Étude sur la politique française en 1866/02

Étude sur la politique française en 1866
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 275-302).
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ETUDE
SUR LA
POLITIQUE FRANÇAISE EN 1866

II.
LES DERNIÈRES NÉGOCIATIONS AVANT LA GUERRE.


III. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE ET L’OPINION PUBLIQUE EN FRANCE.

M. de Bismarck rentrait à Berlin dans les derniers jours d’octobre 1865. Il avait tout lieu d’être satisfait de son voyage. Biarritz n’avait pas été seulement pour lui un lieu de pèlerinage, il l’appelait aussi « sa fontaine de Jouvence. » Ses vœux étaient en partie exaucés. Contrairement aux prévisions de ses adversaires à la cour, il rapportait les plus précieuses des garanties, la neutralité de la France et un laisser-passer sans réserve pour l’Italie. Sa satisfaction eût été sans mélange, si, au lieu de se borner à des promesses verbales, l’empereur, dont il appréciait du reste la loyauté, avait voulu s’engager par écrit. En traversant Paris, il s’était abouché avec M. Nigra, qui devenait pour sa politique un précieux auxiliaire. Il se montra plein d’expansion. Tout à la joie de ses entretiens avec l’empereur, il considérait désormais la guerre comme inévitable et exprimait avec une absolue confiance l’espoir que la France ne lui serait pas hostile[1]. « Si l’Italie n’existait pas, disait-il, il faudrait l’inventer. »

Dès son retour, il se mettait à l’œuvre, il posait ses jalons, brouillait les cartes et s’arrangeait de façon à s’assurer les atouts. Laissant au but le soin de justifier les moyens : « Je voudrais, disait-il, ramener l’Allemagne à l’état de complications où elle se trouvait à la veille de la convention d’Olmütz. » Au commencement de 1866, la confusion qu’il rêvait ne laissait plus rien à désirer. La confédération germanique, de mœurs si paisibles, ressemblait à un champ clos où tous les intérêts étaient aux prises et toutes les passions en ébullition. Les séances de la diète se succédaient orageuses et irritantes, les notes et les protocoles s’entre-croisaient, les ministres des petits états conféraient. Ce fut pour l’activité et l’importance des cours de second et de troisième ordre un moment d’éclat qui ne devait pas avoir de lendemain. Ce furent aussi de beaux jours pour la diplomatie française. De quelles sollicitations n’était-elle pas l’objet ! Quelles confidences n’a-t-elle pas recueillies ! Si ses portefeuilles devaient s’ouvrir, on verrait quelles conversions le succès opère dans le langage et l’attitude des hommes. « Combien la postérité serait trompée, disait le cardinal de Bernis dans ses mémoires, si elle jugeait par la grandeur des événemens de la grandeur des hommes qui les ont préparés. »

Pour faire surgir l’occasion d’où dépendait le gain de la partie, il restait deux conditions à remplir : rompre avec l’Autriche et conclure avec l’Italie. La rupture étant la conséquence logique de l’alliance, tous les efforts de la politique prussienne se portèrent sur Florence pour vaincre les préventions que l’intermède de Gastein avait laissées dans l’esprit soupçonneux d’un ministre résolu à jouer serré, et à ne plus se payer de mots. Venir solliciter une alliance, affirmer la guerre et s’arranger avec le cabinet de Vienne, ce sont de ces procédés qu’on n’oublie pas aisément. Il importait donc à M. de Bismarck de dissiper les préventions qu’il avait inspirées, et d’administrer au cabinet de Florence les preuves les moins équivoques de ses intentions belliqueuses. Aussi le voit-on bientôt prendre des allures plus décidées, accentuer sa politique, serrer l’Autriche de près, encourager toutes les aspirations allemandes et entreprendre une véritable campagne contre l’organisation de la confédération germanique.

Ce serait une étude de stratégie diplomatique bien curieuse que de le suivre à la fois dans toutes ses manifestations à Vienne, à Florence et en Allemagne, de relever ses procédés, de le montrer aux prises avec les obstacles, soulevant des incidens, suscitant des défiances, exploitant les faiblesses, et faisant tout converger à la réalisation d’une pensée unique avec une persévérance et une audace qui n’ont jamais été surpassées. Mais ce serait trop élargir mon cadre; je ne saurais oublier le titre que j’ai donné à ce travail, il ne s’agit que d’une étude spécialement consacrée à la politique de mon pays.

« Avec un tempérament tel que celui de M. de Bismarck, écrivait M. Benedetti dans une lettre particulière du 11 février, il serait de la dernière imprudence de dire même approximativement ce qui sortira de cette situation; mais on peut croire sans trop se méprendre que, du pas dont marchent les choses, on pourrait bien se trouver pris plus tôt qu’on ne pense entre une témérité et une défaillance. »

C’est sur le thème de la violation du traité de Gastein que le cabinet de Berlin entreprit sa campagne diplomatique. Il prétendait qu’après les explications et les paroles si cordiales échangées pendant l’entrevue, tout devait l’autoriser à croire que l’Autriche était résignée et acquise à ses vues, qu’elle lui céderait sa part de souveraineté dans les duchés, et qu’au lieu d’encourager les partisans du duc d’Augustenbourg, elle administrerait le Holstein de manière à en faciliter l’annexion à la Prusse. M. de Bismarck accusait la cour d’Autriche de manquer à un engagement d’honneur. Il relevait dans les duchés tous les actes des agens autrichiens et s’obstinait à y voir des signes certains d’hostilité. Les griefs s’accumulaient de jour en jour et se traduisaient en plaintes périodiques dont le ministre de Prusse à Vienne se rendait l’interprète indigné.

Discuté dans l’entourage du roi, méconnu dans le pays, attaqué dans la presse et dans les chambres, M. de Bismarck ne pouvait plus détenir le pouvoir qu’à la condition de satisfaire l’amour-propre national. La réunion des duchés de l’Elbe à la monarchie devenait une nécessité impérieuse. Aussi, comme l’écrivait M. Benedetti, voulait-il à tout prix cette réunion soit par la paix, soit par la guerre. La guerre souriait davantage à son ambition ; elle lui ouvrait de nouvelles perspectives, la chance d’expulser l’Autriche de la confédération, de réaliser à la fois le double objet qu’il avait assigné à la politique prussienne, avant même d’en être l’organe officiel : la grandeur de la Prusse et sa prépondérance sur les autres états germaniques.

La cour de Vienne ne tirait aucun enseignement sérieux de ces menées, qui chaque jour devenaient plus significatives ; hautaine et formaliste, elle ne vivait que sur les souvenirs de son ancienne prépotence, oubliant que depuis Olmütz la Prusse avait changé de souverain et de ministre, et qu’elle-même avait subi Solferino et perdu son seul homme d’état, le prince de Schwartzenberg. On peut dire que, si elle a été surprise par les événemens, c’est qu’elle l’a bien voulu.

Quant au gouvernement de l’empereur, il assistait impassible et impénétrable au développement de cette crise, dont les péripéties lui étaient signalées par sa correspondance officielle avec une vigilance et une activité remarquables. Mais, laissé sans direction, notre ambassadeur à Berlin en était réduit à un rôle d’informateur souvent ingrat, car la plupart du temps il se voyait forcé de rompre ses conversations avec le président du conseil dès qu’elles menaçaient d’engager notre politique. C’est ainsi qu’un jour M. de Bismarck lui ayant témoigné son désir de mander auprès de lui M. de Goltz pour être définitivement fixé sur les intentions de l’empereur, dans le cas de complications sérieuses, il crut devoir couper court à l’entretien. « Je n’ai pas voulu, écrivait-il, provoquer des confidences ou des ouvertures auxquelles je n’aurais eu rien à répondre. Il m’a suffi de pouvoir vous apprendre d’avance le motif pour lequel l’ambassadeur du roi serait appelé à Berlin. »

En lisant les rapports si nombreux de M. Benedetti, véritables monologues qu’obstinément, malgré leur intérêt, on laissait sans réplique, on est nécessairement amené à se demander si notre ambassadeur et notre ministre des affaires étrangères ne se trouvaient pas l’un vis-à-vis de l’autre dans des conditions psychologiques particulières. Abandonné à ses propres inspirations, M. Benedetti poussait dans ses entretiens avec M. de Bismarck la circonspection jusqu’à ses limites extrêmes et s’étudiait à ne donner aucune prise au ministre dont il relevait, mais dont il ne possédait pas la confiance ; tandis que M. Drouyn de Lhuys, visiblement préoccupé des attaches de son agent avec ses adversaires au sein du conseil, s’appliquait à le laisser en dehors des négociations, qu’il préférait poursuivre à Paris avec le représentant du cabinet de Berlin. Il manquait, on le voit, à notre politique une condition essentielle de succès, la communauté de vues et de sentimens entre celui qui la dirigeait et celui qui devait l’interpréter.

