qu’il consiste ordinairement en une prostration extrême physique et morale, accompagnée souvent d’idées de crainte ou d’idées hypocondriaques, et que souvent aussi une débilité musculaire momentanée se joint à l’affaiblissement du moral, et donne au malade le sentiment d’une fin prochaine. Cet état, ordinairement d’assez courte durée, passe le plus souvent inaperçu, ou bien il est attribué à une cause légitime de tristesse ou considéré comme une simple bizarrerie de caractère. Il est ordinairement suivi d’une intermittence assez courte pendant laquelle le malade reprend toutes ses occupations, et commence même à manifester une activité exubérante qui ne tarde pas à être suivie de l’explosion, souvent très rapide, de l’agitation et du délire le mieux caractérisé.

4oVariété expansive.

Nous arrivons enfin au mode de début le plus fréquent et le plus connu qui peut ou bien constituer le véritable commencement de la maladie, ou succéder aux variétés précédentes. Le malade, ordinairement actif, orgueilleux, entreprenant, avant sa maladie, comme nous l’avons dit précédemment, ou bien d’un caractère plus calme et plus régulier, manifeste assez rapidement une activité excessive qui se trahit, sous toutes les formes, dans ses actes et dans son langage. Son caractère se modifie ou s’exagère ; il devient plus actif dans sa profession, ou se livre parallèlement à de nouvelles occupations ; il est constamment en mouvement, dort peu, conçoit des projets encore réalisables jusqu’à un certain point et qui ne sont pas décidément absurdes, mais qui sont peu en rapport avec ses habitudes, sa profession ou sa fortune, et qui, dans tous les cas, sont audacieux et téméraires. Il s’abandonne à de nombreux excès alcooliques ou vénériens, et souvent à des actes singuliers et bizarres, quelquefois même dangereux ou criminels ; car c’est surtout dans cette variété que les paralytiques commettent des vols ou d’autres actes justiciables des tribunaux, qui deviennent souvent la cause de leur arrestation, et dont l’imprévoyance ou la singularité trahit d’une manière si remarquable la nature spéciale de leur maladie. Lorsque les malades sont arrivés à cet état de suractivité, conciliable encore jusqu’à un certain point avec la raison, et qui constitue ce qu’on peut appeler la période prodromique, l’explosion du délire caractérisé, évident pour tous, et même de l’agitation, ne tarde pas à survenir, et d’ordinaire très rapidement ; on voit souvent des malades, en proie à cette activité excessive, passer, dans l’espace d’une nuit ou de quelques heures, à l’agitation maniaque ou bien au délire de grandeur le plus multiple et le plus prononcé. C’est dans ces circonstances que l’on a pu croire quelquefois à l’invasion subite de la maladie, alors qu’une étude plus attentive des antécédents eût permis de retrouver, soit les perversions dans le caractère et dans les actes que nous venons de signaler, soit même l’existence antérieure d’un stade mélancolique très court, ayant précédé de quelque temps cette période prodromique d’activité.

Tels sont, en abrégé, les phénomènes variés que l’on constate ordinairement dans les antécédents des paralytiques, lorsqu’ils entrent dans les asiles d’aliénés. L’époque de cette admission est évidemment très variable, et ne peut servir de base à une distinction scientifique de période. Comme on n’observe en général convenablement ces malades, au double point de vue des phénomènes physiques et des phénomènes psychiques, qu’à partir de leur entrée dans les établissements, on a l’habitude de ranger parmi les prodromes les phénomènes que nous venons d’énumérer ; ils mériteraient plutôt le nom de première période, puisqu’ils sont déjà réellement des symptômes de la maladie, et qu’ils peuvent du reste avoir une assez longue durée.

Après l’explosion manifeste du délire, les aliénés paralytiques, à la première période, peuvent se présenter à l’observation sous trois formes principales, que certains auteurs, Bayle entre autres, ont considérées comme des périodes successives de la maladie, et dans lesquelles d’autres ont vu un argument puissant contre l’admission d’une marche déterminée de cette affection : ce sont les formes dites de monomanie, de manie et de démence. Il n’est pas exact de dire, avec Bayle, que chez les paralytiques on voit d’abord survenir la monomanie, puis la manie et enfin la démence ; mais il n’est pas exact non plus d’affirmer, avec d’autres médecins, que tout soit irrégulier et individuel dans l’apparition de ces diverses manifestations délirantes, et qu’il soit impossible de tracer une marche type de cette maladie. Il est certain que chez quelques paralytiques, il y a prédominance de l’état de délire partiel ; chez d’autres, de l’état d’agitation maniaque, et chez d’autres enfin, dès le début, de l’état de démence ; mais ce ne sont là, à nos yeux, que des différences extérieures dans le degré du calme ou de l’agitation : le fond de l’état mental reste toujours à peu près le même au milieu de cette diversité de manifestations. D’ailleurs, s’il est un certain nombre de paralytiques chez lesquels prédominent les symptômes du délire partiel, de la manie ou de la démence, pendant tout le cours de leur maladie, il n’en est pas moins vrai que ce ne sont là en général que des périodes, et que le même malade passe successivement, d’une manière irrégulière, par chacune d’elles. Tel paralytique, en effet, qui paraît d’abord simplement dément et calme, s’agite peu à peu ou subitement, pour revêtir les caractères du délire partiel actif ou de la manie, et pour tomber ensuite plus tard dans la démence ; tel autre, primitivement maniaque, se calme au point de prendre les apparences extérieures de l’aliéné partiel, et finit à son tour par arriver à la démence.

Le fait le plus remarquable dans la marche de cette maladie, au physique comme au moral, c’est la grande irrégularité qui existe dans l’apparition, la durée et l’intensité des différents phénomènes, chez les divers malades et chez le même individu. Peut-être une étude plus attentive fera-t-elle découvrir un jour quelques variétés de marche qui permettront de prévoir, dans un cas donné, par l’évolution des premières périodes de la maladie, celle des périodes ultérieures ; mais, dans l’état actuel de la science, cette prétention serait bientôt démentie par les faits. Ce qu’il y a de certain cependant, c’est qu’au milieu de cette variabilité individuelle si grande, dans l’époque et l’ordre d’apparition des divers phénomènes, il est possible de décrire une marche générale, applicable au plus grand nombre des cas. Cette maladie, en effet, a pour loi générale d’avoir une marche progressive dans son ensemble, quoique irrégulière dans ses détails. Elle passe ainsi, au physique, de la simple irrégularité dans la coordination des mouvements, à la faiblesse musculaire de plus en plus prononcée, sans arriver jamais cependant jusqu’à une paralysie complète. Elle passe, au moral, de la suractivité de l’intelligence à un degré de plus en plus marqué de débilité intellectuelle, présente dans son cours de fréquents accès d’agitation, et arrive enfin jusqu’à la démence. C’est en ce sens seulement que Bayle a pu dire, d’une manière non pas rigoureuse, mais approximative, que ces malades passaient de la monomanie à la manie, et de la manie à la démence.

En résumé, cette affection paraît soumise, dans sa marche, à deux lois, en apparence contradictoires : d’une part la progression générale dans l’intensité des symptômes physiques et moraux, et d’autre part, l’irrégularité dans le degré et l’ordre d’apparition des divers phénomènes.

Ces généralités une fois posées, entrons dans la description abrégée de la marche de cette espèce de maladie mentale. Pour faciliter cette description, nous serons souvent obligé d’envisager comme distinctes les trois variétés dont nous venons de parler, quoiqu’elles ne représentent le plus souvent que des périodes se succédant chez le même malade.

Ordinairement, après les débuts que nous avons décrits précédemment, l’aliéné paralytique se trouve dans un état extrême d’activité physique et morale qui, au moment de l’explosion évidente de la maladie, peut même revêtir les caractères de l’agitation maniaque. Souvent, en effet, lorsque ces aliénés entrent dans les asiles, peu de temps après l’invasion du délire, ils sont dans un état semi-maniaque, et viennent de se livrer à une foule d’actes désordonnés ; souvent ces actes sont en rapport avec leurs idées délirantes, mais souvent aussi ils résultent d’un simple besoin de mouvement : il leur arrive, par exemple, de se lever pendant la nuit et de se mettre à errer dans la campagne sans but aucun, et sans se rendre compte ni de l’endroit où ils se trouvent ni de celui où ils vont. Je n’ai pas à décrire ici avec détails l’état de l’intelligence de ces malades, à la période d’agitation semi-maniaque et de suractivité intellectuelle, puisqu’en décrivant tout à l’heure les caractères généraux du délire dans cette maladie, j’aurai surtout en vue cette période. Les malades vont et viennent en tous sens, ont un besoin continuel de mouvement ; leur intelligence, en état d’ébullition, enfante à chaque instant de nouveaux délires, plus absurdes et plus impossibles à réaliser les uns que les autres, qui ont presque toujours le cachet de la satisfaction et de la grandeur, et dont ils se hâtent de communiquer les détails à tout venant. Ils distribuent avec profusion des titres, des dignités et de la fortune à tous ceux qui les entourent, et racontent, avec l’accent de la conviction et de la vérité, les histoires les plus mensongères, comme s’ils en avaient été acteurs ou témoins. L’activité de leurs actes est en rapport avec la fécondité de leur intelligence ; à chaque instant ils veulent entreprendre une nouvelle chose ou réaliser une nouvelle idée ; mais la faiblesse commençante de leur intelligence et de leur volonté les empêche déjà de suivre logiquement les conséquences de leurs pensées. Le plus souvent, ces idées en l’air, qui circulent dans leur esprit, ne les poussent nullement à l’action, ou bien s’ils cherchent un instant à agir dans cette direction, le plus simple prétexte suffit pour les en détourner, et la ruse la plus grossière pour les tromper. Les paralytiques qui présentent cette forme expansive du délire restent pendant longtemps dans cet état ; ils offrent seulement, selon les moments, des degrés variables dans la netteté de leur intelligence et dans leur agitation ; on s’aperçoit néanmoins que leurs facultés s’affaiblissent de plus en plus, que les troubles de la motilité et l’embarras de la parole, souvent à peine sensibles au début, se développent progressivement ; enfin on voit presque toujours survenir chez eux des paroxysmes d’agitation maniaque plus ou moins prononcés, sur lesquels nous reviendrons tout à l’heure.

Indépendamment de cette forme expansive, qui est beaucoup la plus fréquente, le désordre de l’intelligence, chez les paralytiques, peut se manifester, dès le début, sous un aspect bien différent que nous désignerons sous le nom de variété débile ou dépressive, et que les auteurs ont coutume d’indiquer, en disant que quelquefois chez les aliénés paralytiques, on observe la démence dès le commencement de la maladie.

Certains paralytiques, en effet, bien loin de présenter l’activité extrême que nous venons de mentionner, offrent beaucoup des apparences extérieures des mélancoliques ; ils sont apathiques, restent volontiers immobiles, parlent peu, excepté quand on leur adresse la parole, ont une expression de physionomie indifférente et sans mobilité ; les traits, au lieu d’être concentrés vers la ligne médiane comme chez les mélancoliques, sont tombants, sans tension aucune, et leur face paraît tout à la fois élargie et aplatie. Ce facies spécial, assez analogue à celui de la paralysie faciale double, suffit souvent pour diagnostiquer à première vue un paralytique, avant même qu’il ait proféré une seule parole : il exprime l’insouciance et l’absence d’idées beaucoup plus qu’une préoccupation pénible. De temps en temps, on remarque quelques mouvements spasmodiques dans les muscles de la face, surtout dans ceux de la lèvre supérieure, mouvements qui deviennent plus marqués lorsque le malade commence à parler. On observe aussi dans cette variété, plus souvent que dans les autres, une inégale dilatation des pupilles.

Aussitôt que l’on adresse la parole à ces malades, leur physionomie s’épanouit tout à coup, et leur sourire exprime en même temps une satisfaction générale et une grande faiblesse d’intelligence ; c’est ce qu’on appelle vulgairement un rire bête. Ce rire est en effet l’expression exacte de leur état intérieur : loin d’être péniblement préoccupés d’idées tristes, comme on aurait pu le croire au premier abord, ils sont dans un état d’indifférence absolue, plus souvent même de contentement vague et général ; lorsqu’on leur demande comment ils se trouvent, ils répondent qu’ils sont heureux, qu’ils ne désirent rien, qu’ils se sentent bien portants ; quelquefois ils manifestent le désir de s’en aller, mais sans pouvoir préciser l’endroit où ils veulent se rendre ; ils sont d’ailleurs très faciles à détourner de cette idée à laquelle ils ne songent plus un instant après ; quelquefois encore ils ont plus ou moins conscience de leur état de faiblesse musculaire et de la gêne de leur prononciation, mais presque toujours ils l’expliquent, d’une manière quelconque, par une circonstance accidentelle, et, d’ailleurs, ne s’en préoccupent nullement. Cet état de débilité intellectuelle et morale peut, chez certains malades et à certaines périodes, exister seul, sans idées délirantes déterminées ; mais c’est beaucoup plus rare qu’on ne le croit généralement. Presque toujours, en interrogeant avec soin ces aliénés, on découvre souvent même assez facilement, plusieurs idées de satisfaction ou de grandeur qui ne les poussent pas à l’action, mais qui se perpétuent chez eux avec assez de persistance, et dont l’énoncé seul suffit pour illuminer subitement l’expression de leur physionomie, et pour donner à leurs idées et à leur langage une activité momentanée. C’est là ce qui arrive surtout chez les femmes, chez lesquelles cette variété paraît plus fréquente que chez les hommes, comme l’a déjà fait remarquer M. Baillarger ; on apprend alors de ces malades qu’elles ont chez elles de beaux vêtements, des robes de soie par exemple, beaucoup d’argent ou qu’elles vont épouser bientôt de grands personnages. En un mot, on retrouve chez ces aliénées des idées de grandeur ou de satisfaction, souvent moins gigantesques et moins multiples que dans les formes exaltées, mais qui ne laissent pas que d’être encore assez nombreuses. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que cette variété, qui quelquefois paraît exister pendant longtemps chez un même malade, n’est le plus souvent qu’une période de la maladie ; lorsqu’on étudie attentivement la marche de l’affection chez ces aliénés, on découvre presque toujours que cet état de dépression ou d’affaissement a été précédé ou est suivi d’une période d’excitation plus ou moins prononcée, qui restitue à la marche générale de cette maladie le caractère d’unité qui semblerait détruit par l’existence de ces formes débiles. La plupart de ces malades rentrent ainsi dans la règle générale, et présentent plus tard les caractères habituels de la marche de cette affection.

Une troisième variété que nous devons encore signaler, mais qui n’est, en quelque sorte, qu’une anticipation de ce qu’éprouvent les paralytiques à la seconde période, c’est la variété maniaque. Certains paralytiques, en effet, après avoir subi, lors de l’invasion de la maladie, l’agitation maniaque dont nous avons parlé à propos de la première variété, au lieu de se calmer petit à petit, comme ces derniers, et de revêtir plus ou moins les apparences du délire partiel, restent maniaques, c’est-à-dire violents et agités pendant longtemps ; mais, chose remarquable, au milieu de ces caractères extérieurs de la manie, ils présentent le même fond de délire que les malades dits monomaniaques. Ce n’est donc pas là, à proprement parler, une variété tout à fait distincte ; ce n’est qu’une différence en plus dans le degré de l’agitation qui, même dans la variété dite monomaniaque, se produit souvent à divers degrés et à divers intervalles. Nous reviendrons sur les caractères particuliers de cette agitation maniaque en parlant des paroxysmes de manie qui existent chez presque tous les paralytiques, à la seconde ou à la troisième période, quelque variable qu’ait été la forme de la première.

Les indications précédentes suffisent pour montrer, d’une manière générale, quelle est la marche de la folie paralytique dans ses débuts et dans sa première période. J’ai peu insisté sur les symptômes physiques, parce qu’ils ont été l’objet d’une étude approfondie, principalement de la part de M. Baillarger[21], et de M. le Dr Lasègue[22]. Ces caractères peuvent d’ailleurs se résumer en très peu de mots : céphalalgies fréquentes, surtout à la première période, siégeant principalement au sommet de la tête ; vertiges et étourdissements plus ou moins répétés, et à des degrés divers d’intensité ; quelquefois, attaques congestives de courte durée, avec perte plus ou moins complète de connaissance, et même, quoique plus rarement, attaques convulsives ou épileptiformes ; embarras spécial de la parole, d’abord à peine sensible, consistant plutôt en une sorte d’arrêt, de suspension ou d’effort, avant la prononciation de certains mots ou de certaines syllabes, qu’en un véritable bégaiement, variant d’ailleurs beaucoup d’intensité d’un moment à l’autre, pendant ces premières périodes (il peut même être intermittent, avoir existé à une époque et ne plus être sensible dans le moment où on observe le malade) ; tremblement plus ou moins manifeste des lèvres, de la langue, des membres supérieurs quand ils sont étendus, et même des membres inférieurs ; enfin, absence de coordination et de régularité dans les mouvements, dans la marche, dans la préhension des objets, le plus souvent sans véritable faiblesse musculaire, et même avec conservation d’une assez grande vigueur dans les mouvements qui procèdent par saccades plutôt qu’ils ne sont réellement affaiblis ; tels sont les principaux caractères physiques de cette maladie à sa première période.

À mesure qu’elle avance dans sa marche, mais très lentement et comme par secousses, on voit l’activité intellectuelle diminuer en même temps que les forces physiques. Il est difficile de déterminer des périodes dans une affection qui va graduellement en augmentant, et qui, cependant, malgré cette progression constante vers la démence et vers la paralysie, présente des inégalités très nombreuses dans l’intensité relative de ses divers symptômes, non seulement chez les différents individus, mais chez le même malade, souvent à quelques jours seulement d’intervalle. Cependant, comme certaines divisions, plus ou moins artificielles, sont indispensables pour donner une description générale de la marche de cette maladie, nous admettrons, avec les auteurs, une seconde période caractérisée par l’affaiblissement plus grand de l’intelligence, le développement plus manifeste des symptômes paralytiques, et surtout remarquable, en général, par la production d’un état d’agitation habituelle et de paroxysmes d’excitation maniaque. Cette agitation peut survenir à diverses périodes, mais elle est surtout caractéristique de la seconde.

Il existe chez les aliénés paralytiques deux espèces d’agitation bien distinctes ; l’une qui est habituelle et que nous désignerons sous le nom d’agitation silencieuse, et l’autre, qui survient par accès d’une durée plus ou moins longue, et que nous appellerons l’agitation bruyante.

Les paralytiques, arrivés à la seconde période, présentent un état habituel d’agitation automatique bien spécial, sur les caractères duquel on n’a peut-être pas suffisamment insisté. Ils ont un besoin de mouvement incessant, ne peuvent rester en place, se remuent en tous sens, sans direction et sans but, parlent seuls à voix basse, remuent tous les objets qui se trouvent à leur portée, s’emparent machinalement de ce qui se trouve sous leur main pour le mettre dans leur poche ou pour s’en dessaisir aussitôt, avec aussi peu de motifs qu’ils en avaient eus pour s’en emparer ; ils se livrent ainsi à une foule d’actes irréguliers sans suite et sans but, par simple besoin d’activité instinctive. Ils effilent ou déchirent leurs vêtements, se déshabillent à chaque instant, brisent ou frappent les objets qui les entourent, sans intention de détruire et sans se rendre compte du dégât qu’ils occasionnent. Cet état de mobilité désordonnée est très fréquent chez ces malades, et peut même servir à caractériser cette forme au milieu des autres espèces de la folie. Cette agitation existe du reste à des degrés très divers chez les différents individus, et même à divers moments chez le même malade ; elle peut d’ailleurs se concilier avec des apparences extérieures de calme et de tranquillité.

Au milieu de cet état habituel d’agitation silencieuse, se produisent assez fréquemment de véritables paroxysmes maniaques avec agitation violente, qui souvent même semblent n’être qu’un surcroît d’intensité de l’état d’agitation ordinaire. En effet, ce qu’il y a de plus caractéristique pendant ces paroxysmes, et ce qui peut souvent servir à les distinguer d’autres espèces de la manie, c’est la prédominance des actes violents auxquels se livrent presque continullement ces malades, et qui ne sont que l’exagération de ceux que nous venons de décrire. Ces aliénés brisent, frappent tout ce qui les entoure, ramassent tous les objets, sont dans un mouvement perpétuel aussi désordonné que possible, déchirent leurs vêtements, ont une tendance presque constante à se déshabiller, et de plus, poussent d’une manière très continue, surtout pendant la nuit, des vociférations et des cris perçants ou plaintifs dont la fréquence et la continuité sont très caractéristiques de cette forme de maladie mentale.

Indépendamment de ces deux états d’agitation, qui se partagent en quelque sorte la vie du paralytique à cette seconde période, nous n’avons pas à mentionner autre chose dans la marche de l’affection, à cette époque de son cours, que la progression plus ou moins manifeste et plus ou moins régulière de l’affaiblissement musculaire et intellectuel. Ici, d’ailleurs, comme dans les autres périodes, rien n’est plus inégal que l’intensité relative des divers symptômes d’un moment à l’autre, et rien n’est plus accidenté que la marche de ces divers phénomènes. On voit non seulement l’agitation ou l’affaiblissement intellectuel varier considérablement de degré d’une époque à une autre, mais on voit aussi les phénomènes paralytiques, très marqués dans certains moments, devenir difficilement appréciables dans d’autres, surtout pendant l’agitation. Celle-ci, en effet, selon la remarque judicieuse de M. Bayle, semble faire diminuer l’intensité des troubles musculaires, en même temps qu’elle donne à l’intelligence un surcroît momentané d’activité. Les rémissions dans les symptômes physiques et moraux, soit séparément, soit simultanément, sont donc la règle pendant le cours de cette période comme pendant toute la durée de la maladie, contrairement à l’opinion générale, qui semble la considérer comme constamment et régulièrement progressive, sans interruption d’aucune espèce. L’observation attentive et suivie de tous les faits prouve, au contraire, que c’est une maladie essentiellement rémittente et paroxystique, et que si elle reprend toujours en définitive sa marche constante vers la démence, la paralysie et la mort, cette marche progressive ne se fait pas sans secousses et sans soubresauts, et est caractérisée, au contraire, par une grande inégalité dans le degré et le mode de développement des divers symptômes.

Après ces réflexions générales, applicables à la marche de toutes les périodes de cette maladie, il convient maintenant de signaler un autre fait également relatif à l’évolution de cette affection, dont on retrouve des preuves dans les observations de tous les auteurs, mais sur lequel on n’a peut-être pas assez attiré l’attention ; nous voulons parler des rémissions.

Bayle a déjà rapporté plusieurs faits remarquables sous ce rapport, et on en trouve également des exemples dans les observations qu’il n’a pas rangées dans cette catégorie. D’autres auteurs ont aussi cité des cas de prétendues guérisons qui auraient été ensuite suivies de rechutes, ou qui même ne se seraient jamais démenties. Sans vouloir nier d’une manière absolue la possibilité d’une guérison réelle, alors que nous voyons un médecin aussi distingué que M. Ferrus en citer un exemple constaté pendant vingt-cinq ans, nous pensons que, dans la plupart des cas de ce genre, on a confondu la guérison avec les rémissions, plus fréquentes dans cette maladie qu’on n’est généralement disposé à le croire. Dans le service de mon père, à la Salpêtrière, j’ai vu plusieurs fois ces suspensions de la maladie, ou du moins des rémissions très notables, survenir à la suite de l’application du cautère actuel à la nuque ; malheureusement, au bout d’un temps plus ou moins long, il se produisait chez ces malades une rechute, après laquelle la maladie reprenait sa marche habituelle. M. Baillarger[23] a signalé également la disparition assez fréquente des phénomènes du délire dans le cours de cette affection ; mais il a soutenu que les symptômes paralytiques, et en particulier l’embarras de la parole, quoique très diminués, ne cessaient pas d’exister pendant cette suspension des phénomènes du délire, et témoignaient par leur présence de la persistance de la maladie.

Quant à nous, nous avons observé un certain nombre d’exemples de ce genre ; nous en avons vu un entre autres excessivement curieux, puisque la rémission a duré un an et demi ; nous citons ce fait à la fin de notre travail.

M. le Dr Coindet, de Genève, nous a rapporté également le fait très intéressant d’un aliéné paralytique chez lequel la maladie, après avoir été aussi caractérisée et aussi intense que possible, éprouva, pendant cinq mois, une suspension si complète, que ce médecin ne put constater qu’une seule fois, pendant ce temps, un très léger embarras de la parole, et encore était-ce vers la fin de la rémission ; quant à l’intelligence, elle n’avait pas recouvré son ancienne activité, mais tous les phénomènes du délire avaient disparu. Au bout de cinq mois, ce malade fut pris presque subitement d’attaques épileptiformes nombreuses qui, après un mois environ, déterminèrent sa mort.

Ces suspensions de la maladie, qui surviennent le plus souvent après la seconde période, ne sont pas tout à fait absolues, dans le sens rigoureux du mot. L’intelligence a presque toujours considérablement baissé de niveau, et il persiste quelques phénomènes de débilité musculaire, ainsi qu’un léger embarras de la parole, sensible surtout dans certains moments. La maladie laisse donc quelques traces, aussi bien dans le domaine de l’intelligence que dans celui des mouvements, contrairement à l’opinion de M. Baillarger ; mais, cette restriction une fois faite, on peut, sans inconvénient, donner à cet état, relativement rare, le nom d’intermittence, pour l’opposer plus nettement aux simples rémissions, plus ou moins complètes, qui sont au contraire très fréquentes dans le cours de cette maladie à toutes ses périodes. Cet état mérite, en effet, réellement le nom d’intermittence, tant est radicale la modification qui s’opère dans le physique et dans le moral de ces malades. On est vraiment frappé d’étonnement en voyant des aliénés, en proie depuis longtemps au délire des grandeurs le plus multiple et le plus incohérent, à l’agitation maniaque la plus violente, et à des phénomènes de débilité musculaire déjà très prononcés, revenir, comme par enchantement, à un état presque normal, reconnaître leurs erreurs, renoncer à toutes leurs idées délirantes, et recouvrer leurs forces musculaires. Un médecin exercé seul peut retrouver dans le tremblement léger des membres, des lèvres et de la parole, quelques traces de la maladie, qui se manifeste aussi par une diminution notable, mais sans trouble, dans l’étendue et la portée de l’intelligence, et souvent aussi par la faiblesse du caractère et de la volonté. Un résultat intéressant de l’observation clinique, c’est que lorsque la maladie se reproduit de nouveau après une intermittence de ce genre, elle revêt brusquement les caractères les plus prononcés de la troisième période, souvent à la suite d’une ou plusieurs attaques, et marche alors très rapidement vers la mort.

Le passage de la seconde à la troisième période se fait, tantôt par les rémissions ou les intermittences dont nous venons de parler, tantôt par des attaques congestives ou convulsives, tantôt enfin, ce qui est le plus fréquent, d’une manière presque insensible et sans limites appréciables. Nous n’avons pas à entrer ici dans des détails relativement à cette troisième période, soit parce que nous n’avons à nous occuper que de sa marche, soit parce qu’elle a été très bien décrite par divers auteurs, et en particulier par Bayle et Calmeil. Sa durée est excessivement variable ; elle peut quelquefois se prolonger pendant très longtemps, chez certains malades ; cela a lieu principalement chez ceux appartenant à la variété débile, qui paraît avoir une plus longue durée que les autres. Le même résultat peut encore être obtenu par des précautions hygiéniques nombreuses dont on entoure les malades, et à l’aide desquelles on parvient à perpétuer souvent pendant longtemps leur vie toute végétative. Il y a peu de chose à dire sur les caractères psychiques propres à cette période, si ce n’est que l’intelligence très affaiblie est dans l’état que l’on a coutume de désigner sous le nom vague de démence. Il y a aussi souvent persistance d’un certain nombre d’idées de grandeur ou autres, provenant des périodes antérieures, ou du moins des mots qui servent à les exprimer, et que les malades répètent encore avec satisfaction et bonheur au milieu de la faiblesse incohérente dans laquelle ils sont plongés. Si l’on joint à ces symptômes intellectuels la disparition presque complète des affections et l’impuissance de la volonté ; si l’on ajoute que cet état habituel de démence calme est fréquemment interrompu par une agitation plus ou moins prononcée, renouvelée des périodes antérieures et participant des mêmes caractères, on aura, en quelques mots, un tableau très abrégé de l’état psychique de ces malades. Il mériterait certainement d’être distingué, par des caractères spéciaux, des divers états confondus avec lui sous le nom commun de démence, et appartenant à d’autres formes de maladies mentales ; mais cette observation détaillée est excessivement difficile, parce que le petit nombre des manifestations par les paroles ou par les actes ne permet guère de juger avec vérité de l’état intérieur réel de ces aliénés.

Les symptômes physiques de cette période méritent de nous arrêter plus longtemps. C’est alors que l’on commence à constater les véritables symptômes prononcés de la paralysie, qui cependant n’est jamais complète. Elle se manifeste par un embarras de parole assez marqué pour rendre le langage peu intelligible ; la marche est vacillante et difficile ; il y a souvent inclinaison latérale du tronc ; les bras ont perdu la faculté de soulever des fardeaux, et bientôt on est obligé de maintenir le malade constamment assis, par suite de l’impossibilité où il se trouve de se soutenir sur ses jambes ; on est également contraint de lui ingérer les aliments, parce qu’il ne peut les porter lui-même à sa bouche ; il existe une incontinence des urines et des matières fécales qui, souvent même, date d’une période antérieure ; enfin on finit par se trouver dans la nécessité de fixer le malade sur un fauteuil, ou même de le laisser toujours au lit, parce qu’il ne peut plus soutenir son corps dans la position verticale, même alors qu’il est assis. Un fait important à noter, c’est que, même à cette période ultime, les malades, contraints de rester constamment couchés, peuvent néanmoins toujours remuer leurs bras et leurs jambes dans leur lit, quoiqu’ils manquent de force et de précision dans les mouvements, caractère distinctif très essentiel entre cette paralysie et toutes les autres avec lesquelles on prétend la confondre.

D’autres phénomènes physiques, qui se produisent aussi quelquefois dans les périodes précédentes, appartiennent plus particulièrement à celle-ci : ce sont les contractures, les roideurs tétaniques, les tremblements, les spasmes de diverse nature, les grincements de dents, et surtout les attaques apoplectiformes et épileptiformes. Leur nombre et leur fréquence varient beaucoup selon les malades, et peut-être aussi selon les variétés de marche antérieure de la maladie ; mais elles sont assez fréquentes à cette période, surtout les attaques congestives, pour qu’on doive les considérer comme tout à fait caractéristiques de cette affection. Ces attaques varient beaucoup, soit relativement à l’époque de leur apparition, soit relativement à leur intensité et à leur durée. Les unes, qu’on peut appeler petites attaques, consistent dans un simple afflux du sang à la tête, sans perte de connaissance absolue, et sont suivies d’une simple aggravation, plus ou moins temporaire, dans les symptômes physiques et moraux de la maladie ; elles se reproduisent assez fréquemment à divers intervalles, sont suivies pendant quelques jours d’un embarras plus grand de la parole, d’une faiblesse musculaire quelquefois telle, qu’on est obligé de laisser au lit les malades pendant quelques jours, et d’un affaiblissement si notable de l’intelligence, que ces aliénés comprennent à peine, pendant ce temps, les questions qui leur sont adressées. Les attaques plus intenses, qui seules méritent le nom d’apoplectiformes, accompagnées de perte de connaissance complète, mais momentanée, sont quelquefois suivies d’une impossibilité presque absolue de parler, et enfin d’une oblitération presque complète de l’intelligence. Mais ces phénomènes si graves sont en général de courte durée ; quelques jours après ces attaques, les malades sont ordinairement revenus à leur état antérieur, ou même à un état plus favorable, jusqu’à ce qu’un nouvel accès reproduise de nouveau les mêmes symptômes. Il en est absolument de même des attaques convulsives ou épileptiformes, dont le nom indique suffisamment les caractères, qui sont beaucoup plus rares que les attaques simplement congestives, et dont le pronostic est beaucoup plus grave ; ordinairement les malades ne vivent pas longtemps après la production d’une et surtout de plusieurs attaques convulsives, tandis qu’ils résistent beaucoup plus longtemps à de nombreuses attaques congestives.

Ce qui est surtout important à noter dans la marche de cette maladie à cette période, comme à toutes les périodes antérieures, c’est l’excessive inégalité qui existe dans l’intensité des divers phénomènes d’un moment à l’autre, et l’existence de rémissions assez nombreuses et vraiment très marquées, alternant avec des recrudescences et des paroxysmes excessivement prononcés. Tel malade qui, à la suite d’une attaque ou même sans attaque, est arrivé à un degré très avancé de la maladie, au physique et au moral, qui ne peut quitter le lit, dont la parole est très embarrassée, et dont l’intelligence est à peine susceptible de comprendre les plus simples questions, revient souvent au bout de quelques jours à un état d’amélioration relative tellement manifeste, qu’on le voit marcher seul sans aucun point d’appui, parler d’une manière très compréhensible, exprimer des idées analogues à celles qu’il avait avant l’aggravation excessive dont on vient d’être témoin ; en un mot, il semble revenu à une période antérieure de la maladie ; mais ordinairement cette amélioration n’a pas une très longue durée, et l’on voit très souvent se reproduire, peu de temps après, des phénomènes aussi graves ou même plus graves que ceux qu’on avait observés. Nous avons même vu, chez plusieurs paralytiques, cette intermittence des symptômes graves se produire pendant quelque temps, de deux jours l’un, avec assez de régularité. En général, ce n’est qu’à la suite d’un certain nombre d’alternatives ou d’oscillations de ce genre, que le malade finit par tomber définitivement dans un état d’affaiblissement extrême dont il ne se relève plus, et qui n’a plus d’autre issue que la mort. Celle-ci survient de diverses manières, et souvent seulement après une grande prolongation de la dernière période. Les paralytiques meurent rarement par l’effet de leur maladie même, excepté quand ils succombent à la suite d’une ou de plusieurs attaques ; le plus souvent, ils sont enlevés par des affections intercurrentes des autres organes, principalement par des pneumonies, souvent latentes, résultant probablement d’un long décubitus dorsal, par des diarrhées colliquatives durant quelquefois plusieurs mois, ou bien enfin, ce qui est très fréquent, ils succombent à la suite d’escarres très profondes et très étendues, provenant soit de la pression constante des parties du corps reposant sur le lit, soit du contact prolongé des déjections alvines et urinaires.

Je dois ajouter que plusieurs fois il m’est arrivé de constater chez ces malades une mort presque subite, survenant par exemple dans l’espace d’une nuit, sans qu’il fût possible de découvrir, à l’autopsie, aucune lésion appréciable qui pût rendre compte d’une mort aussi rapide ; mais on conçoit combien on doit apporter de réserves dans une assertion de cette nature.

Résumé des caractères spéciaux de la marche. — Après avoir décrit la marche de la folie paralytique, il nous reste maintenant à récapituler les faits principaux qui permettent de l’opposer à la marche des autres maladies, et principalement des autres formes de la folie. Je sais combien il y a d’inconvénient à envisager la folie, dans son ensemble, comme une unité morbide, sans tenir aucun compte des formes diverses qu’elle renferme, formes que l’on a encore si peu étudiées, surtout au point de vue de leur marche. Néanmoins la folie paralytique est tellement spéciale dans l’ensemble de ses symptômes et dans leur évolution, que, sans vouloir assimiler les unes aux autres les diverses espèces de maladies mentales, il nous semble possible de les considérer d’une manière générale, dans les différences communes qu’elles présentent avec la folie paralytique.

On a cru résumer suffisamment la marche physique et morale de cette affection, en la représentant comme essentiellement continue et progressive. On a admis que les symptômes paralytiques, d’abord à peine perceptibles à la langue, augmentaient graduellement et très lentement d’intensité jusqu’au point d’envahir, au bout de deux à trois ans, toujours incomplètement il est vrai, toutes les parties du système musculaire ; on a retrouvé de plus, dans la marche des symptômes psychiques, la même gradation constante et progressive, qui s’étend depuis le délire partiel, qu’on n’a pas craint de décorer du nom de monomanie, jusqu’à l’affaiblissement intellectuel et moral de la démence la plus avancée. Nous avons cherché à montrer précédemment, en nous basant sur nos propres observations et sur celles des auteurs les plus estimés, que cette progression constante et régulière était loin d’être rigoureuse, et qu’il existait fréquemment dans cette affection, non-seulement des rémissions très marquées, mais même de véritables intermittences. Néanmoins, malgré cette variabilité dans les accidents de la maladie, elle reprend toujours son cours interrompu pour aboutir à la paralysie de plus en plus prononcée, à la démence et à la mort. Eh bien ! comme nous l’avons déjà dit, nous croyons pouvoir trouver un caractère distinctif de la marche de cette affection dans l’association de ces deux faits, en apparence contradictoires : d’un côté, progression constante de la maladie dans son ensemble ; et de l’autre, grandes variations dans l’évolution et l’intensité de ces divers symptômes. La marche particulière de cette affection peut donc, selon nous, se résumer dans ces deux mots : elle est progressive, mais très accidentée.

