Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Des diverses paralysies

J. B. Baillière et fils (p. 207-221).


IV

DES DIVERSES PARALYSIES GÉNÉRALES[1]

― 1855 —

La paralysie générale, d’abord exclusivement étudiée par les aliénistes, fixe aujourd’hui l’attention de tous les médecins. Existe-t-il plusieurs espèces de paralysie générale ou n’en existe-t-il qu’une seule ? Observe-ton des paralysies générales sans délire, et celles qui présentent du délire débutent-elles par le trouble de l’intelligence ou par le trouble de la motilité ? Telles sont les questions principales que chacun pose, qui sont devenues l’objet de discussions nombreuses et qui sont encore loin d’être complètement résolues. Les faits publiés sont trop peu nombreux pour permettre, dans l’état actuel de la science, de formuler une conclusion définitive. Mais des éléments assez variés ont été produits, des opinions assez divergentes ont été émises, pour qu’il soit utile de les discuter, et de chercher à préciser les termes de la discussion.

Un court historique est indispensable avant de se livrer à cet examen.

Les premières études sur la paralysie générale ne remontent pas au delà du commencement de ce siècle. Signalée par Haslam, en 1798, cette maladie fut d’abord observée avec soin, à Charenton, par Royer-Collard et ses élèves, et décrite pour la première fois par Bayle, en 1822, sous le nom de méningite chronique. Depuis, Delaye en fit également l’objet de sa dissertation inaugurale, en 1824, sous le titre de Paralysie générale incomplète ; enfin, parurent, en 1825 et 1826, les deux ouvrages importants de Bayle et Calmeil, le premier intitulé, Traité des maladies du cerveau et de ses membranes, t. I, maladies mentales, et le second, De la paralysie considérée chez les aliénés. Ces auteurs ont décrit la maladie avec tant de soin, qu’ils ont laissé peu de chose à faire, sous ce rapport, à leurs successeurs.

Jusque-là, la paralysie générale avait été étudiée exclusivement dans les asiles consacrés aux maladies mentales, et portait encore le nom de paralysie générale des aliénés. Delaye avait cité, il est vrai, un fait auquel il avait cru pouvoir donner le nom de paralysie générale incomplète sans délire. Esquirol, Bayle et Calmeil, ainsi que Parchappe, avaient aussi signalé des cas où la maladie avait débuté par les symptômes paralytiques ; Ferrus, dans ses cours à l’hospice de Bicêtre[2], avait insisté également sur l’existence de quelques cas de ce genre. Mais ces faits étaient considérés par tous les aliénistes comme très exceptionnels ; d’ailleurs, tout le monde reconnaissait que, dans ces circonstances mêmes, le trouble de l’intelligence ne tardait pas à suivre de près la lésion de la motilité, et que, dans l’immense majorité des cas, il la précédait. Deux opinions seulement existaient alors parmi les médecins spécialistes relativement à cette affection ; les uns, comme Bayle et Parchappe, admettaient qu’elle constituait une espèce particulière de maladie mentale, distincte, dès le début, des autres formes de la folie, à laquelle le premier donnait le nom de méningite chronique, et le second, celui de folie paralytique ; les autres, avec Esquirol et M. Calmeil, considéraient la paralysie générale comme une complication ou même comme une terminaison de toutes les formes de l’aliénation mentale.

Tel était l’état de la science, lorsque, en 1846, Requin[3] rapporta un cas de paralysie générale observée pendant longtemps sans trouble de l’intelligence, et crut dès lors devoir imposer à cette maladie le nom de paralysie générale progressive, puisqu’elle pouvait se présenter avec ou sans délire, sans cesser néanmoins de constituer une seule et même affection. C’est de cette époque environ que datent les premiers travaux sur la paralysie générale sans délire, travaux qui ont profondément modifié les idées des médecins, au sujet de cette maladie.

En même temps, on commençait à observer dans les hôpitaux de Paris, ainsi que dans la pratique civile, quelques cas de paralysie générale incomplète, analogues à ceux dont on n’avait jusque-là rencontré des exemples que chez les aliénés.