À la fin de février, M. de Goltz arrivait en effet à Berlin pour assister chez le roi à un conseil extraordinaire auquel on avait convoqué le prince royal, le comte de Moltke et le général Manteuffel. M. de Bismarck apprit à M. Benedetti qu’il n’avait été arrêté dans ce conseil aucune mesure d’une exécution immédiate, mais que sa politique y avait prévalu, et que le langage de M. de Goltz avait convaincu tous les assistans de la cordialité des sentimens de l’empereur et de leur sincérité. Le conseil avait été unanime à admettre que l’on devait poursuivre l’annexion des duchés, tout en procédant avec une extrême prudence ; il avait reconnu toutefois que, cette politique pouvant soulever les plus grosses difficultés, il était urgent de s’y préparer financièrement et militairement, et qu’avant de marquer davantage l’attitude qu’on voulait prendre il importait de laisser au général Manteuffel le soin de préparer le terrain dans les duchés, c’est-à-dire d’aviser aux meilleurs moyens de provoquer le conflit avec l’Autriche, et à M. de Goltz celui de s’assurer les dispositions sympathiques du gouvernement de l’empereur.

Peu de jours après, M. Benedetti écrivait à notre ambassadeur à Vienne : « Je sais que Goltz nous a de nouveau, en retournant à Paris, tâté le pouls et, suivant ce qu’il mande, il ne l’a trouvé ni plus lent ni plus rapide. Je ne présume pas que ce qu’il avait à dire fût de nature à en accélérer les battemens. Je dois ajouter cependant qu’on n’est nullement mécontent des informations qu’il a consignées dans ses dépêches. On sait donc ce qu’on doit penser de nos intentions et de notre attitude, dont je ne puis rien vous dire n’ayant pas été mis dans le secret, et M. Drouyn de Lhuys se bornant en m’en remerciant de la meilleure grâce du monde, à m’accuser réception de ma correspondance[2]. »

Tandis qu’à Berlin le roi s’entourait de tous ses conseillers, que ses généraux, ses ministres, ses diplomates et les princes de sa famille, tous animés d’un même sentiment, discutaient en commun, sur un programme nettement défini, les moyens d’assurer la grandeur du pays et de le prémunir contre toutes les mauvaises chances, à Paris, les ministres, divisés, laissaient les plus graves événemens se développer au hasard sans procéder à aucune mesure de prévoyance, s’en remettant pour sauvegarder les intérêts de la France aux inspirations et à la fortune du souverain.

Vers le milieu du mois de mars, le général de Moltke était sur le point de partir en mission secrète pour Florence; déjà ses préparatifs étaient faits, son passeport visé, lorsqu’un officier supérieur italien arrivait inopinément à Berlin. C’était le général Govone, qui, parti mystérieusement de Suisse pour ne pas donner l’éveil, venait, sous le prétexte futile d’étudier l’organisation militaire prussienne, pressentir les dispositions du gouvernement du roi, et entrer en arrangement avec lui. Il proposait un traité stipulant la guerre à date fixe et d’une exécution très prochaine. C’était plus que n’ambitionnait le cabinet de Berlin ; il voulait bien, au point où en étaient les choses, s’engager éventuellement, mais il jugeait que ses rapports avec l’Autriche n’étaient pas encore suffisamment altérés, et que son travail préparatoire en Allemagne n’était pas assez avancé pour adopter des résolutions définitives impliquant l’emploi immédiat de la force.

Au fond, les méfiances étaient réciproques ; à Berlin, on soupçonnait les Italiens de poursuivre plus d’un but à la fois, et les Italiens craignaient que la Prusse ne voulut se servir d’eux pour se faire céder les duchés par la cour de Vienne. Le général de La Marmora croyait savoir qu’à Gastein M. de Bismarck n’avait pas craint de dénoncer et de compromettre l’Italie, et le ministre dirigeant de Prusse reprochait de son côté au cabinet de Florence d’avoir, par l’entremise de M. Landau, révélé au général autrichien ses ouvertures confidentielles pour obtenir la cession amiable de la Vénitie.

Les cours allemandes, et particulièrement celle de Dresde, n’avaient pas attendu l’apparition de l’envoyé italien pour s’alarmer. Le ministre de Saxe à Berlin m’a raconté que, dès les premiers jours de mars, il n’avait plus de doutes sur les intentions agressives du cabinet de Berlin; M. de Bismarck n’avait pas craint, dans les épanchemens d’un dîner, de confirmer de la façon la plus singulière et la plus audacieuse les informations de plus en plus inquiétantes qui lui arrivaient de toutes parts. « Il est donc vrai, lui avait demandé anxieusement Mme la comtesse de Hohenthal, que vous voulez nous faire la guerre, expulser l’Autriche de l’Allemagne, et vous emparer de la Saxe? — N’en doutez pas, chère comtesse, lui avait répondu M. de Bismarck, je n’ai jamais eu d’autre pensée et je n’ai pas cessé de m’y préparer depuis que je suis entré au ministère. Le moment ne tardera pas, nos canons sont tous fondus aujourd’hui, et bientôt vous aurez l’occasion de vous assurer si notre artillerie transformée n’est pas de beaucoup supérieure à l’artillerie autrichienne. — Vous me faites frémir en vérité, et, puisque vous êtes en veine de franchise, donnez-moi un conseil d’ami ; dites-moi ce que j’aurais de mieux à faire si vos sinistres prévisions venaient à se réaliser. J’ai deux propriétés. Où devrais-je chercher un refuge? est-ce dans mon domaine de Bohême ou dans le château que je possède près de Leipzig? — Si vous voulez m’en croire, répliqua M. de Bismarck, n’allez pas en Bohême, vous y seriez exposée à de terribles aventures; c’est là, si je ne me trompe, c’est même dans les environs de votre domaine, que nous battrons les Autrichiens. Allez tranquillement en Saxe, rien ne se passera du côté de Leipzig, vous y serez à l’abri des événemens, et vous n’aurez pas l’ennui des garnisaires, car votre château de Knautheim n’est pas sur une route d’étapes. »

C’est cette confidence, sans doute calculée, à en juger par la gravité de ses conséquences, qui donna sérieusement l’éveil au gouvernement saxon. Elle jetait en effet une vive lumière sur les renseignemens militaires recueillis par le comte Hohenthal, et elle ne laissait plus guère de doutes sur les intentions secrètes de la Prusse. Les chancelleries européennes s’en émurent. M. de Bismarck fut interpellé. Un démenti n’eût pas été courtois ; il se tira d’affaire en donnant à l’incident un tour plaisant.

M. de Beust n’en crut pas moins devoir prendre quelques mesures préventives, et la cour de Vienne, sur ses instances, ordonna de son côté quelques mouvemens de troupes. C’est ce qu’on attendait à Berlin. Le prologue de la guerre était trouvé; on allait pouvoir, avec une presse savamment organisée, ouvrir la campagne sur les armemens de façon à rejeter la responsabilité de l’initiative tout entière sur l’Autriche. Aussitôt les régimens qu’elle avait concentrés sur ses frontières se transformèrent en divisions, et les divisions en corps d’armée. Chaque jour, il devenait plus évident, disait-on, que, si elle armait, c’était moins en vue de la défense que de l’attaque; on prétendait qu’elle appelait sous les drapeaux les hommes de la réserve, qu’elle avait fait des achats éventuels de chevaux et de grains, et qu’avec 60 bataillons échelonnés sur la frontière, pouvant avec une cavalerie nombreuse se réunir en vingt-quatre heures à l’armée saxonne, elle menaçait déjà Berlin. On en concluait naturellement que la Prusse, qui n’avait encore remué ni un homme ni un canon, allait se trouver malgré elle dans la nécessité de pourvoir à sa défense, et qu’il lui incombait de s’y préparer sous le triple rapport des mesures financières, des précautions militaires et des combinaisons politiques.

En même temps que M. de Bismarck dénonçait aux cours allemandes les armemens de l’Autriche et les mettait en demeure de se prononcer, il élargissait le débat et donnait à ses projets leur véritable caractère en posant la question fédérale. Il ne s’agissait plus des duchés dont la conquête était escomptée, mais bien du programme que M. de Bismarck traçait à ses amis dès 1856 dans ses correspondances de Saint-Pétersbourg.