Trois autres faits me semblent également importants à noter comme caractéristiques de la marche de cette maladie, ce sont :

1oLes accès maniaques fréquents, survenant irrégulièrement à diverses périodes de son cours ;

2oLes attaques congestives et convulsives, qui peuvent se produire à toutes les périodes, mais qui surviennent surtout à la fin ;

3oLa durée totale de la maladie, qui, malgré des différences tenant à des variétés de forme ou d’individus, se renferme toujours dans des limites moyennes assez uniformes.

Il est sans doute quelques cas de folie paralytique qui paraissent exempts d’agitation pendant tout leur cours ; néanmoins il faut, selon nous, se défier beaucoup de l’exactitude des observations où l’on représente ces malades comme ayant offert, pendant toute la durée de leur affection, la forme de débilité ou de démence ; cet état d’affaissement, de calme et d’affaiblissement intellectuel, est presque toujours une simple période de la maladie, qui survient soit pendant ces premiers temps, soit à la fin. Le plus souvent, en effet, on voit ces malades, qui paraissent, à leur entrée, dans un état de démence simple ou calme, s’exciter à un degré quelconque pendant leur séjour dans l’établissement, et lorsque cette agitation ne s’est pas montrée directement à l’observateur pendant ce temps, on apprend fréquemment des parents qu’elle a existé au début de la maladie, ou bien l’on constate sa production après leur sortie de l’asile. L’agitation, à des degrés divers, soit sous la forme de simple activité désordonnée et instinctive, soit sous celle de véritables paroxysmes maniaques, de durée et d’intensité variables, me paraît donc un élément presque constant, et par conséquent distinctif dans la marche de cette maladie. Sans doute il est des paralytiques chez lesquels cette agitation existe dès le début et se prolonge pendant très longtemps, tandis qu’il en est d’autres chez lesquels elle n’est qu’un incident plus rare dans le cours de leur affection ; mais, en définitive, les accès d’agitation, alternant plus ou moins fréquemment avec un état de calme relatif, méritent de jouer un rôle principal dans la distinction à établir entre cette forme de maladie mentale et les autres espèces de la folie.

Quant aux attaques congestives et convulsives, leur importance différentielle est plus grande encore, et a été suffisamment signalée par tous les auteurs, pour que nous n’ayons pas à y insister ici. Elles existent plus ou moins intenses et plus ou moins répétées chez la plupart des malades, soit au début, soit surtout dans les dernières périodes de la maladie ; elles se produisent sous la forme de véritables attaques apoplectiformes, plus rarement épileptiformes, ou bien sous celle de congestions simples, suivie d’une aggravation momentanée des symptômes de paralysie ou de démence. Tous les auteurs ont insisté sur la fréquence de ces attaques dans cette forme de maladies mentales ; mais ils ne me paraissent pas avoir suffisamment fait remarquer que les attaques de ce genre ne surviennent presque jamais dans aucune autre espèce de folie. Des attaques apoplectiques ou épileptiques ordinaires peuvent bien s’y produire, quoique très rarement, à titre de complication accidentelle ; mais ces attaques ne caractérisent aucune autre forme de maladie mentale en particulier ; il suffit, pour s’en convaincre, de séjourner un certain temps dans un asile d’aliénés. Entre autres preuves, je me bornerai ici à renvoyer au travail de M. Thore[24] qui signale lui-même que le plus grand nombre des aliénés chez lesquels on constate des convulsions sont des aliénés paralytiques ; il admet, il est vrai, quelques exceptions, mais il reconnaît qu’elles sont excessivement rares. Des réflexions de même nature pourraient être faites relativement aux attaques apoplectiques et congestives qui peuvent, à la rigueur, survenir accidentellement chez la plupart des aliénés, mais qui ne sont liées d’une manière caractéristique qu’avec la seule forme paralytique.

Enfin un dernier élément très important, qu’il ne faut pas négliger dans le résumé des caractères de la marche de la folie paralytique, c’est celui de la durée moyenne de cette maladie. Les autres formes de maladies mentales, en effet, guérissent dans un temps indéterminé, ou bien passent à la chronicité et se perpétuent indéfiniment pendant de longues années, sans que leur durée ait rien de limité : la folie paralytique, au contraire, se prolonge ordinairement pendant un ou deux ans au moins, le plus souvent pendant trois ans, quelquefois même pendant quatre ans, mais dure très rarement plus longtemps. On a bien prétendu avoir observé quelques cas de paralysie générale aiguë, mais nous verrons plus loin que ces faits sont loin d’être probants. Il est aussi quelques cas exceptionnels dans lesquels cette affection se perpétue pendant de longues années, mais ces faits de durée excessive sont loin de pouvoir être considérés comme appartenant tous à cette maladie d’une manière certaine ; d’ailleurs ce n’est pas un aussi petit nombre de faits qui pourraient démentir une loi aussi généralement vraie et aussi unanimement acceptée. La folie paralytique est donc une forme déterminée de maladies mentales, bien distincte de toutes les autres, puisque l’on peut d’avance, dès son plus léger début, non seulement prévoir sa marche ultérieure et sa terminaison fatale, mais même déterminer sa durée moyenne, qui oscillera entre deux ou quatre ans et sera ordinairement de trois ans environ. Je sais bien que la plupart des auteurs, et en particulier Bayle et Calmeil, ont indiqué, pour cette maladie, une durée moyenne moins considérable ; mais cette appréciation ne tient-elle pas à ce qu’en général ces auteurs ont fait dater la maladie, soit du moment où les phénomènes paralytiques commençaient à devenir très appréciables, soit de l’époque de l’entrée des malades dans les asiles, ou du moins d’une époque très voisine ? Or non seulement ce n’est pas toujours là le moment exact de l’explosion évidente du délire, mais c’est loin d’être toujours celui du début réel de la maladie. On comprend, du reste, combien il est difficile d’apprécier avec exactitude la durée réelle de cette maladie lorsqu’on y fait rentrer la période dite des prodromes, qui doit cependant être considérée déjà comme une première période, et dont on peut rarement fixer exactement la durée, à l’aide des comptes rendus incomplets et peu éclairés des parents. Aussi peut-être une étude plus attentive de cette période amènera-t-elle plus tard à augmenter encore la durée moyenne de cette maladie, surtout si l’on tient compte des cas où elle débute sans délire évident, et dans lesquels la paralysie semble quelquefois exister, pendant un temps assez long, sans que le délire se manifeste d’une manière saillante. Quel que soit le chiffre qu’il convient d’adopter, il est certain et admis par tous que cette maladie a une durée moyenne susceptible d’être déterminée ; or c’est là un argument des plus puissants en faveur de l’existence et de la spécialité de la forme paralytique de la folie.


CHAPITRE II

CARACTÈRES DU DÉLIRE DANS LA FOLIE PARALYTIQUE

On admet, en général, que le trouble des facultés intellectuelles peut revêtir, chez les aliénés paralytiques, trois formes principales : celles de la monomanie, de la manie et de la démence.

Si l’on se borne, en effet, à tenir compte des caractères extérieurs saillants à première vue, comme on le fait généralement aujourd’hui dans l’étude et la classification de la folie, il est certain que l’on retrouve chez les aliénés paralytiques, soit d’une manière continue, soit alternativement, chez le même malade, les caractères principaux attribués à ces trois formes principales de maladies mentales ; mais n’est-il pas possible, en pénétrant à travers ces manifestations extérieures différentes, de découvrir chez la plupart de ces aliénés un état psychique intérieur, identique au fond, sauf des différences de degré, qui permette de caractériser spécialement cette forme de folie et de la distinguer des autres espèces ?

Plusieurs auteurs ont fait quelques tentatives dans cette voie. La fréquence des idées orgueilleuses ainsi que la prédominance de la faiblesse intellectuelle, dès le début de la maladie, sont déjà deux faits importants acquis à la science et très propres à caractériser cette forme de maladie mentale. On a même été un peu plus loin encore : quelques auteurs, Bayle, entre autres, ont soutenu, non seulement la fréquence, mais l’existence presque constante des idées ambitieuses dans cette maladie ; de plus, on ne s’est pas borné à dire que l’intelligence de ces malades était généralement plus affaiblie que celle des autres aliénés partiels, on a cherché à spécifier davantage les caractères de cette faiblesse. Bayle, par exemple, s’exprime ainsi : « Ces malades font des projets qui ne manquent pas d’une certaine liaison, quoiqu’ils n’offrent jamais cette suite et cet ensemble qu’on remarque dans le délire partiel des monomanies ordinaires. »

Esquirol[25] se prononce d’une façon plus catégorique encore : « Les maniaques et les monomaniaques, dit-il, n’ont, dans ce cas, ni la même énergie d’attention, ni la même force d’association des idées, ni la même ténacité de résolution, ni la même opiniâtreté de résistance. » Il ajoute, à propos d’une observation particulière, qu’il lui est arrivé de pronostiquer une paralysie générale chez un aliéné, parce qu’il suffisait de lui faire une promesse pour le calmer et pour le faire renoncer aux projets auxquels il paraissait le plus fortement tenir. Quelques pages auparavant, il avait déjà fait une réflexion analogue à propos d’un autre malade qu’il avait jugé paralytique, par suite de la trop grande facilité avec laquelle il avait consenti à son séjour dans une maison de santé.

Plusieurs autres auteurs ont exprimé la même pensée presque dans les mêmes termes. Mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans un historique détaillé à cet égard ; je dirai seulement que M. Baillarger a constaté le même fait de la manière suivante : « Les monomanes ordinaires diffèrent des monomanes paralytiques par leur opiniâtreté à soutenir leurs idées ; les monomanes paralytiques, au contraire, à cause de la perte de la mémoire, n’ont pas de suite dans les idées, ils font des erreurs grossières et se contredisent à chaque instant ».

Le Dr Ducheck, de Prague[26], s’est exprimé plus catégoriquement encore ; mais là se borne à peu près ce que les auteurs ont dit à ce sujet.

Les caractères spéciaux du délire paralytique nous semblent mériter de bien plus longs développements. Ils nous paraissent importants à signaler avec détails, non seulement pour la description exacte de la maladie, mais surtout comme moyen pratique de diagnostic et de pronostic, qui peut souvent devenir pour le médecin aussi utile que l’embarras de la parole lui-même. Je suis loin certainement de nier l’importance extrême de ce dernier signe, mais je pense qu’il ne peut pas toujours suffire à lui seul, que dans certains cas ou certains moments, il peut faire défaut et être alors suppléé avantageusement par les signes tirés de l’étude détaillée des phénomènes psychiques, et que, dans tous les cas, il est des circonstances difficiles où la réunion de ces deux ordres de phénomènes est loin d’être superflue pour le diagnostic ou le pronostic de la paralysie générale.

Pour tracer le tableau des caractères spéciaux du délire paralytique, nous devons faire abstraction des formes tout extérieures de délire partiel, de manie et de démence. Ces mots n’indiquent, selon nous, chez ces malades, que des prédominances de calme ou d’agitation, de raison ou de faiblesse intellectuelle ; ils ne représentent pas exactement leur état intérieur véritable qui nous paraît tenir le milieu entre ces trois formes, sans appartenir réellement à aucune d’elles. Chez eux, en effet, le délire partiel n’existe presque jamais sans un mélange d’agitation ou de faiblesse, et la manie ou la démence, sans idées délirantes prédominantes.

Le tableau que nous allons esquisser se rapportera donc à l’état intérieur de ces malades, sans acception des différences extérieures sur lesquelles on a l’habitude de fixer exclusivement l’attention ; cependant, nous aurons surtout en vue la variété dite monomaniaque, parce que c’est la plus fréquente, la plus intéressante et la plus utile à étudier.

Le meilleur moyen de faire connaître nettement ces caractères un peu complexes, nous paraît être de tracer successivement deux tableaux parallèles représentant l’un, les aliénés partiels ordinaires, aux diverses périodes de leur maladie, et l’autre, les aliénés paralytiques. Les différences nombreuses qui existent entre ces deux ordres de malades ressortiront ainsi naturellement de la comparaison entre ces deux tableaux.

État mental des délires partiels. — L’aliéné partiel ordinaire ne se présente pas toujours à l’observateur sous la même forme générale ; il faut donc commencer par faire un exposé rapide des phases par lesquelles il passe, avant de pouvoir l’opposer à l’aliéné paralytique. On a trop souvent conçu et décrit l’aliéné partiel comme un homme sain d’esprit, ayant dans sa tête une idée erronée, fixe ou prédominante. Rien de plus faux, en théorie ou en pratique, que cette manière de concevoir le délire partiel, et la monomanie en particulier ; mais ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans des développements à cet égard. L’aliéné partiel doit être considéré comme présentant, dans l’évolution de sa maladie, trois phases bien distinctes. La première est celle d’incubation ou de production des idées délirantes. Le malade se trouve alors plongé, plus ou moins rapidement, par l’effet de sa maladie, dans un état vague d’anxiété, de dépression, de tristesse, de prostration physique et morale, de confusion, ou bien, au contraire, d’exaltation, de suractivité physique et intellectuelle, qui domine toute sa sensibilité et tout son être. Dans cet état, qui signale la période vraiment aiguë de la folie, des idées singulières et erronées, appelées et fomentées par l’état général maladif de l’intelligence et de la sensibilité, circulent dans son esprit, paraissent et disparaissent. Le malade caresse plusieurs d’entre elles avec prédilection, repousse mollement les autres ; il en est enfin quelques-unes qui s’imposent à lui avec plus ou moins de persistance ou de ténacité et dont il ne peut se débarrasser. Mais son esprit, péniblement affecté et confus, dans un état de trouble assez étendu, ne s’arrête à aucune, flotte indécis entre ces diverses pensées qui s’offrent à lui d’une manière si inattendue, et dont les unes ne sont nullement assimilables à son état intérieur, tandis que les autres semblent, au contraire, naturellement appelées par lui. Incertain et vaguement agité par un monde d’idées tout nouveau, et qui contraste singulièrement avec ses préoccupations antérieures, il passe de la crainte à l’étonnement, compare péniblement son état actuel à son état passé, s’en étonne et s’en afflige, a une demi-conscience de son état, manifeste souvent la crainte de devenir aliéné, et supplie de lui venir en aide pour sortir de la fâcheuse situation dans laquelle il se trouve. Constamment occupé de son observation intérieure, il rompt avec le monde extérieur, qui le blesse ou l’irrite, et avec lequel il ne se trouve plus en harmonie, par suite du changement complet qui s’est opéré en lui à son insu ; les séries d’idées nouvelles qui surgissent à chaque instant dans son esprit se reproduisent de plus en plus, s’imposent avec plus de force, le préoccupent plus impérieusement et commencent à le dominer plus tyranniquement. Tout ce qui se passe au dehors est interprété dans le sens de ces idées nouvelles et vagues ; une anxiété générale le porte à tout considérer comme conspirant contre son bonheur ou son repos ; ou bien, au contraire, un prisme favorable lui fait tout transformer, autour de lui, dans le sens de ses préoccupations ; mais il hésite encore dans l’interprétation qu’il doit donner pour se rendre compte à lui-même de cette métamorphose qui lui paraît s’être produite dans le monde extérieur, tandis qu’elle s’est effectuée en réalité dans son monde intérieur.

Les hypothèses, les explications se présentent et disparaissent, nombreuses et variées, avant que son esprit se fixe à quelques-unes d’entre elles ; en un mot, il n’a pas encore trouvé la formule nécessaire pour donner un corps à la disposition psychique produite en lui par la maladie. Sa situation mentale pendant cette période représente le doute, le combat, la lutte ; c’est un état d’indécision vague dans lequel l’esprit hésite entre les idées les plus variées, sans se fixer à aucune. À la longue, plusieurs de ces idées entretenues de préférence par la disposition intérieure et modifiées selon le caractère antérieur, l’éducation et les habitudes du malade, selon les idées régnantes à l’époque sociale ou suivant des circonstances tout à fait individuelles, déterminent enfin son choix ; il adopte les formules d’idées délirantes qui sont le plus en rapport avec la nature spéciale de la maladie et avec ses idées ou ses habitudes antérieures. Alors l’aliéné peut bien encore être indécis, pendant longtemps, sur les divers développements de ces conceptions délirantes ; le travail de composition et de coordination de tout le roman de son délire reste encore à faire, et c’est là l’effet d’un temps souvent fort long ; mais un premier pas très important se trouve accompli dans l’évolution du délire. Après bien des hésitations, l’esprit s’est enfin arrêté à un certain nombre de points (car jamais il ne s’arrête à un seul), qui deviendront le centre, le point de départ et l’aboutissant principal de la plupart des idées qui circuleront dans la tête de l’aliéné pendant la seconde période. Dans cette période, que nous appellerons période de systématisation, le malade édifie autour de ces points fondamentaux auxquels il s’est arrêté tout l’échafaudage de ses idées délirantes ultérieures. C’est encore là une période aiguë, puisque l’esprit continue à être actif et dans un travail de composition continuel. Ce travail, pour ne plus porter exclusivement sur les bases mêmes du délire, n’en est pas moins considérable ; non seulement il roule sur les développements innombrables dont les idées premières sont susceptibles, mais il en modifie encore plusieurs points essentiels, et quelquefois même la nature intime. Il y a encore là une grande activité de composition qui suppose de l’acuité dans la maladie et qui prouve qu’elle n’est pas arrivée à un degré complet de développement où elle doive rester stationnaire, à la période d’état, ou bien passer à la chronicité ou à la guérison.

Pendant cette période de systématisation du délire, l’aliéné partiel en combine avec art tous les éléments ; il prévoit beaucoup d’objections et se fait à lui-même des réponses dans le but de concilier ses idées nouvelles avec ses idées anciennes, ainsi qu’avec sa situation actuelle et avec tout ce qui l’entoure ; il explique, il justifie certaines contradictions qui le frappent ; il se livre, en un mot, à un travail logique de coordination, qui est instinctif chez l’aliéné comme chez l’homme raisonnable, pour rendre ses combinaisons maladives plausibles à ses propres yeux et, jusqu’à un certain point, aux yeux des autres hommes. Sans doute son délire est loin d’être constitué uniquement, comme on se l’imagine souvent à tort, par une simple idée fausse implantée dans une intelligence d’ailleurs saine en tous points. Il ne serait pas aliéné, si une logique rigoureuse présidait à toutes ses combinaisons, s’il prévoyait toutes les objections, évitait toutes les contradictions, conciliait avec le monde réel toutes les inventions de son monde imaginaire : son édifice pèche certainement par bien des points et le plus souvent même par la base. Il admet facilement et sans contrôle des données absurdes, qu’un peu de bon sens suffirait pour repousser et détruire. Son délire présente souvent de singuliers contrastes de logique dans certains points, et d’absurdité et d’inconséquence dans d’autres. Les délires les plus restreints, quoi qu’on en dise, pullulent même de ces inconséquences et de ces contradictions qu’un souffle de la raison pourrait faire disparaître. Il ne faudrait donc pas, d’après les indications précédentes, exagérer les traits du tableau et, de ce qu’on voit les aliénés systématiser leur délire, en conclure qu’on doit les assimiler en quelque sorte à des hommes de génie qui coordonnent avec art et réflexion toutes les parties de leurs conceptions de manière à en faire un tout homogène et harmonique. Telle n’est certainement pas ma pensée ; je cherche seulement à faire comprendre par ces indications générales, nécessairement un peu vagues (puisque je ne puis ici citer des exemples à l’appui), en quoi consiste le travail intérieur qui s’opère chez l’aliéné partiel pour la formation lente et progressive de ses idées délirantes ; je veux montrer qu’il n’admet pas indistinctement toutes les idées fausses qui peuvent se présenter à son esprit, qu’il est obligé de les passer au crible de ses réflexions et de sa nature maladive, de les rendre assimilables au monde intérieur d’idées qu’il a déjà ; qu’en un mot, il éprouve, comme tous les hommes, le besoin de rendre ses idées délirantes plausibles à ses propres yeux et aux yeux des autres hommes, qu’il prévoit des objections, sent des contradictions et cherche d’avance les moyens de concilier ces idées nouvelles, ainsi que leurs détails, avec son passé, son présent et son avenir ; qu’il se livre, en un mot, à un travail complexe de coordination, dans le but d’harmoniser, autant que possible, entre elles toutes les parties de son délire. De là ces raisonnements, ces discussions, ces luttes incessantes qu’il livre avec lui-même et avec le premier venu sur le terrain de ses conceptions maladives, qu’il défend avec fermeté et opiniâtreté, sans jamais reculer ni faiblir, parce qu’il a d’avance préparé des réponses ou des explications, bonnes ou mauvaises, pour se satisfaire lui-même ou les autres, relativement aux objections qu’on pourrait lui adresser. On doit même remarquer que son siège étant fait, il ne tient plus aucun compte et n’est plus nullement frappé de la valeur des objections qu’on lui adresse et qu’il n’a pas prévues ; il s’est livré intérieurement à tout le travail de conciliation dont il est susceptible, et comme son esprit est arrêté sur tous les points de son délire, les objections nouvelles qu’on peut lui faire l’effleurent à peine et ne peuvent nullement l’ébranler. De là, pour le dire en passant, l’inutilité aujourd’hui si généralement reconnue du raisonnement pour modifier les idées délirantes des aliénés.

La maladie, une fois arrivée à ce degré de systématisation assez complète des idées délirantes, que l’on peut appeler la période d’état, reste ordinairement longtemps stationnaire ; car cette affection est si chronique, que c’est le plus souvent par années qu’il faut compter les modifications qui peuvent s’opérer dans son évolution. L’aliéné, une fois bien fixé dans la coordination générale de son système d’idées maladives, continue encore pendant assez longtemps à le compléter, à y ajouter des détails et des accessoires ; mais, en général, son édifice est solidement assis, et les additions qu’il y fait n’en modifient que faiblement le caractère et la structure. L’esprit a encore un certain degré d’activité, et de nouveaux compléments viennent de temps en temps couronner ou même corriger l’œuvre générale ; mais elle reste inébranlable sur ses bases, et ces idées nouvelles, qui viennent se grouper autour de l’ensemble d’idées coordonnées, ajoutent en réalité très peu à leur nature première et à leur étendue. Enfin il arrive un moment, et c’est là la période essentiellement chronique de l’aliénation mentale, où ce travail d’additions de détails cesse lui-même de se faire, et où l’esprit, au repos et inactif, cesse même de modifier les idées délirantes ; celles-ci deviennent pour ainsi dire stéréotypées. Le malade répète alors à tout venant, avec les mêmes mots, les mêmes gestes et les mêmes inflexions de voix, les mêmes idées et les mêmes sentiments. Souvent, dans l’espace de plusieurs années (car cet état se perpétue presque toujours indéfiniment, sans jamais passer à une véritable démence), on ne voit plus se produire la moindre modification, ni dans l’ensemble ni dans les détails de la systématisation délirante. L’aliéné est parfaitement décidé sur tous les points de son délire ; rien ne peut en changer ni la nature ni même l’expression et la formule ; mais alors encore, toujours ferme sur le terrain de ses idées maladives, il les soutient avec conviction, les défend avec ténacité et opiniâtreté, quoique avec moins d’activité que dans les périodes antérieures, ne se laisse pas imposer la première pensée qui se présente ; en un mot, il continue à ne pas admettre indistinctement toutes les idées qui peuvent surgir dans son esprit ou qu’on peut lui fournir.

État mental des aliénés paralytiques. — Telle est la description de l’état intellectuel des aliénés ordinaires, aux diverses périodes de leur maladie : opposons-le maintenant à celui des aliénés paralytiques, qui est précisément inverse. Il semble, en effet, que ces malades aient cessé de relier, dans une même unité, les diverses parties de leur personnalité, et de coordonner les idées qui surgissent dans leur esprit. Tout est chez eux comme à l’abandon : les idées fausses se produisent et se remplacent, sans qu’ils soient révoltés par les contradictions qu’elles présentent, et sans qu’ils éprouvent le besoin de les concilier entre elles. Le travail logique qui se fait instinctivement dans toute tête humaine, et même chez les aliénés partiels ordinaires, aussitôt qu’une idée nouvelle apparaît dans l’esprit, pour la mettre en rapport avec les autres idées du malade, avec sa situation actuelle, son passé et son avenir, pour l’étayer de preuves et la rendre acceptable pour lui-même et pour les autres, ne se fait que très incomplètement ou semble même ne pas se faire du tout chez l’aliéné paralytique. Il raconte parallèlement, comme deux vies distinctes, sa vie réelle, que la mémoire lui rappelle encore, et sa vie imaginaire, enfantée par le délire, sans sentir la nécessité de les mettre en rapport, de les relier entre elles, et sans chercher des explications pour se rendre compte de la métamorphose complète qu’il constate sans étonnement et qu’il n’éprouve pas le besoin d’expliquer. La sphère de l’intelligence de ces malades est d’ailleurs très restreinte et la portée en est limitée, alors même que cette faiblesse radicale se trouve masquée, comme cela arrive souvent au début, par une grande activité et une grande fécondité d’idées. Les facultés de production sont souvent conservées, quelquefois même exagérées au début, mais les facultés de combinaison et de coordination sont profondément atteintes, alors même que les malades paraissent jouir d’une grande puissance intellectuelle. La sensibilité et la volonté subissent des altérations correspondantes à celles de l’intelligence. Les malades, tout en conservant quelques sentiments affectueux, ordinairement même un caractère doux et bienveillant, mais de temps en temps irritable et colère, perdent beaucoup de l’activité de leurs sentiments. Ils deviennent insouciants et indifférents pour ce qu’ils avaient de plus cher : malgré le sentiment de bien-être et de satisfaction habituel chez eux, et malgré l’absence de tout sentiment de maladie, ils ne semblent pas prendre part à ce qui les entoure, et ne paraissent s’intéresser à personne. La volonté se ressent également de cet affaiblissement général des facultés. Quoique ces malades paraissent souvent, surtout dans les premiers temps de leur maladie, violents et presque indomptables, on les conduit ordinairement comme des enfants avec la plus grande facilité, et le plus simple prétexte ou la ruse la plus grossière suffisent pour les détourner d’un acte qu’ils étaient décidés à réaliser. Leur conduite est en rapport avec cette diminution d’énergie de l’intelligence et de la volonté. Tout entiers à l’impression actuelle, ils ont rompu complètement avec leur passé, sont d’une indifférence presque absolue relativement à leur situation présente, et sans souci aucun de l’avenir ; ils vivent au jour le jour, victimes et jouets de ceux qui les entourent, et ne combinent pas plus leur conduite et leurs actes en vue d’un but déterminé, qu’ils ne combinent et ne coordonnent leurs idées.

Ils ont ordinairement une assez grande activité ; mais ils sont rarement susceptibles de poursuivre, pendant un certain temps, un but avec persévérance, même dans la direction de leurs idées prédominales. Ils se livrent, il est vrai, quelquefois, au début de leur affection, à des actes qui demandent une certaine suite dans les idées, comme, par exemple, à des spéculations, à des entreprises, à des voyages ; mais encore faut-il que le but soit peu éloigné et puisse être rapidement atteint, car ils ne seraient pas capables de persister longtemps dans une même voie ; à plus forte raison, sont-ils incapables plus tard d’esprit de suite et de persévérance dans la poursuite d’un but déterminé. En résumé, ils ont un besoin considérable d’activité et de mouvement ; mais il est plus automatique que volontaire, et ne peut être que temporairement dirigé vers un but précis. Ils ne tirent jamais aucune conséquence des faits qui se passent autour d’eux, et sont en quelque sorte privés de cette réflexion sur soi-même qui permet à l’homme de se rendre compte de sa situation et de relier le passé à l’avenir.

Après ces généralités sur l’état de l’intelligence, de la sensibilité, de la volonté et des actes, chez les aliénés paralytiques, considérés d’une manière générale, il importe d’entrer davantage sur le terrain de la pratique, en spécifiant, avec quelques détails, la nature des idées qui surgissent dans leur esprit et qui se manifestent chez eux par la parole. Les caractères principaux de ces idées délirantes découlent naturellement des caractères généraux que nous venons d’énumérer ; mais, dans un sujet aussi complexe et aussi important à préciser nettement en vue de l’application pratique, on ne doit pas redouter les développements nécessaires pour bien faire comprendre la portée de ces caractères, au risque même de s’exposer à quelques répétitions. Avant de parler des idées de grandeur et de satisfaction qui sont le plus souvent prédominantes, nous devons énumérer les caractères communs à toutes les idées délirantes qui surviennent chez ces malades. Nous croyons pouvoir les résumer en disant que les idées délirantes des paralytiques sont multiples, mobiles, non motivées et contradictoires entre elles.

Ces idées sont multiples, très nombreuses, souvent même presque innombrables. Il existe, il est vrai, sous ce rapport, d’assez grandes différences selon les individus et selon la forme de la maladie ; mais le nombre des idées délirantes est toujours beaucoup plus grand chez eux que chez la plupart des autres aliénés partiels. Ces malades ont ordinairement une grande fécondité d’imagination, une aptitude singulière à créer de nouveaux délires ou à modifier ceux qu’ils ont déjà. Cette multiplicité d’idées est si considérable, que le plus souvent le même malade épuise en peu de temps la série des conceptions délirantes qui suffiraient à défrayer le délire d’un grand nombre d’autres aliénés. Ainsi le même malade se croit à la fois un chanteur émérite, un grand poète, possède des richesses nombreuses, veut faire des entreprises de diverses natures, se marier avec une princesse, bâtir un château, entreprendre un voyage, être en même temps empereur et roi, etc. L’aptitude intellectuelle qu’ils possèdent pour créer sans cesse de nouveaux délires et inventer à chaque instant de nouveaux détails, pour compléter ceux qu’ils ont déjà, est si prononcée chez eux, qu’ils racontent constamment avec l’accent de la vérité et de la conviction une foule d’histoires qu’ils donnent pour des réalités, dont ils auraient été témoins, et qui ne sont que des mensonges évidents ou de pures inventions de leur esprit.

Leur disposition à l’invention est si grande et leur conviction du moment paraît si entière, que souvent, lorsque les choses qu’ils racontent ne sont pas absurdes a priori, et ne paraissent pas absolument impossibles dans la position où se trouvent les malades, on est obligé d’avoir recours à des renseignements étrangers pour pouvoir faire, dans leurs récits, la part de la vérité et du mensonge. Cette tendance ne se manifeste pas seulement dans le passé par des récits mensongers multipliés ; elle se trahit également dans l’avenir par une foule de projets en l’air que le malade se plaît à communiquer à tout venant, projets variables d’un jour à l’autre, souvent oubliés peu de temps après avoir été conçus, et qui n’ont de commun entre eux que le cachet uniforme que leur imprime la direction générale, le plus souvent ambitieuse, de leur intelligence.

Non seulement les idées délirantes sont nombreuses, avons-nous dit, mais elles sont mobiles, variables et changeantes. Ce second caractère découle en partie du précédent, mais il mérite de nous arrêter un instant. Ces idées sont mobiles, d’un moment à l’autre, dans leur ensemble et dans leurs détails. Néanmoins il faut faire à cet égard une distinction importante : il existe chez les paralytiques un certain nombre d’idées prédominantes qui paraissent à un observateur superficiel assez fixes pour faire croire à une persistance aussi grande des conceptions délirantes que chez les autres aliénés. Mais ces idées elles-mêmes, qui peuvent durer pendant plusieurs mois, sont loin d’être constantes chez le même malade ; elles sont souvent remplacées, pendant le cours de la maladie, par plusieurs autres idées ayant ce même caractère de durée limitée ; c’est ainsi que l’on voit souvent le même paralytique, qui se croyait d’abord tel ou tel personnage, changer plusieurs fois de rôle pendant la durée de sa maladie. Du reste, quand nous disons que les idées des paralytiques sont mobiles et changeantes, nous n’avons pas principalement en vue ces idées prédominantes sur lesquelles on a appelé trop exclusivement l’attention, et qui d’ailleurs n’ont pas la fixité qu’on leur a attribuée ; nous voulons surtout parler des idées flottantes, sortes de délires accidentels, qui circulent à chaque instant dans la tête des paralytiques et s’y remplacent sans se heurter, idées qui germent spontanément, disparaissent de même ; tableaux mouvants de conceptions délirantes qui défilent successivement dans l’esprit des malades, sans presque laisser de traces de leur passage. Ces délires accessoires, qui viennent se grouper autour des délires principaux, naissent spontanément et se modifient à chaque instant, soit dans leur ensemble, soit dans leurs détails, selon les circonstances et souvent aussi selon les besoins de la conversation.

Un autre caractère, plus difficile à formuler, réside dans la nature même des idées délirantes habituelles chez ces malades ; elles ont presque toutes en effet un caractère absurde, inconsistant, bizarre, inconcevable, qui leur donne un cachet tout particulier, sur lequel nous reviendrons tout à l’heure. Ces idées sans base, sans consistance, ces projets en l’air, semblent surgir spontanément dans l’esprit de ces malades ; ils les énoncent immédiatement après les avoir conçus. Alors même que ces idées sont très extraordinaires, elles sont acceptées par eux sans contrôle et sans preuves, par cela seul qu’elles se sont produites dans leur esprit. Ce sont de véritables conceptions délirantes, dans l’acception rigoureuse du mot, qui surviennent sans être amenées ou motivées par rien. D’ailleurs non seulement ces aliénés acceptent sans contrôle les idées qui leur viennent en tête, mais ils sont d’une crédulité extrême, et vont même souvent jusqu’à dire ce qu’on veut leur faire dire. Quant aux projets qu’ils conçoivent également sans motifs, ils les considèrent comme réalisables ou même comme réalisés, sans avoir réfléchi à leur possibilité, aux moyens de les accomplir, aux obstacles qu’ils rencontreraient, ou sans se rendre compte des procédés qu’ils auraient employés pour les réaliser.

Enfin ces idées, non motivées et non justifiées isolément, sont de plus contradictoires les unes avec les autres, sans que le plus souvent les malades cherchent des moyens d’explication, de conciliation ou de coordination entre elles. À chaque instant, ces aliénés racontent de petits romans mal coordonnés, et composés de faits isolés et contradictoires entre eux ; en un mot, les idées délirantes qu’ils émettent parallèlement portent toutes le cachet de la contradiction la plus évidente.

Ils disent être à la fois plusieurs personnages différents, habiter dans le même moment des localités différentes, et s’attribuent des qualités, des dignités et des titres, qui ne peuvent exister simultanément chez la même personne. Si l’on demande, par exemple, à un paralytique, d’où lui vient tel ou tel titre, telle ou telle fortune qu’il prétend avoir, le plus souvent il ne peut en donner aucune explication plausible, et d’ailleurs il se préoccupe très peu de cette explication : lorsqu’on lui pose cette question ou d’autres analogues, il n’hésite pas à répondre immédiatement, car les réponses ne l’embarrassent jamais ; mais il donne la première réponse qui lui vient en tête : il dit, par exemple, que cela lui est venu tout à coup, au moment où il s’en doutait le moins, qu’on le lui a dit ; d’ailleurs, le plus souvent, il ne s’inquiète nullement de savoir quelle en est l’origine. Quelquefois encore il va un peu plus loin, et tente une explication du moment, qu’il changera un instant après, si on lui pose de nouveau la même question : il dit, par exemple qu’il vient de faire un héritage, mais il ne peut expliquer ni de qui lui vient cet héritage, ni comment il lui est parvenu. Ou bien, s’il remonte encore un peu plus haut dans ses explications, il ne tarde pas à s’arrêter aussitôt qu’il rencontre un obstacle insurmontable pour lui ; il dira, par exemple, qu’il a reçu 5,000 francs (ce qui peut être vrai), et de ce chiffre admissible, il passera, sans transition, et sans paraître s’apercevoir de l’espace immense qu’il franchit, aux chiffres élevés et prodigieux dont il parle habituellement, aux millions, par exemple. En résumé, il peut exister chez ces malades, surtout au début, quelques tentatives d’explication ou de conciliation de leurs idées délirantes ; mais le plus souvent, elles sont excessivement incomplètes et imparfaites. Le motif le plus insignifiant suffit pour les satisfaire, et ils se contentent de la plus mauvaise raison. En général d’ailleurs, ils ne cherchent ces explications que quand on leur fait une objection ou quand on leur signale une contradiction ; la réponse qu’ils font alors est le plus souvent toute de circonstance, fournie par la première idée qui surgit dans leur esprit au moment même, ou bien provoquée par la manière dont l’interlocuteur a posé la question : il arrive ainsi que l’explication qu’ils donnent d’un fait dans un moment n’est plus la même que celle qu’ils ont donnée du même fait dans un autre moment. En un mot, ils ne semblent s’inquiéter ni de la vérité ni de la possibilité des faits qu’ils racontent ; les idées qu’ils énoncent sont de pures assertions qui surgissent spontanément dans leur esprit, qu’ils répètent souvent les mêmes, parce qu’elles s’y reproduisent plus fréquemment, mais qu’ils ne sentent presque jamais le besoin de motiver, de concilier entre elles, ou de comparer avec la réalité.