D’un autre côté, Baillarger, recherchant avec plus de soin les antécédents des aliénés paralytiques, arrivait à se convaincre que, chez ces malades, la paralysie précédait le plus souvent le développement du délire, contrairement à l’avis de tous ses prédécesseurs. Dans une de ses leçons[4], cet auteur admit que la paralysie était, dans cette affection, le phénomène primitif et principal, tandis que le délire n’était que secondaire, survenait ordinairement après la paralysie, pouvait même disparaître pendant le cours de la maladie, et que par conséquent la paralysie générale devait être séparée de la folie pour constituer une maladie distincte et indépendante. M. Baillarger développa de nouveau cette thèse dans divers articles[5].

Lunier vint à son tour[6] apporter à cette opinion l’appui d’un certain nombre d’observations recueillies dans les hôpitaux de Paris. Dans ces observations, il constata l’existence d’une paralysie générale incomplète, semblable à celle des aliénés, qui existait depuis plusieurs années, sans que le délire se fût manifesté, ou du moins qui ne s’accompagnait que de très légères traces de démence ou d’affaiblissement de l’intelligence ; il en conclut, comme M. Baillarger, que la paralysie générale des aliénés, qu’il préférait appeler progressive, pouvait exister pendant plusieurs années sans être accompagnée du trouble des facultés intellectuelles, que ce trouble consistait le plus souvent dans un simple affaiblissement, et non dans un délire caractérisé, que par conséquent cette affection devait être séparée de la folie, et former ainsi une maladie à part.

Brierre de Boismont[7] contesta d’abord l’existence de ces faits de paralysie générale sans délire, observés en dehors des asiles d’aliénés ; il soutint que le léger trouble de l’intelligence constaté chez ces malades était le prélude et l’indice assuré du désordre qui surviendrait ultérieurement dans leur esprit. Cependant, quelques mois après, convaincu par l’examen direct de ces malades, il revint sur ce que sa première opinion avait de trop absolu, et reconnut l’existence de paralysies générales sans aliénation ; seulement, il chercha à démontrer que ces paralytiques différaient, sous plusieurs rapports, des aliénés atteints de paralysie générale, qu’ils ne devaient pas être confondus avec eux, et qu’ils devaient au contraire former une classe particulière sous le nom de paralysie générale sans aliénation.

À la même époque, Sandras[8] établissait également, par des observations recueillies dans son service de l’hôpital Beaujon, qu’il existait des paralysies générales sans délire, lesquelles devaient être distinguées de la paralysie des aliénés, attendu qu’elles étaient souvent susceptibles de guérison, ou bien qu’elles pouvaient se prolonger pendant plusieurs années sans altération aucune de l’intelligence ; Sandras cherchait alors à donner une description spéciale de cette paralysie progressive, description qu’il a depuis considérablement développée[9].

La question de la paralysie générale sans délire en était arrivée à ce point, lorsque Duchenne (de Boulogne)[10] et Brierre de Boismont, se livrant à des expériences comparatives sur l’état de la contractilité électrique chez les aliénés paralytiques et chez un certain nombre de paralytiques sans délire, observés dans les hôpitaux, crurent pouvoir poser en principe : que l’état de la contractilité électrique chez les divers malades atteints de paralysie générale pouvait fournir un moyen certain de diagnostic pour déterminer si le malade soumis à l’observation resterait exempt de trouble de l’intelligence, ou si le délire surviendrait ultérieurement ; ils arrivèrent en effet à cette conclusion : Dans la paralysie générale des aliénés, la contractilité électrique reste intacte jusqu’à la mort, tandis que, dans la paralysie sans aliénation, elle est diminuée ou abolie dans un certain nombre de muscles.