L’affaire des duchés n’était pas de nature à passionner les masses. Il fallait, pour justifier les sacrifices d’une grande guerre, une question d’un ordre plus élevé touchant aux intérêts généraux et suprêmes de l’Allemagne. D’après M. de Bismarck, le désaccord entre les deux grandes puissances tenait moins à leurs prétentions respectives sur les duchés qu’à leur situation au sein de la confédération germanique et aux avantages abusifs qui en ressortaient pour l’Autriche. Il réclamait donc la révision du pacte fédéral en prenant pour base la constitution de 1849, c’est-à-dire un pouvoir central chargé de la direction militaire et de la représentation diplomatique avec une représentation nationale élue par le suffrage universel. C’était un expédient destiné à réduire l’Autriche aux dernières résolutions. Il n’avait plus de ménagemens à garder, il était d’accord avec l’Italie, le traité d’alliance allait être signé, et la France restait silencieuse. Aussi disait-il dans un langage fier et convaincu à notre ambassadeur, qui le questionnait avec une véritable anxiété sur ses projets : « J’ai déterminé un roi de Prusse à rompre les relations intimes de sa maison avec la maison impériale d’Autriche, à conclure un traité d’alliance avec l’Italie révolutionnaire, à accepter éventuellement des arrangemens avec la France impériale, et à proposer à Francfort le remaniement du pacte fédéral avec le concours d’une assemblée populaire. Je suis fier d’un pareil résultat ; j’ignore s’il me sera permis d’en recueillir les fruits, mais, si le roi m’abandonne, j’aurai préparé le terrain en creusant un abîme entre l’Autriche et la Prusse, et le parti libéral, montant au pouvoir, achèvera la tâche que je m’étais imposée. »

Peu de jours après que le cabinet de Berlin eut placé la controverse sur le terrain fédéral arrivèrent de la part de l’Autriche des propositions de désarmement. Le président du conseil les reçut avec une certaine hauteur, mais il ne jugea pas opportun d’en décliner la discussion. Les renseignemens qui lui arrivaient de Paris et de Florence n’étaient pas précisément de nature à l’encourager dans la politique à outrance. Il aurait voulu nous lier par des arrangemens pour prémunir le roi contre une défaillance et pour lui inspirer au sujet de notre attitude éventuelle une entière sécurité. Mais le gouvernement de l’empereur, tout en l’écoutant avec une attention bienveillante, restait insensible à ses incitations, et il savait que l’idée d’amener le cabinet autrichien à une cession à l’amiable de la Vénétie était loin d’être abandonnée.

Il prit donc acte des déclarations du cabinet de Vienne en assurant que, de son côté, il n’avait jamais eu la pensée d’entrer le premier dans la voie des mesures agressives. Ce n’était pas la paix assurément, mais du moins c’était l’espoir de voir la discussion se substituer aux menaces. Tandis que l’Allemagne et l’Italie se couvraient de soldats, on vit alors les gouvernemens démentir à l’envi leurs armemens et protester contre toute pensée d’agression. L’Italie, qui avait déjà plus de 100,000 hommes massés sur ses frontières, déclarait qu’elle ne devancerait pas l’explosion de la guerre en Allemagne; l’Autriche prétendait qu’elle ne commettrait pas la folie d’attaquer les Italiens: la Prusse soutenait qu’elle ne songeait qu’à sa défense, et les états moyens, qu’ils ne réunissaient leurs contingens que pour faire respecter la loi fédérale.

En réalité, on n’était prêt d’aucun côté pour une entrée en campagne immédiate, il fallait quelques semaines encore pour ouvrir les hostilités.

L’inquiétude se répandait en Europe ; on sentait qu’il se préparait de grands événemens. Peu attentive jusqu’alors aux querelles de l’Autriche et de la Prusse, qui semblaient être le fond naturel et constant de l’histoire intérieure de l’Allemagne, la France commençait à s’en préoccuper sérieusement et à redouter un choc militaire dont elle pouvait craindre le contre-coup. Des notes acerbes étaient échangées, des conseils de cabinet, où étaient appelés avec ostentation les personnages les plus considérables, se succédaient à Berlin, à Vienne et à Florence. On parlait de conférences militaires, on disait que l’empereur François-Joseph élaborait des plans de campagne avec l’archiduc Albert et le général Benedeck; on signalait les reconnaissances faites sur les frontières de Bohême par le général de Moltke et ses officiers d’état-major; les envoyés italiens, comme à la veille de la guerre de 1859, passaient et repassaient les Alpes, et l’on attribuait aux apparitions fréquentes du prince Napoléon à Turin une importance qu’elles n’avaient pas, s’il faut en croire les révélations rétrospectives du général La Marmora.

Ce qui est certain, c’est que les gouvernemens se reprochaient réciproquement leurs armemens, et que le monde des affaires, dont l’inquiétude allait croissant, avait fini par céder à de véritables paniques. Les esprits émus s’agitaient au hasard, les transactions étaient suspendues, les désastres financiers se multipliaient. C’était le moment où M. de Bismarck laissait percer sa véritable pensée et montrait que ses visées dépassaient l’annexion litigieuse des duchés de l’Elbe. La concentration de toutes les forces militaires de l’Allemagne sous l’hégémonie de la Prusse, tel paraissait être son véritable programme. Les masques commençaient d’ailleurs à tomber. La Prusse et l’Italie laissaient, par leur attitude de plus en plus menaçante, entrevoir les liens qu’elles avaient contractés. Déjà la présence du général Govone à Berlin avait éveillé les défiances de la diplomatie et donné lieu aux commentaires les plus inquiétans; mais en face d’augustes et de solennelles dénégations, on s’était peu à peu rassuré à Vienne et dans les cours allemandes. Comment aussi aurait-on pu croire qu’un traité était signé depuis le 8 avril, alors que dans les premiers jours de mai le roi de Prusse poussait encore le souci des secrets d’état jusqu’à écrire à une cour amie, celle de Saint-Pétersbourg, par l’entremise de son aide de camp, le colonel de Schweinitz, qu’on l’importunait avec de prétendus arrangemens italiens, qu’il n’y en avait pas et qu’il n’existait pas de traité[3] ?

L’émotion de l’Europe ne fut que plus vive lorsque la vérité se révéla tout entière. On disait avec raison que, sans notre assentiment, cette alliance n’aurait jamais pu se consommer, et que, si l’empereur s’y était prêté, c’est qu’il voulait la guerre et poursuivait un remaniement territorial.

Cependant la pensée du souverain restait impénétrable. La presse officieuse se bornait à répéter que la France, avec 600,000 hommes sous la main, jouirait d’autant mieux de son repos et de sa prospérité qu’elle assisterait avec plus d’impassibilité aux luttes de ses voisins; qu’on les laisserait s’affaiblir sans rien risquer, avec le bénéfice assuré des occasions qui pourraient s’offrir. Mais qui pouvait au juste prévoir les développemens de la guerre, ses vicissitudes et ses péripéties? Notre liberté d’action ne serait-elle pas compromise au lieu d’être sauvegardée? Ne serions-nous pas forcés d’agir au moment que nous n’aurions ni prévu, ni choisi, sur un terrain qu’il ne dépendrait plus de nous de circonscrire?

Ces craintes se manifestaient ouvertement et se traduisaient en protestations énergiques. Le corps législatif s’en émut à son tour. Il n’avait certes pas le désir de créer des embarras au gouvernement de l’empereur ; mais en face des souffrances du commerce et de l’industrie, et de l’atteinte portée à la prospérité générale par la perspective de la guerre, il crut devoir faire un pas de plus dans la voie des libertés nécessaires et empiéter sur le terrain de la politique extérieure. « Il ne faut pas se dissimuler, écrivait M. Nigra le 23 avril au général La Marmora, que la Prusse est en ce moment très impopulaire en France. Le comte Walewski m’a dit hier qu’il craignait des discussions violentes au corps législatif; les hommes d’affaires, les banquiers, les commerçans, les spéculateurs de tout genre sont très hostiles à la guerre... Il en résulte que le gouvernement français se renferme de plus en plus dans l’attitude de neutralité et de liberté d’action qu’il a prise. » Dans une dépêche du 1er mai, il revenait sur les préoccupations que l’opinion publique causait à l’empereur. « Le gouvernement français, disait-il, est préoccupé des interpellations qui seront faites jeudi au corps législatif. Nos armemens rendent la situation plus difficile. On exigera de lui une déclaration explicite au sujet de l’attitude qu’il prendra relativement à l’Italie... Telle est la raison pour laquelle il a désapprouvé nos armemens immédiats. « 

M. Rouher voulut prendre les devans. Il crut écarter les interpellations ou du moins en atténuer les effets en prononçant une courte allocution dont chaque mot était pesé, et dans laquelle il affirmait que la politique de l’empereur avait été constamment pacifique, que partout la France n’avait jamais donné que des conseils de sagesse et de modération. Il ajoutait que la France resterait neutre, mais qu’elle se réservait toute sa liberté d’action. Parlant de l’Italie, il disait qu’on laisserait à sa charge les risques et les périls de toute agression dirigée contre l’Autriche.