Ce tableau général de l’état de l’intelligence et des caractères des idées délirantes chez les aliénés paralytiques, opposé à celui des autres aliénés, suffirait déjà, selon nous, pour caractériser cette forme de maladie mentale, au milieu de toutes les autres ; néanmoins nous ne pouvons pas terminer ce chapitre sans parler du caractère de satisfaction et de grandeur que revêtent le plus souvent les idées prédominantes de ces malades. La constance de ces idées a pu être justement contestée ; mais leur fréquence est telle, que plusieurs auteurs les ont considérées avec raison comme un des meilleurs signes distinctifs de cette affection. Néanmoins, tant qu’on se borne au terme général d’idées ambitieuses, d’idées orgueilleuses, alors même que pour en étendre encore la sphère, on emploie l’expression plus exacte d’idée de satisfaction, ce signe ne peut avoir la valeur différentielle qu’il mérite réellement. Il ne suffit pas de dire, en effet, qu’il y a souvent dans la paralysie générale prédominance d’idées orgueilleuses, puisqu’il existe des mégalomanes qui ne sont pas paralytiques, et que l’on observe d’ailleurs des idées d’orgueil dans d’autres formes d’aliénation. Ce qu’il importe surtout de signaler, ce sont les caractères spéciaux de ces idées de grandeur, par opposition aux idées ambitieuses des autres aliénés. Les caractères des idées délirantes que nous avons énumérés précédemment, et qui s’appliquent aux idées de grandeur, comme à toutes les autres, nous semblent constituer le véritable criterium qui permet de les distinguer des idées orgueilleuses survenant accessoirement ou d’une manière prédominante dans les autres formes de maladies mentales.

Néanmoins quelques développements nous paraissent encore indispensables à cet égard, à cause de l’importance du sujet. On rencontre, dans la plupart des asiles d’aliénés, un certain nombre de malades dont le délire prédominant est constitué par des idées orgueilleuses. Ces aliénés sont ordinairement dans l’établissement depuis de longues années, ne sont nullement paralytiques, et ne le deviendront jamais. Le nombre en est, il est vrai, beaucoup plus restreint qu’on ne le croirait au premier abord, d’après la prédominance si grande de la passion de l’orgueil chez l’homme sain ; mais la plupart des auteurs qui ont écrit sur les maladies mentales en ont cité quelques exemples. Ces aliénés partiels semblent faire exception à la règle générale d’après laquelle la conduite ordinaire des aliénés est en désaccord complet avec leurs idées délirantes. Ils ont en général le port majestueux, le regard hautain, le geste impérieux, en un mot, les attributs extérieurs de leur rôle ; ils conservent, dans leur maintien, une dignité en rapport avec leur dignité imaginaire. Ils cherchent à imposer à ceux qui les entourent, et prennent réellement au sérieux le rôle éminent qu’ils se croient appelés à jouer. Réformateurs politiques et surtout religieux, prophètes d’un avenir meilleur pour l’humanité, apôtres d’une religion nouvelle qu’ils viennent prêcher à l’espèce humaine, fondateurs d’une nouvelle dynastie ou d’un nouvel empire, ils attendent avec patience, quelquefois avec irritation, le moment où doit commencer leur mission. En attendant, ils s’y préparent par des lectures, des réflexions, des écrits, qui doivent illuminer le monde et réformer la société. Ils gardent souvent un silence majestueux, pour ne pas prostituer leurs idées ou leur mission, par un contact impur avec des hommes incapables de les comprendre ; inspirés de Dieu, en conversation mystique avec des anges ou des génies, ils vivent ordinairement dans un monde imaginaire, peuplé de visions ou d’êtres mystérieux et invisibles, et ce monde, dans lequel ils se plongent souvent avec délices dans des communications extatiques, est trop élevé pour qu’ils daignent en descendre souvent pour entrer en relation avec de simples mortels.

Cependant, malgré cette réserve et ce silence qu’ils prétendent souvent s’imposer, par respect pour leur dignité imaginaire, ils restent toujours aliénés, et, comme tels, ils éprouvent fréquemment le besoin de faire part de leurs idées, de leurs projets, de leurs réformes, des principes de leur religion ou de leur philosophie ; ils ne peuvent résister au désir de communiquer leurs vastes conceptions, leurs projets sublimes, leurs réformes profondes ; aussi aiment-ils à s’entretenir de leurs préoccupations habituelles avec certains individus privilégiés qu’ils choisissent comme plus capables de les comprendre ; ils passent également de longues heures à mettre par écrit leurs projets ou leurs conceptions, ou bien des proclamations, des protestations, et des lettres pour se plaindre aux souverains actuels de la persécution dont ils se croient les victimes, et qui les empêche de produire au grand jour le fruit de leurs méditations, de leurs veilles, ou bien encore d’un don ou d’une inspiration particulière de la Providence. Eh bien, ces aliénés partiels orgueilleux, comme nous l’avons dit précédemment pour tous les aliénés partiels en général, ont systématisé leur délire. Ils ont sans doute un certain nombre d’idées délirantes ; ils ne sont pas monomaniaques, tant s’en faut, dans le sens rigoureux du mot. Ils ont un ensemble d’idées fausses, politiques, religieuses, ou autres, coordonnées d’une certaine façon, expliquées et interprétées d’une manière quelconque, par suite du travail prolongé de composition auquel s’est livrée, pendant plusieurs années, leur intelligence malade. C’est ce système général de délire qu’ils exposent, souvent avec lucidité, qu’ils ruminent sans cesse, et dont ils tirent, soit de vive voix, soit par écrit, une foule de conséquences en rapport avec ces idées premières. Ils sont bien loin, sans doute, d’être, dans leur conduite, aussi conséquents avec leurs idées délirantes qu’ils semblent l’être en théorie, et lorsqu’on se borne à les entendre parler. Par cela même qu’ils sont aliénés, ils présentent beaucoup plus d’inconséquences et de contrastes qu’on ne le croirait au premier abord, et que leur langage même ne permettrait de le supposer ; mais leurs idées sont parfaitement arrêtées dans leurs bases principales ; ils les exposent toujours à peu près de la même façon, avec quelques détails en plus ou en moins, selon les périodes, mais avec les mêmes données fondamentales ; ils sont, en un mot, bien éloignés de changer d’idées à chaque instant au gré du hasard ou selon la volonté de chaque interlocuteur ; ils sont fermes et solides sur leurs principes, les soutiennent avec opiniâtreté et conviction, et cherchent même quelquefois, quoique beaucoup plus rarement, à les faire partager et à les imposer à ceux qui les entourent.

Les idées de grandeur, chez les aliénés paralytiques, présentent des caractères généraux précisément inverses : nous n’avons pas à y revenir ici ; nous les avons résumés précédemment, à propos des idées délirantes en général. Nous avons dit qu’elles étaient très nombreuses, changeantes dans leur ensemble et leurs détails, sans base et non motivées, enfin sans conciliation entre elles, ou bien faiblement soutenues à l’aide d’explications provisoires, fournies par l’inspiration du moment ou par le caprice de l’interlocuteur. Mais nous devons entrer dans quelques autres détails qui s’appliquent aux idées de grandeur en particulier. Ce délire des grandeurs, en effet, est non seulement spécial par les caractères que lui imprime l’état général de l’intelligence, mais par sa forme même, qui, malgré des nuances individuelles secondaires, présente chez les divers paralytiques une uniformité bien remarquable, par suite de laquelle tous ces malades semblent comme jetés dans le même moule. Ceux mêmes qui, à certaines périodes ou dans certaines variétés, paraissent se soustraire à cette loi générale, finissent ordinairement par présenter les idées de grandeur types sous leur forme habituelle. Il est même bien curieux de constater combien est grande la part de l’espèce morbide, dans la nature et la formule de ces idées délirantes, et combien est restreinte celle de l’individu et des circonstances accidentelles. Quelle que soit, en effet, la condition sociale, l’éducation, la nationalité des malades, on retrouve chez eux, dans les diverses classes de la société et dans les divers pays, non seulement la même tendance générale vers l’orgueil et la vanité, mais une formule identique pour l’expression de ces idées. Il est cependant quelques variantes, surtout au début, qu’il importe de signaler, pour ne rien exagérer.

Certains paralytiques ne présentent pas d’idées de grandeur déterminées, mais éprouvent simplement un sentiment général de satisfaction. Ils disent, avec l’expression d’un contentement vrai, qu’ils ne s’inquiètent de rien, qu’ils sont heureux et contents de tout. C’est là le premier degré de la satisfaction. Le plus souvent, il n’existe que pendant un certain temps et il ne tarde pas ordinairement à se formuler de la même manière que chez les autres paralytiques. Dans d’autres cas, on peut croire, au premier abord, à l’existence de cette simple satisfaction générale, surtout lorsque les malades, interrogés dans le sens des préoccupations habituelles, disent par exemple n’avoir pas de fortune ou ne faire aucun projet. Mais souvent, dans ces cas mêmes, on finit par découvrir des idées de grandeur et de satisfaction dans une direction quelconque ; ainsi, le malade dit tout à coup, avec l’expression de la joie la plus vive, qu’il est très fort dans son état ; un malade que j’ai eu l’occasion d’observer dans cette situation disait, par exemple : Je suis un des premiers tailleurs de Paris.

Enfin il est d’autres aliénés paralytiques, surtout dans les formes débiles ou bien au début de leur affection, dont les prétentions sont assez minimes. Ils se croient seulement dans une position un peu plus élevée que la leur, indiquent une somme assez modique comme produit de leur gain ou d’un héritage, ou bien encore leurs prétentions restreintes sont en rapport avec leur état de dénuement antérieur ; mais le plus souvent ces idées de grandeur, modérées, plausibles, et admissibles jusqu’à un certain point, et dont la fausseté ne peut être démontrée que par les renseignements des parents, n’existent, à ce degré, que dans les commencements de la maladie. Bientôt, soit tout à coup (car cette transformation peut s’opérer dans l’espace d’une nuit), soit petit à petit, et après avoir franchi assez rapidement tous les échelons de la grandeur, après être montés en grade en quelque sorte, les paralytiques arrivent aux idées de grandeur, vraiment spéciales. Leur caractère principal peut être résumé en disant qu’elles sont gigantesques et qu’elles atteignent les limites extrêmes auxquelles puisse parvenir l’imagination humaine. Cette exagération infinie dans les prétentions de l’orgueil et de la vanité est un des caractères les plus saillants de ces idées de grandeur spéciales, et mérite de nous arrêter un instant. Ces idées gigantesques n’existent pas toujours ; mais, quand on les observe, elles sont presque pathognomoniques. Les malades ne se bornent pas alors à se croire forts dans leur état, possesseurs d’un héritage, ou à s’élever simplement à un grade ou une position supérieurs à ceux qu’ils occupent réellement ; leur délire ne s’exerce plus seulement dans la sphère des choses, fausses sans doute, mais encore admissibles, et que l’on ne peut déclarer absurdes a priori. Ils sont arrivés aux dernières limites de la puissance, de la richesse, de la force et du talent ; dès lors, les mots de général, prince, roi, empereur, châteaux, palais, millions, diamants, se rencontrent à chaque instant dans leur bouche, non seulement, ainsi qu’on l’a dit, comme expression d’une tendance de leur esprit à l’orgueil et à la grandeur en général, mais à la grandeur sous sa forme la plus élevée et la plus gigantesque. Ils possèdent tout, tout est à eux (ce mot tout est caractéristique et joue le même rôle dans le langage des paralytiques, que le mot on dans celui des persécutés et des mélancoliques) ; ils vont épouser des princes ou des princesses, entreprendre des spéculations variées, faire des voyages, bâtir des maisons, des palais ; ils font des projets grandioses, possèdent de beaux vêtements, de beaux meubles, les objets les plus précieux ; enfin ils sont doués d’une force physique exubérante, de tous les talents, sont poètes, peintres et surtout musiciens, et se vantent de chanter comme les premiers artistes. Souvent aussi ils ne se bornent pas à appliquer à eux-mêmes leurs idées de grandeur ; ils les reportent sur leurs parents, leurs amis, et même quelquefois sur ceux qui les entourent, auxquels ils décernent des titres, de la fortune et des dignités. Tel est le cercle constamment le même que parcourent leurs idées de grandeur avec une monotonie bien remarquable. Les habitudes et l’éducation des individus modifient bien certains mots et certains noms ; il existe également des différences assez grandes dans le nombre et la variété des idées, peut-être selon l’activité intellectuelle primitive des malades ou plutôt selon la variété de forme de la maladie. Mais, malgré ces nuances secondaires, il est impossible de n’être pas frappé de l’extrême ressemblance qui existe entre les idées de grandeur des divers aliénés paralytiques, et de ne pas trouver dans ce fait, ainsi que dans celui des caractères généraux du trouble de leur intelligence, un argument bien puissant en faveur de la spécialité de cette forme de maladie mentale.

Pour compléter l’exposé des caractères des idées délirantes chez les paralytiques, il convient d’ajouter, ce que nous avons déjà indiqué précédemment, que leurs idées maladives n’ont pas toutes le cachet de la grandeur ou de la satisfaction. Il existe souvent chez eux une foule de conceptions délirantes, extrêmement singulières, qui surgissent spontanément sans qu’on puisse les rattacher à rien, qui sont ordinairement temporaires, et dont la nature, souverainement absurde, révoltante même d’absurdité, me paraît également bien caractéristique de cette espèce de maladies mentales. Très souvent, en effet, on entend des paralytiques, même à une période peu avancée de leur affection, raconter qu’ils ont eu les bras cassés un grand nombre de fois et immédiatement remis, qu’ils sont morts plusieurs fois, qu’ils ont eu, à plusieurs reprises, la tête coupée et remise, qu’ils ont une tête de plomb, qu’ils n’ont ni bouche ni estomac, etc. Le caractère absurde, spontané et temporaire, de ces conceptions délirantes, qui se produisent fréquemment chez eux, mérite d’être signalé. Souvent aussi on constate chez ces aliénés quelques idées tristes, craintives ou hypocondriaques passagères, qui participent des caractères que nous venons d’assigner aux autres conceptions délirantes. Assez fréquemment, en effet, il arrive qu’un paralytique vient vous annoncer en pleurant la mort d’un de ses parents ou tout autre événement malheureux ; mais, le plus souvent, ces idées n’ont qu’une courte durée, et sont même remplacées, au moment où le malade les raconte, par un sourire de satisfaction et par l’expression de ses idées prédominantes habituelles.


SECONDE PARTIE

DES DIVERSES PARALYSIES GÉNÉRALES

Dans la première partie de ce travail, je me suis proposé de montrer que la maladie connue sous le nom de paralysie générale des aliénés n’était pas seulement caractérisée par le symptôme paralysie, mais qu’elle présentait un ensemble et une marche particulière, et que l’on pouvait même retrouver dans les phénomènes du délire des caractères communs aux divers aliénés paralytiques. Dans cette étude, mon but principal a été de faire reposer sur des bases solides le seul type de paralysie générale qui jusqu’ici soit bien connu, afin de pouvoir l’opposer plus facilement à tous les faits de paralysie générale qu’on prétend aujourd’hui confondre avec lui. En effet, en examinant attentivement les travaux publiés, dans ces dernières années, sur la question qui nous occupe, il est impossible de ne pas être frappé de la tendance qui porte tous les auteurs à réunir, sous le nom de paralysie générale ou de paralysie progressive, des faits qui diffèrent singulièrement les uns des autres, soit au point de vue de l’ensemble de leurs symptômes et de leur marche, soit même au point de vue du symptôme paralysie, qui seul cependant sert à les rapprocher.

Les auteurs, qui ont écrit sur ce sujet, doivent, il est vrai, comme nous l’avons déjà indiqué, être distingués en deux classes : ceux qui admettent deux espèces de paralysies générales et ceux qui n’en admettent qu’une seule. Cette différence est assez importante pour que les mêmes considérations ne puissent s’appliquer à la fois aux uns et aux autres ; néanmoins, un fait principal nous frappe surtout chez eux, au milieu même de cette divergence d’opinions. Soit qu’ils n’admettent qu’une espèce de paralysie générale, soit qu’ils en admettent deux, ils nous paraissent tous avoir trop perdu de vue le type folie paralytique ; ils n’ont fixé leur attention que sur le symptôme paralysie et sont même disposés à tenir très peu compte des caractères propres de cette paralysie. Cette considération exclusive du symptôme, substituée à l’étude de la maladie, a entraîné, dans une question déjà si complexe par elle-même, des confusions tellement nombreuses, qu’il nous paraît indispensable de chercher à réagir contre cette tendance. Dans ce but, nous nous proposons de faire une revue des diverses maladies susceptibles de donner lieu à des phénomènes paralytiques plus ou moins analogues à ceux de la folie paralytique. Nous voulons montrer que ce symptôme peut survenir dans des maladies très diverses, que par conséquent il ne peut suffire pour caractériser une maladie, et que réunir dans le même cadre des faits d’ailleurs différents, par cela seul qu’ils présentent ce phénomène commun, c’est faire l’histoire d’un symptôme et non celle d’une maladie, absolument comme si on faisait celle de l’hémiplégie ou de la paraplégie, sans tenir compte de la diversité des maladies qui peuvent leur donner naissance.

Je n’ai pas l’intention d’aborder ici la question de savoir s’il existe deux espèces de paralysies générales ou s’il n’en existe qu’une seule. Elle me semble en effet difficile à résoudre avec le petit nombre de faits que possède aujourd’hui la science, et ceux que j’ai moi-même observés sont tout à fait insuffisants pour me permettre, à cet égard, aucune conclusion définitive. Mais cette question ne me paraît pas être celle que l’on doit se poser en premier lieu. Avant de rechercher si toutes les paralysies générales se terminent ou ne se terminent pas par le délire, il me semble nécessaire de se rendre compte d’abord de la nature des faits que l’on groupe artificiellement sous ce nom générique ; il faut se demander si ces faits sont comparables entre eux et s’ils n’appartiennent pas à des maladies déjà connues, au lieu de constituer une espèce morbide nouvelle. C’est pour répondre à cette question, dont la solution préliminaire me paraît indispensable, que je vais entreprendre une revue des maladies cérébrales, médullaires et nerveuses, qui peuvent être confondues avec la paralysie générale, et qui méritent d’en être distinguées.

Pour faire ce travail d’une manière complète, il conviendrait d’analyser avec détails les observations citées par les auteurs et d’en produire de nouvelles, comme exemples des erreurs possibles du diagnostic ; tel ne peut être évidemment notre but ; nous sommes contraint de nous borner ici à des considérations générales. Nous mentionnerons seulement quelques exemples des confusions qui ont été faites ; nous insisterons surtout sur les circonstances qui rendent ces erreurs possibles et nous indiquerons les moyens généraux de diagnostic pour chacune de ces maladies. Nous n’avons certainement pas la prétention de donner un diagnostic différentiel rigoureux et applicable à tous les cas, sans exception ; ce diagnostic est infiniment plus difficile, dans certaines circonstances, qu’on ne le croit généralement ; il nous paraît même quelquefois presque impossible dans l’état actuel de la science. Notre but unique est de fixer l’attention sur les difficultés et la nécessité de ce diagnostic différentiel et d’indiquer en passant quelques signes qui nous semblent de nature à l’éclairer. Il nous paraît devoir reposer sur deux ordres de considérations. Il se base d’abord sur les signes tirés de l’ensemble des symptômes et de la marche des maladies. Sous ce rapport, nous n’aurons qu’à opposer les caractères que nous avons assignés à la folie paralytique, dans la première partie de ce travail, à ceux qui appartiennent aux diverses maladies que nous examinerons. Mais ce diagnostic doit être basé également sur les caractères propres à la paralysie elle-même. Or, avant d’entrer dans l’examen détaillé des diverses maladies, il est tout à fait nécessaire de rappeler ces caractères que l’on nous semble avoir trop oubliés, dont la réunion est indispensable pour constituer la paralysie spéciale qui nous occupe et qui deviendront notre principal criterium pour le diagnostic différentiel.

Les auteurs qui les premiers ont décrit, chez les aliénés, cette paralysie, que l’on a retrouvée depuis chez des individus non encore aliénés, lui avaient assigné quatre caractères principaux ; ils avaient dit : elle est générale, incomplète, progressive, et, dès le début, accompagnée d’embarras de la parole. Il suffit de développer ces quatre faits pour y trouver la clef de la plupart des difficultés du diagnostic.

1oElle est générale, c’est-à-dire qu’elle atteint primitivement toutes les parties du corps, d’une manière d’abord à peine sensible, sans qu’on puisse préciser exactement les points par lesquels elle débute, autres que ceux où la délicatesse des actes à exécuter trahit plus facilement, aux yeux de l’observateur, la légère irrégularité qui existe dans la coordination des mouvements.

2oElle est incomplète, caractère très important, qui s’observe à toutes les périodes de la maladie et persiste jusqu’à la fin. Le propre de cette forme spéciale de paralysie, en effet, est de débuter d’une manière si légère, que l’on peut même contester avec raison que ce soit, à cette époque, une véritable paralysie. On peut la considérer avec plus de justesse, pendant très longtemps, comme une simple irrégularité dans les mouvements ; elle est alors conciliable avec la conservation d’une vigueur musculaire assez prononcée et n’aboutit que lentement à une débilité réelle. À la fin même de la maladie, les malades, contraints de rester couchés, peuvent néanmoins toujours remuer les bras et les jambes dans leur lit, et l’existence d’une paralysie complète chez ces malades, même à cette période, indique à coup sûr une complication intercurrente.

3oElle est progressive, mot dont on a singulièrement abusé, et qu’on a interprété dans des sens très divers et tout à fait contraires à l’idée de ceux qui l’ont employé les premiers. Il faut en effet entendre par ce mot que cette paralysie, qui se manifeste d’abord d’une manière presque insensible dans toutes les parties du corps à la fois, augmente progressivement d’intensité dans les points primitivement affectés, quoiqu’elle n’arrive jamais à être complète dans aucun ; ce mot ne signifie nullement que la paralysie soit progressive ou s’étende d’une partie attaquée à une autre qui ne le serait pas encore.

4oEnfin elle est dès le début accompagnée d’embarras de la parole. Ce symptôme, d’abord à peine appréciable, va ensuite graduellement en augmentant d’intensité, participe en un mot des caractères de la paralysie, est une des premières manifestations de la maladie et persiste, à des degrés divers, pendant toute sa durée, excepté dans quelques cas exceptionnels, où il peut disparaître momentanément pendant quelque temps.

L’oubli de ces quatre caractères nous paraît avoir été la cause principale des confusions dans lesquelles on est tombé. Plusieurs auteurs, en effet, se sont souvent contentés d’un seul ou de deux de ces caractères, en l’absence des autres, pour faire figurer un fait dans le cadre de la paralysie générale ; ils ont négligé, non seulement les symptômes autres que la paralysie, mais même les caractères spéciaux de cette paralysie. Le plus souvent, ils n’ont fait attention qu’à un seul fait, à savoir : à la paralysie des deux côtés du corps. Ils sont ainsi arrivés à classer dans cette paralysie incomplète des paralysies complètes, dans cette paralysie générale des paralysies primitivement ou même toujours plus ou moins partielles ; dans cette paralysie dite progressive, des paralysies qui ne progressent en aucune façon ou même décroissent, ou bien qui progressent, c’est-à-dire s’étendent des extrémités vers le centre ou de bas en haut, au lieu de progresser simplement en intensité ; enfin, ils ont admis dans cette paralysie caractérisée aux yeux de tous, dès le début, par l’embarras de la parole, des paralysies qui n’en présentaient aucun, ou que l’on supposait devoir en présenter plus tard.

En résumé, les principes de diagnostic qui découlent naturellement de la connaissance de ces caractères sont les suivants :

1oToute paralysie qui commence par être partielle et qui plus tard seulement se généralise, n’est pas la maladie qui nous occupe ;

2oIl en est de même de toute paralysie qui est complète ou bien presque complète dans le début, ne serait-ce que dans une partie limitée du corps ;

3oIl en est encore de même de toute paralysie qui, débutant par un point quelconque, par les extrémités des bras ou des jambes par exemple, marche de la périphérie vers le centre, et progresse ainsi en étendue, au lieu de progresser en intensité ;

4oEnfin l’embarras spécial de la parole est indispensable pour caractériser la paralysie des aliénés.

Après cet énoncé des caractères spéciaux de la paralysie générale, nous pouvons maintenant passer en revue les diverses maladies susceptibles d’être confondues avec elle. Commençons par les affections du cerveau, et en premier lieu par l’hémorragie cérébrale.

1oHémorragie cérébrale.

Lorsque cette maladie revêt, d’une manière tranchée, ses symptômes habituels, aucun médecin ne peut songer à la comparer à la paralysie générale : invasion subite et brusque par une attaque avec perte de connaissance ; hémiplégie complète ou presque complète ; le plus souvent, absence de trouble durable de l’intelligence et d’embarras persistant de la parole ; enfin décroissance des divers phénomènes depuis le moment de l’attaque jusqu’à la guérison, ou bien jusqu’à une nouvelle attaque ; tout, en un mot, dans les symptômes et dans la marche, est différent de la paralysie générale. Nous n’avons donc pas à y insister ici, puisque, dans cette maladie aussi nettement caractérisée, la paralysie n’est ni générale, ni incomplète, ni lentement progressive dans son invasion et son évolution ; mais il n’en est pas ainsi de toutes les hémorragies cérébrales. Sans doute, le diagnostic nous paraît presque toujours possible, lorsqu’on tient compte de l’ensemble des symptômes et de la marche de la maladie ; mais il est loin d’être, dans tous les cas et à toutes les périodes, aussi facile qu’on l’imagine ordinairement. D’abord on n’a pas toujours des renseignements exacts sur le mode d’invasion d’une paralysie que l’on peut être appelé à observer longtemps après son début ; de plus, quoique la paralysie générale commence le plus souvent insensiblement, elle paraît, dans certains cas exceptionnels, survenir à la suite d’une attaque subite. Cette congestion cérébrale présente, il est vrai, dans son intensité, sa durée et ses suites, des différences notables avec l’attaque de l’hémorragie cérébrale ; mais ces nuances, sensibles pour un médecin, ne peuvent que difficilement être saisies, au milieu des renseignements fournis par le malade lui-même.

L’embarras de la parole, plus ou moins intense, existe aussi, de l’aveu de tous les auteurs, assez fréquemment à la suite des hémorragies cérébrales ; bien qu’il diffère notablement, aux yeux d’un médecin exercé, de celui de la paralysie générale, on comprend que, malgré ces différences, ce soit là une sorte d’analogie qui peut quelquefois devenir cause d’erreur.

Quant à l’hémiplégie, c’est certainement, surtout lorsqu’elle est franche et complète, un excellent signe distinctif ; mais son existence est loin de suffire au diagnostic, comme on le croit généralement. Il est, en effet, un certain nombre de paralysies générales qui peuvent présenter à certaines périodes de leur cours, et même au début, une prédominance de la paralysie dans l’un des côtés du corps ; cette paralysie latérale est, il est vrai, ordinairement incomplète et temporaire, mais elle peut cependant simuler l’hémiplégie véritable ; d’un autre côté, dans l’hémorragie cérébrale, une hémiplégie d’abord complète peut devenir incomplète par suite de la résorption imparfaite du caillot sanguin, et rester ainsi longtemps stationnaire à ce degré. Enfin il est un certain nombre d’hémorragies cérébrales dans lesquelles on constate, au lieu d’une hémiplégie, la paralysie des deux côtés du corps, ordinairement, il est vrai, d’une manière inégale. Ce fait a lieu principalement dans les circonstances suivantes :

1oLorsque l’hémorragie s’est produite dans les parties centrales du cerveau, sans avoir déterminé la mort immédiate, ou bien lorsque, située dans un seul hémisphère, elle s’est trouvée assez rapprochée de la ligne médiane pour comprimer l’hémisphère opposé ;

2oLorsqu’un malade a été atteint, à diverses époques, de plusieurs hémorragies cérébrales ayant porté successivement sur l’un et l’autre hémisphère ;

3oEnfin il est des cas dont Rochoux a cité des exemples, et qui sont confondus par M. Baillarger avec la paralysie des aliénés ; dans ces cas, à la suite d’une apoplexie, ayant d’abord déterminé une simple hémiplégie, il survient plus tard une paralysie, souvent moins intense du côté opposé. Les auteurs attribuent ordinairement cette généralisation de la paralysie à un épanchement de sérosité qui s’effectuerait au pourtour du cerveau ou dans les ventricules, consécutivement à la lésion locale primitive du cerveau.

Quant à moi, ces faits ne me paraissent pouvoir être considérés que comme une complication de l’hémorragie cérébrale. Je ne vois pas, en effet, pourquoi, par cela seul que la paralysie, d’abord latérale, devient consécutivement plus ou moins générale, on ferait passer ces faits du cadre d’une maladie à laquelle ils appartiennent si évidemment par leurs lésions, leurs symptômes et leur marche, dans celui d’une autre affection avec laquelle ils ne présentent que la trompeuse analogie d’un seul symptôme.

En résumé, le signe distinctif tiré de l’hémiplégie opposée à la paralysie des deux côtés du corps, quoique très utile, surtout si l’hémiplégie est nette et complète, ne peut suffire pour résoudre toutes les difficultés du diagnostic entre l’apoplexie et la paralysie générale. Il en est de même, quoique à un moindre degré, de la marche des symptômes paralytiques, décroissante dans un cas et progressive dans l’autre. Ce signe est certainement très précieux ; mais d’abord, comme tous les signes tirés de la marche, il n’est pas toujours applicable, puisque, pour l’apprécier, il est nécessaire de suivre le malade pendant longtemps. De plus, dans l’hémorragie cérébrale, la paralysie peut rester stationnaire au même degré pendant plusieurs années sans décroître ; d’un autre côté, la marche de la paralysie générale, quoique progressive dans son ensemble, est loin de l’être constamment et régulièrement sans aucune interruption, comme on le croit trop généralement ; cette paralysie peut, dans certains moments, présenter, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, une véritable diminution d’intensité qui pourrait induire en erreur, si l’on n’en était prévenu.

Après les signes tirés des caractères de la paralysie, de sa marche et de celle de la maladie, il reste encore à parler des signes basés sur les autres symptômes, et en particulier sur les troubles de l’intelligence. J’ai dit que souvent, dans l’hémorragie cérébrale, l’intelligence n’était pas altérée ou l’était à peine, tandis que, dans la paralysie générale, même au début, elle présentait presque toujours un trouble quelconque, le plus souvent très manifeste. Ce signe, envisagé d’une manière générale, est certainement très utile dans la pratique ; mais on comprend qu’il est loin d’être absolu. Il existe, en effet, un certain nombre d’hémorragies cérébrales qui s’accompagnent non seulement d’affaiblissement, mais de véritable trouble de l’intelligence ; d’un autre côté, il est des paralysies générales (beaucoup moins nombreuses, il est vrai, qu’on ne le dit aujourd’hui) qui existent, au début, sans délire ou avec un simple affaiblissement intellectuel. Il faut ajouter cependant que la spécialité des troubles de l’intelligence, dans les deux cas, mérite de fixer l’attention beaucoup plus qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Je crois, en effet, que la description que j’ai cherché à faire, du délire des aliénés paralytiques, opposée aux caractères du trouble de l’intelligence, chez les apoplectiques, peut, dans certains cas, devenir un auxiliaire puissant pour le diagnostic. Nous devons nous borner à dire ici, en résumé, que le désordre de l’intelligence se manifeste, en général, chez les individus frappés d’hémorragie cérébrale, par les signes suivants : perte très marquée de la mémoire, surtout de la mémoire des mots et des dates ; affaiblissement général de l’intelligence, sans trouble manifeste ; faiblesse très prononcée de la volonté alliée à l’irritation et à la colère ; facilité très grande à s’émouvoir et à verser des larmes ; oubli presque absolu des faits récents, avec conservation d’un certain nombre de souvenirs anciens ; conscience de son état ; absence d’agitation et apparences de raison beaucoup plus grandes que dans la folie paralytique ; quelquefois enfin, frayeurs vagues et craintes incessantes d’être assassiné, volé ou ruiné.

2oApoplexies anciennes.

Les indications précédentes suffisent pour prouver que l’on a dû confondre souvent les apoplexies anciennes avec la paralysie générale. Nous nous bornerons à citer un seul exemple de ces confusions, que nous empruntons à Sandras. Cet auteur[27] cite d’une manière très abrégée, comme exemple de paralysie générale, l’observation d’un vieillard à l’autopsie duquel on trouva, dans les deux corps striés et la substance ambiante, de petites cavités tapissées d’une membrane semi-organisée, à moitié remplies de sérosité transparente, et qui semblaient provenir d’anciens foyers apoplectiques. C’est l’auteur lui-même qui donne ainsi l’interprétation des lésions observées, et elle est d’ailleurs parfaitement en rapport avec les détails symptomatiques, très peu nombreux, il est vrai, relatés dans l’observation.

En résumé, le diagnostic entre l’apoplexie et la paralysie générale est donc plus difficile qu’on ne le croit ordinairement, attendu qu’aucun signe n’est absolument suffisant pour l’établir, pas même l’hémiplégie. Cependant, par la réunion de ceux que nous venons d’énumérer, et qui sont tirés des divers ordres de symptômes et de la marche de la maladie, on pourra presque toujours poser un diagnostic justifié par l’autopsie. Mais, je le répète, un seul signe ou même un ou deux signes réunis ne peuvent suffire : on ne peut arriver à baser scientifiquement le diagnostic que sur l’étude comparative des divers symptômes de la maladie et surtout à l’aide de renseignements, suffisamment complets, sur la marche de l’affection, depuis son invasion. C’est là un travail auquel on se livre rarement dans les asiles d’aliénés ; on y reçoit fréquemment de véritables apoplectiques, à une période avancée de la maladie, et présentant des troubles de l’intelligence, et on les confond ordinairement avec les aliénés paralytiques sous le nom vague de déments paralytiques.

3oRamollissements du cerveau.

Si les erreurs de diagnostic sont possibles, dans certains cas, entre l’hémorragie cérébrale et la paralysie générale, on comprend que ces erreurs se produisent plus souvent encore entre cette affection et les divers ramollissements du cerveau. Cette maladie, encore imparfaitement déterminée, qu’on appelle le ramollissement du cerveau, renferme dans son cadre des faits très divers, tant au point de vue des lésions anatomiques qu’à celui des symptômes et de la marche. Il nous semble néanmoins que l’on peut opposer, d’une manière générale, à la folie paralytique, les divers ramollissements locaux du cerveau, malgré les différences nombreuses de symptômes et de marche que présentent entre eux les faits réunis sous ce titre. Ceux mêmes qui admettent, avec Parchappe et plusieurs autres auteurs, que la paralysie générale des aliénés n’est qu’un ramollissement de la couche corticale du cerveau, reconnaîtront du moins, avec nous, que la différence de siège, d’étendue et d’évolution de la lésion, puisse entraîner des différences symptomatiques assez nombreuses et assez essentielles pour légitimer un diagnostic différentiel entre ces deux maladies. En effet, alors même qu’elles consisteraient en une lésion primordiale identique, elles ont néanmoins des caractères, une marche, un pronostic, et des conséquences très différentes. Ce diagnostic peut donc se faire au même titre que celui que l’on établit entre les inflammations de deux organes juxtaposés, tels que la plèvre et le poumon par exemple.

Les réflexions suggérées par la comparaison entre les ramollissements locaux du cerveau et la paralysie générale sont à peu près les mêmes que celles que nous venons d’exposer à propos des hémorragies cérébrales, dont les ramollissements se rapprochent d’ailleurs tellement, au point de vue symptomatique, que le diagnostic différentiel entre ces deux maladies est encore très incertain dans l’état actuel de la science. L’invasion est souvent brusque dans le ramollissement comme dans l’hémorragie cérébrale ; l’embarras de la parole peut également s’y rencontrer assez souvent ; l’hémiplégie, quoique fréquente, est loin d’être constante, et peut être remplacée par une paralysie des deux côtés du corps, plus souvent même que dans l’hémorragie cérébrale. Cela a lieu, soit primitivement dans les ramollissements des parties centrales du cerveau, soit consécutivement, dans le cas où le ramollissement, existant d’abord dans un seul hémisphère, s’étend ensuite à l’hémisphère opposé. Nous aurions enfin à présenter les mêmes considérations relativement aux troubles de l’intelligence, qui, plus fréquents dans les ramollissements que dans les apoplexies, peuvent prêter aux mêmes confusions avec la folie paralytique et peuvent s’en distinguer de la même façon ; ces désordres intellectuels dans le ramollissement ont en effet beaucoup d’analogie avec ceux que nous avons énumérés précédemment à propos de l’apoplexie, et diffèrent ainsi notablement, en général, des troubles propres à la folie paralytique. Nous voulons seulement ajouter quelques traits qui s’appliquent plus spécialement aux ramollissements.