Cette manière de voir, contredite par Sandras, repose encore sur un trop petit nombre d’observations pour pouvoir être admise sans conteste dans la science. Mais il importe de constater que de l’apparition de ce moyen de diagnostic, basé sur l’électricité, date une nouvelle phase dans l’histoire de l’affection qui nous occupe ; car, à la faveur de ce nouveau mode d’exploration, Brierre de Boismont et Duchenne de Boulogne ont introduit dans cette question, déjà si complexe, un nouvel élément qui n’y avait pas encore figuré jusque-là, celui des paralysies générales atrophiques ; or, sous peine de tomber dans une confusion inextricable, il faut nécessairement éliminer cette nouvelle série de faits et distinguer ces paralysies atrophiques des cas admis jusque-là par tous les auteurs, et par Brierre de Boismont lui-même, comme exemples de paralysie générale sans aliénation.

Au milieu de cette divergence d’opinions, que penser de l’existence de la paralysie générale sans délire et des différences qu’elle présente avec celle des aliénés ? À l’observation ultérieure seule il appartient de trancher définitivement cette question. La plupart des médecins qui exercent dans les hôpitaux, ou même dans la pratique civile, affirment avoir observé et suivi, pendant plusieurs années, des malades présentant un affaiblissement musculaire général avec embarras de la parole et dont l’intelligence n’était nullement troublée. Une pareille observation collective, renouvelée dans des conditions si diverses, est certainement très respectable et mérite d’être prise en considération ; mais il est impossible aussi de ne pas tenir grand compte de son observation personnelle, faite sans idées préconçues. Or, lorsqu’un médecin aliéniste, ayant l’habitude de constater les plus légères altérations de l’intelligence et du caractère, vient à observer un de ces malades qu’on lui présente comme exemple de paralysie générale sans délire, il est rare qu’il ne découvre pas chez lui quelque trace d’affaiblissement ou de désordre intellectuel qui lui permette de pronostiquer l’apparition prochaine d’un délire mieux caractérisé. Il est sans doute quelques cas où l’intelligence paraît dans un état d’intégrité parfaite (j’y reviendrai tout à l’heure avec détails) ; mais, le plus souvent, on ne saurait le nier, le trouble de l’intelligence qui échappe à un examen rapide devient manifeste pour un observateur exercé. D’ailleurs, telle n’est pas, selon nous, la principale question que soulève actuellement l’étude de la paralysie générale progressive. L’important n’est pas de savoir si toutes les paralysies générales se terminent oui ou non par l’aliénation, mais de déterminer si l’on ne réunit pas sous un même nom des faits de divers ordres qu’il faudrait d’abord répartir dans les différentes espèces morbides auxquelles ils appartiennent, avant de se livrer à des considérations générales sur un type artificiel ; or telle est, selon nous, la cause principale de dissidences nombreuses dont nous sommes chaque jour les témoins. Il est impossible, ce nous semble, de parcourir attentivement les observations, peu nombreuses il est vrai, publiées jusqu’à ce jour par divers auteurs, sans être frappé des différences capitales que présentent entre elles, non-seulement les observations de deux auteurs différents, mais celles d’un même auteur. Il suffit qu’un malade offre un affaiblissement plus ou moins général et plus ou moins complet des mouvements, accompagné d’embarras de la parole, pour qu’on le fasse rentrer dans le cadre de la paralysie générale progressive. Que la maladie ait une date ancienne ou récente, qu’elle soit ou non accompagnée de délire, que le début ait été lent ou subit, qu’il y ait ou non prédominance de la paralysie d’un côté du corps, que la paralysie soit légère ou presque complète, enfin, qu’elle ait commencé par être partielle ou qu’elle ait été générale dès le début ; dans tous ces cas, pourvu qu’elle consiste dans un affaiblissement général des mouvements, on la range dans la même espèce nosologique.

On paraît oublier complètement que procéder ainsi c’est faire l’étude d’un symptôme et non celle d’une maladie ; c’est agir comme si l’on faisait l’histoire de l’hémiplégie au lieu de la rapporter aux maladies diverses qui lui donnent naissance ; c’est imiter les anciens, qui traitaient de la dyspnée ou de la fièvre, au lieu de s’occuper des maladies qui tiennent ces deux phénomènes sous leur dépendance.

Que résulte-t-il de cette direction de la science dans la question qui nous occupe ? Il en résulte la plus grande confusion dans les mots et dans les idées. Très souvent on désigne les mêmes faits sous des dénominations différentes, et plus souvent encore on réunit sous le même nom les faits les plus dissemblables.