Le programme du gouvernement de l’empereur se résumait en trois mots : neutralité loyale, politique pacifique, entière liberté d’action, et les intentions dont témoignait ce programme étaient sincères; il suffit de lire les dépêches italiennes pour s’en convaincre. M. Rouher était pleinement autorisé par la vérité des choses à se prévaloir de la modération de notre politique, et à affirmer notre ferme volonté de conserver notre liberté d’action. Mais ses déclarations avaient le tort de ne répondre qu’incomplètement aux exigences du sentiment public, et de ne pas indiquer dans quelle mesure nous participerions aux événemens. Une neutralité formulée en termes aussi vagues ne pouvait être, comme on le disait alors, qu’un mot servant à couvrir un système inavoué, ou l’absence de tout système.

C’est sous ces impressions que M. Thiers, dans un discours d’une merveilleuse lucidité, prit à partie la politique impériale et la montra en rupture ouverte avec les traditions qui avaient assuré à la France sa grandeur. Il fit une critique amère de la condescendance excessive qu’on avait eue envers l’Italie, flétrit tout ce qui s’était passé en Allemagne, se prononça énergiquement pour la conservation de ce qui restait de l’ordre des choses établi par le traité de Vienne, et somma le gouvernement de l’empereur d’empêcher à tout prix l’alliance italo-prussienne. Le traité était signé depuis le 8 avril. M. Thiers, qui avait tant d’attaches dans la diplomatie, pouvait-il l’ignorer?

Son éloquente protestation en faveur de la paix provoqua au sein du corps législatif une véritable manifestation, et elle eut dans le pays, qui la considérait comme l’expression du patriotisme le plus élevé et le plus éclairé, un énorme retentissement. Dans les sphères gouvernementales, on ne voulut y voir qu’une manœuvre perfide ayant pour but de contrarier et de paralyser l’empereur dans l’exécution de ses desseins. Elle eut pour conséquence immédiate la protestation d’Auxerre contre les traités de 1815 qui ne fit que précipiter les événemens, et plus tard, par l’action qu’elle avait exercée sur l’opinion publique, elle gêna les résolutions du gouvernement. « La perspective d’agrandissemens considérables, écrivait M. Nigra, ne parvient pas à décider l’empereur à entrer en guerre contre le vœu du pays, après les manifestations du corps législatif. »


IV. — LES NÉGOCIATIONS RELATIVES AU CONGRÈS.

La réponse de l’empereur au maire d’Auxerre[4], que les uns appelaient un coup de canon tiré en pleine Europe, et que les autres tenaient pour une réplique personnelle au discours de M. Thiers, produisit à Berlin des impressions diverses. Cette réponse vint à point nommé fortifier le parti de la guerre et raviver les espérances de la cour, qui se plut à la considérer comme un encouragement formel donné à la politique de M. de Bismarck. On s’en réjouit d’autant plus vivement qu’on avait pu craindre, après les manifestations significatives du corps législatif et en face du langage hostile de nos journaux, que le souverain, sous la pression de l’opinion publique, ne se vît forcé malgré lui de s’inspirer des sentimens pacifiques qui prévalaient dans le pays. Aussi les organes officieux donnaient-ils un libre cours à leur satisfaction. Ils trouvaient que les paroles de l’empereur étaient en parfaite conformité avec ses déclarations antérieures et ses sentimens bien connus. Ils allaient même jusqu’à prétendre que le gouvernement français avait adhéré au programme du cabinet de Berlin, qu’une convention secrète liait les deux cours, et ils n’éprouvaient aucune répugnance à admettre notre participation éventuelle au remaniement des traités de Vienne, qui, disaient-ils, entravaient l’essor de la monarchie prussienne.

Mais en général, les paroles d’Auxerre avaient laissé l’opinion publique inquiète et perplexe[5]. « Que donnerez-vous à la France? » avait dit M. de Bennigsen à M. de Bismarck, qui lui exposait les plans ambitieux qu’il poursuivait en Allemagne. C’était en effet la grosse préoccupation du parti national, qui trouvait que la haine que l’empereur portait aux traités de 1815 était une arme à deux tranchans, qu’elle s’appliquait tout aussi bien, sinon davantage, aux frontières assignées à la France par le congrès de Vienne qu’à l’organisation de l’Allemagne.

On se demandait avec angoisse si les garanties invoquées seraient assez fortes pour conjurer le danger d’une intervention étrangère, une fois la lutte engagée, et l’on reprochait au premier ministre de se constituer, en faisant acte de sécession, le promoteur de la guerre civile, en opposition ouverte avec les tendances germaniques. Aussi les entreprises du gouvernement prussien et les procédés violens et arbitraires qu’il employait pour faire éclater le conflit étaient-ils jugés sévèrement. On ne mettait pas en doute que sous le coup d’une défaite non-seulement M. de Bismarck serait renversé du pouvoir, mais que le roi serait contraint d’abdiquer[6].

Ce n’était pas assez d’être porté par la fortune, il fallait encore à M. de Bismarck une âme exceptionnellement trempée pour réussir dans de pareilles conditions. Il lui fallait surtout une confiance sans bornes dans la supériorité de l’armée prussienne. « L’armée est superbe, disait-il à M. Benedetti; à aucune époque elle n’a été plus nombreuse, plus solidement organisée, ni mieux armée, j’ai la confiance qu’elle triomphera de ses ennemis, ou qu’elle remportera du moins des succès assez éclatans pour nous permettre d’obtenir une paix honorable. » M. de Bismarck avait trop compté toutefois sur les paroles d’Auxerre; loin d’effacer l’impression du discours de M. Thiers, elles avaient éveillé en France les plus vives anxiétés. On comprenait instinctivement que les encouragemens donnés au cabinet de Berlin pouvaient amener un changement d’équilibre politique des plus menaçans pour notre sécurité.

L’empereur sentait bien que sa politique manquait de netteté, mais la France ayant proclamé le principe des nationalités, il ne pouvait pas, sous peine d’inconséquence, s’opposer ouvertement aux aspirations de l’Allemagne. Il essaya néanmoins de réagir contre la marche des événemens; inquiet des interpellations annoncées au corps législatif, il avait redoublé d’efforts pour obtenir du cabinet de Vienne la cession amiable de la Vénétie, et un instant il put croire au succès de ses pressantes démarches. Le 4 mai, le lendemain même de la séance de la chambre, il faisait appeler M. Nigra[7], pour lui annoncer qu’enfin l’Autriche se montrait disposée à céder la Vénitie, à la condition que l’Italie et la France, restant neutres, la laisseraient s’indemniser sur la Prusse par la conquête de la Silésie. La cession de Venise devait être faite à la France, qui la rétrocéderait à l’Italie; il y avait une réserve toutefois : les deux faits de la cession et de la conquête devaient être simultanés, l’une étant la condition sine qua non de l’autre. L’empereur ajoutait que la proposition était formelle, et il demandait au ministre du roi Victor-Emmanuel s’il croyait son gouvernement en mesure de se délier des engagemens pris avec la Prusse. L’offre était séduisante, mais tardive. Si elle s’était produite quelques jours plus tôt, elle aurait eu bien des chances d’être agréée, car les rapports entre Berlin et Florence étaient alors profondément altérés. Le traité du 8 avril, à peine signé, avait soulevé de graves dissentimens.

L’alliance, limitée à trois mois, était offensive et défensive, et les deux parties s’étaient engagées à se défendre mutuellement si l’une d’elles était attaquée avant l’expiration du délai. Le gouvernement prussien, qui ne prenait conseil que de ses intérêts et de ses convenances, n’en prétendait pas moins, bien que l’Italie se fût toujours refusée à la signature d’un traité générique, que la convention, n’étant pas un acte bilatéral, n’obligeait pas au même degré les deux contractans; il disait s’être réservé l’initiative des hostilités et ne pas vouloir se laisser entraîner dans la guerre au gré du cabinet de Florence. Il allait même jusqu’à trouver que les armemens de l’Italie étaient trop précipités. Cette attitude étrange, au moment où l’Italie, inquiétée par les mesures que l’Autriche prenait dans le quadrilatère, invoquait l’assistance de la Prusse, cachait une défaillance. On avait reçu de Paris des appréciations alarmantes sur le sentiment public, et, en prévision d’un revirement dans la politique impériale, on tenait à conserver son entière liberté d’action, tout en maintenant l’Italie dans les liens de l’alliance[8]. « C’est sur nous-mêmes et sur la France, écrivait M. de Barral, qu’il faut compter, bien plus que sur la Prusse. » Le cabinet de Florence aurait donc pu à la rigueur, sans manquer à la stricte loyauté, se considérer comme dégagé de toute obligation, en s’appuyant sur les déclarations du roi de Prusse. On y songea un instant, car il fut question d’envoyer le général Govone à Paris pour s’entendre avec l’empereur sur l’interprétation qu’il conviendrait de donner au traité.