La confusion que nous signalons comme possible entre le ramollissement et la paralysie générale a réellement été faite par plusieurs auteurs ; nous n’en citerons comme preuve que deux exemples remarquables, empruntés l’un à Delaye, et l’autre à Requin. Ces deux faits ayant été souvent cités par divers auteurs comme exemples exceptionnels de paralysie générale, identique à celle des aliénés, nous croyons nécessaire de les reproduire en abrégé, afin de fixer l’attention sur la confusion dont ils nous paraissent avoir été l’objet.

Delaye[28] a rapporté, comme exemple de paralysie générale sans délire, une observation dont voici le résumé :

La malade qui fait le sujet de cette observation est une vieille femme de soixante-dix ans, atteinte depuis longtemps du tremblement des vieillards ; affectée d’une faiblesse générale des membres, elle revint à l’hospice, après avoir passé une journée à Paris, dans un état moins satisfaisant, ayant plus de difficulté à parler et à se servir de ses membres. Un mois après, elle fut prise, pendant la nuit, d’un délire violent, avec agitation, cris, vociférations, puis perte de connaissance et paralysie complète du côté droit, et à l’autopsie, on trouva un ramollissement de la moitié gauche de la protubérance annulaire.

Est-il possible de voir dans cette observation autre chose que celle d’une femme, atteinte d’abord de tremblement des vieillards, puis d’un ramollissement de la protubérance qui finit par être suivi de délire et par entraîner la mort ?

Il en est de même du fait rapporté par Requin[29] comme exemple de paralysie générale aiguë.

Il s’agit d’un jeune homme de vingt-six ans qui entra à l’hôpital avec les signes évidents d’une méningo-encéphalite aiguë (ce sont les expressions mêmes de l’auteur, et les symptômes énumérés le prouvent d’ailleurs surabondamment) ; guéri des symptômes aigus, au bout d’un mois, il commença à parler raisonnablement, à se lever et à marcher, mais il présentait une grande lenteur de compréhension, un extrême affaiblissement de la mémoire, quelques douleurs sourdes dans la tête, parole pénible et embarrassée, diminution manifeste de la sensibilité cutanée ; depuis cette époque, augmentation de la céphalalgie, diminution de l’appétit, dévoiement, fièvre, subdelirium, torpeur considérable de la sensibilité, de l’intelligence et de la mémoire, qui vont toujours s’affaiblissant davantage ; l’état empire de jour en jour ; fièvre hectique, ouïe de plus en plus dure, excrétions involontaires des urines et des matières stercorales ; coma pendant cinq jours, mort trois mois après l’invasion de la maladie. À l’autopsie, traces évidentes de méningite déjà un peu ancienne, avec exsudation fibrineuse concrète et ferme ; ventricules contenant un verre et demi de sérosité, avec quelques flocons de pus. Le septum lucidum, la voûte à trois piliers, les couches optiques, les corps striés, en un mot tout le plancher inférieur des ventricules latéraux, présente un ramollissement complet blanc, sans injection : on dirait de la bouillie. Après une observation dont tous les détails symptomatiques et anatomiques concordent si bien avec l’idée d’un ramollissement des parties centrales du cerveau, consécutif à une méningite aiguë, et sont différents du tableau symptomatique et anatomique de la paralysie des aliénés, tel que nous l’avons tracé, il serait superflu d’insister sur les raisons qui ne nous permettent pas de nous associer à l’opinion du savant professeur.

Puisque la confusion est possible entre les ramollissements du cerveau et la paralysie générale, il faut donc rechercher des moyens de les distinguer dans la pratique. Quelques auteurs croient cette distinction très facile et jugent à peine nécessaire d’indiquer quelques signes différentiels ; ils se bornent à en appeler, d’une manière générale, à la différence des symptômes et de la marche des deux maladies. Sans doute, c’est bien là le seul criterium que l’on doive invoquer ; mais cette indication générale ne peut suffire pour trancher les nombreuses difficultés que l’on rencontre dans la pratique, et qui ne nous paraissent pas avoir assez frappé les auteurs auxquels nous faisons allusion. Il est en effet un certain nombre de ramollissements du cerveau qui présentent une marche chronique, un trouble de l’intelligence assez prononcé, pour que l’on puisse presque considérer comme aliénés les malades qui en sont atteints, un embarras de la parole manifeste et même très marqué, enfin une hémiplégie peu tranchée ou bien une paralysie à peu près égale des deux côtés du corps. On comprend facilement que, dans l’état actuel de la science, la réunion de ces deux faits, savoir : une paralysie incomplète et plus ou moins générale, accompagnée d’embarras de la parole, et un trouble de l’intelligence, souvent tel que le malade est conduit dans un asile d’aliénés, suffisent pour faire confondre un pareil malade avec un aliéné paralytique, sous le nom commun de dément paralytique, comme on le fait aussi pour ceux qui sont atteints d’hémorragies cérébrales anciennes. Cette erreur est surtout possible, si l’on ne prend pas la précaution de s’informer des antécédents et de la marche antérieure de la maladie ; aussi arrive-t-il assez fréquemment, en faisant l’autopsie de pareils malades dans les asiles d’aliénés, de découvrir un ramollissement du cerveau, dont il eût été facile de prévoir l’existence, si l’on avait examiné attentivement les symptômes et la marche de la maladie pendant la vie, et si on les avait comparés à ceux de la paralysie des aliénés. Ce sont probablement des faits de ce genre qui ont conduit certains auteurs à mentionner les ramollissements locaux du cerveau comme lésion possible de la paralysie des aliénés. On peut admettre cependant qu’il y a eu, dans ces cas, simple coïncidence des deux affections chez le même malade, ainsi que M. Calmeil en rapporte un exemple assez probant[30].

La confusion est donc possible, dans quelques cas, entre les ramollissements du cerveau et la paralysie générale, et par conséquent il n’est pas superflu de chercher des moyens de diagnostic. Ce n’est pas à l’aide d’un seul signe que ce diagnostic peut s’établir ; il n’en existe pas un seul en effet, si ce n’est peut-être le délire des grandeurs, qui soit pathognomonique de l’une de ces maladies et ne puisse se rencontrer dans l’autre. En général, cependant, ce diagnostic est possible, en prenant en considération l’ensemble des symptômes, et surtout les différences qui existent dans la marche des deux maladies.

Les signes qui caractérisent le ramollissement, par opposition à la paralysie générale, nous paraissent être surtout les suivants : céphalalgies intenses et continues ; vomissements fréquents, coïncidant avec la céphalalgie ou avec les attaques congestives ; douleurs vives dans les membres qui sont ou qui deviendront le siège de la paralysie ; contractures et crampes ; hémiplégie fréquente ; embarras de la parole plus rare, moins intimement lié à la maladie, et lorsqu’il existe, plus prononcé, plus intense dès le début, et pouvant même être porté jusqu’à l’impossibilité de parler ; trouble de l’intelligence moins fréquent, consistant plutôt dans l’affaiblissement extrême de l’intelligence et la perte presque absolue de la mémoire que dans le désordre des facultés intellectuelles, ou bien, lorsque ce désordre existe, ayant des caractères particuliers, très différents de ceux de la folie paralytique, et analogues à ceux que nous avons mentionnés ci-dessus, à l’occasion de l’hémorragie cérébrale ; lésion fréquente des organes des sens (amaurose ou surdité) ; enfin trouble plus fréquent et plus intense de la sensibilité (anesthésie ou hyperesthésie) que dans la paralysie générale.

Les signes tirés de la marche sont également importants à noter. Les ramollissements du cerveau ont souvent une invasion rapide, ou même subite ; la paralysie y survient, à la suite d’une ou de plusieurs attaques, avec perte de connaissance plus ou moins complète. Ces attaques sont suivies immédiatement, à peu près comme dans l’hémorragie cérébrale, de tous les symptômes tranchés de la maladie, presque aussi intenses qu’ils le seront plus tard, et ayant un caractère de persistance que n’ont pas les phénomènes d’aggravation qui succèdent aux attaques congestives de la folie paralytique. La marche de la maladie est plus rapide ; elle ne se prolonge pas ordinairement au delà de plusieurs mois, et, dans tous les cas, dure moins longtemps que la paralysie générale. Enfin, fréquemment il survient dans cette affection des symptômes présentant de l’acuité, tels que l’agitation, le délire aigu, la fièvre, qui indiquent une inflammation du cerveau, compliquant le ramollissement chronique, laquelle entraîne ordinairement en peu de jours la mort des malades.

Tels sont les caractères principaux qui appartiennent plus spécialement aux ramollissements du cerveau : opposés au tableau de la marche et des symptômes de la folie paralytique, que nous avons esquissé dans le chapitre précédent, ils peuvent, lorsqu’ils sont réunis en nombre suffisant chez un même malade, contribuer à éclairer un diagnostic qu’on se plaît trop à considérer comme facile, et qui, dans certains cas, présente au contraire, dans la pratique, de sérieuses difficultés.

4oTumeurs du cerveau.

Que pourrions-nous dire, relativement aux lésions locales du cerveau, autres que l’hémorragie ou le ramollissement, telles que les tumeurs de diverses natures, tubercules, cancers, kystes, exostoses, tumeurs syphilitiques, etc., qui ne se trouve déjà implicitement contenu dans ce que nous venons d’exposer précédemment ? Les caractères principaux qui distinguent ces diverses maladies cérébrales de l’affection qui nous occupe ressemblent beaucoup en effet à ceux que nous venons d’énumérer relativement aux apoplexies et aux ramollissements. La confusion est d’ailleurs beaucoup moins facile, d’abord, parce que ces affections sont réellement rares, et ensuite, parce qu’elles ont une marche et des symptômes qui les différencient presque toujours profondément de la folie paralytique. Le plus souvent en effet, elles sont sans embarras de la parole, et sans trouble véritable de l’intelligence ; alors même que la paralysie viendrait plus tard à se généraliser, elle se produit au début sous forme hémiplégique. Dans tous ces cas, l’erreur n’est vraiment pas possible, et il serait inutile d’insister sur des caractères différentiels ; mais il est quelques cas de tumeurs du cerveau dans lesquels on observe une paralysie des deux côtés du corps, avec embarras de la parole et trouble plus ou moins marqué de l’intelligence. Dans ces cas, rares il est vrai, la confusion nous paraît possible, lorsqu’on est placé au point de vue que nous cherchons à combattre ; je n’en donnerai pour preuve que l’exemple de Hubert Rodrigues, qui cite, comme exemple de paralysie générale, des observations empruntées à divers auteurs, où il constate lui-même que cette paralysie était due à des tumeurs de diverses natures, trouvées à l’autopsie dans le cerveau.

Comme une assimilation, faite volontairement entre des maladies si différentes sous tous les rapports, ne me paraît pas admissible en théorie, je ne m’arrêterai pas à démontrer que ces faits ne doivent pas rentrer dans le cadre de la paralysie générale des aliénés ; je me bornerai à dire que, dans les cas de ce genre, le diagnostic différentiel me semble pouvoir reposer principalement sur les caractères distinctifs suivants, qui suffisent en général pour établir, par leur réunion, l’existence d’une tumeur du cerveau. Dans cette maladie, en effet, il existe presque toujours des céphalalgies très intenses, déchirantes même, datant de loin, souvent accompagnées de vomissements ; on observe aussi très fréquemment des accès épileptiformes, à des intervalles assez rapprochés, simulant une épilepsie essentielle, et précédant la production de la paralysie ou coïncidant avec son apparition. On constate très souvent également, comme dans le ramollissement, des lésions des organes des sens, telles que l’amaurose et la surdité, ce qui n’arrive presque jamais dans la paralysie générale ; enfin, comme nous le disions plus haut, il y a rarement véritable trouble de l’intelligence, alors même qu’il existe de l’affaiblissement ou même de l’oblitération des facultés intellectuelles. L’embarras de la parole est un fait exceptionnel, et, lorsqu’il existe, il est beaucoup plus prononcé que dans la paralysie générale, et consiste le plus souvent dans une impossibilité presque absolue de parler ; enfin, il y a presque toujours hémiplégie ou du moins prédominance manifeste de la paralysie dans l’un des côtés du corps, ou bien alors même que la paralysie a fini par se généraliser, elle a été précédée par l’hémiplégie.

À ces signes propres aux tumeurs du cerveau, il faut encore ajouter les caractères distinctifs tirés de la paralysie elle-même, que nous avons signalés comme applicables au diagnostic de presque toutes les maladies que nous passons en revue. En effet, la paralysie commence par être partielle et se généralise ensuite ; elle est complète dans les points primitivement atteints, et s’étend ensuite d’une partie du corps à une autre, au lieu d’augmenter lentement et progressivement d’intensité dans toutes les parties du corps à la fois. Enfin, les caractères tirés de la marche différente de ces deux affections méritent encore d’être mentionnés. Les tumeurs du cerveau ont ordinairement une très longue durée et une évolution plus lente que la paralysie générale, maladie cependant très chronique ; elles restent plus uniformément stationnaires (à l’exception des accès épileptiques qui interrompent de temps en temps leur cours) que la paralysie générale, dont nous avons cherché à démontrer la marche très accidentée. La réunion d’un certain nombre de ces caractères, chez un même malade, opposés à l’ensemble des symptômes physiques et moraux, et à la marche spéciale de la folie paralytique, que avons décrits dans la première partie de ce travail, nous semble suffisante pour établir, dans presque tous les cas, un diagnostic différentiel entre ces deux maladies.

5oMéningites.

Pour épuiser la série des maladies encéphaliques, il nous reste encore à dire quelques mots des méningites. Il semblerait qu’il ne peut être question ici des méningites aiguës, puisque leur marche est ordinairement tellement rapide, qu’elle ne ressemble en rien à la marche si lente et si chronique de la paralysie générale. Cependant il n’en est rien ; quelques auteurs, en effet, ont admis la possibilité d’une paralysie générale aiguë : le fait observé par Requin, que nous avons rapporté plus haut, et qui, d’après l’autopsie, nous paraît un cas évident de méningite aiguë, terminée par un ramollissent des parties centrales du cerveau, a été cité comme exemple de paralysie générale aiguë. Beau[31] a publié sous le même titre sept observations de malades, ayant présenté, pendant leur vie, des symptômes cérébraux à marche très rapide, et à l’autopsie desquels on a trouvé une très légère inflammation de la couche superficielle du cerveau et des méninges. Sur ces faits, six se sont produits à la fin ou dans la convalescence d’une fièvre typhoïde. Quelle que soit l’autorité d’un homme aussi instruit et aussi distingué que Beau, nous hésitons à rapprocher de la paralysie des aliénés des faits dont la marche, si rapide, serait déjà à nos yeux un titre suffisant d’exclusion. Les symptômes diffèrent d’ailleurs de ceux de la paralysie des aliénés, et c’est à peine si on y retrouve quelque signe, autre que le bégayement léger qui puisse établir une analogie entre deux maladies si différentes sous tant de rapports.

Nous n’insisterons donc pas pour établir entre elles une distinction ; nous avons voulu seulement signaler ici ces faits comme un nouvel exemple du degré de confusion auquel est arrivée aujourd’hui la science à l’égard de la paralysie générale.

Il me reste à dire un mot des méningites chroniques, dans leur rapport avec la paralysie générale : c’est là un problème plein de difficultés que je me garderais bien de vouloir trancher. Je me borne à poser cette question : A-t-on observé scientifiquement un assez grand nombre de méningites chroniques succédant à des méningites aiguës, pour pouvoir affirmer que les symptômes de la marche de cette maladie sont identiques à ceux de la paralysie générale, qui semble s’en rapprocher par les lésions trouvées à l’autopsie ? À mes yeux, alors même qu’il serait prouvé que la paralysie générale n’est qu’une méningite chronique, il resterait encore à démontrer qu’elle a les mêmes symptômes et la même marche que les méningites chroniques succédant à une méningite aiguë.

Le mélange de ces deux affections, par suite d’une prétendue identité de nature anatomique, admissible à une certaine époque, ne me paraît plus l’être, aujourd’hui que l’on cherche à différencier, par exemple, le rhumatisme primitivement chronique du rhumatisme chronique succédant à un rhumatisme aigu ; d’ailleurs, les faits manquent encore pour se prononcer sur l’identité des véritables méningites chroniques et de la paralysie générale. Je ne me propose donc nullement d’établir ici entre elles le moindre parallèle ; seulement je n’ai pu m’empêcher de montrer qu’il peut exister des différences symptomatiques entre deux maladies qui paraîtraient avoir une même nature anatomique, afin de m’élever contre une assimilation qui ne me semble avoir rien de rigoureux.

6oMaladies de la moelle.

Après avoir passé en revue les principales maladies encéphaliques, arrivons aux affections de la moelle. Lorsqu’on tient compte des caractères spéciaux de la paralysie, que nous avons signalés, il paraît difficile de concevoir comment une maladie de la moelle pourrait être confondue avec la paralysie des aliénés. D’abord, la paralysie médullaire est presque toujours partielle, et le plus souvent paraplégique : alors même qu’elle a fini par devenir générale, elle a commencé par être limitée à quelques parties du corps ; au lieu d’être primitivement très peu marquée dans les parties atteintes dès le début et d’augmenter ensuite graduellement et très lentement d’intensité, elle est, dès le commencement de la maladie, infiniment plus prononcée dans les points affectés qu’elle ne l’est dans la paralysie générale, et peut même être complète ; elle se propage, du reste, par une extension graduelle des parties atteintes à des parties non encore affectées, et ordinairement de bas en haut ; de plus, on constate des fourmillements, des crampes et des douleurs dans les membres, des douleurs ou des lésions le long du rachis ; il n’y a pas de trouble de l’intelligence et il n’y pas d’embarras de la parole ; voilà certainement plus de signes qu’il n’en faut pour établir une séparation tranchée entre des maladies qui ne se ressemblent presque sous aucun rapport. Cependant certains auteurs, aux yeux desquels l’absence de lésion de l’intelligence et d’embarras de la parole est parfaitement conciliable avec l’idée d’une paralysie générale, et qui semblent ne faire attention, pour caractériser cette maladie, qu’à l’existence d’une paralysie des deux côtés du corps, ont décrit, sous le nom de paralysie générale ou de paralysie progressive, des faits qui paraissent n’avoir été que des exemples de maladies de la moelle, du moins d’après la marche franchement ascendante de la paralysie. On en voit, par exemple, des preuves dans les descriptions de Sandras ; on a même cité comme exemples de paralysie générale des faits dans lesquels l’existence d’une lésion de la partie supérieure de la moelle ou du canal vertébral a été démontrée par l’autopsie, ainsi que le rapporte Hubert Rodrigues, dans plusieurs de ses observations.

Les maladies de la moelle peuvent être divisées en trois classes, au point de vue de leur comparaison avec la paralysie générale.

1oCelles qui s’accompagnent de paraplégie franche ne peuvent réellement pas être confondues. Non seulement, en effet, il y a absence de troubles cérébraux et d’embarras de la parole, mais toutes les parties supérieures du corps ne sont nullement atteintes ; par conséquent, la paralysie n’est pas générale, est complète ou presque complète dans les parties affectées, porte sur la sensibilité, ordinairement autant que sur le mouvement, et enfin, limitée aux membres inférieurs, ainsi qu’au rectum et à la vessie, elle est tout à fait caractéristique d’une lésion de la partie inférieure de la moelle.

2oDans la seconde classe de faits, se trouvent ceux où la lésion, après avoir commencé par la partie inférieure de la moelle, remonte graduellement et lentement jusqu’à la partie supérieure et même jusqu’au cerveau. Dans ces cas, la paralysie suit parallèlement la marche ascendante de la lésion ; l’erreur devient alors plus facile, surtout à la fin de la maladie, pour ceux qui ne sont frappés que du fait de la paralysie générale, c’est-à-dire de la paralysie de toutes les parties du corps ; mais, indépendamment des caractères distinctifs que nous venons d’énumérer précédemment, et qui se retrouvent également ici, la seule notion de cette marche franchement ascendante de la paralysie, qui a dû être facile à constater par tous, suffit pour exclure l’idée d’une véritable paralysie générale, et pour faire conclure à l’existence d’une maladie de la moelle.

3oEnfin viennent les faits dans lesquels la lésion est située à la partie supérieure de la moelle et même dans la moelle allongée, et où par conséquent la paralysie peut être générale, soit primitivement, soit après avoir atteint successivement diverses parties du corps. Ce sont les cas qu’Hubert Rodrigues a surtout confondus avec la paralysie générale. Il en cite plusieurs dans lesquels l’autopsie ne laisse aucun doute sur l’existence d’une affection ou d’une compression de la partie supérieure de la moelle. Dans ces cas, peut-il se produire quelquefois, à la fin de la maladie, de l’embarras dans la parole ? C’est ce qu’il me paraît impossible de nier absolument, d’après les faits rapportés dans les annales de la science ainsi que d’après les données de la physiologie actuelle, sans qu’il soit cependant possible de l’affirmer d’une manière positive. Quant aux troubles de l’intelligence, dans les cas où ils se seraient produits, on pourrait les attribuer à la complication accidentelle d’une maladie cérébrale, tout aussi bien qu’à l’extension graduelle de la lésion médullaire au cerveau lui-même. Quoi qu’il en soit de cette question, d’ailleurs secondaire, on comprend facilement que, d’un côté, l’erreur de diagnostic soit possible dans ce cas, pour les médecins placés au point de vue que nous cherchons à combattre ; et, d’un autre côté, que cette erreur soit facile à éviter, en tenant compte des caractères différentiels, tirés de la paralysie elle-même, que nous avons posés. Enfin, dans ces cas mêmes, comme dans toutes les autres maladies de la moelle, l’absence de tout trouble de l’intelligence et d’embarras de la parole pendant longtemps, en admettant même que ces deux signes puissent se produire quelquefois à la fin, sont en général deux excellents caractères distinctifs.

7oParalysies nerveuses.

Depuis que les recherches anatomiques modernes ont fait découvrir dans le système nerveux central les causes de la plupart des paralysies, considérées autrefois comme essentielles, on est peu disposé à reconnaître l’existence de paralysies nerveuses ne se rattachant à aucune lésion appréciable du système nerveux ; néanmoins un certain nombre de ces paralysies sont aujourd’hui admises dans la science, parce qu’une observation multipliée en a démontré la réalité. On peut les diviser en deux classes : les paralysies dépendant d’une maladie nerveuse, telles que l’épilepsie, l’hystérie, la chorée, etc., et celles qui résultent d’une intoxication qui paraît agir sur le système nerveux central ou périphérique, sans qu’on puisse cependant démontrer l’existence d’une lésion matérielle appréciable. De ce nombre, sont les paralysies alcooliques, saturnines, mercurielles, etc. ; nous négligeons ici à dessein les paralysies plus spécialement périphériques.

Ces paralysies nerveuses ont été peu étudiées jusqu’à ce jour, de sorte que les matériaux manquent presque complètement à la science, surtout pour plusieurs d’entre elles. Il faudrait donc commencer par composer l’histoire de chacune d’elles, à l’aide d’observations nouvelles, avant de pouvoir se livrer, avec quelques détails, au travail de comparaison que nous avons en vue. Aussi serons-nous obligé de nous borner à quelques considérations générales, en insistant plus particulièrement sur les paralysies les mieux connues et d’ailleurs les plus fréquentes, et glissant plus légèrement sur les autres qui ont d’ailleurs moins d’importance, relativement au sujet qui nous occupe.

Les paralysies épileptiques et hystériques, quoique assez fréquentes et assez importantes, ont cependant très peu fixé l’attention. On est même en droit de s’étonner de la négligence apportée jusqu’ici dans leur étude. Elle paraît devoir être attribuée soit à leur caractère fréquemment temporaire, soit à la préoccupation trop exclusivement anatomique des esprits. On répugnait, en effet, à les envisager comme symptômes des affections au milieu desquelles elles se produisent, et lorsqu’on les observait, on était toujours tenté de les rapporter à une lésion du système nerveux central, et partant à les considérer comme une complication accidentelle.

Les paralysies épileptiques et les paralysies hystériques, si elles étaient étudiées avec soin, présenteraient probablement entre elles des différences assez nombreuses ; néanmoins, comme elles offrent un certain nombre de ressemblances au point de vue du parallèle qui nous occupe ici, nous croyons pouvoir les réunir dans un même paragraphe. Un petit nombre d’auteurs en ont fait l’objet d’une étude spéciale et détaillée ; cependant il est quelques caractères qui paraissent leur appartenir en propre, et qui sont bien connus des praticiens. Ces paralysies sont en général partielles, souvent bornées à un membre ou à un côté du corps ; elles surviennent presque toujours après une attaque, persistent ordinairement pendant peu de temps, quelques heures, par exemple, ou quelques jours ; elles cessent brusquement pour reparaître de même, souvent sans causes appréciables. Produites par une attaque, elles disparaissent fréquemment sous l’influence de l’attaque suivante ; ou bien dissipées peu de temps après une attaque, elles se reproduisent dans la même partie du corps, aux attaques subséquentes. En résumé, elles sont presque toujours temporaires, mobiles, irrégulières dans leur mode de production et leur marche, et brusques dans leur apparition et leur disparition ; elles participent, en un mot, des caractères de tous les symptômes nerveux. Jusque-là certainement ces paralysies ne présentent presque aucune analogie avec les paralysies générales ; mais on nous semble avoir trop oublié que si tel est le caractère habituel de ces paralysies nerveuses, il en est quelques-unes au contraire qui, par suite de la longue durée de la maladie, de la reproduction fréquente du même accident dans la même partie du corps, ou de toute autre circonstance difficile à apprécier, sont plus étendues, plus générales, moins mobiles, et beaucoup plus durables que celles dont nous venons de parler. La confusion de ces paralysies avec la paralysie générale, dans un moment donné, devient alors plus facile à comprendre et mérite d’être signalée, surtout si l’on ajoute que, dans certains cas, l’existence concomitante de l’embarras de la parole et d’un trouble plus ou moins passager de l’intelligence peut rendre encore cette erreur plus facile. Relativement à l’épilepsie surtout, la longue durée possible des paralysies qui succèdent aux attaques, l’embarras de la parole, assez fréquent après les accès, signalé par tous les auteurs qui se sont occupés de l’épilepsie, et en particulier par Esquirol[32] le trouble de l’intelligence, qui, souvent aussi, succède aux attaques, peuvent faire croire quelquefois à l’existence d’une paralysie générale ; on peut même affirmer, sans crainte de se tromper, que cette erreur de diagnostic doit avoir lieu assez fréquemment dans les asiles d’aliénés. Dans l’hystérie même, où la mobilité plus grande des phénomènes semblerait devoir rendre toute erreur impossible, il est quelques cas rares où la paralysie est générale et dure assez longtemps, comme Landouzy en a rapporté quelques exemples très curieux. Cet auteur manifeste même[33] l’étonnement qu’il a éprouvé en voyant l’hystérie passée sous silence dans le diagnostic de la paralysie générale incomplète. Les paralysies hystériques et surtout épileptiques peuvent donc, dans quelques cas exceptionnels, devenir causes d’erreur dans le diagnostic de la paralysie générale. Mais il nous suffit de signaler la possibilité de cette erreur, pour qu’elle devienne par cela même facile à éviter. Les symptômes et la marche de ces deux affections diffèrent en effet trop profondément de ceux de la folie paralytique, pour que l’examen attentif du malade et de ses antécédents ne suffise pas pour éclairer complètement le diagnostic.

Deux autres états maladifs doivent encore être mentionnés, à des points de vue divers, dans leur rapport possible avec la paralysie des aliénés ; nous voulons parler de la chorée ainsi que du tremblement nerveux et du tremblement des vieillards.

Relativement à la chorée, nous n’avons qu’à rappeler qu’il peut se produire dans cette maladie des paralysies plus ou moins générales et plus ou moins durables.

Quant au tremblement nerveux, il est certain qu’il représente un des symptômes de la paralysie générale, et surtout de certaines formes de paralysie générale, principalement au début. Mais tout en admettant l’existence d’un léger tremblement, surtout des bras, dès les premiers temps de la paralysie générale, nous croyons ce symptôme plus rare qu’on ne le dit ; dans tous les cas, il est ordinairement si peu prononcé qu’il peut bien avoir de l’importance aux yeux de l’observateur attentif, mais qu’il diffère essentiellement du tremblement nerveux et surtout du tremblement des vieillards, qui est en général saillant à la première vue, continu, et qui consiste dans un ébranlement manifeste et constant de toutes les parties du corps et principalement de la tête. Aussi concevons-nous difficilement comment M. Baillarger a pu songer à confondre le tremblement des vieillards, même comme symptôme, et à plus forte raison comme maladie, avec la paralysie générale des aliénés. Nous pensons même que lorsqu’on constate chez un adulte un tremblement nerveux très marqué de toutes les parties du corps, lié d’ailleurs à d’autres symptômes qui pourraient faire croire à l’existence d’une paralysie générale, on doit songer à la possibilité d’une influence alcoolique, et que ce soupçon est souvent vérifié par l’observation ultérieure ; les variétés de paralysie générale accompagnée de tremblement manifeste et universel, dès le commencement de la maladie, nous paraissent rares et exceptionnelles.

Après cet aperçu sur les maladies nerveuses qui peuvent donner lieu à des paralysies méritant d’être soigneusement distinguées de la paralysie générale des aliénés, nous arrivons à une partie plus importante encore de notre sujet, parce que les confusions y sont plus faciles et plus fréquentes ; nous voulons parler des paralysies produites par diverses intoxications lentes et chroniques qui offrent souvent, par leurs symptômes et par leur longue durée, de véritables ressemblances avec la maladie qui nous occupe. Nous n’avons certainement pas l’intention de mentionner ici, même en passant, toutes les intoxications qui peuvent donner lieu à des phénomènes paralytiques ; nous ne nous occuperons que des plus importantes et de celles qui peuvent le plus souvent devenir causes d’erreurs : paralysies saturnines, mercurielles, et alcooliques.

8oParalysies saturnines.

Ces paralysies sont assez connues pour que nous n’ayons pas à en présenter ici l’histoire, même abrégée. Cependant, tandis que l’on a fixé l’attention sur les paralysies partielles et principalement sur celles des muscles de l’avant-bras, qui sont certainement les plus fréquentes, on a beaucoup trop négligé, selon nous, les paralysies plus générales qui se produisent de temps en temps dans les intoxications saturnines chroniques, ainsi que l’embarras de la parole qui peut survenir aussi dans une intoxication, même moins avancée. Tanquerel des Planches[34] note, il est vrai, quinze fois l’embarras de la parole sur une centaine d’observations environ ; mais cette proportion nous paraît un peu faible, relativement à la totalité des empoisonnements saturnins, et semble plutôt basée sur un relevé de cas récents, au lieu de porter en même temps sur les cas plus chroniques qui ont davantage échappé à l’attention des observateurs. Elle prouve du moins que l’embarras de la parole peut exister dans l’empoisonnement par le plomb, et que, par conséquent, il doit être signalé comme cause d’erreur dans le diagnostic de la paralysie générale des aliénés.

Quant à la paralysie générale saturnine, elle a été moins étudiée encore que l’embarras de la parole, quoique quelques auteurs en aient parlé et en aient même cité des exemples. Cette lacune de la science tient, selon nous, à ce que l’on suit rarement les intoxications saturnines jusqu’à la fin de la maladie, excepté dans les cas où il survient des accidents graves pour lesquels le médecin est appelé, comme, par exemple, les attaques épileptiformes et le délire. Elle nous paraît tenir également à ce que, dans les cas où les médecins se trouvent en position d’observer une paralysie générale saturnine, ils sont disposés à ne tenir compte, dans le diagnostic, que du fait de la paralysie générale, sans remonter à sa cause et à sa nature. Ils se bornent alors à classer ces faits parmi les paralysies générales, au lieu de les considérer comme des exemples d’une paralysie de nature spéciale. La confusion devient plus facile et plus inévitable encore dans l’état actuel de la science, lorsqu’une sorte d’oblitération de l’intelligence, comme celle que produit quelquefois un empoisonnement saturnin très prolongé, vient se joindre à cette paralysie générale. On rencontre de temps en temps des cas de ce genre, que l’on se contente de faire figurer parmi les démences avec paralysie, sans remonter dans l’histoire de ces malades pour y rechercher la marche particulière de leur affection. L’observation de la dernière période, détachée ainsi de tous les antécédents, prête évidemment à une confusion difficile à éviter. MM. Calmeil, Esquirol, etc., ont fait figurer, il est vrai, le plomb, ainsi que le mercure et l’alcool, parmi les causes possibles de la paralysie des aliénés. M. Delasiauve[35], a également cherché à diviser la paralysie générale des aliénés d’après ses causes, et il a admis une variété saturnine. C’est déjà un pas accompli dans la voie dont nous parlons ; c’est même une preuve à l’appui de l’opinion que nous venons d’émettre ; mais il est bien différent, selon nous, de faire figurer le plomb parmi les causes d’une maladie aussi nettement caractérisée dès le début que l’est la folie paralytique, ou d’admettre, d’un autre côté, que l’intoxication saturnine peut donner lieu à une paralysie générale, différant, par l’ensemble de ses symptômes et par sa marche, de la folie paralytique, et méritant d’être décrite séparément sous le nom de paralysie générale saturnine.

Il est sans doute possible d’admettre que des individus, ayant longtemps employé les préparations saturnines, se trouvent atteints ultérieurement de folie paralytique bien caractérisée. Mais il ne faut pas confondre, ce nous semble, ces faits très exceptionnels, s’ils existent, avec les faits de la véritable paralysie générale saturnine, dans lesquels la différence totale des symptômes et de la marche se trouve réunie à la différence de la cause pour constituer une espèce spéciale. Nous avons, pour notre part, observé deux faits de paralysie générale, qui nous ont paru dépendre d’une intoxication saturnine. Dans l’un, il existait une paralysie complète du mouvement de toutes les parties du corps, qui ne présentait pas d’analogie véritable avec la paralysie des aliénés ; nous le rappellerons ici, uniquement pour montrer jusqu’où peut conduire la réunion de faits dissemblables, sous le nom vague de paralysie générale. L’autre, au contraire, offrait une extrême analogie avec les faits rapportés sous le nom de paralysie générale sans délire, et méritera de nous arrêter plus longtemps.

La première observation est celle d’un jeune homme qui, d’abord atteint de paralysie saturnine des muscles extenseurs des avant-bras, fut vainement traité en 1849 par l’électricité et la cautérisation transcurrente dans le service de Bricheteau, au no 49 de la salle Saint-Ferdinand à l’hôpital Necker ; il revint un an après, dans le service, atteint d’une paralysie complète des bras, des jambes et du tronc. Cette paralysie était si prononcée qu’elle le contraignait à garder le lit et l’empêchait même de se maintenir sur son séant. Il mourut presque subitement peu de temps après cette seconde entrée à l’hôpital ; et à l’autopsie, nous trouvâmes un ramollissement de la partie supérieure de la moelle.

On voit que ce fait n’a rien d’absolument concluant relativement à la nature saturnine de la paralysie générale. L’action du plomb, qui avait été évidente autrefois et qui l’était encore sous plusieurs rapports, était-elle pour quelque chose dans la production de cette paralysie générale, ou même du ramollissement de la moelle ? ou bien cette paralysie était-elle due uniquement à ce ramollissement, qui serait venu compliquer la maladie saturnine primitive ? C’est là une question très difficile à résoudre, avec les documents incomplets de cette observation. Je ne mentionne ici ce fait que comme exemple curieux d’une forme particulière de paralysie générale qui peut survenir dans l’intoxication saturnine chronique. Je rapporterai plus loin une observation beaucoup plus intéressante et plus en rapport avec mon sujet et que j’ai recueillie également à l’hôpital Necker (observation 7).

La première question que l’on s’adressera après avoir lu cette observation sera celle de savoir si elle est réellement un exemple de paralysie générale saturnine, et, si, en la citant sous ce titre, je n’ai pas arbitrairement attribué à cette cause une influence exagérée. La plupart des médecins y verront probablement une paralysie générale sans délire, analogue à plusieurs faits cités dans ces derniers temps comme exemples de cette maladie, en particulier par Lunier, Brierre de Boismont et Sandras. Je suis loin de contester l’analogie qui existe entre cette observation et plusieurs de celles relatées par ces auteurs, sous le titre de paralysie générale progressive. C’est précisément à cause de cette analogie que j’insisterai sur les détails de l’observation propres à la faire classer, avec assez de probabilité, parmi les paralysies saturnines, afin de prouver que l’on tend à réunir aujourd’hui, sous le nom de paralysie progressive, des faits appartenant en réalité à des maladies différentes.

On m’objectera probablement que n’ayant pas suivi le malade jusqu’à la fin, je ne puis affirmer que le délire, et même le délire spécial, n’est pas survenu plus tard ; on ajoutera que n’ayant pas fait l’autopsie, je ne puis affirmer la non-existence d’une autre affection, et par exemple d’une lésion appréciable du cerveau ou de la moelle. Mais, d’une part, la longue durée de la maladie, depuis son début jusqu’au moment où j’ai observé le malade, me paraît une forte présomption en faveur de la non-existence d’un début sans délire de folie paralytique ; d’autre part, l’examen détaillé des symptômes et de la marche de la maladie, chez le sujet de cette observation, me semble plaider fortement en faveur de l’idée d’une paralysie générale saturnine.