Que voyons-nous, par exemple, parmi les auteurs que nous avons cités précédemment ?

Lunier rapporte, comme exemples de paralysie générale progressive, des faits qui diffèrent singulièrement les uns des autres ; plusieurs d’entre eux devraient plutôt figurer parmi les paralysies alcooliques, ou être attribués à diverses maladies cérébrales, telles que l’apoplexie, le ramollissement ou l’hydrocéphalie chronique, qu’être rangés parmi les paralysies progressives ; les autres au contraire sont de véritables paralysies des aliénés débutant par les symptômes paralytiques. Et c’est sur une pareille réunion de faits que cet auteur fait reposer la description d’une espèce morbide !

M. Baillarger, qui exclut de l’histoire de la paralysie générale un plus grand nombre de faits dissemblables que les autres auteurs, et dont le diagnostic différentiel est ainsi plus précis et plus rigoureux, confond néanmoins, à dessein, avec la paralysie des aliénés diverses maladies qui mériteraient, selon nous, d’en être séparées, telles que le tremblement des vieillards, les apoplexies et les ramollissements anciens, l’hydrocéphalie chronique, etc. Ces éléments étrangers donnent au tableau qu’il trace de la paralysie des aliénés un cachet particulier qui le fait différer sous plusieurs rapports de celui tracé par les autres médecins aliénistes.

Brierre de Boismont fait figurer dans sa description de la paralysie progressive tout à la fois des faits de paralysie des aliénés, débutant sans délire, et des cas de paralysie atrophique, avec diminution de la contractilité électrique, qu’on ne peut songer à comparer à la paralysie des aliénés, tant ils en diffèrent sous tous les rapports, même en dehors du signe différentiel emprunté à la galvanisation.

Sandras, tout en admettant que la paralysie progressive est un type générique renfermant des faits de cause et de nature très diverses, fait néanmoins une description uniforme et très détaillée de ce qu’il appelle la paralysie générale sans aliénation, par opposition à la paralysie des aliénés, dont il abandonne l’étude aux aliénistes. Cette description renferme certainement un grand nombre de traits intéressants que personne jusqu’ici n’avait réunis en aussi grand nombre ; mais elle nous paraît pécher par la base, puisqu’elle comprend, de l’aveu même de l’auteur, les faits les plus dissemblables, c’est-à-dire des faits de paralysies saturnines, chlorotiques, hystériques, alcooliques, rhumatismales, atrophiques, médullaires, des apoplexies incomplètement guéries, etc., réunis dans le même chapitre et sous le même nom, par cela seul qu’ils présentent le point commun d’une paralysie plus ou moins généralisée et plus ou moins complète. Par suite d’un pareil mélange, la symptomatologie de cette affection ressemble tantôt à celle d’une maladie de la moelle qui débute par les membres inférieurs, qui est ascendante dans sa marche et progressive en étendue et non en intensité ; tantôt au contraire cette description se rapproche de celle des paralysies atrophiques qui marchent des extrémités vers le centre, et tantôt enfin elle semble reposer réellement sur l’observation des paralysies générales, caractérisées plutôt par une sorte d’irrégularité des mouvements que par une paralysie proprement dite. Comment baser des conclusions générales sur un ensemble de faits si disparates ? Sandras affirme, par exemple, avoir guéri un certain nombre de paralysies progressives sans délire, et nous le croyons sans peine s’il veut parler des paralysies chlorotiques, hystériques, rhumatismales et alcooliques, qui figurent évidemment dans sa description. Mais peut-il en dire autant des autres paralysies générales qu’il réunit cependant aux précédentes dans un même chapitre ? Il en est de même du signe tiré de l’état de la contractilité électrique. Sandras conteste, avec raison, la valeur de ce signe pour distinguer les paralysies sans délire de celles avec délire ; il assure avoir vu des malades atteints de paralysie sans délire dont la contractilité électrique était intacte, et d’autres chez lesquels cette propriété était diminuée ou abolie. Rien de plus simple en effet que ce résultat, même en se basant sur les expériences de Duchenne, puisque Sandras applique indistinctement le nom de paralysie progressive à des paralysies atrophiques, médullaires et saturnines, qui doivent présenter une diminution de la contractilité électrique, et à des paralysies hystériques et rhumatismales, etc., dans lesquelles cette propriété doit être conservée. Mais, d’un autre côté, on doit conclure de ces faits, avec Sandras, que le diagnostic différentiel fondé sur la galvanisation n’a pas la valeur qu’on lui attribue, puisque la contractilité électrique se trouve conservée ou diminuée dans des cas également sans délire. Cette confusion nous paraît la cause principale de la discussion qui existe sous ce rapport entre Sandras et Duchenne de Boulogne.