Mais la diplomatie prussienne était vigilante ; le cabinet de Berlin fut avisé sans retard, de tous côtés, des trames qui s’ourdissaient entre Paris et Vienne. « On est extrêmement préoccupé, télégraphiait M. de Barral le 6 mai, des négociations très actives, assure-t-on, qui se poursuivent entre l’Autriche et le cabinet des Tuileries, pour désintéresser l’Italie, et qui seraient allées jusqu’à l’offre de la ligne du Rhin à la France. »

M. de Bismarck s’en ouvrit avec notre ambassadeur en termes émus ; il reconnaissait avec une certaine amertume qu’il ne nous coûterait pas de grands efforts pour déterminer les Italiens à méconnaître leurs engagemens, mais il croyait que, si l’Italie lui refusait son concours, il serait encore temps pour la Prusse d’entrer en arrangemens avec l’Autriche. Il est vrai que quelques jours après il se montrait moins rassuré à cet égard; il était convaincu plus que jamais que le but du cabinet de Vienne était de faire payer à la Prusse le sacrifice de ses possessions italiennes, et sous cette impression, il ajoutait: « Si l’empereur nous abandonne en refusant de se concerter avec nous, et s’il facilite la cession de la Vénétie aux Italiens, il ne restera plus à la Prusse en face de ses adversaires que de désarmer l’Autriche par sa soumission, ou de soutenir une lutte formidable qui assurera peut-être la prépondérance de la maison de Habsbourg en Allemagne. » M. de Bismarck, malgré cette alternative, n’en restait pas moins résolu : « Si le roi m’écoute, disait-il, nous combattrons et nous proclamerons au besoin la constitution allemande de 1849. »

C’est donc de l’attitude du cabinet de Florence qu’allait désormais dépendre le cours des événemens.

Abandonnée par l’Italie, il ne restait plus à la Prusse, malgré l’énergie audacieuse de son premier ministre, qu’à invoquer l’assistance des puissances neutres et à chercher un refuge dans un congrès, et c’est pour se soustraire à cette douloureuse éventualité que M. de Bismarck, avec une entière bonne foi, nous suppliait en quelque sorte de nous entendre avec lui. « Le président du conseil, écrivait le 8 avril 1866 M. Benedetti, me rappelant les ouvertures que M. de Goltz a été chargé de vous faire, a ajouté que le moment était venu pour lui de les renouveler et pour nous de nous expliquer sur les garanties que nous espérions devoir stipuler. Je lui ai répondu que j’étais demeuré étranger à ces pourparlers. »

M. de Bismarck conférait alors journellement avec notre ambassadeur, et, s’il en faut juger par la nature de ses communications, aucune arrière-pensée ne se mêlait à ses épanchemens.

L’occasion était bonne, et malheureusement elle ne devait plus se représenter, pour obtenir de la Prusse, perplexe et découragée, sinon un traité dont on ne se souciait pas à Paris, du moins des engagemens éventuels, sous forme de note, proportionnés aux résultats qu’amènerait la guerre. M. de Bismarck exprimait le regret de ne pouvoir se rendre à Paris ; il aurait voulu, inquiet de nos intentions, conférer avec l’empereur et son ministre et les pressentir avant l’ouverture de la guerre, pour le cas surtout où la Prusse, comme il en manifestait la confiance, remporterait de grands succès. Il s’expliquait librement sur le chapitre des compensations, tout en ne cachant pas que le roi se refuserait à céder du territoire prussien, et que lui-même préférerait disparaître de la scène politique plutôt que de consentir à la revendication de Cologne, de Bonn ou même de Mayence. Mais notre ambassadeur, n’ayant pas d’instructions, ne pouvait accepter la discussion sur ces éventualités, ni même laisser supposer à M. de Bismarck que ses combinaisons eussent quelques chances d’être examinées. Le gouvernement de l’empereur était dûment renseigné; il connaissait les concessions qu’on pourrait nous offrir et celles que nous devions nous abstenir de réclamer. Les dépêches de M. Benedetti ne permettent aucun doute à cet égard. Il y a dans ce refus d’entrer en discussion avec le cabinet de Berlin, qui nous offrait spontanément de débattre et de régler le prix de notre neutralité, une énigme qu’il n’est pas aisé de résoudre, surtout après nos revendications au lendemain de la guerre. Il était difficile, on le reconnaîtra, de poursuivre deux alliances à la fois; mais ce qui ne l’était pas, c’était, en se prêtant à d’aussi grosses complications, de se prémunir des deux côtés sous une forme quelconque contre les hasards de la guerre et surtout contre l’ingratitude du vainqueur. C’est ce que M. Benedetti a reconnu dans le livre qu’il a consacré à la défense de sa mission. « La faute que nous avons commise, dit-il, c’est d’avoir décliné toutes les suggestions du comte de Bismarck, car de deux choses l’une : ou elles étaient de nature à être agréées, et l’Allemagne n’était plus un danger pour nous, ou elles étaient inacceptables, et la rupture des négociations aurait fait surgir entre les deux gouvernemens une défiance qui aurait forcément paralysé les convoitises de la Prusse. »

Bientôt les entretiens du président du conseil avec notre ambassadeur, dans l’origine si fréquens, si expansifs, devinrent plus rares et surtout plus réservés. M. de Bismarck, ayant échoué dans ses tentatives, avait perdu toutes ses illusions. Il restait convaincu que nous ne sortirions pas de notre neutralité, mais il tenait pour démontré que nous avions placé notre enjeu sur la carte adverse et que nous escomptions sur le Rhin les victoires que l’Autriche remporterait en Bohême. Il estimait que nos calculs étaient faux et que nous pourrions bien le regretter un jour.

M. de Bismarck s’était exagéré l’étendue et la portée de notre action à Florence. La condescendance du cabinet italien à l’égard de l’empereur n’allait pas jusqu’à lui « faire lâcher la proie pour l’ombre. » Il était trop avisé pour sacrifier les bénéfices certains qu’il attendait du traité de Berlin à une cession conditionnelle de la Vénétie basée sur les victoires éventuelles de l’Autriche.

L’Italie d’ailleurs, indépendamment de la question de loyauté, ne se souciait pas d’ajouter un nouveau titre à sa dette de reconnaissance envers nous. Elle préférait la guerre qui s’offrait à elle, dans des conditions exceptionnelles, avec le concours d’une grande puissance militaire et avec la certitude qu’en cas de revers nous ne permettrions pas à l’Autriche de revenir sur les conséquences de la campagne de 1859.

Il n’est pas aisé de se consacrer à la délivrance des peuples sans porter atteinte à leurs susceptibilités et sans se trouver tôt ou tard en opposition avec leurs intérêts. L’empereur devait en faire la pénible expérience. Il avait beau n’intervenir dans les affaires de l’Italie qu’avec le sentiment le plus généreux, uniquement pour lui donner de bons conseils et guider son inexpérience, il n’en froissait pas moins son amour-propre et ses aspirations. Déjà ses intérêts n’étaient plus conformes aux nôtres, notre tutelle commençait à lui peser, elle tenait à s’affirmer, et sa politique, contrairement à nos désirs, lui commandait de ne pas s’aliéner, par une conduite sinon équivoque, du moins discutable, une puissance dont l’appui était à ménager pour les éventualités de l’avenir.

M. de Bismarck n’eut donc pas grand effort à faire pour de jouer les combinaisons autrichiennes. Il obtint du roi une interprétation plus conforme à l’esprit du traité, c’est-à-dire la promesse de déclarer la guerre à l’Autriche si l’Italie était attaquée[9], et cela lui suffit pour se réconcilier le cabinet de Florence et permettre au général de La Marmora de nous démontrer qu’il n’était plus en mesure de rompre l’alliance avec la Prusse et de dénoncer le traité. « L’empereur n’oubliera pas, écrivait-il à M. Nigra pour colorer son refus, qu’il nous a conseillé le traité avec la Prusse. »

Il ne restait plus dès lors qu’une seule chance au maintien de la paix, dont l’opinion publique faisait en quelque sorte un devoir au gouvernement de l’empereur, c’était de permettre à l’Italie, on s’en flattait du moins, de recouvrer la liberté de ses mouvemens au moyen d’un congrès, en faisant traîner les négociations jusqu’au 8 juillet, délai fixé à l’expiration de l’alliance. Mais il eût fallu qu’à Paris, à Saint-Pétersbourg et à Londres, les intérêts fussent identiques pour arrêter un programme, et l’imposer au besoin aux futurs belligérans. Le cabinet de Londres avait pris l’initiative d’une demande de désarmement; M. Drouyn de Lhuys jugea que la démarche réduite à ces termes resterait inefficace. Il pensait qu’il convenait d’aborder les questions de front et de rechercher dans un conseil international les élémens d’une entente.