La paralysie saturnine généralisée, mérite, selon moi, de devenir l’objet de nouvelles recherches, si l’on veut enfin sortir de la confusion dans laquelle on se trouve aujourd’hui, en classant indistinctement sous le nom de paralysie progressive des faits très divers entre eux, en dehors du seul symptôme commun de la paralysie, et qui doivent appartenir en réalité à des maladies différentes. Je sens combien cet exposé rapide, relativement aux paralysies générales saturnines, présente de lacunes ; mais je pense qu’après les faits et réflexions qui précèdent, on ne contestera pas du moins l’existence de paralysies générales produites sous l’influence de l’intoxication saturnine, et partant la nécessité de les étudier, afin de chercher à les différencier de la paralysie des aliénés. Pour ma part, je me bornerai à en appeler ici, pour établir ce diagnostic, aux signes généraux de l’empoisonnement par le plomb, tels que les coliques et les vomissements antérieurs, la teinte cachectique de la peau, le liséré blanchâtre des gencives, la coloration des dents, l’anesthésie plus ou moins étendue, etc. J’invoquerai en outre, comme pour les maladies précédentes, les signes tirés de la paralysie générale saturnine, c’est qu’elle commence par être partielle et ne se généralise que petit à petit ; c’est surtout qu’elle consiste, dès le début, en une paralysie véritable, c’est-à-dire complète ou presque complète. Les empoisonnés par le plomb flottent souvent pendant longtemps, comme le dit avec raison Sandras, entre la paralysie partielle et la paralysie générale ; de plus, ils éprouvent une grande difficulté à soulever leurs bras, à remuer leurs jambes : il y a chez eux faiblesse très prononcée du système musculaire, et non simple irrégularité des mouvements.

9oTremblement mercuriel.

Le tremblement mercuriel, produit par une intoxication lente, chez les ouvriers doreurs et étameurs de glaces, et rarement par l’administration du mercure sous une autre forme, a été signalé par beaucoup d’auteurs. C’est un fait parfaitement acquis à la science ; mais il a été peu étudié dans ses détails et surtout dans ses caractères différentiels avec les autres tremblements et avec les paralysies. Il nous est donc impossible, n’ayant pas eu occasion d’en observer nous-même, de nous livrer à un travail comparatif entre les accidents mercuriels et la maladie qui nous occupe ; nous nous bornerons à les signaler ici comme cause d’erreur dans le diagnostic de la paralysie générale. D’après les caractères, peu nombreux il est vrai, attribués aux accidents mercuriels, il est évident qu’ils ressemblent, sous certains rapports, à quelques-uns des symptômes de la paralysie générale ; ils peuvent par conséquent devenir quelquefois un obstacle, dans le diagnostic de cette maladie, surtout si on le base presque exclusivement sur les phénomènes paralytiques, et non sur la considération de tous les symptômes envisagés dans leur mode de réunion et de succession naturelles. Nous ajouterons d’ailleurs, comme nous venons de le dire à l’occasion du plomb, qu’il faut distinguer soigneusement entre l’action du mercure, considérée d’une manière très contestable, comme cause éloignée de la paralysie des aliénés, et les paralysies véritablement mercurielles produites par l’action de ce métal sur l’économie, lesquelles ont un cachet spécial, méritent d’être étudiées isolément, et malgré l’analogie de quelques symptômes, ne peuvent être considérées comme identiques à la maladie dont nous parlons.

10oParalysies alcooliques.

Le sujet que nous abordons maintenant est peut-être le plus important de tous ceux que nous avons traités jusqu’à présent. Ces paralysies, encore peu connues, sont certainement celles qui ressemblent le plus à la paralysie générale, celles qu’on rencontre le plus fréquemment dans la pratique et celles qui ont été le plus souvent confondues avec la paralysie des aliénés. Nous ne voulons pas parler seulement ici du tremblement alcoolique, signalé par tous les auteurs comme symptôme presque constant du delirium tremens ; il peut bien, au même titre que le tremblement mercuriel et le tremblement des vieillards, figurer parmi les causes d’erreur du diagnostic de la paralysie générale. Plusieurs médecins ont déjà attiré sur lui l’attention sous ce rapport, en appelant au temps pour décider la question dans les cas douteux. Ce symptôme a en effet une durée ordinairement temporaire et un caractère intermittent comme la maladie dont il dépend. Mais les faits qui prêtent davantage à la confusion, et dont le diagnostic différentiel est plus difficile à établir qu’on ne le croit généralement, ce ne sont pas les faits de delirium tremens aigu, avec tremblement ou même avec embarras de la parole, ce sont les accidents plus réellement paralytiques, produits lentement par une intoxication alcoolique passée à l’état chronique. Ces faits, jusqu’ici peu étudiés, sont cependant assez fréquents, mais on en méconnaît généralement la véritable nature. On les confond, tantôt avec les cas aigus, sous le nom de delirium tremens, ou même sous celui de delirium tremens chronique ; tantôt avec d’autres aliénations mentales, sous les noms de manie ou de démence, lorsque les troubles psychiques prédominent, ou bien avec la paralysie générale des aliénés, lorsque les signes physiques et moraux coïncident ; tantôt avec les paralysies progressives sans délire ou d’autres espèces de paralysies, quand les accidents paralytiques existent seuls. Ils mériteraient certainement de devenir l’objet d’une étude particulière, soit par eux-mêmes, soit relativement à la question qui nous occupe. Cette lacune de la science a été en partie comblée par un ouvrage très intéressant et plein de faits bien observés, publié par le Dr Magnus Huss, professeur de clinique médicale, et médecin d’un grand hôpital à Stockholm[36]. Cet ouvrage, auquel on pourrait peut-être reprocher, comme à la plupart des monographies, d’avoir trop étendu le cercle des accidents alcooliques, est conçu dans un esprit d’observation sévère et délicate, qui en rend la lecture très utile au point de vue du sujet que nous traitons. Le Dr Lasègue a fait suivre le compte rendu qu’il a donné de ce livre[37], de quelques pages de diagnostic différentiel, pleines d’intérêt, puisées dans ses propres observations, et auxquelles nous ferons de nombreux emprunts.

Pour comprendre combien il est facile, dans la pratique, de confondre les paralysies alcooliques avec la paralysie générale des aliénés, surtout débutant sans délire, il suffit d’avoir observé quelques cas de paralysie alcoolique. J’en cite, à la fin de ce travail, trois exemples qui me semblent plus propres à faire ressortir les analogies et les différences que toutes les réflexions auxquelles je pourrais me livrer. Lorsqu’on a parcouru d’ailleurs les nombreuses observations consignées par le Dr Huss, on est facilement convaincu des analogies qui existent entre ces paralysies et la paralysie des aliénés, surtout au début. Je me bornerai à faire ici un tableau abrégé de la série des accidents paralytiques qui peuvent survenir à la suite d’un long abus des boissons alcooliques, tel qu’il résulte pour moi de la lecture de l’ouvrage du Dr Huss, et de mes propres observations.

Le premier phénomène qui se produit habituellement chez ceux qui ont longtemps abusé de l’alcool, c’est le tremblement des mains et des bras, tremblement ordinairement plus manifeste le matin que le soir, plus saillant aussi après des excès nombreux, ou bien également après une privation de quelques jours du stimulant auquel l’organisme est habitué, chose d’ailleurs constatée par tous les observateurs. Pendant longtemps, ce tremblement, plus ou moins prononcé selon les instants, est le seul symptôme produit par l’abus des liqueurs alcooliques ; il est, en effet, beaucoup d’ivrognes qui ne vont pas plus loin dans la série des accidents nerveux. Le plus souvent cependant, il survient aussi chez eux des céphalalgies, des pesanteurs de tête, des vertiges et des éblouissements, qui obscurcissent de temps en temps la vue des malades, et les obligent même à s’appuyer sur un objet voisin, pour se prémunir contre une chute qui leur paraît imminente ; ils éprouvent également quelquefois des bourdonnements d’oreille. Chez quelques-uns, enfin, on voit aussi se produire, dès cette époque, des troubles dans les fonctions du canal digestif, de la diminution dans l’appétit, des aigreurs, enfin des vomissements muqueux et blanchâtres assez abondants, surtout le matin. Ce degré de l’alcoolisme, désigné par le Dr Huss sous le nom de forme prodromique, peut exister seul pendant longtemps ; mais chez quelques individus, les excès venant à continuer ou même à augmenter, on voit survenir les premiers phénomènes appartenant à la forme de l’intoxication alcoolique réellement paralytique, ainsi que l’appelle le Dr Huss. Alors il se produit des fourmillements dans les membres inférieurs et supérieurs (phénomène très fréquent), des engourdissements dans les doigts et les orteils, des crampes, des douleurs de diverses natures dans la continuité des membres, mais surtout dans les extrémités ; enfin, le malade finit par ressentir un certain degré de faiblesse dans les bras et les jambes ; il s’aperçoit que ses doigts remplissent moins bien leurs fonctions, que les mouvements en sont moins précis et moins délicats, qu’ils éprouvent de la difficulté à soulever et à serrer les objets : la sensibilité, à son tour, devient émoussée et obtuse, et les mains ne perçoivent plus aussi nettement la sensation des objets.

Tous ces phénomènes de faiblesse musculaire, d’anesthésie, d’engourdissements, de fourmillements, de douleurs, ont lieu principalement dans les extrémités. Aux membres supérieurs, ils se produisent surtout dans les doigts, les mains, les avant-bras, et il est même remarquable qu’ils remontent rarement au-dessus du coude. Aux membres inférieurs, les mêmes symptômes se produisent également dans les jambes jusqu’aux genoux. Il existe de plus un sentiment de faiblesse musculaire dont le malade a conscience ; lorsqu’il veut marcher, il sent ses genoux faiblir sous lui ; sa marche devient moins précise, plus vacillante ; il ressent rapidement la fatigue : du reste, on observe dans les membres inférieurs, les mêmes troubles de la sensibilité que dans les bras. En même temps, la tête devient également le siège de phénomènes anormaux ; les étourdissements, les vertiges et les éblouissements, deviennent plus fréquents et plus intenses ; la vue s’affaiblit ; de temps en temps même elle s’obscurcit tout à coup ; de plus, le malade voit souvent passer devant ses yeux des mouches volantes, des éclairs et de petits objets scintillants, semblables à des insectes, illusions dont il a parfaitement conscience ; enfin, pendant la nuit, le sommeil est fréquemment agité par des rêves effrayants et des cauchemars. Tel est le premier degré de la paralysie alcoolique ; mais, les excès se renouvelant toujours, la maladie peut s’aggraver encore, et c’est alors qu’elle revêt les caractères tranchés de la paralysie, et que le malade se présente ordinairement à l’observation du médecin.

La paralysie conserve les caractères que nous venons d’énumérer, mais ils sont plus intenses. Le malade éprouve de la difficulté à se tenir sur ses jambes et à marcher pendant un certain temps, sans être exposé à tomber ; les bras ont de la peine à soulever et à serrer les objets ; la sensibilité est très émoussée et même presque éteinte dans les extrémités des pieds et des mains ; le tremblement est général et très marqué ; enfin, les troubles et les illusions de la vue sont très fréquents, plus intenses, et peuvent même être portés jusqu’à un commencement de délire. Dans d’autres cas, enfin, il y a eu antérieurement chez le malade un ou plusieurs accès de delirium tremens, ou bien, dans le moment même où le médecin l’examine et observe les phénomènes paralytiques, il constate en même temps un trouble plus ou moins manifeste de l’intelligence.

Ce désordre peut se produire, soit sous la forme d’obtusion ou de stupeur plus ou moins marquée, soit sous celle de subdelirium léger et intermittent, incohérent dans certains moments, et assez suivi dans d’autres ; il est principalement caractérisé par des illusions et des hallucinations de la vue, des frayeurs et des craintes incessantes, de l’hébétude, de l’absence de conscience du lieu où l’on se trouve, des idées de persécution, et souvent même de la panophobie.

Cette description des principaux symptômes des paralysies alcooliques, accompagnées ou non de trouble de l’intelligence, suffit pour faire sentir combien, dans certains cas, le diagnostic entre cette maladie et la paralysie doit être difficile, dans l’état actuel de la science.

Qui ne voit, en effet, dans ce tableau de l’alcoolisme chronique, une ressemblance extrême avec certains traits attribués par plusieurs auteurs modernes à la paralysie progressive avec ou sans délire ? Aussi accordera-t-on facilement qu’on a dû souvent confondre ces deux maladies ; quelques auteurs même prétendent que cette confusion doit avoir lieu. Lunier, par exemple, dit qu’un médecin belge a décrit sous le nom de delirium tremens chronique une maladie qui n’est évidemment que la paralysie générale progressive, encore peu connue à l’étranger ; d’ailleurs, parmi les faits qu’il cite lui-même comme exemples de paralysie progressive, il y en a un au moins[38] qui, d’après les détails mêmes de l’observation, paraît devoir rentrer dans le cadre des paralysies alcooliques, autant du moins qu’il est possible de juger de la nature exacte d’un fait alors que l’on n’a pas eu soi-même le malade sous les yeux. D’un autre côté, le Dr Huss, qui signale cette erreur commise par M. Lunier, me paraît tomber dans un excès contraire, en disant que la plupart des faits rapportés sous le nom de paralysie progressive sans délire ne sont probablement que des paralysies alcooliques ; il cite, du reste, lui-même, comme exemple de paralysie alcoolique avec trouble de l’intelligence, deux ou trois observations empruntées à des asiles d’aliénés, et qui me paraissent devoir rentrer légitimement dans le cadre de la folie paralytique, malgré l’existence d’excès alcooliques qui doivent figurer simplement, selon moi, comme cause de la maladie.

Quoi qu’il en soit de ces interprétations variées de faits particuliers, dans les détails desquels nous ne pouvons entrer ici, cette variété d’interprétation même est utile à constater pour prouver que, non seulement la confusion est possible entre la paralysie générale et la paralysie alcoolique, mais qu’elle a dû souvent avoir lieu. Or cette erreur est fâcheuse à tous les points de vue. Elle est fâcheuse au point de vue de la science et de la description exacte de ces deux affections, auxquelles on emprunte aujourd’hui indistinctement certains signes pour les faire figurer comme caractères d’une maladie nouvelle, la paralysie progressive, que l’on ne décrit souvent comme unité distincte, qu’en la constituant à l’aide d’éléments empruntés à des états et à des maladies diverses. Cette erreur est encore plus déplorable au point de vue de la pratique. La distinction, en effet, est de la plus haute importance pour le pronostic, puisque les paralysies alcooliques n’ont ni la même marche ni la même gravité que la paralysie des aliénés. En effet, elles sont intermittentes, guérissent souvent rapidement par la simple privation des boissons, ne se reproduisent que sous l’influence de nouveaux abus, enfin ne conduisent pas fatalement, et dans un temps donné, les malades à la démence, à l’incurabilité et à la mort.

Enfin cette erreur est encore plus fâcheuse pour le traitement, puisque les paralysies alcooliques étant curables, peuvent être traitées avec espoir de guérison, tandis que, jusqu’à présent du moins, la paralysie des aliénés a résisté à tous les moyens thérapeutiques. Dans tous les cas d’ailleurs, la nature des deux maladies étant différente, le traitement devrait très probablement différer également. La distinction pratique entre ces deux espèces de paralysies est donc nécessaire. Aussi croyons-nous devoir dire quelques mots des signes différentiels qui nous paraissent pouvoir être établis entre elles, et que nous empruntons au Dr Huss, et surtout au Dr Lasègue, ou que nous puisons dans nos propres observations. Nous croyons devoir insister ici principalement sur les signes psychiques, qui ont été trop négliges et qui, suivant nous, sont loin d’être sans valeur, comme le prétendent certains auteurs. Nous diviserons cet examen en signes physiques, signes psychiques, et signes tirés de la marche.

Signes physiques. — Plusieurs symptômes de l’alcoolisme chronique ressemblent à ceux de la paralysie générale au début. Nous chercherons les moyens de diagnostic, soit dans l’existence de quelques signes propres à chacune de ces affections, soit plutôt dans les différences que présentent chacun des signes communs aux deux maladies. La paralysie est, dans les deux cas, incomplète et atteint à la fois la plupart des parties du corps, mais elle offre plusieurs caractères différentiels. Dans l’alcoolisme, elle commence ordinairement par les extrémités des doigts, des orteils, qui sont d’abord engourdis et inhabiles avant d’être réellement affaiblis ; elle gagne ensuite les mains et les avant-bras jusqu’aux coudes, et les pieds et les jambes jusqu’aux genoux ; le plus souvent, elle se limite dans ces points qui deviennent aussi ordinairement le siège des divers désordres de la sensibilité, dont nous parlerons tout à l’heure. Dans la paralysie générale, au contraire, les lésions de la motilité, à des degrés divers, existent dans toute l’étendue du membre, et surtout ne débutent pas exclusivement par les extrémités. La paralysie est d’ailleurs différente non seulement par son siège, mais par ses caractères, à la période où l’erreur est la plus facile entre ces deux maladies.

Dans la paralysie des aliénés, en effet, ainsi que l’a très bien fait remarquer le Dr Lasègue, la lésion de la motilité consiste beaucoup plus, au début, dans une irrégularité des mouvements, avec saccades et violence d’impulsion, que dans une véritable débilité. La paralysie alcoolique, au contraire, consiste réellement dans la faiblesse : les bras ne peuvent soulever un fardeau et peuvent difficilement serrer les objets ; le malade éprouve de la difficulté à écrire, à travailler ; les jambes ont de la peine à soutenir le poids du corps, et le malade sent ses genoux faiblir sous lui ; il répugne à marcher, dans la crainte de ne pouvoir plus se soutenir, et il a de la tendance à s’appuyer sur les objets voisins, pour éviter une chute qui lui paraît imminente ; il éprouve, en un mot, un sentiment de faiblesse radicale. D’ailleurs, cet affaiblissement existe au même degré dans les bras et dans les jambes, souvent même commence par les bras, tandis que, dans la paralysie générale, si un tremblement très peu marqué des bras est un des premiers indices de la maladie, il n’en est pas moins vrai que la prédominance de débilité dans les jambes, signalée par M. Calmeil, reste généralement exacte. Le tremblement lui-même peut fournir des signes différentiels importants ; c’est ordinairement le premier signe de la paralysie alcoolique ; il est constant, très marqué, visible à première vue, et porte sur toutes les parties du corps à la fois ; tandis que, dans la paralysie générale, il manque souvent, est, dans presque tous les cas, à peine sensible, excepté pour un observateur exercé, n’existe guère que dans les bras, les jambes, la langue et la lèvre supérieure, ne se montre pas à la tête et au tronc, dans tous les cas, ne se manifeste pas par une trémulence générale, imprimant une secousse à tous les corps avec lesquels le malade se trouve en contact.

Le tremblement de la langue peut exister dans les deux cas, mais il est ordinairement plus marqué et beaucoup plus saillant chez les sujets soumis à l’intoxication alcoolique que chez les aliénés paralytiques. C’est précisément l’inverse pour l’embarras de la parole, qui ne paraît pas du tout en rapport, comme on le croit généralement, avec le tremblement de la langue et des lèvres. Ce signe, si caractéristique et si essentiel dans la paralysie des aliénés, manque très souvent, au contraire, dans l’intoxication alcoolique, malgré un tremblement très marqué de la langue et des lèvres, et lorsqu’il existe, ce qui arrive de temps en temps, il a des degrés d’intensité plus variables d’un moment à l’autre, et est beaucoup plus intermittent.

Après ces caractères différentiels tirés des lésions des mouvements, il en est d’autres qui dérivent des lésions de la sensibilité. Le plus important de tous réside dans l’anesthésie, qui accompagne presque toujours, à un degré très marqué, les troubles des mouvements dans l’alcoolisme ; elle en suit en quelque sorte les degrés, depuis le simple engourdissement jusqu’à l’émoussement, à l’obtusion et presque à l’abolition de sensibilité dans les parties qui sont le siège de l’affaiblissement musculaire, c’est-à-dire principalement dans les mains, les pieds, les avant-bras et les jambes. Dans la paralysie générale, au contraire, à toutes les périodes, et même à la première, contrairement à l’opinion de De Crozant, dont quelques observations semblent même avoir porté sur des paralysies alcooliques, ce signe est beaucoup plus rare et beaucoup moins prononcé, si ce n’est peut-être dans quelques cas exceptionnels. Les autres troubles nerveux de la sensibilité ou de la motilité, qui se produisent surtout dans les parties paralysées, c’est-à-dire de préférence dans les extrémités, sont les fourmillements, les douleurs de diverses natures, les engourdissements, les crampes, les contractures momentanées et partielles, les convulsions et les mouvements spasmodiques, également partiels. Ces symptômes, presque constants dans l’alcoolisme bien confirmé, ainsi qu’on peut le voir dans les observations du Dr Huss, sont beaucoup plus exceptionnels dans les paralysies générales, même au début. Indépendamment des phénomènes nerveux qui surviennent dans les parties paralysées, il en est qui se passent dans une sphère plus immédiatement cérébrale, et qui peuvent aussi devenir très utiles pour le diagnostic différentiel des deux maladies.

Il peut sans doute exister, dans les deux cas, des vertiges et des étourdissements ; mais ils sont plus fréquents, plus constants, et se reproduisent à des intervalles beaucoup plus rapprochés dans l’alcoolisme. Ils consistent souvent en de simples éblouissements, et ne sont pas immédiatement suivis de la production ou de l’aggravation de plusieurs symptômes, comme cela a lieu dans la paralysie générale. D’ailleurs, lorsqu’ils sont portés à un plus haut degré, ils ont plutôt, dans l’alcoolisme, selon la judicieuse remarque du Dr Lasègue, le caractère de la syncope que celui de la congestion, qui est propre, au contraire, aux formes de la paralysie générale où ces étourdissements sont les plus fréquents. Dans les deux maladies également, il peut exister de la céphalalgie, mais elle est plus constante, plus pénible pour le malade et plus continue, dans l’alcoolisme ; d’ailleurs elle consiste en pesanteur de tête générale ou principalement frontale, tandis que dans la paralysie générale, la céphalalgie, lorsqu’elle existe, est presque toujours située au sommet de la tête. Mais, parmi les symptômes cérébraux, les signes distinctifs les plus importants sont ceux qu’on peut tirer des troubles des sens et principalement de la vue. Tandis que chez les paralytiques, au début, ces troubles des sens sont très exceptionnels, on observe très fréquemment, au contraire, chez les individus soumis à l’intoxication alcoolique, avant même que la paralysie ne soit survenue, des bourdonnements d’oreille et des troubles variés de la vue, tels qu’éblouissements fréquents, obscurcissements de la vision, sensation d’un corps noir passant devant les yeux, ou bien, au contraire, éclairs, étincelles, objets scintillants avec affaiblissement manifeste de la vision. Le malade a parfaitement conscience de ces troubles des sens : il les accuse et même s’en afflige, comme nous allons le dire pour tous les autres phénomènes de sa maladie.

Pour terminer cet exposé rapide des signes distinctifs tirés de l’état physique, nous dirons enfin que chez les individus qui ont longtemps abusé des liqueurs alcooliques et qui sont dans l’état de paralysie dont nous parlons, il existe souvent des troubles assez marqués dans les fonctions du tube digestif et, en particulier, des vomissements muqueux, survenant principalement le matin, symptôme qui n’existe pas chez les paralytiques, dont les fonctions digestives sont parfaitement intactes et souvent même exagérées.

Signes psychiques. On a souvent contesté la possibilité de découvrir quelques traits caractéristiques dans les troubles intellectuels produits par l’intoxication alcoolique soit aiguë, soit chronique. On croit généralement aujourd’hui que cette recherche est vaine et stérile, puisqu’on retrouve chez ces malades les quatre formes principales de maladies mentales : la mélancolie, la monomanie avec hallucinations, la manie et la démence. On fait, en un mot, le même raisonnement qu’à propos de la folie paralytique nous avons cherché à réfuter précédemment. Ce n’est pas le lieu de traiter ici une question aussi importante, et nous ne pouvons entrer incidemment dans les détails qui seraient nécessaires pour l’élucider ; mais nous ne pouvons nous empêcher de signaler à grands traits les caractères psychiques les plus saillants, qui nous paraissent appartenir plus spécialement à l’intoxication alcoolique. Une première distinction indispensable et à laquelle on ne songe pas généralement, consiste à séparer, sous ce rapport, l’intoxication aiguë, ou delirium tremens proprement dit, de l’intoxication chronique. Comme nous avons principalement en vue ici les accidents physiques chroniques, il semblerait que nous ne devrions nous occuper que des désordres également chroniques de l’intelligence qui les accompagnent souvent ; mais d’abord, ces troubles ont été trop peu étudiés dans leurs détails, pour qu’on puisse en donner une description suffisamment exacte ; d’ailleurs la connaissance des troubles aigus est indispensable pour le diagnostic. En effet, chez les individus atteints de paralysie alcoolique, il a presque toujours existé, à une période antérieure de leur affection, des accès de delirium tremens, dont le compte rendu fait par les parents ou les malades peut éclairer le médecin. De plus, les désordres chroniques de l’intelligence conservent souvent eux-mêmes, sans agitation, plusieurs des traits propres aux troubles aigus, et en sont en quelque sorte un diminutif. Au milieu même de l’état d’abrutissement intellectuel de la forme chronique, il s’intercale assez fréquemment, soit spontanément, soit sous l’influence de nouveaux excès, des phénomènes d’excitation qui rappellent ceux des périodes aiguës. Les liens qui existent entre les phénomènes de l’état aigu, ou delirium tremens proprement dit, et ceux de l’état chronique sont donc si intimes, qu’il est presque impossible d’étudier les uns sans les autres.

Délire alcoolique aigu. — Je n’ai pas à décrire ici, même en abrégé, les symptômes les plus ordinaires du delirium tremens. On commence cependant à reconnaître que ce délire présente chez les divers sujets quelques caractères communs. M. Delasiauve a cherché à les faire ressortir, et il a indiqué plusieurs des symptômes qui permettent de le reconnaître[39]. Comme dans le délire produit par les solanées vireuses, l’individu atteint de délire alcoolique aigu est dans un état d’agitation extrême et incessante, caractérisée surtout par la panophobie, la mobilité anxieuse, la crainte sous toutes ses formes, et les hallucinations nombreuses et effrayantes, principalement de la vue. Il va et vient dans tous les sens, se croit sans cesse poursuivi, se retourne à chaque instant, comme pour voir un homme ou un objet quelconque qui s’avance vers lui ; il voit comme une fantasmagorie perpétuelle passer devant ses yeux et marcher à sa rencontre, et il recule d’épouvante. Les insectes, les animaux de toutes sortes, les monstres les plus hideux et les plus terribles, le jettent dans une terreur panique, à laquelle il cherche à échapper, en se précipitant par la première issue qui se présente à lui. Il entend des détonations de coups de fusil ou de pistolet, des voix menaçantes qui le jettent dans la plus profonde terreur, ou bien il aperçoit des abîmes et des précipices ouverts sous ses pas. À ces symptômes d’excitation, se joignent de temps en temps, et succèdent presque toujours, des phénomènes de stupeur, d’hébétude, et d’obtusion des facultés intellectuelles ; ces phénomènes deviennent de plus en plus marqués, à mesure que l’accès approche de sa fin, et durent jusqu’au moment où un sommeil très intense et souvent très prolongé vient terminer l’accès. Alors le malade conserve ordinairement, pendant quelque temps, un certain degré d’hébétude, d’affaissement physique et moral ; enfin, le plus souvent, il n’a pas gardé le moindre souvenir de tous les faits qui se sont passés pendant son délire, quoique ses idées aient semblé assez nettes pendant ce temps et qu’il ait paru en avoir parfaitement conscience. Cette description rapide d’un accès de delirium tremens aigu ne suffirait pas pour donner une idée exacte des désordres intellectuels qui accompagnent souvent l’intoxication alcoolique chronique ; mais elle en contient déjà plusieurs traits importants qui s’y retrouvent en quelque sorte en raccourci : par exemple, la disposition triste et craintive générale, les illusions et les hallucinations nombreuses et prédominantes de la vue, et enfin la stupeur et l’hébétude, qui seulement prédominent ici sur l’excitation.

Délire alcoolique chronique. — L’individu atteint de trouble de l’intelligence causé par une intoxication alcoolique prolongée est ordinairement dans un état d’hébétude plus ou moins prononcée, surtout dans le moment où les accidents physiques sont plus marqués, c’est-à-dire après un nouvel excès. Il éprouve surtout une diminution notable de la mémoire et peut même avoir oublié, dans le moment, les faits les plus importants de sa vie ou de sa maladie. Les idées sont obscurcies et le cours en est ralenti ; souvent il peut encore comprendre la plupart des questions qu’on lui adresse, et ses idées sont même assez suivies ; mais il présente une obtusion évidente des facultés intellectuelles ; fréquemment aussi il a conscience de cet état de son intelligence, comme d’ailleurs de son état physique. Presque toujours il s’en afflige, s’en préoccupe très péniblement, et présente une disposition hypocondriaque évidente ; il raconte avec complaisance, les divers phénomènes qu’il éprouve à tous ceux qui l’entourent, se soigne lui-même ou va consulter plusieurs médecins, ou bien, comme il le dit, cherche dans l’emploi de l’excitant qui lui est habituel le moyen d’éclaircir ses idées. D’autres phénomènes très fréquents à ce degré de l’alcoolisme chronique et très importants à signaler, ce sont les illusions et les hallucinations de la vue. Elles sont nombreuses, caractéristiques, et rappellent celles de l’état aigu ; le malade les apprécie le plus souvent à leur juste valeur, ce qui les différencie singulièrement des hallucinations des autres formes de maladies mentales, et ce qui pourrait même porter à penser qu’elles sont de simples sensations subjectives. Les malades voient devant eux, sur les murs, sur le sol ou sur les objets qui les environnent, une foule de petits objets scintillants, des insectes, des animaux variés, des serpents ou d’autres objets mobiles et effrayants ; ils éprouvent surtout ces phénomènes pendant la nuit alors qu’ils sont éveillés, mais ils les ressentent aussi fréquemment en plein jour. Indépendamment de ces fausses perceptions de la vue, qui peuvent être très variées et dont le malade a conscience, il se produit aussi très souvent chez eux des rêves nombreux et des cauchemars pendant le sommeil, qui peuvent être difficiles à distinguer des hallucinations de la veille, mais qui sont également très fréquents et très caractéristiques de cette forme de l’intoxication alcoolique. Ils existent chez ces malades alors même qu’il n’y a pas encore d’autres manifestations du trouble de l’intelligence, ou bien en même temps que les hallucinations et le degré modéré d’hébétude dont nous venons de parler. Tels sont les troubles de l’intelligence qui accompagnent le plus ordinairement les phénomènes physiques dont nous avons parlé précédemment. Il est juste d’ajouter cependant que, dans un certain nombre de cas, les traits en sont encore plus nettement accusés ; on observe alors de temps en temps des désordres intellectuels qui se rapprochent beaucoup plus du délire agité, incohérent et complet des premières périodes, ou bien une sorte d’abrutissement qu’on peut comparer aux démences les plus avancées. Ces phénomènes ne sont que l’exagération de ceux que nous avons décrits précédemment, et ils peuvent tous se résumer par les mots d’agitation anxieuse ou craintive et d’hébétude ou de stupeur plus ou moins prononcée.

Nous nous sommes étendu longuement sur les désordres particuliers de l’intelligence qui surviennent dans l’alcoolisme aigu ou chronique, parce qu’ils sont généralement peu connus, et parce qu’ils nous paraissent pouvoir être utiles dans le diagnostic entre cette maladie et la paralysie générale des aliénés. Il suffit, dans ce but, de les opposer à ceux que nous avons indiqués dans la première partie de cette thèse comme propres aux aliénés paralytiques. Dans l’alcoolisme, en effet, l’état général de l’intelligence et du moral est caractérisé par la crainte, les tendances hypocondriaques, la conscience de son état, les illusions et les hallucinations multiples et spéciales de la vue, et enfin un degré plus ou moins marqué d’hébétude. La folie paralytique au contraire est caractérisée par l’activité intellectuelle, par des conceptions multiples, bizarres, absurdes, contradictoires et gigantesques, par le contentement de soi-même et la non-préoccupation de son état, l’absence presque absolue d’hallucinations ; enfin un certain degré de vivacité dans les idées, au milieu même de la faiblesse, de la démence commençante. On conçoit que ces deux tableaux, mis en regard l’un de l’autre, surtout lorsqu’on y joint les signes différentiels tirés de l’état physique, peuvent venir en aide au médecin, dans les cas difficiles.

Signes tirés de la marche. — Un dernier caractère distinctif très important entre les accidents alcooliques et la paralysie générale est celui que l’on peut tirer de la marche très différente de ces deux affections. La paralysie générale peut sans doute, comme nous avons cherché à le montrer, présenter de temps en temps des rémissions ou des intermittences dans son cours ; mais elles sont beaucoup moins fréquentes, et se produisent surtout beaucoup moins rapidement que celles qui caractérisent essentiellement la marche de l’intoxication alcoolique chronique. Celle-ci, en effet, est nécessairement intermittente ou du moins très notablement rémittente. En général, chez les individus atteints d’accidents alcooliques, même très prononcés, à moins que ceux-ci ne se soient renouvelés un très grand nombre de fois, et ne soient tout à fait invétérés, il suffit que ces malades se trouvent privés de boissons pendant un temps souvent assez court, pour qu’on voie diminuer considérablement ou même disparaître presque complètement les accidents dont ils sont atteints. À Bicêtre, par exemple, on observe tous les jours des cas semblables, et le Dr Huss en rapporte d’ailleurs des preuves nombreuses. Ces mêmes accidents se reproduisent, il est vrai, presque toujours plus tard, parce que les malades guéris retombent dans les mêmes abus, qui reproduisent de nouveau les mêmes effets. D’autres fois aussi ces accidents se perpétuent sans interruption, et ne font que s’aggraver successivement, parce que les malades continuent leurs excès ; mais même dans ce cas où la maladie est très chronique et est devenue très grave, il suffit souvent d’un séjour d’un ou de deux mois dans un établissement, et de la privation des liqueurs alcooliques, qui en est la conséquence, pour faire disparaître momentanément des symptômes cependant si invétérés. Dans les cas d’ailleurs où l’on aurait affaire à une intoxication alcoolique durant depuis longtemps, un signe, également tiré de la marche, peut être aussi d’une grande utilité pour le diagnostic ; c’est l’existence d’un ou de plusieurs accès de delirium tremens antécédents, ayant précédé ou interrompu, à plusieurs reprises le cours de l’intoxication alcoolique chronique.

11oParalysies produites sous l’influence de l’arsenic et du phosphore.
Acrodynie, ergotisme, pellagre
.

Après les paralysies saturnines et alcooliques, il nous resterait à passer en revue quelques autres paralysies, moins fréquentes, qui se produisent dans différentes intoxications chroniques, métalliques ou autres, et par exemple sous l’influence de l’arsenic, et du phosphore ; mais tel ne peut être ici notre but, puisque nous sommes loin d’avoir l’intention de faire un travail complet. Nous avons voulu seulement indiquer rapidement les causes d’erreur qu’on rencontre le plus fréquemment dans le diagnostic de la paralysie générale ; nous n’avons qu’à mentionner, en terminant, les paralysies qui surviennent dans certaines formes d’ergotisme, celles que l’on a constatées dans plusieurs épidémies d’acrodynie, et enfin, dire quelques mots de la paralysie pellagreuse, sur laquelle M. Baillarger a surtout appelé l’attention, et qu’il a voulu confondre avec la paralysie des aliénés[40].

Cette maladie étant très rare en France, peu de médecins français ayant pu l’observer directement, il est difficile d’émettre à son égard une opinion offrant quelque garantie de vérité. Qu’il existe dans cette affection une paralysie plus ou moins générale, c’est ce qui ne peut en rien nous étonner, puisque nous avons vu ces symptômes paralytiques se produire dans des conditions très diverses.

Après les réflexions que nous avons consignées dans ce chapitre, on ne peut donc songer à réunir une maladie avec la paralysie des aliénés, sous le simple prétexte qu’elle présente, avec elle, le symptôme commun d’une paralysie générale et incomplète. Du reste, cette paralysie ne paraît survenir que dans les derniers temps de la maladie, et semble avoir plus de ressemblance avec les paralysies périphériques, qu’avec la paralysie des aliénés. Enfin Brierre de Boismont, qui a aussi observé la paralysie pellagreuse en Italie dès 1830[41], n’est pas disposé, comme M. Baillarger, à croire à son identité avec la paralysie des aliénés. Je sais bien que M. Baillarger a observé plusieurs fois le délire ambitieux chez ces malades, ce qui serait une preuve très grande en faveur de l’opinion qu’il professe, puisque deux symptômes spéciaux se trouveraient ainsi réunis ; mais d’abord cet observateur est, je crois, le seul qui ait jusqu’à présent constaté ce fait. De plus, ne serait-il pas possible d’admettre que dans une contrée où la pellagre est fréquente et endémique, elle puisse frapper accidentellement des individus atteints de paralysie générale des aliénés, qui existent évidemment dans ce pays comme dans tout autre, ainsi que le constate M. Baillarger lui-même, et qu’il y ait alors simple coïncidence ? D’ailleurs, le trouble mental le plus commun dans la pellagre, même avec paralysie, ainsi que l’ont constaté tous les observateurs, c’est la mélancolie avec penchant au suicide ; état très rare, au contraire, si tant est qu’il existe, chez les aliénés paralytiques.