Ce dernier auteur à son tour a décrit la paralysie générale sans aliénation, qu’il appelle spinale, et sa description, qui se rapproche de celle de Brierre de Boismont, diffère totalement de celle des autres auteurs, et en particulier de Sandras. Cela tient à ce qu’il ne prend en considération, pour déterminer cette nouvelle unité morbide, que la manière dont elle se comporte vis-à-vis de l’électrisation localisée. Il élimine, en conséquence, tous les faits qui présentent la conservation de la contractilité électrique et n’y fait figurer que ceux dans lesquels on constate une diminution de cette propriété. Les observations sur lesquelles Duchenne fait reposer cette paralysie spinale sont peu nombreuses, et jusqu’à présent elle ne paraît pas encore avoir acquis droit de cité dans la science. Ce qu’il importe ici seulement de constater, ce sont les deux points suivants : d’abord, Duchenne ne désigne pas sous le nom de paralysie générale sans aliénation la même maladie que Sandras et les autres auteurs ; en second lieu, malgré la protestation énergique de Duchenne, les faits qu’il décrit sous ce nom nous paraissent se rapprocher singulièrement de ceux qu’Aran et Cruveilhier ont rapportés à l’atrophie musculaire progressive. Duchenne établit deux caractères principaux pour séparer cette paralysie atrophique spinale de l’atrophie musculaire progressive :

« 1oDans la paralysie spinale, dit-il, la contractilité électrique est diminuée ou abolie ; dans l’atrophie musculaire, au contraire, elle est conservée tant qu’il existe encore une fibre musculaire.

« 2oDans l’atrophie progressive, l’altération de structure des muscles précède l’abolition du mouvement, tandis que c’est l’inverse dans la paralysie spinale. » À ces caractères principaux, il ajoute que, dans la paralysie spinale, l’affaiblissement musculaire semble frapper à la fois toute une région, tandis que, dans l’autre maladie, l’atrophie atteint isolément et capricieusement certains muscles d’une région, tout en respectant les muscles voisins ; enfin, la paralysie spinale paraît débuter en général par les membres inférieurs tandis que l’atrophie musculaire commence presque toujours par les membres supérieurs.