«La crise présente, disait-il, a trois causes, l’affaire des duchés, la réforme fédérale et la Vénétie. Il importe de régler ces trois difficultés, si l’on veut sincèrement préserver la paix[10]. » La convocation au congrès portait la date du 24 mai; elle ne trouva nulle part un accueil convaincu, car si la situation était la même pour la France, l’Angleterre et la Russie, ces trois puissances n’avaient ni les mêmes intérêts ni les mêmes responsabilités. La Russie, à part une lettre que, sur les instances pressantes des princes allemands, ses parens, et de la reine Olga, sa sœur, l’empereur Alexandre avait écrite dans le courant du mois de mai au roi Guillaume pour lui recommander de prendre conseil de ses sentimens de modération, envisageait avec une indifférence symptomatique les prétentions de la Prusse et l’éventualité d’un conflit. Si, comme la France, elle se renfermait dans une neutralité attentive, ce n’était pas assurément pour veiller au maintien du traité de Paris : il était à ses yeux pour le moins aussi dépourvu d’existence que l’étaient à notre dire les traités de 1815, et elle ne pouvait voir qu’avec satisfaction les événemens suivre leur cours en Allemagne, et soulever des complications générales. L’Angleterre n’avait pour l’Italie que des sympathies platoniques, et, tant qu’on ne toucherait pas au royaume belge, elle n’avait pas de motifs suffisans pour engager sa politique, et se lier, contrairement à l’esprit de sa constitution, à des combinaisons futures.

Quant à l’Autriche, le congrès ne pouvait avoir pour elle qu’une signification, le sacrifice de sa province italienne. C’était une idée incompatible avec sa dignité souveraine, bien qu’elle eût une portée pratique indiscutable, car elle devait lui permettre de retourner toutes ses forces contre la Prusse. Mais exiger d’elle une de ses provinces en pleine paix, uniquement parce que l’Italie en avait besoin pour l’accomplissement de son unité, c’était lui demander un acte de suicide. L’Italie était évidemment la puissance qui pouvait accepter le congrès avec le plus de philosophie, la cession de la Vénétie étant marquée à l’avance comme une des solutions essentielles.

Il n’en était pas de même pour le cabinet de Berlin ; la réforme fédérale et les duchés de l’Elbe figuraient, il est vrai, au programme, mais il ne pouvait se faire d’illusions; il savait que l’Autriche n’abdiquerait pas en Allemagne, et que s’il devait obtenir l’incorporation du Slesvig et du Holstein, ce ne serait pas sans sacrifices. Adhérer au congrès, c’était pour M. de Bismarck démentir toutes les espérances qu’il avait autorisées. Il soupçonnait nos inintentions; il nous accusait secrètement de préparer sa défaite, de vouloir l’acculer dans une impasse et le forcer, en sortant des conférences éconduit et mortifié, à implorer notre alliance et à la préparer au gré de nos convoitises. Il n’en accepta pas moins notre invitation, tout en nous représentant avec humeur que la Prusse était de toutes les puissances celle à laquelle nous mesurions notre confiance avec le plus de parcimonie.

Rien de plus instructif et de plus attachant que la lecture des dépêches qui s’échangeaient à ce moment entre Paris, Florence et Berlin. Elles forment un véritable drame plein de ruses et d’équivoques, de craintes et d’espérances; l’heure des déceptions n’a pas encore sonné, mais elle ne tardera pas, et alors Paris, qui est encore le centre vers lequel tout converge, sera délaissé; il ne sera plus ni interrogé, ni consulté, ni sollicité, et, au lieu de conseils et d’ordres, il n’en partira plus que des plaintes et des récriminations.

Ce qui frappe dans ces correspondances si dramatiques, écrites au jour le jour, c’est qu’on y rencontre à chaque page le nom de l’empereur. Celui de Victor-Emmanuel ne s’y retrouve jamais, bien que ce souverain ne reste pas étranger aux affaires de son pays et qu’il ait hérité de toutes les qualités de la maison de Savoie ; quant au nom du roi de Prusse, il n’apparaît que lorsque M. de Bismarck, pour les besoins de sa politique, se croit obligé d’invoquer un obstacle insurmontable. C’est à peine si, à de rares intervalles, on entrevoit le ministre français; mais l’empereur est toujours en scène. Il est entouré, questionné, circonvenu par des diplomates insinuans qui protestent de leur dévoûment à sa personne et de leur sympathie pour la France, mais qui n’ont en réalité qu’un souci, celui d’obtenir le sacrifice de nos intérêts à l’ambition de leur politique.

Le général de La Marmora ne peut s’empêcher de s’émouvoir à ce souvenir, et dans une page attendrie, se rappelant les injustices et les « fureurs » dont l’empereur fut l’objet en Italie, il s’écrie : « On ne connaîtra probablement jamais, et je ne veux pas m’y arrêter, les propositions, les cajoleries et les offres avec lesquelles les ministres d’Autriche et de Prusse montaient chaque jour les escaliers des Tuileries. Que n’offraient-ils pas ! Ce qu’ils avaient et surtout ce qu’ils espéraient prendre, au mépris des préceptes de La Fontaine, que l’empereur dut leur rappeler plusieurs fois pour maîtriser les élans de leur générosité. »

A la fin du mois de mai, toutes les adhésions étaient arrivées à Paris. Le cabinet de Vienne seul n’avait pas donné de réponse explicite. Le 4 juin, M. Benedetti se trouvait chez le président du conseil, lorsqu’arriva la dépêche télégraphique annonçant que l’Autriche subordonnait sa présence au congrès à la double condition qu’on n’y débattrait aucune question territoriale et que les puissances renonceraient d’avance à tout agrandissement. « Vive le roi! s’écria M. de Bismarck à pleins poumons. C’est la guerre,» ajouta-t-il en laissant déborder sa joie.

C’était la guerre en effet que de rejeter le programme de la conférence et de convoquer les états du Holstein en violation du traité de Vienne et de la convention de Gastein, et c’était précipiter les hostilités que de déférer à la diète le règlement de la question des duchés Le 7 juin, le Moniteur français annonçait que les négociations étaient rompues. On allait être à la merci des faits après cet avortement des efforts tardifs de la diplomatie. Ces graves résolutions avaient été prises le 1er juin, sous l’influence du parti militaire, dans un grand conseil présidé par l’empereur François-Joseph. On eût dit que les adversaires de M. de Bismarck s’étaient donné le mot pour écarter eux-mêmes les obstacles qui pouvaient arrêter son audace et sa fortune. La réponse déclinatoire du cabinet de Vienne non-seulement consolidait sa position près du roi, mais elle lui permettait de rejeter sur l’Autriche la responsabilité de la guerre. On touchait à la fin du prologue; encore quelques jours, et l’Autriche mal inspirée, avec des états-majors irrésolus et imprévoyans, devait se jeter tête baissée dans les pièges qui lui étaient tendus, sans attendre la mobilisation de ses alliés du sud et sans avoir voulu céder à nos instances en désintéressant l’Italie. M. de Bismarck était parvenu, comme le torero, à exaspérer froidement et implacablement son ennemi et à le forcer à se jeter sur son épée.

Tout le monde à Paris avait cru à la conférence; le gouvernement la mettait si peu en doute que le 4 juin, à Montereau, dans une fête agricole, M. Drouyn de Lhuys, inspiré par le désir sincère de sauver la paix, annonçait d’une manière affirmative l’adhésion de l’Autriche et buvait à l’heureuse issue du congrès. L’empereur partageait la confiance de son ministre.

Surpris et déconcerté par le refus du gouvernement autrichien, le cabinet des Tuileries ne songea plus qu’à se précautionner contre les éventualités de la guerre; mais, convaincu de la supériorité des armées autrichiennes, au lieu de se couvrir des deux côtés, il ne se préoccupa que de Venise et du sort de l’Italie,

Tout nous conviait cependant à exiger des garanties en retour de notre neutralité ; la Prusse n’aurait pu s’y refuser, car si elle n’avait pas été assurée des dispositions de la France, elle aurait dû garder ses frontières occidentales. Notre neutralité équivalait pour elle à la disponibilité d’une armée.