Nous pensons, en résumé, que, dans l’état actuel de la science, l’analogie qu’on a prétendu établir entre la pellagre et la paralysie des aliénés, au point de vue des symptômes physiques comme des symptômes moraux, ne peut être considérée comme démontrée ; il nous paraît plus exact de considérer la paralysie générale, qui survient assez souvent chez les pellagreux très avancés, comme un des symptômes de cette affection et non comme identique à la paralysie des aliénés.

12oAtrophie musculaire progressive.

Cette maladie, décrite par Duchenne de Boulogne[42], Aran[43], Thouvenet[44] et Cruveilhier[45], est assez bien connue dans ses symptômes et dans sa marche ; mais elle a été encore peu étudiée dans ses rapports avec la paralysie générale. Dans la discussion qui a eu lieu à son sujet à l’Académie de médecine, Parchappe a indiqué très nettement plusieurs signes propres à établir ce diagnostic ; mais quelques réflexions sont nécessaires relativement aux confusions qui ont été faites, ou qui peuvent l’être entre cette affection et la paralysie générale. Aran[46], a eu le soin de signaler la nécessité de ce diagnostic, mais il a ajouté que la paralysie générale, progressive, était une maladie encore trop peu connue pour qu’on pût la comparer avec avantage à l’atrophie progressive. La confusion entre ces deux maladies ne paraît donc pouvoir être admise en théorie ; mais il est loin d’en être toujours de même dans la pratique. Il suffit que l’atrophie progressive, comme la paralysie générale, ait pour conséquence l’affaiblissement graduel du mouvement musculaire dans les diverses parties du corps, pour que l’on soit disposé à l’assimiler à la paralysie générale, surtout alors qu’il est admis que le trouble de l’intelligence n’est nullement nécessaire pour caractériser cette dernière affection. Aussi, avant de chercher des signes différentiels entre l’atrophie progressive et la paralysie générale, pourrait-il paraître nécessaire d’élucider d’abord la question de savoir s’il existe réellement une maladie nouvelle, intermédiaire à la folie paralytique et à l’atrophie musculaire progressive, et qui seule mériterait d’être distinguée par des signes différentiels.

C’est ainsi que Brierre de Boismont semble avoir compris la question, lorsqu’il a cherché à établir l’existence de cette maladie nouvelle, distincte de la paralysie des aliénés et de l’atrophie musculaire, affection qu’il a paru considérer comme probablement de nature spinale ; mais en examinant attentivement les faits qu’il a cités à l’appui de cette maladie nouvelle, on est frappé de l’analogie qui existe entre ceux qu’il rapporte sous le titre de paralysie progressive sans aliénation, et ceux qui ont été cités par Aran, Thouvenet et Cruveilhier, sous le nom d’atrophie musculaire. La première observation invoquée par Brierre de Boismont, précisément comme type[47], me paraît, en effet, un exemple évident d’atrophie musculaire, analogue à ceux que les autres auteurs ont rapportés sous ce nom. Ce malade, après être tombé dans une rivière et avoir eu ses habits mouillés pendant plusieurs heures, ressentit le lendemain une sensation de brûlure et de picotement à la plante des pieds et dans les mollets, et huit jours après dans les mains et les doigts. Bientôt il cesse de pouvoir travailler, et un mois après environ, il ne peut plus quitter le lit. Les douleurs deviennent moins intenses, mais l’affaiblissement musculaire augmente rapidement et s’accompagne d’atrophie ; ces phénomènes de paralysie et d’atrophie sont surtout manifestes aux extrémités, aux mains et aux avant-bras, ainsi qu’aux pieds et aux jambes. L’irritabilité électrique a disparu ou diminué dans la plupart des muscles de ces extrémités, mais d’une manière inégale, ainsi que la force musculaire, qui semble conservée dans certains muscles beaucoup plus que dans d’autres. Seulement, il ne paraît pas y avoir une relation exacte entre la diminution de l’irritabilité électrique et l’atrophie musculaire. Il n’y a d’ailleurs chez ce malade ni lésion de l’intelligence ni même embarras de la parole. Mais l’auteur suppose que ce dernier signe se produira plus tard, comme il l’a vu survenir dans des cas analogues.

En lisant cette observation, il nous paraît difficile de ne pas y voir un exemple d’atrophie progressive, avec cette seule différence que l’irritabilité électrique, ainsi que la force musculaire, semblent avoir diminué dans des muscles qui ne paraissent pas encore atteints d’atrophie. Si nous avons bien compris l’auteur dont nous parlons, ce serait là, selon lui, le signe différentiel principal entre l’atrophie progressive et ce qu’il appelle la paralysie progressive sans aliénation[48]. Mais nous avouons ne pas bien saisir cette distinction, qui ne nous paraît constituer qu’une différence de degré ; en effet, dans l’atrophie progressive, la force musculaire doit également diminuer, ainsi que l’irritabilité électrique, dans les muscles qui commencent à s’atrophier, avant que cette atrophie puisse être sensible.

Nous avons nous-même observé à l’hôpital de la Charité un malade, dont nous donnons l’observation à la fin de ce travail, que certaines personnes pourraient considérer comme atteint de paralysie progressive, et qui nous semble affecté de simple atrophie musculaire[49]. Ce qu’il y a, en effet, de caractéristique chez ce malade, c’est que la paralysie paraît également devoir être attribuée à un refroidissement ; qu’elle a débuté par les extrémités et par certains muscles plutôt que par certains autres ; qu’elle a été précédée de douleurs ; qu’au bout de deux mois, le malade était déjà dans l’impossibilité de quitter le lit ; que la paralysie a gagné progressivement des extrémités vers le tronc ; qu’elle était accompagnée d’atrophie, surtout dans les extrémités, et qu’enfin il n’existait ni trouble de l’intelligence ni embarras de la parole.

La confusion est donc possible entre l’atrophie progressive et la paralysie générale, lorsque l’on est placé au point de vue que nous cherchons à combattre, et cette erreur nous paraît même avoir été commise par quelques auteurs. Nous devons ajouter une remarque qui, selon nous, n’est pas sans importance. Brierre de Boismont et Duchenne de Boulogne ont cru trouver dans l’électricité un moyen pratique pour distinguer les paralysies générales sans aliénation des paralysies avec aliénation : ils ont dit que dans les premières, l’irritabilité électrique des muscles diminuait ou disparaissait, tandis qu’elle restait intacte dans la paralysie des aliénés. L’importance qu’ils ont accordée à ce signe diminue, ce nous semble, considérablement, si l’on admet avec nous qu’ils ont donné le nom de paralysie progressive sans aliénation à des faits du genre de ceux que nous venons de citer, faits qu’ils reconnaissent eux-mêmes être probablement de nature spinale et qui nous semblent des exemples d’atrophie progressive. On conçoit en effet que, dans ces cas, la diminution de l’irritabilité musculaire électrique soit en rapport avec la disparition même de la fibre musculaire et qu’il n’en soit pas de même dans la paralysie des aliénés, où cette fibre musculaire persiste jusqu’à la fin ; mais par cela même, ce signe, utile pour distinguer, ainsi que l’a indiqué Marshall Hall, les paralysies spinales des paralysies cérébrales, ne peut être d’aucune utilité pour différencier la paralysie des aliénés de celle que plusieurs auteurs appellent paralysie générale progressive, affection qui, aux yeux de ceux qui l’admettent, serait, comme la folie paralytique, une maladie cérébrale. Le criterium invoqué par Brierre de Boismont et Duchenne de Boulogne peut donc être utile pour distinguer les atrophies progressives de la paralysie des aliénés, mais ne paraît pas susceptible de trancher la question, actuellement pendante, entre la véritable paralysie progressive, si elle existe, et la paralysie des aliénés.

Le diagnostic différentiel entre l’atrophie musculaire et la paralysie des aliénés, même débutant sans délire, nous paraît en général facile, lorsqu’on tient compte des caractères spéciaux de la paralysie, que nous avons signalés. Et d’abord, l’absence de troubles de l’intelligence dans un cas, la perturbation intellectuelle plus ou moins rapide dans l’autre ; l’absence de l’embarras de la parole, excepté peut-être à la fin de la maladie dans un cas, sa production dès le début, dans l’autre ; enfin l’existence ou la non-existence de l’atrophie musculaire, sont déjà des signes précieux pour le diagnostic. Cependant les deux premiers n’ont rien d’absolu, et le dernier, qui sert de base à la distinction scientifique entre ces deux maladies, n’est pas toujours facile à apprécier dans la pratique, surtout dans les premières périodes de l’affection. Les véritables signes distinctifs, sur lesquels on ne semble pas suffisamment fixer l’attention, résident, selon nous, dans les caractères mêmes de la paralysie. Dans l’atrophie musculaire, en effet, elle est d’abord partielle, et ne parvient que peu à peu à se généraliser ; elle commence par être incomplète, mais finit par devenir presque complète, du moins dans certaines parties du corps ; elle marche progressivement des extrémités vers le centre, au lieu de progresser seulement en intensité, et elle débute presque toujours par les membres supérieurs, auxquels la maladie reste longtemps limitée : dans toutes les parties du corps qu’elle affecte, elle atteint presque complètement certains muscles, tandis qu’elle en respecte d’autres : il est même remarquable qu’elle porte souvent sur les muscles homologues des deux côtés. De plus, il y a diminution de la contractilité musculaire électrique dans les muscles atrophiés, tandis que cette propriété est conservée chez les aliénés paralytiques.

Enfin, il convient d’ajouter que, dans la première, on trouve, à l’autopsie, une diminution et même une disparition presque complète de la fibre musculaire, remplacée souvent par un tissu cellulaire graisseux ; tandis qu’aucune lésion de ce genre ne peut être constatée chez les aliénés paralytiques, alors même qu’ils sont morts dans le marasme.

Conclusion. — Après avoir passé en revue la plupart des maladies qui peuvent donner lieu à des symptômes analogues à ceux de la paralysie des aliénés, il resterait maintenant à rechercher s’il existe, en dehors de la folie paralytique et des diverses maladies connues, une affection nouvelle méritant le nom de paralysie générale sans aliénation. Cette discussion nous entraînerait beaucoup trop loin, et nous nous sommes abstenu à dessein de l’aborder dans ce travail. Elle mériterait à elle seule une étude particulière, et cette étude nous semble prématurée, dans l’état actuel de nos connaissances. D’ailleurs, cette question ne nous a pas paru la plus importante à discuter tout d’abord. Nous avons voulu prouver en effet :

1oQu’il existe une paralysie générale type, qui jusqu’à présent est seule bien connue ; qu’elle n’est pas seulement caractérisée par le symptôme paralysie, mais qu’elle repose sur un ensemble de phénomènes ayant une marche déterminée, et qu’elle constitue ainsi une forme spéciale de la folie que nous avons appelée folie paralytique ;

2oQue la paralysie générale peut survenir, à titre de symptôme, dans un assez grand nombre de maladies cérébrales, médullaires, et nerveuses, mais qu’elle se distingue alors de l’affection précédente, soit par les caractères généraux de ces diverses maladies, soit par les caractères spéciaux de la paralysie.

Établir ces deux propositions nous a paru un travail préliminaire indispensable pour pouvoir aborder avec quelque utilité la question des paralysies générales sans délire. En effet, une fois placé à ce point de vue, si l’on examine attentivement les faits, encore peu nombreux, cités comme exemples de cette maladie nouvelle, on est vraiment frappé de la différence extrême qui existe entre les faits rapportés sous le même titre, non seulement par des auteurs différents, mais par le même auteur. On découvre alors, en se basant sur les principes de diagnostic que nous avons cherché à développer, dans la seconde partie de ce travail, que l’on a souvent cité sous le nom de paralysie générale progressive, avec ou sans délire, des faits qui pourraient rentrer, à plus juste titre, dans d’autres maladies déjà connues.

Nous sommes loin certainement de nier, d’une manière absolue, l’existence de cette maladie nouvelle. Nous pensons même qu’il est certains faits exceptionnels de paralysie générale sans délire que l’on parvient avec peine à ranger dans le cadre de quelque maladie déjà connue, mais que l’absence du délire, constatée pendant plusieurs années, semble devoir faire exclure de celui de la folie paralytique. Nous disons seulement que la plupart des faits cités jusqu’à ce jour, sont loin d’être suffisants pour établir scientifiquement l’existence de cette maladie nouvelle, et que, du reste, les divers auteurs donnent ce même nom de paralysie progressive à des faits très dissemblables entre eux.

D’ailleurs, la question, selon nous, n’est pas posée d’une manière convenable, et l’on ne nous semble pas, en général, assez frappé des difficultés presque insurmontables qu’on peut rencontrer pour arriver à sa solution. On observe, dans un moment donné, un malade qui paraît présenter une paralysie analogue à celle que l’on a constatée chez les aliénés, et que l’on trouve plus ou moins complètement exempt de délire ; on conclut de cette simple absence du délire, que ce malade n’est pas atteint de la maladie, connue sous le nom de paralysie générale des aliénés. D’un autre côté, si on observe une paralysie générale, accompagnée d’un trouble quelconque de l’intelligence, on la confond avec la paralysie des aliénés ; mais on oublie alors, d’une part, que la paralysie des aliénés peut débuter sans délire, et d’autre part, que des paralysies générales, symptomatiques de diverses affections cérébrales, peuvent s’accompagner d’un désordre quelconque de l’intelligence, sans être pour cela la maladie spéciale, méritant le nom de folie paralytique.

En un mot, on prétend faire reposer la distinction scientifique entre les deux espèces de paralysie générale sur le seul fait de la présence ou de l’absence du délire ; mais un seul symptôme est tout à fait insuffisant pour constituer une maladie nouvelle, qui ne peut exister qu’à la condition de reposer sur un ensemble de phénomènes et sur une marche déterminée. La question, dans les termes où elle est posée, nous paraît presque insoluble pratiquement : c’est même, selon nous, ce qui explique pourquoi, jusqu’à présent, on a produit si peu de faits concluants. Pour affirmer en effet qu’un malade n’a pas présenté de délire depuis le commencement de sa maladie, et pour le suivre jusqu’à sa mort, de manière à constater que ce symptôme n’est survenu à aucune période, il faudrait pour ainsi dire ne jamais le perdre de vue, et triompher, par une grande persévérance, des obstacles nombreux qui s’opposent presque toujours à une observation aussi prolongée. D’ailleurs, en supposant même que quelquefois on parvînt à vaincre ces difficultés, par suite de circonstances exceptionnelles, on resterait encore exposé à deux ordres d’objections. S’il ne s’était produit aucune espèce de trouble intellectuel pendant tout le cours de la maladie, on pourrait encore objecter que la mort n’a pas été le résultat de la marche naturelle de l’affection, et que si elle ne fût pas survenue, le délire aurait pu se produire tôt ou tard. D’un autre côté, ce qui arrive plus fréquemment, si on avait constaté un simple affaiblissement très léger de l’intelligence ou de la mémoire, sans trouble manifeste, on pourrait alors discuter la question de savoir si cette faiblesse intellectuelle mérite réellement le nom de folie ; et l’on conçoit à combien d’interprétations diverses cette question peut donner lieu, surtout si l’on suppose qu’un léger trouble des facultés mentales vient se joindre à cette simple débilité de l’intelligence. Nous nous bornerons ici à ces réflexions générales, n’ayant pas l’intention de traiter actuellement un sujet aussi compliqué. Nous dirons seulement que, jusqu’à présent, les faits cités par les auteurs ne nous paraissent pas avoir suffisamment établi l’existence d’une maladie nouvelle, ne différant de la folie paralytique par d’autres caractères que par l’absence du délire, à une certaine période de sa durée. Le plus grand nombre des faits, aujourd’hui publiés, nous semblent donc pouvoir rentrer dans l’une des deux catégories que nous avons examinées dans ce travail, c’est-à-dire dans la folie paralytique, débutant avec ou sans délire, ou dans diverses maladies déjà connues. En résumé, nous croyons pouvoir tirer de notre travail la conclusion suivante :

Si par le mot paralysie générale on entend désigner une maladie, caractérisée par d’autres phénomènes en même temps que par le symptôme de paralysie, il n’y en a jusqu’à présent qu’une seule dont l’existence soit scientifiquement démontrée.

Si, au contraire, on ne désigne sous ce titre qu’un symptôme, pouvant survenir dans des maladies diverses, ce n’est plus seulement deux espèces de paralysies générales qu’il conviendrait d’admettre, mais un grand nombre, puisque ce symptôme peut se produire dans beaucoup de maladies, et qu’il existe par exemple des paralysies générales apoplectiques, épileptiques, saturnines, alcooliques et atrophiques.


OBSERVATIONS

IreObservation : Folie paralytique ayant présenté dans son cours une intermittence de plus d’un an ; rechute grave. Mort au bout de cinq mois ; autopsie.

F…, âgée de quarante-sept ans, est entrée à la Salpêtrière, section Rambuteau, le 27 octobre 1849, en est sortie le 5 février 1851, y est rentrée le 23 mai et y est morte le 8 octobre de la même année. Elle n’a pas eu de parents atteints de maladies mentales ni de maladies nerveuses, mais son père, sa mère et sa sœur aînée paraissent avoir succombé à une phtisie pulmonaire. Dans son enfance, elle avait l’intelligence assez développée, apprenait facilement et était douée d’un caractère doux et bienveillant : il est inutile de raconter en détail les diverses péripéties de son existence, qui fut marquée par de nombreux chagrins. Ayant perdu sa mère à l’âge de douze ans, elle fut obligée de venir en aide à ses frères et sœurs, dont toute la responsabilité retomba sur elle, surtout après la mort de sa mère. Obligée de travailler presque sans repos, elle eut de plus la douleur de voir mourir sa sœur, qui lui laissa des dettes assez nombreuses qu’elle eut beaucoup de peine à acquitter, au bout de plusieurs années de travail. Venue à Paris, elle s’y établit comme modiste, et mariée à trente-deux ans, elle eut de nouveau le chagrin de voir se dissiper, par de mauvais placements, la fortune de son mari ; elle fut très péniblement affectée de voir souffrir son enfant de la pénurie dans laquelle ils se trouvaient ; enfin sa sensibilité, déjà profondément affectée, reçut un dernier coup par la perte imprévue de son mari qu’elle trouva mort subitement en allant lui souhaiter sa fête. Peu de temps après, elle apprit également le décès de son frère, qui lui enlevait sa dernière ressource. C’est de cette époque, janvier 1849, que date l’invasion des premiers symptômes de sa maladie. Elle éprouva alors une vive céphalalgie dans toute la tête, accompagnée de fièvre, de perte d’appétit, de constipation, de prostration au physique et au moral, de dégoût de toutes choses, et enfin, d’embarras dans la prononciation, qui, selon l’expression de la malade lors de la rémission, coïncidait avec la paresse. Quelque temps après, des idées de richesse et d’ambition commencèrent à surgir dans son esprit ; mais la malade prétend en avoir reconnu à cette époque la fausseté, tout en étant impuissante à les chasser ; elle s’est imaginé qu’un oncle devait la rendre riche, et, chose étonnante, dit-elle plus tard en racontant ce fait, elle n’avait pas d’oncle. Elle se mit alors à disposer de cette fortune dont elle croyait devoir hériter, et qui devait s’élever à une centaine de mille francs ; elle se voyait possédant un bel appartement, un beau mobilier et jouissant, elle et son enfant, d’une maison bien montée. Sa conviction était si forte à cet égard, qu’elle en parlait aux personnes qui l’entouraient. Elle fut sujette, à cette époque, à des saignements de nez assez fréquents ; elle s’éveillait la nuit en accusant une douleur de tête très intense et s’écriait : « Quel malheur affreux ! je sens ma tête s’en aller. » Contrairement à ses habitudes, elle écrivait des lettres pleines d’injures aux personnes qui lui devaient quelque argent ; son intelligence alors se troubla de plus en plus, et ce trouble se manifesta d’abord par un défaut d’ordre et d’économie ; elle achetait sans besoin et sans calcul, faisait des demandes de toilette par écrit, et enfin, elle auparavant si laborieuse, ne voulut plus travailler, disant qu’elle était assez riche. Elle resta couchée pendant trois jours, et il fallut employer une espèce de rigueur pour la faire lever. Elle montrait tantôt une activité incessante, tantôt un abattement profond : quand on la laissait seule, elle frappait avec violence contre la porte, les meubles, le balcon. Sa maladie ayant augmenté de jour en jour, on finit par se décider à la conduire à la Salpétrière.

Le jour de son entrée, 27 octobre 1849, la maladie était assez nettement dessinée, puisque le certificat d’entrée mentionne l’existence d’idées de grandeur très caractérisées et de symptômes de paralysie générale. Deux jours après son entrée, elle croyait déjà être à l’hôpital depuis huit jours ; sa langue était embarrassée, et elle était assez paralysée pour ne pouvoir pas coudre ; elle disait toujours qu’elle allait avoir beaucoup d’argent et qu’elle ferait de grands ateliers pour les personnes qui ne travaillaient pas. Cet état ne paraît pas avoir duré beaucoup plus de deux mois. Au bout de ce temps, elle commença à s’étonner d’être dans un asile de pauvres, si elle était riche ; par conséquent elle reconnut la nature de la maison dans laquelle elle se trouvait ; elle fut impressionnée par le délire de ses compagnes, eut la conviction que ses idées étaient délirantes. Depuis cette époque, les idées de grandeur exagérées ont disparu. Elle appréciait seulement d’une manière trop favorable sa position ancienne, écrivait à son mari, dont elle connaissait cependant la mort, pour lui demander 500 francs par mois, et consentait, à cette condition, à rester dans une maison de santé. Elle disait en outre que son fils, qui était en apprentissage, devait gagner 1,500 fr. par an, dès la première année, parce qu’on était content de lui.

À partir de ce moment, les symptômes paralytiques diminuèrent concurremment avec les phénomènes du délire ; la malade commençait à travailler à la couture, s’habillait avec soin et propreté, avait une conduite très régulière, était bonne et prévenante pour tout le monde, marchait avec facilité, et il fallait de l’habitude pour constater chez elle de l’embarras dans la parole. Les fonctions organiques se sont remises, et la menstruation, qui avait été régulière depuis l’âge de douze ans jusqu’à l’invasion de la maladie, et s’était supprimée à cette époque, s’est de nouveau rétablie. Elle resta à l’hôpital dans cet état, jusqu’au 5 février 1851, époque à laquelle on se décida à lui donner sa sortie. Elle était revenue à un état si voisin de l’état normal, qu’elle appréciait parfaitement à leur juste valeur tous les phénomènes de sa maladie, et qu’elle a pu elle-même fournir la plupart des renseignements qui précèdent. Malgré quelques traces très légères de la persistance de son affection, l’intelligence ne paraissait pas présenter de trouble, mais la malade comprenait moins bien et plus lentement ce qu’on lui disait qu’avant sa maladie ; sa mémoire était souvent imprécise et un peu faible ; elle se rappelait beaucoup mieux les faits anciens que les faits récents. La langue était quelquefois embarrassée, mais beaucoup moins qu’à son entrée. On remarqua néanmoins, au bout de quelque temps, que sa démarche était lourde, sa parole embarrassée, et que parfois son teint et ses yeux étaient brillants et animés.

Au bout d’un certain temps, il se produisit des symptômes alarmants dont on ne peut pas bien préciser la nature, à la suite desquels la malade tomba dans un état si grave, qu’on fut obligé de la ramener à la Salpêtrière, le 23 mai 1851. Elle était alors méconnaissable. Transportée à l’infirmerie, elle ne parlait pas du tout et ne cherchait même pas à émettre un son ; elle éprouvait souvent un tremblement marqué des lèvres, mais ne parlait pas et ne paraissait pas même comprendre ce qu’on lui disait ; elle ne semblait rien entendre et ne faisait aucun signe : de temps en temps, elle criait sans cause connue et ne voulait pas manger ; de plus, elle gâtait. Au bout de quinze jours seulement, on put commencer à la lever ; mais il fallut lui conserver la camisole, parce qu’elle se salissait et se déshabillait ; elle se mit alors à parler, mais le plus souvent elle se bornait à crier sans articuler un seul mot : lorsqu’on lui demandait pourquoi elle criait, elle le niait ou ne se le rappelait pas. Son état devint alors très irrégulier : habituellement elle était dans un état de roideur générale et présentait, dans les bras et les jambes, de véritables contractures ; toutes les parties de son corps étaient si roides qu’on avait de la peine à fléchir ses jambes pour l’asseoir. On était obligé de la maintenir sur le fauteuil, parce qu’elle voulait sans cesse se déshabiller ; elle n’avait d’ailleurs aucune disposition à marcher, et toutes les fois qu’on voulait l’y forcer, ainsi que lorsqu’on cherchait à la faire manger, et à la mettre au lit, elle opposait de la résistance et poussait des cris perçants et continus. Dans d’autres moments, elle était plus calme et conservait les formes gracieuses et polies qu’elle avait avant sa maladie ; elle demandait à chaque instant qu’on lui mit de beaux vêtements, parce qu’elle allait monter en voiture, que son équipage viendrait la chercher, et que le cocher lui-même s’étonnerait de la voir si mal vêtue. Lorsqu’on lui parlait de son fils, elle ne semblait pas comprendre et ne répondait jamais. Cet état se prolongea ainsi pendant plusieurs mois, avec de grandes inégalités d’intensité d’un jour à l’autre, mais sans véritables accès maniaques et sans attaques congestives ou épileptiformes. Une fois même, on a constaté pendant deux heures une amélioration si notable, que l’on put habiller la malade et la faire promener ; mais cette amélioration n’eut pas de durée et elle retomba bientôt dans sa situation antérieure. Vers le mois d’août, elle eut le ventre ballonné et douloureux, cessa d’uriner, et on fut obligé de la sonder pendant plusieurs jours. À partir de cette époque, elle garda le lit et son siège commença à s’écorcher. On remarqua, dès cette époque, une intermittence singulière des symptômes, de deux jours l’un ; un jour, elle parlait assez facilement ; sa figure et ses yeux avaient de l’expression ; elle se rappelait que la veille, elle ne pouvait parler et faisait même pour cela de vains efforts ; le lendemain, elle recommençait à ne plus rien comprendre, à ne pas émettre un seul son, et paraissait totalement absente.

Cet état s’est prolongé, en s’aggravant, jusqu’à l’époque de la mort. Deux jours avant, je trouvai la malade dans l’état suivant : elle semble endormie ; en lui parlant, on lui fait ouvrir les yeux, mais elle articule à peine quelques sons, d’ailleurs inintelligibles ; la respiration n’est pas gênée, mais on entend de temps en temps un râle sonore dans l’arrière-gorge ; le pouls n’est pas fébrile ; la malade est couchée sur le dos et ne s’agite pas dans son lit ; elle peut remuer les deux bras, mais le gauche moins facilement que le droit ; les doigts de cette main, ainsi que la main elle-même, sont rétractés au point qu’on ne peut parvenir à les ouvrir. Néanmoins, la malade retire le bras quand on la pince ; les jambes paraissent insensibles lorsqu’on se borne à les pincer ; mais si on chatouille la plante des pieds, la malade les retire immédiatement ; la jambe gauche est plus mobile que la droite qui est roide et dont le pied est contracturé et dans un état d’extension forcée ; la maigreur de tout le corps est extrême ; les pupilles sont contractées et égales, et la malade laisse aller sous elle ses matières fécales. Elle meurt deux jours après, le 8 octobre 1851, et l’autopsie faite le lendemain, permit de constater les lésions suivantes :

Crâne. Le cerveau remplit toute la boîte crânienne ; il suinte de nombreuses gouttes de sang, à la surface de la dure-mère. En l’incisant, il s’écoule une quantité notable de sérosité de la grande cavité de l’arachnoïde, et la dure-mère s’affaisse et se plisse. Dans la grande cavité de l’arachnoïde, à la partie latérale droite, au point correspondant à la portion supérieure de la conque de l’oreille, existe un caillot sanguin, aplati, très mince dans certains points, composé d’une membrane transparente, dans l’intérieur de laquelle se trouve du sang épanché. Ce caillot, assez bien organisé, est situé sur la surface de l’arachnoïde viscérale, dont il se sépare très facilement, et sur laquelle il paraît simplement reposer ; il résiste assez bien aux tractions, se laisse laver sans se déchirer, présente très peu d’épaisseur, et, dans certains points même, il paraît réduit à une pellicule transparente, tandis que dans d’autres, il présente l’épaisseur qui résulte de l’interposition d’une faible couche de sang noir et coagulé. Il est situé transversalement sur les côtés de l’hémisphère droit ; les membranes sont opaques sur toute la surface supérieure des deux hémisphères, celles de la base le sont également un peu, mais elles ne sont pas très épaissies ; en les soulevant, il s’écoule une certaine quantité de liquide sanguinolent, mais la couche gélatineuse n’existe pas, et ne soulève pas les membranes, comme à l’ordinaire. La pie-mère est un peu rouge, et légèrement injectée ; en enlevant avec précaution les membranes, on arrache d’assez larges portions de substance grise, surtout vers la grande scissure et à la partie antérieure des hémisphères ; on racle très facilement cette substance avec le dos du scalpel ; le cerveau, coupé par tranches, n’est pas congestionné, et laisse à peine suinter des gouttes de sang. Les ventricules latéraux contiennent chacun environ une cuillerée de sérosité, légèrement trouble : le troisième est dilaté et rempli de liquide ; rien dans les autres parties du cerveau, du cervelet et de la moelle allongée.

Poumons presque sains, quelques tubercules au sommet ; la moitié du lobe inférieur gauche est congestionnée, noire et dure à la coupe, mais non hépatisée.

Cœur très petit, parois presque normales, cavités diminuées.

Foie très petit, comme tous les organes.

Estomac très petit, réduit à la grosseur ordinaire du colon transverse.

Intestins atrophiés et diminués d’épaisseur dans toute leur étendue.

Rein gauche petit ; le bassinet contient de l’urine, est dilaté, ainsi que les ouvertures des calices.

Rein droit plus volumineux ; en l’incisant selon son bord convexe, on trouve la substance rénale saine ; mais lorsqu’on arrive au bassinet, il jaillit en abondance un liquide sanieux, d’un rouge noir, couleur d’eau de macération.

L’uretère et la vessie sont également le siège d’une inflammation évidente, et contiennent un liquide jaunâtre, mélangé d’urine et de sérosité purulente ; cette inflammation des voies unitaires peut avoir contribué à la mort.


IIeObservation : Folie paralytique de forme expansive ou semi-maniaque ; pendant longtemps phénomènes paralytiques peu marqués ; à la fin de la maladie, prostration physique et morale rapide. Mort un mois après ; autopsie.

S.-M… (Marie), âgée de trente-cinq ans, modiste, née à Toulouse, est entrée à la Salpêtrière, section Rambuteau, le 11 octobre 1851, dans un état de demi-agitation, avec besoin incessant de parler, langage assez incohérent, et embarras peu prononcé, mais cependant manifeste, de la parole. Il a été impossible d’obtenir des renseignemens sur ses antécédents, autres que ceux fournis par la malade elle-même ; tout ce que l’on sait, c’est qu’elle a été arrêtée pour être allée se plaindre chez le commissaire de police de prétendus vols dont elle aurait été la victime.

Deux jours après son entrée, je l’observai attentivement, et, au milieu d’un flux de paroles continuel, et assez peu suivi, je constatai chez elle une grande activité intellectuelle, avec traces déjà évidentes de débilité, des idées de grandeur et de fortune assez nombreuses, un besoin de mouvement continuel, et un embarras de parole qui se manifestait de temps en temps par une suspension et un effort avant la prononciation de certains mots, mais qui était loin de constituer un bégayement prononcé. La plupart de ses idées de fortune et de grandeur étaient relatives à un général qu’elle avait dû épouser, disait-elle, qui lui aurait apporté une fortune considérable, et qui, par suite d’un malentendu, aurait épousé à sa place une autre femme, vieille et laide, à laquelle il avait apporté 500,000 livres de rente, et le titre de baronne. Tel est, en quelques mots, le fond du récit qu’elle faisait à chaque instant et à tout venant ; mais les détails de ce récit, ainsi que les explications qu’elle donnait des divers faits, variaient à chaque instant et devenaient impossibles à comprendre, dans l’ignorance où l’on était des faits réels, sans doute mélangés à chaque instant dans son récit avec des inventions et des mensonges. Tantôt elle disait qu’elle avait habité, pendant cinq ans, au Palais-Royal avec le général ; tantôt que celui-ci lui avait promis une somme considérable par contrat de mariage ; tantôt, au contraire, elle prétendait n’avoir vu le général qu’une ou deux fois. Dans d’autres moments, elle disait ne posséder qu’une lettre du général, dans laquelle il ne lui parlait ni de mariage ni de fortune, mais dont la possession seule lui valait 200,000 francs ; d’un côté, elle se désolait d’avoir manqué un si beau mariage, et se plaignait amèrement des personnes auxquelles elle attribuait ce malheur, et de l’autre, elle parlait constamment des 200,000 francs qui devaient provenir de la lettre du général, et de son mariage futur avec lui, aussitôt que l’autre femme serait morte, ce qui ne devait pas tarder à arriver. Indépendamment des conceptions délirantes multiples et variées, concentrées autour de ce délire prédominant, cette malade exprimait à chaque instant d’autres idées qui trahissaient les mêmes tendances ; elle parlait constamment, avec l’expression de la satisfaction la plus vive, de sa beauté d’autrefois ; elle ajoutait que, si elle paraissait actuellement vieillie et négligée, cela tenait aux mauvais traitements qu’on lui faisait subir, et à l’absence de bains, mais qu’avec des soins elle redeviendrait bien vite aussi belle qu’auparavant. De plus, elle est une sainte ; sa mère aussi est une sainte : elle voit Dieu ; Dieu la protège. Elle est un ange descendu du ciel ; elle se rappelle exactement tous les détails de son existence. Elle a une excellente tête. Dieu lui accorde la grâce de se rappeler avec détails tous les événements de sa vie, depuis son enfance ; elle n’est pas folle, et a toute sa tête. Elle avait des parents si distingués, et ayant une si grande fortune ! Elle parle d’un appartement qu’elle a, et dans lequel se trouvent des meubles superbes, et où l’on va tout lui voler. Elle a rêvé cette nuit qu’on avait tout pris chez elle, et elle en a beaucoup pleuré. Elle raconte qu’une comtesse lui faisait une pension, mais elle ne se rappelle plus de combien était cette pension ; on lui a volé chez elle une robe de soie, qu’elle est allé réclamer chez le commissaire de police, et elle explique d’une façon très singulière son entrée à la Salpêtrière, à cette occasion. Elle aurait de bien belles choses si elle retournait chez elle. Elle demande les beaux effets qu’elle a dans son logement. Dans un autre moment, elle dit qu’on les lui a apportés, sans pouvoir préciser le nom de la personne qui aurait pu les lui apporter, et elle se plaint de ce qu’on ne veut pas les lui donner. Indépendamment de ces idées délirantes de divers ordres, cette malade ne sait pas son âge, et renvoie aux papiers qu’elle a dans son appartement pour l’apprendre ; elle ne sait pas non plus depuis quelle époque elle est à Paris, ni depuis combien de temps elle est à la Salpêtrière ; mais elle sait qu’elle est dans cet hospice. Elle ne peut dire au juste ni dans quelle année ni dans quel mois l’on est ; elle parvient à additionner certains nombres, mais elle dit par exemple que 4 et 4 font 12, et elle ajoute, avec satisfaction : oh ! je compterais jusqu’à 1,000 et même 100,000 fr.

Cette malade est restée, pendant plusieurs mois, dans cet état d’activité, de délire multiple de grandeur et de satisfaction, et d’agitation, plus ou moins intense selon les moments. Ses idées, quoique mal coordonnées, étaient cependant assez suivies pour qu’on ne pût pas la comparer à une maniaque ordinaire, et néanmoins les mouvements et les actes étaient assez désordonnés et assez violents pour qu’il fût naturel de la considérer comme une agitée. Elle allait et venait sans cesse, mettant le désordre partout, courant çà et là, et répétant constamment les mêmes idées. On était même obligé de lui mettre la camisole, parce qu’elle avait fréquemment de la tendance à se déshabiller. Quelquefois aussi elle refusait de manger, sous prétexte qu’elle était habituée à manger dans la porcelaine des choses délicates ; mais il suffisait d’insister un peu pour la décider à prendre des aliments. Elle se plaignait sans cesse des mauvais traitements auxquels elle était en butte, et le désordre de ses actes était en effet assez grand pour qu’on fût souvent obligé de la réprimer. Elle eut à plusieurs reprises, pendant ce temps, au milieu de son agitation habituelle, plusieurs paroxysmes plus violents, pendant lesquels elle criait, vociférait ; une fois même, dans sa violence, elle se fit une contusion très forte à la région supérieure de l’œil. Après ces paroxysmes, elle éprouva plusieurs fois des rémissions pendant lesquelles elle présentait beaucoup plus les apparences de la raison, mais en même temps une débilité plus manifeste de l’intelligence. Elle racontait toujours les mêmes choses, mais avec moins de variantes et de détails ; elle avait d’ailleurs perdu toute idée de la durée de son séjour à la Salpêtrière, et enfin présentait moins d’activité dans l’intelligence et moins d’agitation musculaire.