L’atrophie musculaire progressive, ainsi que la paralysie spinale de Duchenne, sont des maladies sur la nature distincte ou identique desquelles il est bien difficile de se prononcer définitivement, peut-être y verra-t-on plus tard deux variétés d’une même affection plutôt que deux espèces morbides différentes. Les opinions ont été trop partagées sur la nature de l’atrophie musculaire progressive dans la discussion qui a eu lieu à l’Académie de médecine[11] pour que l’on puisse affirmer, dans l’état actuel de la science, si c’est une véritable paralysie ou bien si elle a son siège dans les muscles ou le système nerveux périphérique. Or, selon que l’on adopte telle ou telle opinion, on rapproche ou on éloigne cette affection de la paralysie spinale décrite par Duchenne. Quant à nous, malgré les différences signalées par cet auteur et par Brierre de Boismont, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l’extrême analogie qui existe entre les faits rapportés par eux sous le nom de paralysie sans aliénation et ceux relatés par Aran et Cruveilhier sous celui d’atrophie musculaire progressive. Dans ces deux ordres d’observations, en effet, il y a intégrité parfaite de l’intelligence et de la sensibilité et lésion exclusive de la motilité, double caractère fondamental assigné par Aran et Cruveilhier à l’atrophie progressive. Dans les deux cas, il y a atrophie des muscles et même transformation graisseuse, ainsi que Duchenne le constate pour un fait de paralysie spinale dont l’autopsie a été faite dans le service d’Andral ; dans les deux cas encore, la paralysie commence par être partielle, se généralise assez lentement et marche progressivement des extrémités vers le centre ; dans les deux cas, enfin, certains muscles de la même région sont plus fortement atteints que d’autres. De plus, toujours d’après le même auteur, la contractilité électrique n’est que diminuée et non abolie dans la paralysie spinale (excepté à la dernière période) ; elle l’est inégalement dans les muscles d’une même région ; souvent même, au début de la maladie, il est difficile de distinguer si elle est réellement affaiblie et dans quels muscles existe cet affaiblissement, car il n’atteint d’abord que quelques muscles isolément, comme dans l’atrophie. Ainsi, Duchenne reconnaît qu’il n’y a guère entre ces deux maladies, même au point de vue de l’électricité, que des nuances dans le degré de diminution de la contractilité électrique, et par conséquent le signe distinctif qu’il prétend établir entre elles est loin d’être aussi rigoureux et aussi absolu qu’il le soutient. Duchenne de Boulogne, ainsi que Brierre de Boismont, ont donc décrit, comme paralysie générale sans aliénation, des faits de paralysie atrophique, avec diminution de la contractilité électrique, qui diffèrent sous tous les rapports de la paralysie des aliénés et qui pourraient s’en distinguer facilement par tous les autres symptômes et par leur marche, indépendamment du signe différentiel qu’ils ont cherché à faire prévaloir. Mais ce qu’il est essentiel de bien faire ressortir, c’est que ces deux médecins, en donnant la diminution de la contractilité électrique comme signe pathognomonique de la paralysie sans aliénation, ont exclu par cela même du cadre de cette affection toutes les paralysies sans délire sur lesquelles existait préalablement la discussion, les seules qui soient réellement difficiles à distinguer, par l’ensemble de leurs symptômes, de la paralysie des aliénés. On peut donc dire avec vérité que leur criterium n’est applicable qu’aux faits où le diagnostic ne présente aucun embarras, et que, dans les cas difficiles, délicats, il cesse de pouvoir rendre des services. Ces auteurs affirment en effet que toutes les paralysies sans délire, avec conservation de la contractilité électrique, aboutissent tôt ou tard à l’aliénation, c’est-à-dire qu’ils tranchent la question en litige sans la résoudre.

Que faut-il conclure de l’examen des opinions si diverses que nous venons de passer en revue ? Nous concluons que la confusion la plus grande règne aujourd’hui dans la science relativement aux faits groupés artificiellement sous une même dénomination, et qu’il importe d’établir des distinctions, si l’on veut aboutir à quelques résultats pratiques, sous le rapport du diagnostic comme sous celui du pronostic et du traitement.

La cause principale de ces confusions nous paraît résider dans l’idée qu’on se fait généralement de la paralysie des aliénés, maladie qui a servi de point de départ à l’étude de la paralysie progressive, et qui est encore aujourd’hui le terme de comparaison pour les divers faits qu’on décrit sous le nom de paralysie générale. On s’imagine habituellement que la paralysie des aliénés est une véritable paralysie, analogue à celles qui sont produites par des affections organiques du cerveau ou de la moelle ; partant de cette fausse donnée, on n’hésite pas à comparer à cet état des paralysies beaucoup plus complètes et beaucoup plus prononcées. Or, on ne saurait trop le répéter, la paralysie des aliénés n’est pas, à proprement parler, une véritable paralysie. Comme le Dr Lasègue l’a parfaitement établi[12] et comme l’ont fait aussi les premiers auteurs qui ont écrit sur cette matière, cette maladie consiste plutôt dans une irrégularité de la contraction musculaire, dans une sorte de tremblement ou d’état spasmodique qui donne aux mouvements un caractère brusque, saccadé et imprécis, que dans un véritable affaiblissement prononcé de la motilité ; c’est seulement à la dernière période de cette affection que les malades sont obligés de garder le lit, et encore peuvent-ils toujours mouvoir leurs membres jusqu’à la mort. D’ailleurs, jamais l’amaigrissement musculaire, alors même qu’ils sont dans le marasme, n’est porté au point de pouvoir être qualifié d’atrophie. On oublie trop que la paralysie des aliénés constitue réellement un type distinct dans la pathologie, parce qu’elle repose, comme unité morbide d’une part sur les caractères spéciaux de la paralysie, et d’autre part sur un ensemble de signes tirés des lésions anatomiques, de la nature spéciale du délire, et d’une marche particulière.