Cette imprévoyance involontaire ou préméditée a été sans contredit de toutes nos fautes la plus irrémédiable. Ce n’est pas qu’on fût exempt d’inquiétude, on avait bien le sentiment du péril ; mais au lieu de l’envisager virilement et d’admettre toutes les hypothèses, la défaite de l’Autriche aussi bien que celle de la Prusse, on ne sut prendre aucun parti. Après des oscillations dont il serait difficile de suivre les mouvemens, on crut avoir fait tout ce que comportaient les circonstances, en s’assurant en tout état de cause la cession de la Vénétie. Les divergences d’opinion s’accentuaient d’ailleurs de plus en plus dans les conseils de l’empereur; deux politiques se trouvaient en présence : celle de M. Drouyn de Lhuys, qui penchait vers l’Autriche, et celle du prince Napoléon, qui inclinait vers la Prusse. Quant à l’empereur, tiraillé en tous sens et paralysé par l’opinion publique, il laissait les événemens suivre leur cours, s’en remettant à son autorité morale pour les diriger. La guerre allait éclater, et il croyait encore que tout n’était pas irrévocablement décidé à Berlin ; il se figurait que le roi était en proie aux plus cruelles perplexités, et que M. de Bismarck n’était plus maître de son souverain, tandis que tous les deux s’employaient à précipiter le dénoûment. Que le roi ait eu des hésitations, on n’en saurait douter. Quelles n’eussent pas été les conséquences d’un échec! En cas de revers, ne risquait-il pas l’existence de la monarchie, d’une monarchie d’autant plus facile à démembrer qu’elle n’était faite que de pièces rapportées? mais ses défaillances n’ont pas été aussi grandes qu’on l’a prétendu. N’était-il pas avantageux de laisser, en cas de mauvaises conjonctures, une porte ouverte pour renouer avec l’Autriche, et n’était-ce pas une tactique habile de faire craindre à la France, si désireuse de complications, que le roi, si on l’inquiétait ou si on lui demandait des sacrifices de territoire, ne se décidât à se réconcilier avec la cour de Vienne? J’ajouterai qu’il était de bonne politique, en engageant une partie aussi redoutable, de laisser autant que possible au ministre dirigeant la responsabilité de la guerre, et d’avoir tout prêt, en cas de désastre, un bouc émissaire assumant les fautes commises et payant pour tout le monde. « En 1804, a dit M. Thiers dans son histoire de l’empire, la Prusse avait un roi fort jeune, fort sage, qui mettait beaucoup de prix à passer pour honnête, qui l’était en effet, et qui aimait infiniment les acquisitions de territoire... On possédait un singulier moyen de tout expliquer d’une manière honorable : les actes équivoques étaient attribués à M. d’Haugwitz, qui se laissait immoler de bonne grâce à la réputation de son roi. » En appelant M. de Bismarck, qui était un bien autre homme que M. d’Haugwitz, pour lui confier la direction de sa politique extérieure, le roi n’ignorait ni ses vues, ni la nature de son caractère. Il savait qu’il était partisan résolu de la réforme militaire, adversaire déclaré des institutions fédérales, et que tout son programme tendait à expulser l’Autriche de l’Allemagne. Il le connaissait pour un patriote ardent, rempli d’admiration pour la politique du grand Frédéric, dont il s’était assimilé la pensée et les procédés, et il était convaincu que cette politique, qu’il résumait en deux formules : l’Autriche sans la France d’abord, la France ensuite sans l’Autriche, pratiquée avec suite et persévérance, produirait tous ses effets[11]. Il ne l’appela qu’en plein conflit parlementaire, lorsque sa tâche était assez avancée pour permettre à la diplomatie de commencer son œuvre, lente et tortueuse, parallèlement avec celle de ses généraux. « Il lui fallait alors, comme l’a dit M. V. Cherbuliez dans les belles pages, parfois prophétiques, qu’il a consacrées à l’Allemagne nouvelle, un de ces hommes indispensables qui, suivant l’expression de Gil Blas, possèdent l’outil universel. » Il lui fallait un ministre assez habile pour créer l’occasion et assez audacieux pour ne se laisser arrêter ni par les prétentions des partis, ni par les liens qui unissent entre elles les cours d’Allemagne. M. de Bismarck fut cet homme. Il mit au service de son maître toutes les ressources de son esprit et son indomptable énergie pour amener la guerre et l’imposer à l’opinion publique. Sa diplomatie sut préparer des alliances et neutraliser les gouvernemens les plus intéressés à combattre son ambition. Il réussit enfin, par les manœuvres les plus savantes, à faire tomber l’Autriche dans les pièges qu’il lui tendait. Mais l’ambition du roi mit à sa disposition les élémens essentiels et indispensables au succès, une grande et vaillante armée qu’il avait réorganisée en lutte ouverte avec le sentiment du pays, et dont M. de Moltke était le chef d’état-major général. Il ne marchanda pas sa confiance à son ministre, il ne prit aucun ombrage de ses propos et de ses agissemens, et s’il eut des défaillances, elles furent plus apparentes que réelles. « Le dernier venu, me disait un diplomate prussien, a toujours raison auprès du roi; mais ce dernier venu est toujours M. de Bismarck. »

On peut dire que, si le roi Guillaume est arrivé à réaliser le rêve de sa vie, la reconstitution de l’empire germanique, ce n’est qu’au prix d’un labeur incessant, sacrifiant ses fantaisies, ses plaisirs et jusqu’à son amour-propre au bien de l’état, dont il se considérait comme le premier fonctionnaire, ne ménageant pas sa personne, toujours en mouvement, surveillant l’armée, contrôlant sa diplomatie, et s’appliquant à faire oublier l’égoïsme et les équivoques de sa politique par le charme de sa personne et la bienveillance de son accueil. En tout cas, on chercherait vainement dans l’histoire un ministre et un souverain se complétant aussi merveilleusement ; il n’y a pas, que je sache, d’exemple de deux volontés et de deux ambitions identifiées à ce point. Sully s’efface devant Henri IV, pour lui laisser tout l’honneur de sa grande politique, et Louis XIII disparaît devant Richelieu, tandis qu’on sera toujours embarrassé pour déterminer et pour préciser la part exacte qui revient au roi Guillaume et à son ministre dans l’œuvre qu’ils ont accomplie en commun.

Le caractère et la volonté du roi eurent à subir de rudes épreuves pendant les semaines qui précédèrent la guerre. Sa correspondance de Paris lui donnait sur tous les sujets les plus vives inquiétudes. Son ambassadeur lui signalait les efforts continus tentés par les adversaires de la Prusse pour déterminer l’Autriche à s’entendre avec l’Italie, et il modifiait d’heure en heure ses impressions touchant les dispositions personnelles de l’empereur, de telle façon qu’il ne savait plus que penser de la valeur et de l’exactitude des informations qu’il recevait.


V. LE MANIFESTE DU 13 JUIN.

Déjà le général Manteuffel avait reçu ses dernières instructions. Il devait au premier signal entrer dans le Holstein, procéder à la dispersion des états et à l’arrestation du commissaire autrichien. C’est au moment où partaient ces ordres que M. de Bismarck, dans la presse et dans ses circulaires, protestait contre toute pensée de faire valoir par la force ses prétentions sur les duchés, et, prenant l’Europe à témoin, lui demandait de quel côté étaient l’esprit de conciliation et l’amour de la paix. En même temps, suivant un procédé renouvelé du grand Frédéric, et dont plus tard nous devions être à notre tour les victimes, le moniteur prussien accablait l’Autriche, en révélant les causes secrètes de la convention de Gastein.

Il ne restait plus, pour provoquer l’ouverture des hostilités qu’à transmettre au général de Manteuffel l’ordre d’entrer dans le Holstein, lorsque le prince de Saxe-Cobourg, qui voulait à tout prix empêcher la guerre, arriva à Berlin avec la preuve qu’un traité venait d’être signé entre l’empereur Napoléon et l’empereur François-Joseph assurant la Vénétie à la France et la Silésie à l’Autriche. Il disait qu’une lettre du comte de Mensdorff, dont il avait eu connaissance, ne pouvait laisser aucun doute sur cette entente si menaçante pour la Prusse. On peut admettre qu’ému de cette révélation qui venait confirmer d’une manière aussi précise les renseignemens inquiétans qu’il recevait de tous côtés, M. de Bismarck eut aussi ses angoisses patriotiques. Non content de spéculer sur les désastres de la Prusse, le cabinet des Tuileries les préparait en quelque sorte en lui enlevant l’alliée qui était sa garantie la plus précieuse vis-à-vis de la France et dont la défection permettrait à l’Autriche de jeter toutes ses forces en Bohême.