Pendant tout ce temps, les symptômes paralytiques n’augmentèrent pas d’une manière saillante ; l’embarras de la parole présenta de plus des inégalités d’intensité assez grandes : très prononcé dans certains moments, il devenait moins manifeste dans d’autres ; quant aux membres, ils étaient faiblement atteints, car la malade marchait constamment, sans effort apparent, et se servait assez facilement de ses bras.

Vers le milieu d’avril 1852, l’état de cette malade empira très rapidement ; elle devint très abattue, sa figure s’altéra ; l’agitation et l’activité diminuèrent considérablement ; la parole devint beaucoup plus embarrassée ; l’intelligence baissa rapidement, quoiqu’elle pût encore répondre aux questions qui lui étaient faites ; les jambes s’affaiblirent ; elle éprouva de la peine à marcher ; elle cessa de demander à s’en aller avec autant d’insistance ; on fut obligé de la laisser au lit ; enfin, le 10 mai, à la visite du matin, on la trouva dans un tel état de prostration physique et morale, que la mort parut imminente, et en effet elle mourut dans la nuit, sans avoir éprouvé d’attaque, de contracture ni de convulsions.

Autopsie faite le 12 mai. — Os extrêmement épais et très difficiles à casser ; adhérence intime de la partie supérieure de la dure-mère avec la face interne des pariétaux ; dure-mère adhérente aux membranes sous-jacentes, vers la ligne médiane, à l’aide de nombreuses glandes de Pacchioni ; membranes de la convexité opaques, présentant cependant quelques points transparents permettant d’apercevoir au-dessous d’elles des accumulations de sérosité gélatineuse dans les intervalles des circonvolutions. Cette couche est cependant modérément épaisse. Les deux hémisphères sont en partie soudés entre eux vers la ligne médiane par des adhérences entre les deux feuillets contigus de l’arachnoïde. Membranes épaissies, infiltrées et comme œdématiées ; face inférieure de la pie-mère, d’un rouge assez foncé ; quantité médiocre de sérosité dans l’intervalle des circonvolutions ; quelques adhérences entre les membranes et la substance grise, qui s’arrache par plaques assez larges ; mais c’est surtout en la frôlant légèrement avec le doigt ou le manche du scalpel qu’elle s’enlève par plaques, qui donnent au cerveau l’aspect décortiqué. Ce ramollissement superficiel est très-évident ; la substance grise est blanchâtre, exsangue, comme le reste du cerveau. Les circonvolutions ne paraissent pas atrophiées ; poids total de la masse encéphalique, 1,290 grammes. Substance blanche très résistante et exsangue ; ventricules contenant deux petites cuillerées de sérosité ; pas de lésion dans le reste de l’encéphale ni dans les autres organes.


IIIeObservation : Folie paralytique de forme débile, ayant antérieurement présenté des phénomènes d’excitation ; rémission notable cinq mois après son entrée à la Salpêtrière ; la malade est rendue à la famille dans un état de grande amélioration.

Cl… (Émilie), vingt-neuf ans, brossière, née à Paris, est entrée à la Salpêtrière, section Rambuteau, le 30 janvier 1852. Elle n’a eu aucune maladie grave pendant son enfance ; vers l’âge de seize ans, elle a commencé à se débaucher, et elle a depuis mené une vie irrégulière. À cette époque, on n’a rien remarqué de particulier dans son caractère, si ce n’est qu’elle se mettait facilement en colère, et que le sang lui montait à la tête ; il lui est même arrivé, dans cet état, de briser divers objets. Elle dépensait d’ailleurs facilement son argent. Elle avait déjà eu un enfant, lorsqu’il y a un an, elle se crut de nouveau enceinte ; son caractère changea alors complètement ; elle devint triste, se tourmenta outre mesure, se crut perdue, et disait à chaque instant qu’elle allait mourir. C’est de cette époque que l’on fait dater le commencement de sa maladie. Elle devint ensuite beaucoup plus colère qu’elle ne l’était auparavant, se mit à dépenser, sans précaution aucune, tout l’argent qu’elle pouvait avoir ; elle prit de plus l’habitude d’injurier et de battre sa mère, et enfin délira d’une manière évidente. Elle voulait aller en Amérique rejoindre un cousin, parti depuis cinq ans, et voulait emmener soixante demoiselles avec elle pour s’y enrichir ; elle parlait constamment de toilettes ; tout ce qu’elle disait n’était que mensonge et invention, dit son père ; elle ne se plaignait pas d’être malade, seulement elle accusait souvent des maux de tête ; elle ne pouvait plus travailler, et on remarquait déjà que sa parole était embarrassée. Trois ou quatre mois avant son entrée à la Salpêtrière, elle se mit à briser les verres, les carafes, et à déchirer les objets qui tombaient sous sa main ; enfin, dans les derniers temps, elle se levait la nuit, présentait un besoin continuel de mouvement ; enfin elle s’agita davantage huit ou dix jours avant son entrée. La veille de son arrestation, elle avait brisé la commode, pris les effets de sa sœur, 125 francs dans un tiroir, et s’était sauvée à trois heures du matin ; elle se rendit dans la matinée chez un bijoutier, demanda à acheter des couverts, des boucles d’oreille ; mais, au lieu d’attendre qu’on les lui donnât, elle s’en empara, prétendit qu’elle ne les avait pas, et se sauva en donnant un soufflet à une personne qui se trouvait sur son passage. C’est pour ce fait qu’elle fut arrêtée et conduite à la Salpêtrière.

À son entrée, elle était dans un état de grande confusion d’idées, se rappelait cependant qu’elle était souvent agitée pendant la nuit, se plaignait de douleurs de tête très vives, générales et continues, offrait un embarras de la parole peu sensible, était plutôt dans la dépression que dans un état d’agitation, et, sans l’aspect tout particulier de sa physionomie, on ne l’eût pas jugée paralytique. Elle fut cependant, pendant quelque temps, légèrement agitée, déchirant et criant de temps en temps ; un mois après son entrée, elle était dans un état de calme et d’hébétude plus prononcé, ne parlait presque pas spontanément, et présentait peu les apparences extérieures ordinaires des paralytiques. Cependant en l’interrogeant avec soin, il fut possible de découvrir chez elle, non seulement un état de débilité intellectuelle très marquée, mais un certain nombre d’idées prédominantes de fortune et de satisfaction, mal coordonnées et accompagnées d’explications contradictoires : elle manifeste, par exemple, l’intention de se marier, mais ne peut préciser ni la personne, ni le lieu, ni l’époque du mariage ; tantôt elle dit qu’elle veut épouser son cousin, qui est capitaine de dragons ; tantôt elle parle d’un notaire. Dans certains moments, elle dit que son cousin est en Amérique, et qu’elle veut l’y rejoindre ; tantôt, au contraire, qu’il est en Algérie. D’un autre côté, elle dit qu’il a cinquante mille francs de rente, et un instant après elle applique la même somme au notaire ; elle raconte aussi que ce capitaine a une manufacture à Lyon, et lorsqu’on lui objecte qu’il ne peut la diriger lui-même, elle répond qu’il la fait conduire par un autre ; elle avoue n’avoir pas de fortune par elle-même, mais elle ajoute qu’elle en attend beaucoup de son mari. Dans un autre moment, elle dit qu’elle attend vingt mille francs de sa mère ; elle doit partir dans deux ans pour l’Amérique ; un autre jour, elle dit dans deux mois. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle attend deux ans, elle répond que c’est parce qu’elle aura vingt et un ans alors, et qu’il en aura quarante-deux. Plus tard, elle dit que son mari doit venir de Londres, et cela dans cinq ans seulement, et cependant elle doit se marier dans deux mois. Elle ne sait pas l’âge de celui qu’elle va épouser ; elle aura quinze mille livres de rente quand elle sera mariée ; elle ira à Marseille pour rejoindre son mari qui vient d’Afrique. Dans un autre moment, elle dit qu’il est parti pour l’Amérique depuis quinze ans ; enfin, il est des instants où elle parle de se marier avec un jeune homme de Paris.

Indépendamment de ces idées confuses de mariage et de fortune, elle en a encore quelques autres qui témoignent de la même tendance à la vanité et à la satisfaction : elle dit avoir chez elle de beaux meubles, de belles robes et des bijoux ; elle dit se porter très bien et n’être jamais malade. Elle est, en un mot, dans un état d’indifférence générale, avec tendance à la satisfaction. Le plus souvent, elle se met à sourire quand on lui parle, dit qu’elle ne s’ennuie pas, qu’elle ne pense à rien, et manifeste seulement fréquemment le désir de s’en aller ; mais le plus léger prétexte suffit pour la détourner de cette idée, et elle se laisse conduire machinalement, à peu près où l’on veut. Les preuves de la débilité de son intelligence et de sa mémoire sont nombreuses : le plus souvent, elle ne sait ni où elle est, ni quel âge elle a, ni depuis combien de temps elle est à l’hôpital. Quand on lui demande son âge, elle répond d’abord qu’elle a quinze ans, puis dix-sept ; elle ne sait pas en quelle année elle est née. Dans un autre moment, à la même question, elle répond qu’elle a vingt-trois ans ; tantôt elle semble savoir qu’elle est à la Salpêtrière, tantôt elle parle comme si elle était dans un atelier où elle a travaillé autrefois, et d’ailleurs elle ne s’inquiète nullement de savoir où elle est, ni pourquoi et comment elle y est venue, et elle me dit de demander à son père pourquoi on l’a amenée à l’hôpital. Un mois après son entrée dans cet hospice, elle dit y être depuis six mois, et n’avoir pas vu son père depuis ce temps : elle ne se rappelle pas avoir pris des objets chez un bijoutier, et dit n’avoir jamais rien volé. Il y a peu de chose à noter relativement à son état physique : elle n’a pas maigri, son appétit est bon, elle ne se sent pas malade, se plaint seulement d’avoir de temps en temps des douleurs de tête, et quelquefois même des étourdissements ; elle a la vue bonne, mais la pupille gauche est plus dilatée que la droite. Sa langue, sortie de la bouche, tremble très faiblement ; son embarras de parole, en général peu saillant, varie d’intensité selon les moments : tantôt elle n’a pas conscience de cette difficulté à parler, tantôt elle cherche à l’expliquer par la frayeur que lui inspire la personne qui parle. Elle n’éprouve pas d’ailleurs de difficulté à marcher ; mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que le plus souvent elle gâte sans s’en apercevoir, et le nie lorsqu’on le lui fait remarquer ; les traits de sa physionomie sont sans expression et tombants ; mais elle se met à sourire, et prend de l’animation aussitôt qu’on lui parle.

Cet état, d’ailleurs variable en intensité d’un jour à l’autre, s’est amélioré d’une manière générale, au bout de quelques mois de séjour à l’hôpital. Dans les premiers mois, en effet, elle déchirait et criait de temps en temps ; elle demandait constamment à sortir, souvent même avec violence ; elle ne pouvait rester tranquille à travailler, déchirait les robes qu’on lui apportait (ce dont elle ne se rappelait pas ensuite), et quoiqu’elle ne fût pas réellement agitée, on était quelquefois obligé de lui mettre la camisole, à cause du désordre de ses actes. À partir du mois de mars, au contraire, elle commença à devenir très tranquille ; son esprit devint plus net et moins confus ; elle put s’occuper à travailler, et après quelques mois de cette amélioration relative, qui était loin d’être une guérison, puisqu’il persistait toujours de l’embarras de la parole et une grande débilité intellectuelle, elle fut rendue à sa famille, qui la réclamait, pendant le courant du mois de juin, dans un état de rémission notable, eu égard à l’état où elle se trouvait lors de son entrée.


IVeObservation : Folie paralytique au début ; activité extrême de l’intelligence ; conceptions multiples et gigantesques ; violence des actes ; phénomènes paralytiques non encore appréciables.

M…, né en Espagne de parents sains d’esprit, âgé de trente-six ans, fut doué, dès le plus jeune âge, d’une activité incessante, et se montra hardi, audacieux et turbulent ; il a toujours eu des sentiments généreux, et poussait même la générosité jusqu’à la prodigalité. Il fit ses études universitaires avec éclat, et, dès l’âge de vingt et un ans, fut obligé de remplacer, dans les fonctions de juge, son père, frappé d’apoplexie ; bientôt, celui-ci étant mort à la suite d’une seconde attaque, M… se trouva seul chargé de la responsabilité de sa famille, et commença dès lors à se livrer à l’étude avec une ardeur excessive. Depuis cette époque, il n’a pas cessé un seul instant de manifester une activité extrême qui suffisait aux travaux les plus nombreux, les plus difficiles, et dans des directions bien différentes : il eut même à soutenir plusieurs fois des luttes pénibles qui affectèrent quelquefois son moral, sans cependant briser son courage. Néanmoins, vers la fin de 1850, on commença à s’apercevoir que son activité avait baissé, et M… prit même la résolution de restreindre ses travaux et de prendre du repos. Bientôt après, au commencement de janvier 1851, il commença à se plaindre de mauvaises digestions, et plus tard, d’une affection du foie ; il se fit soigner, mais son état s’aggrava ; il disait en pleurant, à sa femme, que c’en était fait de lui, qu’il allait mourir ; en même temps, il présentait une grande confusion d’idées, éprouvait de la difficulté à établir une liaison entre elles, ne pouvait écrire deux lignes, et ses bras n’avaient la force de soutenir ni son enfant ni le plus léger poids. Le trouble de l’intelligence fut passager ; mais l’état de dépression, de mélancolie, de découragement et d’incapacité de vaquer à ses affaires, eut une durée de trois mois environ, à des degrés d’intensité variables.

Depuis, il paraît avoir recouvré complétement la santé, et au commencement de septembre 1851, il entreprit un voyage à Londres ; mais, dès le début de ce voyage, il manifesta subitement un état d’exaltation qui ne fit que s’accroître aussitôt qu’il fut arrivé au terme de son voyage ; le jour de son départ, il sentit que sa mémoire et toutes ses facultés avaient acquis une force extraordinaire ; obligé de s’arrêter dans un endroit sablonneux et dépourvu de végétation, il conçoit le projet de fonder dans cet endroit une colonie agricole ; il écrit dans ce sens à un de ses amis, et en même temps il engage un de ses collègues à publier des brochures dans toutes les langues de l’Europe. Arrivé à Londres, l’exaltation de ses sentiments et de ses idées prend un nouvel essor ; il parle de l’exposition avec enthousiasme et une physionomie rayonnante de joie, veut acheter des échantillons de tout ce qui le frappe pour fonder un muséum dans son pays. Mille autres idées bouillonnent dans son esprit : il veut relever le nom et la puissance des Espagnols en exerçant une grande influence dans l’esprit des Anglais ; dans ce but, il fait des achats nombreux, donne de somptueux dîners, propose à une réunion de capitalistes d’exécuter dans Londres même un chemin de fer, et offre de prendre des actions pour une somme considérable.

Il agit comme un prince, reste en habit de cour depuis le matin jusqu’au soir, trace les plans d’un commerce gigantesque, et achète un palais pour y établir la maison centrale.

M… est d’ailleurs irascible, querelleur et plein d’orgueil ; il a sans cesse des pistolets sur sa table, et appelle en duel tous ceux qui lui font la moindre objection ou même qui lui présentent une facture à acquitter ; il croit au-dessous de sa dignité de toucher de l’argent, et il charge de ce soin son interprète ou son maître d’hôtel.

Son activité est désordonnée, effroyable ; à peine s’il se repose pendant quatre heures, il est sans cesse en haleine, parle avec complaisance de politique et de tous ses projets et écrit beaucoup ; tout lui semble facile. Il demande des audiences à la reine et au prince Albert, achète des objets de prix pour leur en faire cadeau, et cherche à intéresser les dames de la cour à la réussite de ses desseins. Il interprète mal tout ce qui se passe autour de lui ; le trouble que ses paroles et ses actions produisent sur ceux qui l’entourent, la moindre résistance qui lui est faite, la peur même que son état inspire, et qu’il constate sur tous les visages, tout est considéré par lui comme une preuve de trahison. Sous l’influence de ces idées, il change d’hôtel, va loger au palais qu’il vient d’acheter, et après avoir menacé de mort une femme qui restait avec lui, sort en robe de chambre dans les rues de Londres, va réclamer la protection de la police, et alors il est arrêté et conduit dans une maison d’aliénés ; il s’y montre si violent, qu’on est obligé de le réprimer ; il fait des blessures à l’un de ses domestiques, se plaint amèrement de sa détention, et se croit en proie aux persécutions du gouvernement espagnol. Cependant, pour prouver qu’il jouit de toutes ses facultés, il écrit des comédies, des brochures, des articles. Il annonce, en termes injurieux, son divorce à sa femme, qu’il aimait beaucoup avant sa maladie, médit de ses amis, leur envoie des cartels, et rédige des accusations contre les agents du gouvernement. Au milieu de cette activité excessive, les idées orgueilleuses pullulent dans sa tête : il trace un cadre complet de réforme constitutionnelle, financière, administrative, militaire ; il s’occupe même des règlements ; il se proclame le génie de la guerre, va faire des conquêtes, devenir le maître du monde, et déposer le fruit de ses conquêtes aux pieds de la reine d’Espagne. C’est Dieu qui l’appelle, dit-il, à cette magnifique destinée ; c’est lui qui a avivé sa mémoire et son intelligence au point qu’il a le souvenir de toutes les circonstances de sa vie depuis l’âge de cinq ans, et que tout ce qu’il a lu est présent à son esprit, qu’il peut indiquer la page où se trouve chacune des pensées qu’il cite. L’activité de son intelligence et de sa mémoire est en effet très grande, il conçoit les choses les plus grandes et les plus opposées ; enfin, toujours il parle, rit, lit à haute voix, et, tous les quatre ou cinq jours, il éprouve un paroxysme d’agitation, poussé à un degré tel que ses forces physiques en sont épuisées.

Arrivé à Paris, son état ressemble exactement à celui que nous venons de décrire, seulement les traits en sont plus marqués : l’agitation, au lieu de se calmer, s’accroît chaque jour ; le sommeil est presque nul. M… parle avec une volubilité indicible ; son délire d’orgueil et d’ambition est au comble ; il est l’homme le plus distingué de l’univers sous le rapport des sciences, des lettres et de l’industrie ; le gouvernement anglais, dit-il, veut le faire passer pour fou, parce qu’il redoute son immense influence. Il lui suffira de paraître à Madrid pour renverser le ministère et être porté en triomphe au pouvoir. Selon lui, une demi-heure de travail par semaine lui suffira pour diriger toutes les maisons de commerce de l’Europe ; en très peu de temps, il doit acquérir une très grande fortune, il deviendra millionnaire ; aussi l’argent n’est rien pour lui, il en dispense à tort et à travers, veut acheter tout ce qu’il voit et tout ce qu’il imagine devoir favoriser la réalisation de ses vastes projets. Son caractère est aussi altéré que son intelligence, il ne supporte pas la moindre contradiction, éclate aussitôt en injures et en blasphèmes, et est capable de se porter aux actes les plus violents et les plus dangereux. La privation de sa liberté est considérée par lui comme le plus grave affront fait à son honneur, et pour assouvir sa vengeance il ne redoute pas la mort et est prêt à tous les sacrifices.

Ce malade, observé très peu de temps, pendant cette période d’exaltation excessive, n’a pas paru présenter d’embarras appréciable de la parole ; mais on sait que l’exaltation maniaque masque momentanément les symptômes de la paralysie, et d’ailleurs ne doit-on pas voir déjà des signes de lésions de la motilité dans l’impossibilité où s’est trouvé M…, dès le principe de sa maladie, de prendre son enfant dans ses bras et de soutenir le moindre poids, ainsi que dans l’épuisement excessif des forces qu’on observe après les paroxysmes d’agitation qui surviennent tous les quatre ou cinq jours ? Revenu bientôt dans son pays, M… a éprouvé, pendant plusieurs mois, une rémission très notable, qui a fait croire aux uns qu’il était complétement guéri et aux autres qu’il n’avait jamais été aliéné. Pour notre part, nous ne doutons pas, d’après les caractères si tranchés du délire et la marche de la maladie, que bientôt la folie paralytique ne reprenne son cours, et avec d’autant plus de rapidité qu’il aura été plus longtemps suspendu.


VeObservation : Paralysie générale datant de trois mois environ, avec simple affaiblissement de l’intelligence, sans délire caractérisé ; dans l’espace d’une nuit, apparition de l’agitation et du délire des grandeurs. Mort au bout de trois mois ; autopsie.

Lacroix (Pierre-Auguste), quarante et un ans, né à Noyon, avait par lui-même et par sa femme une fortune qui lui permit d’être marchand de vin en gros dans ce pays. Il a toujours été bien portant, d’une constitution robuste, n’a jamais eu d’attaques de nerfs dans son enfance ni depuis cette époque ; son intelligence n’a jamais été très développée. Il ne réussissait guère en général dans les choses qu’il entreprenait, était d’ailleurs assez peu téméraire, et ne se lançait que difficilement dans des entreprises nouvelles. Cependant, il y a dix ans environ, il se décida à faire, sur l’achat de futailles, une spéculation dans laquelle il perdit de l’argent. Depuis il fit plusieurs autres pertes successives, et sans se laisser aller à de véritables excès de boissons, il commença à mener une vie plus irrégulière, qui contrastait avec ses habitudes antérieures ; il finit ainsi par se ruiner complétement. Il attribue lui-même à ces revers de fortune et à la misère sa maladie actuelle.

Cette maladie a débuté, dit-on, il y a trois ans environ. Sa femme a commencé à remarquer chez lui un grand engourdissement de l’intelligence (ce sont les expressions mêmes dont elle se sert), puis des maux de tête très intenses, siégeant des deux côtés, sur les parois latérales de la tête, durant longtemps et revenant d’une manière intermittente ; ensuite, il a éprouvé des fourmillements dans les jambes et dans diverses parties du corps, des douleurs dans les membres, qui cependant n’étaient jamais accompagnées de véritables crampes ; enfin, de temps en temps, il présentait de la roideur ou une sorte de contracture dans les bras, dont on ne précise pas le siège d’un côté plutôt que de l’autre. Tous ces phénomènes auxquels s’est jointe ensuite une faiblesse musculaire générale, ont augmenté peu à peu, et ce ne serait qu’un an après, c’est-à-dire il y a deux ans environ, au dire de la femme, que l’embarras de la parole aurait commencé à être appréciable. Le malade, au contraire, prétend que tous les symptômes sont survenus à la même époque ; mais sa mémoire, quoique assez précise pour certains faits, étant évidemment infidèle sur certains autres, on ne peut y avoir une entière confiance. Le malade insiste beaucoup sur une espèce de tourbillonnement qu’il doit avoir éprouvé depuis le commencement de sa maladie, et qui le forçait à tourner sur lui-même ; il prétend aussi être tombé deux ou trois fois sans connaissance au commencement de sa maladie ; sa femme prétend, au contraire, que cet accident ne lui est arrivé qu’une seule fois, et cela il y a trois semaines. Quoi qu’il en soit, sa femme affirme n’avoir jamais observé chez lui à aucune période de sa maladie, de trouble de l’intelligence, d’idée bizarre, d’acte déraisonnable, à plus forte raison d’idée de grandeur. Elle prétend qu’il n’a jamais donné aucun signe de folie. Seulement son intelligence, qui n’a jamais été très forte, est devenue alourdie, engourdie ; il dormait souvent, était inactif et lent en toutes choses ; mais sa mémoire était assez bien conservée. La seule idée un peu extraordinaire qu’on ait remarquée est la suivante : ayant été chargé de vendre de vieux papiers, il en offrit la moitié à deux marchands différents, et l’un d’eux lui ayant beaucoup moins proposé que l’autre, il voulait citer le premier devant le commissaire de police, comme ayant voulu le tromper. Il n’a jamais eu d’incontinence d’urine ni de matières fécales. Il y a dix-huit mois, il était encore en état de se livrer à l’acte vénérien, et il eut même un enfant. Depuis huit ou dix mois, il n’a plus d’érections complètes. Il mange beaucoup et avec voracité. Le malade raconte lui-même qu’il a été pendant deux mois à la Pitié, dans le service de M. Piedagnel, et il précise même la date de son entrée et de sa sortie.

État actuel. À première vue, il a les traits tombants, sans expression, les lèvres tremblantes, l’embarras très marqué de la parole, et l’intonation lamentable de la voix des aliénés paralytiques assez avancés ; dilatation plus grande de la pupille droite, tremblement excessif des lèvres, hésitation très prononcée de la parole. Le malade a parfaitement conscience de son état de paralysie, raconte lui-même les divers détails de sa maladie depuis son origine, précise même bien les dates, sait dans quel mois, dans quelle année l’on est et sait qu’on va le conduire à Bicêtre. La mémoire ne paraît donc pas sensiblement affaiblie ; cependant pour certains faits, il y a confusion dans ses souvenirs. Quant à son intelligence, elle est un peu lente ; mais elle n’est pas confuse, et en l’interrogeant dans diverses directions, je ne puis constater ni délire ni même aucun trouble dans ses idées : il apprécie bien son état malheureux de fortune, sans toutefois s’en affliger outre mesure. Je ne puis constater chez lui aucune idée d’achat, de voyage, d’entreprise, de fortune à venir, etc. ; il dit ne posséder aucun talent particulier, ne se vante sous aucun rapport, et dit que s’il guérit, il tâchera d’entrer dans un bureau pour gagner sa vie.

Il se plaint encore de céphalalgie, dont il indique le siège sur les parties latérales et postérieures, et non au sommet de la tête. Sa vue est un peu affaiblie, à ce qu’il prétend ; mais il y voit encore assez bien et également des deux yeux. La pupille droite est très dilatée ; la gauche, quoique plus petite, est également plutôt dilatée que contractée. Le tremblement des lèvres et des joues est très marqué, continuel, même quand il ne parle pas ; la langue dévie un peu vers la droite quand il la sort de la bouche, et tremble beaucoup plus que chez les aliénés paralytiques ordinaires ; la parole est également très hésitante et tremblotante, comme chez les aliénés paralytiques très avancés.

Le côté droit est plus faible que le gauche ; le malade serre moins bien avec la main droite qu’avec la gauche ; la jambe droite soutient aussi moins bien le poids du corps que celle du côté opposé : il y a donc hémiplégie incomplète à droite, comme l’indiquent d’ailleurs la déviation de la langue de ce côté, l’inclinaison légère de la commissure labiale, et la dilatation de la pupille du même côté. Le malade n’a pas été examiné au point de vue de la sensibilité et de l’irritabilité électrique ; il se plaint de douleurs dans les reins, le long de l’épine dorsale, accuse des fourmillements dans les jambes, et ne présente pas d’incontinence d’urine ; il ne gâte pas non plus, et il marche encore, mais avec difficulté.

Ce malade, entré à Bicêtre, dans le service de M. Delasiauve, y est resté pendant trois jours dans l’état précédemment décrit ; mais le quatrième jour, à la visite du matin, on le trouva métamorphosé, se croyant possesseur de 500,000 fr., et empereur du Brésil. Je vins le voir, le 24 mars, à l’infirmerie de la cinquième division de Bicêtre, et je le trouvai dans l’état suivant : il était au lit, couché sur le dos ; il a été agité dans la matinée ; on a été obligé de lui mettre la camisole. Dans le moment où je l’observe, il est calme, ne fait aucun mouvement, et ne parle pas ; sa figure est immobile, presque sans tremblement des muscles de la face, beaucoup moins que la première fois que je l’ai observé ; il ne remue pas la tête, et de temps en temps seulement imprime quelques mouvements à ses bras ; on le lève, et il marche avec difficulté, ses jambes peuvent à peine le soutenir ; pupille droite toujours un peu plus dilatée que la gauche. En lui faisant montrer la langue, il se produit un tremblement très prononcé des muscles de la face, des lèvres et de la langue, il répond assez bien à chaque question ; mais, après chaque réponse il se tait, et n’a pas de tendance à parler. Il sait qu’il est à Bicêtre, dit avoir vu sa femme il y a huit jours, et répond en bégayant, et avec un tremblement très manifeste des lèvres, qu’il est à l’hôpital depuis six mois. Je lui demande à quoi il pense, il se met alors à sourire, et ne répond pas ; je lui demande s’il pense à être empereur, il hésite un instant, puis se met à dire, avec satisfaction : « Oui, je le suis. — Qui vous a dit que vous étiez empereur ? — Eh bien, je le suis réellement. — Vous ne l’étiez pas il y a quelques jours ? — Oh ! que si. — Comment savez-vous que vous êtes empereur ? — Eh bien, je le sais bien. — De quel endroit êtes-vous empereur ? » Il tend à s’endormir, et ses paupières s’affaissent. Je cherche à lui faire ouvrir les yeux en lui répétant la même question, et alors il me répond machinalement : « Eh bien, c’est de Paris que je suis empereur. — Vous m’aviez dit que c’était du Brésil ? — Non, répond-il machinalement, et sans avoir l’air d’y attacher d’importance. — Combien avez-vous de millions ? — 175 milliards. — Vous m’en donnerez bien la moitié ? — Oui. — Est-ce de revenu ou de capital ? — De capital. — Souffrez-vous quelque part ? — Nulle part. — Vous avez donc sommeil ? — Oui, monsieur. — D’où vous est venu tout cet argent ? — Eh bien, de ma mère. — Vous n’êtes jamais malade ? — Non, jamais. — Est-ce que vous ne vous rappelez pas que vous étiez paralysé ? — Mais si, j’ai une paralysie interne dans la tête, dit-il, en se réveillant, en bégayant, et en s’animant un instant pour retomber bientôt dans sa demi-somnolence. — Y voyez-vous bien ? — Oh ! oui. — Comment êtes-vous devenu empereur tout à coup ? — Eh bien, parce que je le suis. — De quel pays êtes-vous empereur ? » Il ouvre alors subitement les yeux, et accentue avec vivacité et presque avec colère : « Mais je vous dis de Paris. — Qu’est-ce que vous ferez de votre argent ? » Il ne répond d’abord pas ; puis, tout à coup, se met à dire : « Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? je le garderai. » Je l’interroge sur le lieu de sa naissance, son âge, sa profession, et les divers détails de sa vie, que je connaissais par le premier interrogatoire. Il répond en général d’une manière assez exacte ; de temps en temps, il semble ne pas entendre la question, être absorbé ou distrait, et, oubliant ce qu’il veut dire, il se borne à répéter la question qu’on lui pose. Il dit ne pas avoir de rêves pendant la nuit, ne pas entendre de voix, ne pas avoir mal à la tête, et ne pas sentir sa langue embarrassée pour parler. « Où avez-vous mis tout l’argent que vous avez ? — Chez moi. — Dans quel endroit ? — Dans l’armoire. — Est-ce en billets ou en or, cet argent ? — C’est en argent. — Vous ne seriez pas à l’hôpital si vous aviez tant d’argent ? » Je ne puis parvenir à le faire répondre à cette question, et il finit par dire : « Mais qu’est-ce que vous voulez que je réponde ? — Pourriez-vous marcher si vous étiez debout ? — Parbleu ! — Mais vous êtes paralysé ? — Mais non du tout, je suis guéri. — Est-ce que vous voulez toujours rester ici ? — On ! non, je crois que je vais en sortir ces jours-ci. — Où irez-vous demeurer ? — Eh bien, dans Paris. — Dans quel endroit de Paris ? — Dans la rue Rambuteau. — Dans quel mois de l’année sommes-nous ? — Dans le mois d’avril. — Dans quel mois êtes-vous entré ici ? » Il cherche un instant, répète la question, puis finit par dire : « Eh bien, dans le mois d’avril (machinalement, parce qu’il venait de prononcer précédemment le même mot). — Quand serez-vous nommé empereur ? — Mais, je le suis…, oui, je le suis…, et nous aurons 500 milliards de vin, dit-il, en s’animant et en accentuant vivement. — Quel genre de maison voulez-vous habiter ? » Il se met à rire ; puis, après avoir cherché un instant, il répond : « Eh bien, un château dans lequel je suis. — Mais vous êtes à Bicêtre, ici ? — Laissez-moi tranquille. — Voulez-vous faire quelque spéculation ? » Il s’anime alors un peu, et répond : « Certainement, sur les trois-six. » Il entre alors dans quelques détails sur cette spéculation et termine en disant : « Et on gagne 100 millions toujours cent pour cent. — Il me semble que vous m’avez dit que vous étiez ruiné ? — Oh ! non. — Que vous aviez quitté votre commerce ? — Comment, quitté mon commerce ! — Comment avez-vous gagné l’argent que vous avez ? — Eh bien, par des spéculations » (il dit cela maintenant parce qu’il vient de parler de spéculation, mais précédemment il n’avait pas pu dire d’où venait cet argent).

Tel est le résumé de l’interrogatoire auquel je le soumis ce jour-là. Depuis cette époque, il est resté à peu près dans le même état, ou plutôt les divers symptômes se sont plutôt aggravés. Je l’ai revu le 29 mai 1852. Il était toujours couché sur le dos, immobile, et ne répondait presque pas aux questions qu’on lui adressait. Il avait la face bouffie, défigurée ; la pupille droite toujours un peu plus large que la gauche, et ne paraissant pas contractile, comme elle, sous l’influence de la lumière. Il ne pouvait plus se lever, tant ses jambes étaient faibles. Depuis quelques jours, il était plus silencieux, ne parlait plus guère de ses millions et de son titre d’empereur. Ses lèvres tremblaient beaucoup, aussitôt qu’il voulait parler. Lorsqu’on lui adressait la parole, sa figure s’épanouissait et exprimait une satisfaction vague, mais il ne paraissait pas bien comprendre ce qu’on lui disait : le plus souvent, il n’y répondait même pas, ou y répondait d’une manière contradictoire d’un moment à l’autre. Depuis ce jour, je ne l’ai pas revu. Il est mort dans le courant du mois de juillet, de la même année, et l’on m’a dit avoir trouvé, à l’autopsie, les méninges infiltrées par une grande quantité de sérosité, un ramollissement notable de la substance grise de la surface du cerveau, et, de plus, un ramollissement de la substance blanche de la partie antérieure de l’hémisphère droit (?).

D’après ce compte rendu d’autopsie, ne serait-il pas possible de rapporter anatomiquement les symptômes des trois premières années au ramollissement de la substance blanche, et les symptômes observés pendant les derniers mois aux lésions de la surface du cerveau ? C’est une question que je pose, et dont je livre l’appréciation aux lecteurs.


VIeObservation : Atrophie musculaire progressive au début, simulant une paralysie progressive sans aliénation ; paralysie presque complète aux extrémités, surtout localisée dans certains muscles, et accompagnée d’atrophie ; pas de trouble de l’intelligence, ni d’embarras de la parole.

B… (Nicolas-Augustin), trente et un ans, jardinier à Limay (Seine-et-Oise), est entré le 27 octobre 1851 à la Charité, au no 13 de la salle Saint-Louis (service de M. Briquet).

Il dit avoir toujours été bien portant, n’avoir jamais éprouvé de maux de tête ni d’attaque d’aucun genre. En un mot, il ne se rappelle pas avoir été malade.

Depuis l’âge de quinze ans, il est jardinier, n’a jamais exercé d’autre profession et n’a jamais travaillé au plomb. En arrosant, il était exposé à plonger souvent les pieds et les mains dans l’eau froide, et il attribue sa maladie à l’eau qui s’écoulait constamment de ses arrosoirs. Au commencement de septembre 1851, il a commencé à éprouver des fourmillements dans les doigts des pieds et des mains, pendant qu’il travaillait ; il a néanmoins continué à travailler encore pendant trois semaines, mais il remarquait qu’il ne serrait plus aussi bien sa bêche, ses arrosoirs, qu’il laissait tomber les objets et qu’il ne marchait plus aussi bien. Enfin, au bout de trois semaines, il a été obligé de cesser son travail, ne pouvant plus se soutenir sur ses jambes, sans le secours d’un bâton. Les bras étaient aussi affaiblis que les jambes, et il affirme que tous ces phénomènes sont survenus en même temps.