Or les caractères spéciaux de cette paralysie peuvent se résumer ainsi : elle est incomplète, c’est-à-dire qu’elle consiste en un léger affaiblissement de la motilité, qui, dans aucun cas, ne peut être porté jusqu’à l’impossibilité de se mouvoir ; elle est générale, c’est-à-dire qu’elle affecte à la fois et dès le début toutes les parties du système musculaire sans prédominer dans aucune d’une manière très prononcée ; elle est progressive, c’est-à-dire qu’elle augmente très lentement en intensité, mais qu’elle ne progresse pas en étendue ; enfin elle est, dès son début, accompagnée d’embarras de la parole. Si l’on joint à ces signes, puisés dans la nature particulière de la paralysie, ceux que fournissent les autres symptômes de la maladie et les lésions constatées à l’autopsie, on a tous les éléments pour établir un type réellement distinct et bien déterminé ; il devient alors possible de le distinguer, dans le plus grand nombre des cas, de tous les autres états que l’on tend aujourd’hui à confondre avec lui.

C’est pour avoir perdu de vue ce point de départ fixe et solide que l’on a introduit la confusion dans la question de la paralysie générale progressive.

En examinant, en effet, à l’aide de ce criterium, les divers faits réunis aujourd’hui sous ce titre générique, on arrivera, nous le croyons, à se convaincre que la plupart de ces faits ne sont que des débuts sans délire de la paralysie des aliénés, ou bien peuvent rentrer dans le cadre de diverses maladies connues. Les apoplexies anciennes, incomplètement guéries, les ramollissements du cerveau à marche lente, certaines affections organiques du crâne ou de la masse encéphalique, peuvent donner lieu aux symptômes d’une paralysie plus ou moins généralisée, susceptible d’être assimilée, à première vue, à celle des aliénés, mais pouvant en être distinguée par un examen attentif. Il en est de même de certaines maladies de la moelle, de quelques paralysies générales saturnines, mercurielles, hystériques, épileptiques, nerveuses ou rhumatismales. Enfin, il est un groupe de faits, étudiés par le Dr Magnus Huss, de Stockholm[13], sous le nom d’alcoolisme chronique, qui se rapproche plus que tout autre de la paralysie des aliénés ; mais ici encore le diagnostic est possible dans un grand nombre de cas. Tous ces états, que l’on appelle aujourd’hui généralement des paralysies progressives avec ou sans délire, doivent nécessairement être distingués les uns des autres, et dispersés dans les diverses maladies auxquelles ils appartiennent. Un autre groupe de faits, qui mérite aussi d’être profondément séparé de la paralysie des aliénés, dont il ne se rapproche que par quelques analogies éloignées, est celui des paralysies atrophiques, avec ou sans conservation de la contractilité électrique.

Ainsi donc, en résumé, trois catégories de faits peuvent déjà être nettement distinguées les unes des autres, au milieu des paralysies générales progressives :

1oLa paralysie générale des aliénés, qui peut débuter par les symptômes paralytiques plus souvent qu’on ne le croyait autrefois, mais qui est caractérisée par un ensemble de phénomènes, puisés dans les caractères spéciaux de la paralysie, dans la nature spéciale du délire, dans les lésions anatomiques, et dans la marche particulière de l’affection.

2oLes paralysies générales de cause et de nature diverses, qui doivent rentrer dans différentes maladies connues, cérébrales, médullaires ou nerveuses.

3oLes paralysies atrophiques, caractérisées par l’atrophie musculaire et la transformation graisseuse, qui présentent un assez grand nombre de caractères distinctifs pour être facilement séparées des deux groupes précédents.

En dehors de ces trois catégories de faits, qu’on peut dès à présent diagnostiquer, en existe-t-il une quatrième qui mériterait seule le nom de paralysie générale sans aliénation, qui serait réellement caractérisée par une paralysie générale incomplète et progressive, avec embarras de la parole, ne présentant jamais de délire, et ne pouvant être rapportée à aucune des maladies connues, en un mot une véritable paralysie progressive essentielle qui ne se terminerait pas par l’aliénation ?

Cette question ne nous semble pas encore résolue. La plupart des faits, classés dans cette catégorie par divers auteurs, nous paraissent plutôt devoir être rapportés à l’une des trois précédentes. Cependant, nous reconnaissons volontiers qu’il est quelques cas rares de paralysie générale sans aliénation, existant depuis plusieurs années sans trouble de l’intelligence, et que l’on éprouve un grand embarras à rattacher soit aux diverses maladies connues, soit à la paralysie des aliénés. Si l’on réunissait un certain nombre de cas de ce genre, ils mériteraient certainement de former une classe à part, distincte des trois groupes que nous venons d’établir ; seulement, les difficultés de ce genre d’observations sont extrêmes. Une foule d’obstacles matériels s’opposent à ce que l’on puisse suivre ces malades pendant un grand nombre d’années et jusqu’à leur mort : or cela serait indispensable pour pouvoir affirmer, d’une manière positive, qu’ils n’ont présenté de délire à aucune période de leur affection, et pour s’assurer, par l’observation ultérieure des symptômes ainsi que par les recherches nécroscopiques, que la maladie n’appartient à aucune des catégories admises actuellement dans la science.

Mais la seule chose que nous ayons voulu établir ici, c’est que la paralysie générale progressive, telle qu’elle est aujourd’hui décrite, renferme les faits les plus dissemblables, qu’il est indispensable de chercher à les séparer nettement les uns des autres, et qu’avant de pouvoir proclamer avec certitude l’existence distincte d’une paralysie générale sans aliénation, il est de toute nécessité de mettre hors de la discussion toutes les paralysies qui doivent, à plus juste titre, appartenir à d’autres maladies connues.


  1. Extrait des Archives générales de Médecine, février 1855.
  2. Ferrus, Gazette des hôpitaux, 1838.
  3. Requin, Éléments de pathologie, t. II, p. 90.
  4. Baillarger, Gazette des hôpitaux, 1846.
  5. Baillarger, Notes et leçons sur la paralysie générale (Ann. méd.-psychol., t. VIII, p. 421 et suiv., 1846 ; t. IX, p. 331, 1847, et 2e série, t. V, 1853).
  6. Lunier, Recherches sur la paralysie générale progressive (Annales médico-psychologigues, 1849).
  7. Brierre de Boismont, Recherches sur l’identité des paralysies générales progressives (Ann. médico-psychologiques, 2e série, t. III, p. 177, 1851 ; et Supplément au Dictionnaire des dictionnaires, par A. Tardieu, 1851, art. Paralysie générale progressive).
  8. Sandras, Bulletin de thérapeutique, 1848, et Union médicale, 1850-51.
  9. Sandras, Traité des maladies nerveuses, t. II, 1851.
  10. Duchenne (de Boulogne), De l’Électrisation localisée ; Paris, 1855.
  11. Bulletin de l’Académie de médecine, 1855.
  12. Lasègue, De la Paralysie générale progressive ; thèse pour l’agrégation, 1853.
  13. Magnus Huss, Die Alkoholkrankheit od. Alcoolismus chronicrus ; Stockholm, 1852. — Angelo Scarenzio, Della paralisi generale progressiva dei non alienati (Ann. univers. di med. dal dortore A. Omodei, 1854). — Ducheck, Paralyse mit Blödsin (Prager Viertel-jahrschrift, 1851).