Il s’est reposé chez lui pendant près d’un mois avant de venir à l’hôpital. Il se chauffait beaucoup, parce qu’il attribuait sa maladie au froid. Pendant ce mois, qu’il a passé chez lui, il marchait encore un peu, mais avait peine à se soutenir, et lorsqu’il s’était baissé, par exemple, il ne pouvait plus se relever. Cet affaiblissement musculaire général s’est produit graduellement sans autre phénomène maladif, sans attaque ni perte de connaissance d’aucune espèce. Il pouvait encore, à cette époque, couper son pain lui-même, mais déjà avec difficulté. Il ne s’était pas senti malade, du reste, et prenait cet état pour de la fatigue ; il ressentait d’ailleurs des douleurs dans les deux épaules, dans les bras, dans les mollets, dans les cuisses, puis successivement de bas en haut jusque dans les fesses, mais il les comparaît à des lassitudes. Il n’a pas éprouvé de vomissements et n’a jamais eu la langue embarrassée. Entré à l’hôpital à la fin d’octobre, il a été obligé de se faire apporter sur un brancard ; il pouvait encore marcher un peu, à la condition d’être soutenu, mais il ne pouvait pas monter les escaliers. Ses bras étaient très faibles ; les mains n’étaient pas pendantes encore comme actuellement, mais elles commençaient à ne pas pouvoir se relever facilement. Le jour de son entrée, l’interne du service a constaté qu’il serrait encore, mais difficilement avec les deux mains. Pendant les quinze premiers jours de son séjour à l’hôpital, il a encore marché, soutenu par deux hommes, mais ensuite on a été obligé de le porter. Au bout de six semaines ou deux mois de séjour, la paralysie des bras avait également augmenté, au point que c’était à peine s’il pouvait manger seul, même en soutenant une main avec l’autre. Les muscles, qui n’étaient d’abord incomplètement paralysés qu’aux extrémités, se sont successivement et progressivement affaiblis de l’extrémité des orteils au tronc et des mains à l’épaule.

État actuel. Ce malade reste constamment couché ; il parvient avec peine à soulever ses deux bras, les fléchit assez facilement, peut même les porter jusqu’à sa bouche pour manger (ce qu’il dit ne pouvoir faire que depuis quinze jours), mais ses deux mains sont pendantes, comme dans les paralysies saturnines. Les orteils sont également fléchis, surtout ceux du pied gauche, qui est tourné en dedans. Il y a atrophie évidente des muscles des membres et maigreur très prononcée de tout le corps. La peau est presque accolée aux os. Il dit avoir beaucoup maigri, avoir pesé 130 livres et ne peser actuellement que 80. D’ailleurs, pas de maux de tête, la vue n’est pas affaiblie, les pupilles sont un peu dilatées, mais égales. Il entend bien ; il n’a jamais ressenti aucun phénomène maladif dans la face, dont les muscles ne paraissent ni atrophiés ni affaiblis. Il n’éprouve aucune difficulté à manger, à broyer et à avaler les aliments, et les masséters paraissent aussi forts qu’auparavant. La langue n’est nullement déviée et ne tremble pas ; il n’y a pas d’embarras de la parole. Le malade dit lui-même qu’il parle comme autrefois. En effet, on ne constate ni bégayement, ni hésitation, ni même arrêt dans sa prononciation. Il y a un mois environ, il dit avoir éprouvé des douleurs et des fourmillements dans la partie postérieure du cou et de la tête, douleurs qui se sont dissipées au bout de huit jours, sous l’influence des frictions. La respiration n’est jamais gênée ; il mange trois portions. À l’époque de son entrée à l’hôpital, l’appétit avait un peu diminué, mais il a repris depuis. Les érections ont cessé un mois avant son entrée. Il n’a jamais laissé écouler involontairement ni ses urines ni ses matières fécales.

L’intelligence est aussi intacte que possible ; elle est nette, vive, en un mot tout à fait normale. Il n’a ni lenteur ni difficulté de compréhension ; il répond très bien à toutes les questions et n’a pas du tout perdu la mémoire. Il se rappelle même exactement les dates de tous les faits. La sensibilité de la peau paraît intacte ; je lui pince faiblement les bras, il dit qu’il sent très bien et même que je lui fais mal. Cependant, il prétend que pendant le premier mois de son séjour à l’hôpital, on lui pinçait et on lui piquait les bras et les jambes, et qu’il ne sentait que faiblement ; aussi se trouve-t-il beaucoup mieux sous ce rapport. On l’a traité par la noix vomique et l’électricité, et il semble exister, au dire du malade, une certaine amélioration dans son état depuis son entrée à l’hôpital.

Le 5 avril 1852, ce malade est encore à la Charité, dans le même service et au même lit. Il se trouve amélioré en ce sens qu’il peut lui-même se retourner dans son lit, se mettre sur son séant, sans être soutenu par les mains, et qu’il peut avec ses bras fléchir ses jambes sur le tronc, sans le secours d’un aide. Il mange quatre portions. La langue et l’intelligence sont toujours intactes. Il trouve ses bras améliorés, puisque, pour manger, il était obligé de soutenir une main avec l’autre, tandis que maintenant, quoique ayant toujours les mains pendantes, et ne pouvant pas les relever du tout, il parvient à manger en se servant de la main gauche, avec laquelle il est plus adroit qu’avec l’autre, quoiqu’il fut droitier avant sa maladie ; cependant, il n’y a pas de différence appréciable, dans les mouvements des avant-bras ou des bras, à droite ou à gauche.

Ce malade n’a jamais eu de douleurs de reins, jamais de maux de tête, et n’éprouve aucune douleur, si ce n’est dans les bras. Auparavant il ressentait d’assez violentes douleurs dans toute l’étendue des membres inférieurs, mais elles ont disparu. Il a été pendant six mois sans érections. Depuis un mois environ, elles ont reparu, mais faiblement. Il peut à peine remuer les jambes dans son lit ; il est obligé de les soulever à l’aide des bras. Il lui est tout à fait impossible de se tenir debout ; ses jambes ployent sous lui ; les muscles des jambes sont atrophiés. Il peut soulever les bras et les maintenir suspendus pendant quelques instants, sans trembler ; seulement les mains sont pendantes. Il parvient, quoiqu’avec peine, à couper son pain lui-même. En résumé, le malade se trouve amélioré ; sa paralysie, au lieu d’avoir augmenté, semble donc être restée stationnaire ou même avoir un peu diminué, mais elle est encore très prononcée, quoiqu’incomplète. Ce malade est sorti du service de Briquet, dans cet état d’amélioration légère, au bout de quelques mois, et je n’ai pas eu occasion de le revoir depuis cette époque.


VIIeObservation : Paralysie générale probablement d’origine saturnine : invasion de la maladie il y a environ neuf ans ; coliques et vomissements, étourdissements fréquents, affaiblissement musculaire général, embarras de la parole : pas de trouble de l’intelligence.

C…, âgé de cinquante ans, ouvrier dans une fonderie de caractères stéréotypes, est entré à l’hôpital Necker, le 20 septembre 1851, au no 29 de la salle Saint-Ferdinand (service de Bricheteau).

Ce malade, dont le père est mort d’une attaque de paralysie à l’âge de cinquante ans, et qui a quatre frères encore vivants et bien portants, s’est lui-même toujours bien porté, avant l’invasion de sa maladie actuelle. Il a été soldat dans la garde royale, est sorti du service en 1830, s’est marié et a commencé à travailler dans une fonderie en caractères où il est resté pendant plus de quinze ans. Il était toujours en face du four, par conséquent immédiatement en rapport avec le plomb en fusion, par lequel il a été souvent atteint, car il porte sur tout le corps des cicatrices de brûlures produites par le plomb fondu. Il a toujours été bon travailleur, quoiqu’un peu lent, et ne paraît s’être livré à aucune espèce d’excès, pas même de boisson. Il n’a jamais éprouvé de convulsions ni de perte de connaissance. Celui qui l’a précédé dans la rude occupation dont il était chargé et pour laquelle on trouvait difficilement un ouvrier, a été, dit-on, obligé de la quitter, au bout de dix ans, et jeune encore, pour des infirmités analogues à celles dont celui-ci est atteint. Ce malade a commencé à ressentir les effets fâcheux de sa profession quatre ans environ après avoir commencé à l’exercer. Il a d’abord éprouvé beaucoup de coliques qui se renouvelaient fréquemment avec toute la violence des tranchées, et qui se sont reproduites, à différentes époques, pendant tout le temps qu’il a continué à travailler, et ont même été souvent accompagnées de vomissements, qui sont surtout devenus très fréquents dans les dernières années.

On prétend que sa maladie a débuté par un étourdissement qu’il a éprouvé en étant devant le fourneau, et à la suite duquel il serait tombé sans connaissance, et se serait même brûlé. Néanmoins ce n’est que petit à petit que l’on a commencé à s’apercevoir qu’il vacillait en marchant, comme un homme ivre, et cela il y a environ neuf ans. Quoique le tremblement dans la marche ne fût pas très prononcé, cependant tout le monde s’en apercevait, et les gamins même le suivaient. À cette époque, sa langue n’était pas encore embarrassée, mais il éprouvait de temps en temps des étourdissements assez intenses qui lui semblaient partir de l’estomac. Lorsqu’il se sentait étourdi, il était obligé de s’appuyer sur les objets environnants, tombait même quelquefois, mais sans perdre jamais connaissance ; car il parlait aussitôt qu’il était à terre, cherchait à se relever lui-même, ou bien appelait quelqu’un pour lui aider. Il y a quatre ou cinq ans environ que sa langue a commencé à s’embarrasser ; c’était comme une sorte de bégayement qui est survenu peu à peu et a augmenté graduellement. Ce n’est que depuis trois ou quatre ans que ses bras ont commencé à trembler un peu et qu’il laissait de temps en temps tomber les objets. Les jambes, au contraire, étaient depuis longtemps affaiblies. Il marchait difficilement, et il lui semblait même qu’il marchait sur des épines. On était obligé de l’accompagner, de crainte qu’il ne se laissât tomber, et, malgré cette précaution, il tombait encore quelquefois. Il n’a jamais eu de paralysie latérale de la face. Malgré l’augmentation progressive de ces phénomènes paralytiques, il a néanmoins continué à travailler, pendant très longtemps encore, après le premier début de sa maladie, puisqu’il n’a cessé son travail qu’il y a trois ans environ.

Depuis plusieurs années, sa vue s’est affaiblie, mais on prétend qu’elle s’est affaiblie également des deux côtés. Il se plaignait souvent de voir les objets doubles, et, par exemple, de voir deux fois la même ligne quand il voulait lire ; pour éviter cet inconvénient, il cherchait à fermer l’un de ses yeux avec la main. Il y a déjà longtemps qu’on a remarqué que ses pupilles n’étaient pas égales des deux côtés.

C’est il y a environ trois ans que son état a empiré, surtout la paralysie des jambes, et qu’il a été obligé de cesser son travail. Depuis deux ans, la paralysie de la langue est devenue plus saillante, au point que les étrangers ne pouvaient presque plus le comprendre, et que ses parents seuls, habitués à sa manière de parler, savaient ce qu’il voulait dire. Vers cette époque, il fut soigné par un médecin qui attribua sa maladie au plomb, lui fit prendre de nombreux purgatifs, et s’informa, à plusieurs reprises, s’il n’avait pas eu des attaques d’épilepsie.

Depuis environ un an, son état s’est encore beaucoup aggravé. Il laissait échapper tous les objets qu’il tenait dans ses mains, ne pouvait presque plus marcher, et se laissait souvent tomber par suite du plus simple obstacle qu’il rencontrait sur son passage ; aussi restait-il généralement assis dans la maison, allait et venait de temps en temps dans l’intérieur, mais se décidait difficilement à descendre l’escalier. Il se tourmentait beaucoup de son état dont il a toujours eu parfaitement conscience.

Son intelligence n’a jamais été réellement troublée. Il ne s’est livré à aucun acte extraordinaire, a toujours su parfaitement ce qu’il faisait, a toujours très bien reconnu tout le monde, et n’a pas même eu de moments d’absence. On ne peut donc pas dire qu’il ait présenté de véritable délire. Je dois ajouter seulement qu’à force de multiplier les questions dans ce sens, je suis parvenu à savoir des parents que, de temps en temps, il présentait une sorte d’obscurcissement passager dans les idées, tandis que dans d’autres instants, son intelligence était beaucoup plus nette, et que sa mémoire, quoique exacte et précise sur la plupart des faits, paraissait, depuis trois ans, légèrement affaiblie. Quelquefois, en effet, il semblait avoir oublié certaines affaires de famille qu’il se rappelait néanmoins plus tard, dans un autre moment. Enfin, malgré son caractère habituellement doux, il devenait de temps en temps irritable et violent, et voulait même battre ses enfants, qu’ordinairement, au contraire, il traitait avec bonté ; mais ce sont là, comme on voit, des nuances difficiles à saisir, que l’on doit signaler pour ne rien omettre, mais qui ne peuvent passer pour une véritable altération de l’intelligence.

De temps en temps, depuis trois à quatre ans, il a présenté de la difficulté a uriner ; cependant, ce n’est que dans les derniers temps qu’il est resté plusieurs jours sans pouvoir vider sa vessie, et qu’on a été obligé de le sonder.

Depuis le commencement de sa maladie, jamais son sommeil n’a été tranquille. Il s’éveillait souvent en sursaut, poussait quelques cris, ou bien se levait et se promenait pendant la nuit ; il restait quelquefois plusieurs heures de suite sans remuer dans son lit, mais sans dormir.

En dehors des phénomènes paralytiques, il n’a présenté aucun autre symptôme maladif, si ce n’est de temps en temps des étourdissements, pendant lesquels il restait immobile et sans pouvoir parler, mais qui étaient sans perte de connaissance, puisqu’il en avait conscience, et il en conservait très bien le souvenir, après qu’ils étaient dissipés.

Il y a trois mois environ, il est tombé dans l’escalier et s’est blessé à la tête ; mais il était sans convulsions, sans écume à la bouche ; en se relevant, il savait très bien qu’il était tombé, et disait qu’il avait été simplement un peu étourdi.

État actuel. Pendant les trois mois de son séjour à l’hôpital, ce malade est resté à peu près dans la même situation que nous allons indiquer par ordre de symptômes.

Il était sujet à des étourdissements assez fréquents, mais qui ne déterminaient jamais de chute. Avant ces étourdissements, il éprouvait une sensation qui lui paraissait partir du creux de l’estomac et remonter subitement vers la tête ; il se sentait alors obligé de fermer les yeux, d’y porter la main, de s’arrêter et de s’appuyer sur un objet voisin ; mais jamais il ne perdait connaissance, et jamais non plus il ne tombait. Une fois seulement il fut obligé de se mettre au lit, par suite de l’intensité et de la fréquente répétition de ces étourdissements.

De temps en temps, il éprouve de la pesanteur de tête ; sa vue paraît affaiblie ; il dit surtout y voir très peu de l’œil droit, et lorsqu’il veut bien y voir, être obligé de fermer cet œil avec la main, afin de ne regarder qu’avec le gauche. La pupille droite est, en effet, immobile et très dilatée, depuis son entrée, dilatation qui ne s’est pas modifiée une seule fois pendant tout son séjour ; la gauche, au contraire, toujours moins dilatée que la droite, l’est inégalement, selon les moments. Le malade dit d’ailleurs voir souvent les objets doubles ; mais cette diplopie paraît intermittente, et ne paraît pas due à un strabisme : car les deux yeux se meuvent dans tous les sens. Il y a donc, chez ce malade, affaiblissement de la vue du côté droit, dilatation plus grande de la pupille de ce côté, et de temps en temps diplopie. L’ouïe paraît un peu dure.

La physionomie est assez vive, sans expression d’hébétude. De temps en temps, on constate quelques mouvements spasmodiques dans les muscles des lèvres ; la parole est très notablement embarrassée ; on a quelquefois de la peine à le comprendre, et la voix présente une intonation lamentable toute particulière ; il parle toujours lentement, en bégayant sur chaque mot et en avalant souvent des syllabes.

Indépendamment de cet embarras de la parole, il présente un affaiblissement général, avec tremblement, dans toutes les portions du système musculaire principalement dans les bras et les jambes. Les bras ne sont pas fortement paralysés, puisque le malade les soulève et les remue assez bien ; mais ils manquent de précision dans les mouvements, et laissent facilement tomber les objets ; ils tremblent toujours, surtout quand le malade est debout et même quand il est assis ; mais ils tremblent d’ailleurs plus ou moins, selon les moments. Le malade serre d’ailleurs assez bien avec les deux mains, et peut même tenir ses bras étendus dans la position horizontale, presque sans trembler.

Il peut encore marcher et même descendre les escaliers ; mais c’est avec beaucoup de peine, en s’appuyant sur les murs ou sur une canne, et en tremblant et en oscillant à chaque pas ; il ne se sent nullement solide sur ses jambes, et ne peut consentir à abandonner un point d’appui, de crainte de tomber. Cependant à l’aide des précautions qu’il prend, il n’est pas tombé pendant tout son séjour à l’hôpital ; mais sa marche est vacillante, la jambe gauche est peut-être un peu plus faible que la droite : les jambes sont très amaigries, mais non véritablement atrophiées.

La sensibilité paraît amoindrie, surtout du côté gauche du corps, quand on le pince ; la jambe gauche est plus engourdie que la droite, le bras gauche est moins sensible que le reste du corps. Le malade indique lui-même une région du côté gauche, au niveau de la hanche et du grand trochanter, où la sensibilité est en effet très obtuse. Il éprouve, surtout la nuit, des crampes et des secousses, ou contractions involontaires, dans les bras et les jambes. L’irritabilité électrique est normale.

L’intelligence est saine, et ne paraît même pas présenter de traces appréciables de débilité : peut-être cependant est-elle moins lucide et moins nette dans certains moments que dans d’autres. Il apprécie bien sa position et son avenir ; sa mémoire paraît assez bonne, quoique sa femme prétende qu’elle est un peu affaiblie. Il n’y a d’ailleurs rien d’important à noter dans l’état des autres fonctions, si ce n’est que ce malade est maigre, et présente une coloration jaunâtre, presque cachectique, de la peau, tout en étant dans un état de santé assez satisfaisant. Son appétit est excellent, et souvent même il a faim pendant la nuit. Habituellement constipé, il a été atteint deux ou trois fois de diarrhée. Quelquefois il éprouve de la difficulté à uriner, ne peut y arriver qu’avec peine, et éprouve des douleurs pendant la miction ; quelquefois enfin il semble avoir un peu d’incontinence d’urine. Un dernier fait important à noter, c’est un état d’insomnie habituelle ; depuis longtemps il ne dort presque jamais. Pendant les trois mois de son séjour à l’hôpital, l’état de ce malade ne s’est guère modifié, quoiqu’il prétendît être amélioré à l’époque de sa sortie, qui eut lieu le 21 décembre 1851. Je n’ai pas eu occasion de revoir ce malade, depuis cette époque. Je suis ainsi privé des moyens d’apprécier la nature du fait qui auraient pu résulter de la marche ultérieure de la maladie.

Réflexions. La profession du malade, l’existence de coliques et de vomissements fréquents et intenses, au début de la maladie, la longue durée de son évolution sans qu’il survienne de trouble notable de l’intelligence ; la fréquence et le caractère des étourdissements, l’existence de la coloration jaunâtre de la peau, de l’affaiblissement presque amaurotique de l’œil droit, avec dilatation continuelle de la pupille et diplopie ; l’anesthésie, surtout prédominante dans certaines parties du corps ; l’insomnie presque absolue me portent à penser que la paralysie chez ce malade peut être attribuée, avec quelque vérité, à l’action lente et prolongée du plomb ; action qui aurait produit des effets différents de ceux qui sont habituels à la suite de l’intoxication saturnine, à cause de la différence dans le mode d’introduction du poison, résultant peut-être de la différence des professions. Dans l’état actuel de la science, cette hypothèse me paraît plus probable que celle d’une paralysie générale des aliénés, restée neuf ans sans présenter de délire, ou même que celle d’une paralysie progressive sans délire, maladie encore peu connue, et que nous avons vue souvent constituée à l’aide de faits variés enlevés arbitrairement au cadre de maladies dans lesquelles ils rentrent tout naturellement.


VIIIeObservation : Paralysie générale alcoolique sans délire, datant de sept à huit mois ; amélioration notable au bout d’un court séjour à l’hôpital.

P… (François-Joseph), cinquante-quatre ans, né à Anvers, entré à l’Hôtel-Dieu, salle Sainte-Agnès, no 16 (service de Trousseau), 24 janvier 1833.

Son père et sa sœur aînée sont morts d’apoplexie. Ancien soldat, il a d’abord été cocher, puis employé aux écritures dans une fabrique. Il avoue avoir fait souvent abus de liqueurs alcooliques, mais pendant longtemps n’en avoir pas éprouvé d’autres effets que des pesanteurs de tête et un peu d’engourdissement de l’intelligence qu’il dissipait le matin, à l’aide du café ou du tabac. Depuis sept à huit mois, il a commencé à éprouver de la difficulté à travailler, surtout à écrire ; il a ressenti des douleurs de tête assez intenses, à la région frontale, et enfin il a été obligé de cesser son travail, il y a deux mois environ, à cause du tremblement et de l’affaiblissement général qu’il éprouvait, ainsi que de l’obscurcissement de ses idées et de la faiblesse de sa mémoire, phénomènes pour lesquels il entre à l’hôpital. Il est atteint, en effet, d’un tremblement général qui n’a rien d’excessif, qui paraît plus marqué dans certains moments et surtout aux bras ; il a une conscience parfaite de son état et s’en préoccupe, sans s’en affliger outre mesure. Il n’a pas éprouvé de congestions à la tête, n’a pas de bégayement et n’a présenté ni agitation ni délire caractérisé. Son intelligence est légèrement obscurcie, lente et obtuse, mais il répond d’une manière suivie aux questions qu’on lui adresse et se plaint surtout d’un affaiblissement de la mémoire des faits récents. Pendant la nuit, il dit éprouver des rêves nombreux, principalement relatifs à des sensations de la vue. Il revoit les choses qu’il a vues autrefois en Espagne, et, l’une des dernières nuits, par exemple, il a vu défiler devant ses yeux des troupeaux de bœufs. Il lui arrive souvent de parler tout haut pendant son sommeil.

Il dit ne pas éprouver d’étourdissements et n’avoir jamais perdu connaissance, mais sa vue s’est considérablement affaiblie : lorsqu’il est sur un trottoir, il éprouve la plus grande difficulté à ne pas heurter les personnes qu’il n’aperçoit pas très nettement. La vue ne paraît pas plus affaiblie d’un côté que de l’autre ; la pupille gauche est un peu plus large que la droite, sans être cependant très dilatée. L’ouïe est également affaiblie, surtout à droite, à ce qu’il prétend ; il éprouve une céphalalgie frontale presque constante. La langue tremble, lorsqu’elle est tirée de la bouche, ainsi que les muscles des lèvres, mais ce tremblement n’a rien d’excessif et n’existe pas quand les muscles sont au repos ; les muscles des sourcils, des paupières, et des diverses parties de la face, tremblent également quand le malade leur imprime des mouvements. Lorsqu’on le fait souffler, les deux joues se dilatent également, et il n’y a pas de déviation apparente de la commissure labiale. La parole ne paraît pas embarrassée ; il semble bien exister de temps en temps une sorte d’hésitation dans le langage, mais elle paraît plutôt tenir à la lenteur de la pensée qu’à une gêne dans les mouvements ; il dit lui-même n’avoir jamais éprouvé de difficulté à parler, et que si quelques personnes l’ont prétendu cela tenait à ce qu’il était habitué à parler le flamand. Il serre assez bien avec les mains, mais il éprouve de la difficulté à soulever des objets qu’il portait facilement autrefois. Il éprouve des douleurs dans les mains et les avant-bras, et un affaiblissement tel des doigts qu’il ne peut plus écrire. Lorsqu’il veut y parvenir, il est obligé d’user de subterfuge et de soutenir la plume d’une main, tandis qu’il cherche à écrire avec l’autre. Les bras étendus, tremblent d’ailleurs d’une manière évidente, quoique non excessive. Il ressent dans les jambes les mêmes douleurs que dans les bras, mais surtout depuis les orteils jusqu’aux genoux ; ces douleurs, qui se prolongent quelquefois jusqu’aux reins, s’accompagnent souvent d’un sentiment de fatigue, surtout manifeste au moment où il veut se mettre à marcher ; il éprouve de la peine à se lever et à se mettre en mouvement, sans osciller ; il est même un instant sur le point de perdre l’équilibre. Une fois qu’il est en route il marche assez facilement et peut même se tenir debout presque sans trembler, mais quelquefois il tombe en faisant un faux pas, par suite de la faiblesse de ses jambes. Il ne sent pas les pieds engourdis ; il n’y éprouve pas de fourmillements, mais la sensibilité y est obtuse et émoussée, comme d’ailleurs dans le reste du corps. Il faut en effet le pincer fortement pour provoquer de la douleur.

En dehors de ces phénomènes de faiblesse et de tremblement, il ne se sent pas malade, a un appétit bon et régulier, n’a pas de maux d’estomac et n’éprouve pas de vomissements le matin. Au bout de moins de dix jours de séjour à l’hôpital, son état s’était très sensiblement amélioré. Le tremblement et la faiblesse musculaire avaient notablement diminué, l’intelligence était plus nette, la mémoire moins affaiblie, mais ces symptômes persistaient tous, quoiqu’à un degré moindre. Le malade dit avoir éprouvé plusieurs fois déjà de ces alternatives d’amélioration et d’aggravation de sa maladie, qui sont probablement en rapport avec les excès auxquels il se livre. Il est sorti, au bout d’une dizaine de jours, dans un état d’amélioration assez marquée.


IXeObservation : Paralysie générale alcoolique avec trouble dans les idées, tendances hypocondriaques, illusions et hallucinations de la vue ; guérison.

A… (Jean-François), quarante et un ans, garçon de bureau, né dans la Moselle.

Habituellement bien portant et régulier dans son service, peu à peu, et par suite de divers chagrins, il s’adonne à la boisson d’une manière intermittente ; il s’y livre d’une manière assez modérée pour pouvoir continuer son service, avec une certaine régularité, mais d’une manière assez prononcée cependant pour éprouver de temps en temps des étourdissements, des pesanteurs de tête, des vertiges, qui, sans le faire tomber, le portent souvent à s’appuyer sur un objet voisin ; il les considère comme de nature congestive, se fait saigner plusieurs fois, mais ils n’en persistent pas moins au même degré. En même temps qu’il éprouve ces symptômes physiques, il commence à ressentir de temps en temps de l’obtusion dans les idées ; il continue à faire son service, mais il n’a pas toujours les idées nettes ; l’intelligence est lente, un peu obscure ; il comprend avec plus de difficulté et moins vite, et cela surtout dans certains moments et certains jours, car d’autres fois au contraire son intelligence a toute sa lucidité habituelle. Dans certains moments, il éprouve des sortes de demi-absences ; la mémoire s’affaiblit ; quelquefois, sorti pour faire une commission, il ne se rappelle, ni pourquoi il est sorti, ni où il va, et revient sur ses pas, en s’affligeant de cet état, dont il a parfaitement conscience. En même temps, il éprouve une grande tendance aux idées hypocondriaques, se préoccupe beaucoup de sa situation, croit avoir perdu complètement la mémoire, s’imagine qu’il va perdre sa place, devenir infirme et incurable, et au lieu de remédier à la cause probable de ces accidents, se traite comme si le sang lui montait à la tête, et cherche même à noyer son chagrin dans le vin. Les accidents, au lieu de diminuer, augmentent lentement dans l’espace de sept à huit mois environ ; il finit par éprouver du tremblement et de la faiblesse, surtout dans les membres inférieurs et dans la parole ; de temps en temps, des éblouissements et des visions ; la nuit, surtout lorsqu’il était éveillé, il apercevait des multitudes de petits objets scintillants qui lui passaient devant les veux ; enfin il éprouva de temps en temps un véritable état de délire, ordinairement calme et vague, pendant lequel il avait des visions de nature presque toujours effrayante, composées d’insectes, d’animaux, d’objets scintillants, passant constamment devant ses yeux. Il conversait avec des interlocuteurs imaginaires, se croyait poursuivi par eux, avait des frayeurs, des anxiétés continuelles, qui n’allaient pas jusqu’au degré d’un véritable accès de delirium tremens, mais qui en étaient une sorte de diminutif. Cet état, joint aux idées hypocondriaques exagérées et à l’obtusion de l’intelligence, ci-dessus mentionnée, le fit considérer comme aliéné, et on songea à l’envoyer à Bicêtre. Mais indépendamment de ces phénomènes psychiques, qui avaient surtout fixé l’attention, le médecin qui l’examina fut frappé de l’existence concomitante de phénomènes paralytiques dont le malade avait parfaitement conscience, et sur lesquels il attirait lui-même avec complaisance l’attention du médecin. Il avait d’ailleurs également conscience du trouble de son intelligence, et disait qu’il était victime d’illusions nombreuses. L’affaiblissement musculaire, surtout manifeste aux membres inférieurs, existait aussi aux membres supérieurs. Le malade était, en outre, affecté d’un tremblement des membres, assez marqué. Aussitôt qu’il voulait marcher, il lui semblait que ses jambes ne pourraient le porter, et il sentait ses genoux fléchir sous lui ; sa marche était assez analogue à celle de certains paraplégiques ; les bras étendus tremblaient, soutenaient difficilement les objets, et le malade serrait très faiblement avec les mains ; la langue, sortie de la bouche, était tremblante, et il y avait embarras de la parole. D’après l’ensemble de ces symptômes, il était permis de croire, chez ce malade, à l’existence d’un commencement de paralysie générale ; cependant, au bout d’un mois environ de séjour à l’hôpital, on vit diminuer considérablement, et enfin cesser complètement, ces symptômes physiques et moraux qui paraissaient si graves au premier abord, et depuis près de six mois que le malade est sorti de l’hôpital et a repris son service, avec la résolution bien arrêtée de ne plus se livrer aux mêmes excès de boissons, ces phénomènes maladifs ne se sont pas reproduits.


XeObservation : Paralysie alcoolique avec obtusion très prononcée des facultés intellectuelles, illusions et hallucinations de la vue ; guérison des symptômes physiques, amélioration très grande de l’état de l’intelligence.

M. L…, âgé de trente-deux ans, propriétaire, après avoir fait depuis longtemps de nombreux excès de boisson, et avoir déjà éprouvé plusieurs accès de delirium tremens, fut atteint, dans le mois de juillet 1852, d’un nouvel accès qui débuta par de l’agitation, de la violence et de nombreuses illusions et hallucinations, principalement de la vue. Appelé à l’observer au déclin de l’accès, à la période de stupeur, je constatai les faits suivants : sa physionomie exprimait l’étonnement, l’hébétude : il avait le regard fixe et hagard, n’était pas agité, se tenait convenablement et présentait, à première vue, les apparences de la raison, mais il avait un grand besoin de mouvement et ne pouvait rester un moment en place. Il se laissait facilement entraîner par le bras où l’on voulait, mais il éprouvait le besoin de marcher, et il forçait même à marcher vite pour le suivre. Il était d’ailleurs constamment disposé à quitter le bras qu’on lui offrait pour se retourner brusquement et marcher dans une autre direction. Il ne semblait faire attention, ni à ceux qui l’entouraient, ni à ce qu’on lui disait. Son intelligence était évidemment affaiblie, ainsi que sa mémoire ; cependant, on parvenait quelquefois à le faire répondre assez bien à certaines questions, et même à lui faire donner quelques renseignements sur ses antécédents et sur ses habitudes d’ivresse ; mais un instant après, il exprimait quelques idées délirantes sans suite et difficiles à saisir, et ne semblait, ni comprendre ni même entendre plusieurs questions qu’on lui adressait. Il était comme absent et absorbé ; il paraissait constamment inquiet, disait à chaque instant que quelqu’un l’attendait, que sa femme était là ; qu’il devait nous quitter pour aller la rejoindre, et au milieu de réponses assez justes, relativement à lui-même, il se croyait dans un quartier de Rouen : il y avait donc chez lui absence de conscience du lieu où il était et des personnes qui l’entouraient. Il ne s’était pas aperçu de son voyage et ne savait, ni où il était ni comment il y était venu. Il se plaignait à chaque instant de voir, devant ses yeux ou par terre, des insectes, des reptiles, et une foule de petits objets, et d’entendre continuellement le chant des oiseaux.

Indépendamment de ces phénomènes intellectuels, il présentait les phénomènes physiques suivants : il disait avoir les doigts engourdis et éprouvait dans la paume de la main la sensation singulière d’une pièce de monnaie qu’on y aurait introduite sous la peau, qu’il cherchait à enlever et qu’il se plaignait de ne pouvoir retirer. Il accusait une diminution de la vue, bégayait à un degré modéré ; ses lèvres et sa langue tremblaient d’une manière peu prononcée, ainsi que tout son corps, mais surtout les extrémités supérieures ; il sautillait et trébuchait en marchant, et sa démarche était très incertaine. On voyait qu’il n’était pas solide sur ses jambes.

Peu à peu, ces phénomènes physiques, ainsi que la stupeur, diminuèrent d’une manière très notable. Il ne resta bientôt plus que l’affaiblissement de l’intelligence, sans trouble véritable, et le malade, privé pendant plusieurs mois de liqueurs alcooliques, s’est trouvé enfin presque sans aucun symptôme physique et très amélioré au moral ; seulement, il est à craindre que de nouveaux excès ne reproduisent chez lui, comme cela a déjà eu lieu plusieurs fois, des phénomènes analogues ou même de plus en plus graves.


  1. Thèse inaugurale, Paris, 30 mai 1853.
  2. Bayle, Thèse de Paris, 1822.
  3. Delaye, De la paralysie générale incomplète ; thèse de Paris, 1824.
  4. Bayle, Traité des maladies du cerveau et de ses membranes ; Paris, 1825.
  5. Calmeil, De la paralysie considérée chez les aliénés ; Paris, 1826.
  6. Esquirol, Des maladies mentales, t. II, art. Démence.
  7. Foville, Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques : Paris, 1840, article Paralysie.
  8. Parchappe, Traité théorique et pratique de la folie ; Paris, 1841.
  9. Baillarger, Annales médico-psychol., t. VIII et IX, 1816 et 1817.
  10. Ducheck, Vierteljahrsschrift für praktische Heilkunde ; Prag, t. VIII, Jahrgang 1851, 1er numéro.
  11. Requin, Éléments de pathologie, t. II, 1846.
  12. Lunier, Recherches sur la paralysie générale progressive, 1849.
  13. Hubert-Rodrigues, Traité de la paralysie générale chronique ; Anvers, 1847.
  14. Sandras, Traité pratique des maladies nerveuses, t. II, 1851.
  15. Brierre de Boismont, Supplément au Dict. des dict. de médecine, art. Paralysie Progressive, 1851.
  16. Georget, Traité de la folie, 1820.
  17. Esquirol, Des Maladies mentales, t. II, p. 282.
  18. Calmeil, Paralysie. Observ. 54.
  19. Esquirol, page 312.
  20. Parchappe, Traité théorique et pratique de la folie, 1841.
  21. Baillarger, Leçons cliniques, Annales médico-psychologiques. T. VIII, 1846.
  22. Lasègue, Thèse pour l’agrégation, 1853.
  23. Baillarger, Leçons cliniques, Ann. médico-psych. T. VIII, 1846.
  24. Thore, Maladies incidentes des aliénés. (Annales médico-psychologiques, t. VIII, p. 360 et suiv.)
  25. Esquirol, Des maladies mentales ; Paris, 1838.
  26. Ducheck, Mémoire sur la démence avec paralysie. (Vierteljahrsschrift für praktisch Medicin ; Prag., 1851.)
  27. Sandras, Annales médico-psychologiques, t. Ier, 2e série, p. 456.
  28. Delaye, Thèse, 1824.
  29. Requin, Éléments de pathologie, t. II, p. 88.
  30. Calmeil, Paralysie générale, 1826.
  31. Beau, Archives générales de médecine, 1852.
  32. Esquirol, Des maladies mentales, Paris, 1838 ; article Épilepsie.
  33. Landouzy, Traité de l’hystérie, p. 103.
  34. Tanquerel des Planches, Maladies de plomb, 1839.
  35. Delasiauve, Annales médico-psychologiques ; 1851.
  36. Magnus Huss, Alcoholismus chronicus, Stockholm, 1852.
  37. Lasègue, Archives générales de médecine, 1852.
  38. Lunier, Obs. 2.
  39. Delasiauve, D’une forme grave de delirium tremens aigu. (Revue médicale, 1852.)
  40. Baillarger, Annales médico-psychol., 1re série, t. II.
  41. Voir Supplément au Dictionnaire des Dictionnaires, de Fabre.
  42. Duchenne de Boulogne, Archives générales de médecine, 1849.
  43. Aran, Archives générales de médecine, septembre et octobre 1850.
  44. Thouvenet, Thèses de Paris, 1851.
  45. Cruveilhier, Bulletin de l’Académie de médecine, 1853.
  46. Aran, loc. cit.
  47. Brierre de Boismont, Paralysie progressive, supplément au Dictionnaire des dictionnaires de médecine, sous la direction de Tardieu ; 1851.
  48. Voir Brierre, loc. cit., p. 607.
  49. Obs. 6.