On négociait en effet entre Vienne et Paris. Le duc de Gramont, après avoir conféré avec l’empereur et M. Drouyn de Lhuys, était reparti précipitamment pour son poste, chargé, disait-on, de propositions formelles. Mais de quelle nature étaient ces propositions? C’est ce que le comte de Goltz et le chevalier Nigra cherchaient à savoir par tous les moyens, mettant en mouvement toutes les influences dont ils disposaient pour contrecarrer l’action autrichienne, qui à ce moment paraissait prépondérante.

Les esprits n’étaient pas moins émus à Florence qu’à Berlin. Le roi Victor-Emmanuel, inquiet et froissé du silence où l’on se renfermait à son égard, se plaignait au prince Napoléon de voir les affaires de l’Italie traitées en dehors de lui sans qu’il en fût informé, et le prince se rendait aux Tuileries l’interprète véhément de ses doléances[12]. — « Le langage des personnes influentes de votre gouvernement, écrivait-il à l’empereur, n’est pas fait pour rassurer l’Italie, étant tout à fait favorable à l’Autriche. M. de Goltz m’en a parlé hier au soir. Le roi d’Italie, ne sachant rien, doit craindre que la France ne veuille lui faire abandonner l’alliance prussienne pour un mirage vénitien, garanti par rien ; votre silence sur la réponse de l’Autriche surtout l’inquiète. Je ne puis l’éclairer, ne sachant rien moi-même sur cette réponse. Je le lui ai écrit en transmettant textuellement la réponse confidentielle de votre majesté, qui ne contient pas un mot de ce qu’elle traite sur l’Italie à Vienne. Nigra écrit au général La Marmora qu’il est dans la même ignorance. Ces ténèbres ne peuvent qu’agiter le gouvernement italien et avoir de graves conséquences. »

La lettre du prince Napoléon est datée du 12 juin. Est-il besoin de le dire? l’empereur ne nourrissait pas les noirs desseins qu’on lui prêtait à Berlin et à Florence, et que lui reprochait le prince Napoléon. Il ne songeait nullement à se départir de sa neutralité et à poursuivre une alliance offensive et défensive dans la pensée de consommer la ruine de la Prusse. Il n’avait en vue que la délivrance de Venise, qui lui était garantie par le traité de Berlin et qui pouvait être compromise par les victoires autrichiennes. Le traité secret que le duc de Saxe-Cobourg était venu révéler à la cour de Prusse comme devant procurer à l’Autriche, aussitôt les hostilités ouvertes, en échange de toute la rive gauche du Rhin, le concours d’une armée française de 300,000 hommes, se réduisait en réalité à une simple convention de neutralité. L’Autriche s’engageait à respecter dans toutes les éventualités le statu quo ante bellum en Italie. Elle consentait à la rétrocession de la Vénétie à l’Italie, quels que dussent être les résultats de la guerre; elle s’engageait en outre à n’opérer aucun remaniement territorial en Allemagne sans l’assentiment de la France. Telles étaient les conditions que nous avions stipulées comme prix de notre neutralité, et qui, débattues et acceptées en temps utile, n’eussent pas manqué de changer le cours des événemens. C’étaient au demeurant les propositions du mois de mai, moins la clause qui faisait dépendre[13] la cession de la Vénétie de la conquête de la Silésie, et sans la participation de l’Italie, qui conservait toute sa liberté d’action. L’empereur n’avait pris d’engagement que pour lui-même. Le traité portait la date du 9 juin.

Le prince Napoléon, à ce moment, ne se bornait pas à critiquer les tendances autrichiennes de notre politique extérieure et à prêter au cabinet de Vienne les arrière-pensées les plus perfides; il exerçait toute son influence sur l’empereur pour l’entraîner vers le cabinet de Berlin et lui faire accepter l’idée d’une triple alliance avec la Prusse et l’Italie. M. Nigra s’associait à ces démarches, que M. de Goltz, qui exploitait avec une rare habileté les divisions de la cour, encourageait sous main. « Une dernière tentative fut faite, nous dit M. Migra dans son rapport au prince de Carignan, d’accord avec le prince Napoléon, pour décider l’empereur à conclure d’ores et déjà une triple alliance contre l’Autriche. »

C’est cette tentative que M. de Bismarck incriminait dans sa circulaire de 1870. « Avant la guerre, disait-il, des parens de l’empereur sont venus me proposer une série de transactions ayant pour objet des agrandissemens réciproques. Il s’agissait tantôt du Luxembourg, des frontières de 1814 avec Landau et Saarbruck, tantôt de projets plus étendus, embrassant même la Suisse française et le Piémont, où il était question de tracer la ligne frontière des deux langues. Ces demandes se traduisirent sous la forme d’un projet d’alliance offensive et défensive dont les points principaux étaient résumés dans un sommaire qui est resté entre mes mains[14]. »

Nous savons aujourd’hui à quoi nous en tenir sur les propositions aventureuses dont le gouvernement de l’empereur aurait obsédé le cabinet de Berlin. M. Nigra, avec une franchise qui l’honore, a revendiqué, pour lui et pour le prince Napoléon, l’initiative et la responsabilité de ces pourparlers confidentiels que le comte de Goltz, tout autorise à le croire, inspirait et encourageait secrètement. Le prince Napoléon demandait l’impossible, mais il était dans la logique de la situation. Il craignait qu’une politique expectante, se réservant sa liberté d’action, ne nous réduisît à une inaction absolue au moment opportun, et il pensait qu’il était plus prudent de formuler ses exigences pendant qu’il en était temps, et de s’unir franchement à la Prusse et à l’Italie pour s’assurer le fruit d’une victoire commune.

A qui faut-il attribuer l’insuccès de ces tentatives? Est-ce au patriotisme de M. de Bismarck ou à la loyauté de l’empereur, qui, fidèle à ses déclarations, ne voulait prendre parti ni contre l’un ni contre l’autre des belligérans? « L’empereur, écrivait M. Nigra au prince de Carignan, préfère, comme je l’ai déjà dit, ne pas s’engager et attendre l’issue des premières batailles. Du reste il lui répugne de s’annexer de nouvelles provinces allemandes et de se créer une Vénétie. Mais reste à savoir si cette répugnance sera invincible. »

Cette crise se dénoua en somme à l’avantage de la Prusse. Le prince Napoléon avait réussi à paralyser l’action de M. Drouyn de Lhuys, et son intervention avait puissamment servi au cabinet de Berlin pour obtenir du roi Victor-Emmanuel et de son gouvernement les déclarations les plus formelles au sujet de l’inébranlable exécution du traité du 8 avril. Rassuré sur la portée de la convention autrichienne, et certain que l’empereur n’aurait ni la volonté ni le pouvoir d’arrêter l’Italie, M. de Bismarck pouvait désormais, sans souci du cabinet des Tuileries, s’en remettre aux états-majors du roi pour l’exécution de ses desseins.

En présence de la guerre qui ne pouvait plus être détournée, l’empereur comprit que son gouvernement devait éclairer le pays sur les vues et la direction de sa politique. Le 13 juin le ministre d’état donnait lecture à la tribune d’un important document. L’empereur exposait, dans une lettre adressée à son ministre des affaires étrangères, les idées que son gouvernement s’était proposé d’apporter dans la conférence et la ligne de conduite qu’il entendait suivre. « Nous aurions désiré, disait la lettre, pour les états secondaires de la confédération, un rôle plus important; pour la Prusse, plus d’homogénéité et de force dans le nord ; pour l’Autriche, le maintien de sa grande position en Allemagne. Nous aurions voulu en outre que, moyennant une compensation équitable, l’Autriche pût céder la Vénétie à l’Italie. »

Se reportant vers l’avenir, l’empereur constatait que la France n’avait à se préoccuper que de deux intérêts: l’équilibre européen, et l’œuvre qu’elle avait édifiée en Italie; comptant que notre seule force morale suffirait pour sauvegarder ces intérêts, il ajoutait que nous étions assurés, par la déclaration des cours engagées dans le conflit, que, quelque fût le résultat de la guerre, aucune des questions qui nous toucheraient ne serait résolue sans notre assentiment. La France repoussait toute idée d’agrandissement territorial tant que l’équilibre européen ne serait pas rompu. Elle ne sortirait de sa neutralité attentive et ne songerait à l’extension de ses frontières que si la carte de l’Europe venait à être modifiée au profit exclusif d’une grande puissance. « On invoquait pour l’Italie, a dit spirituellement M. Klaczko, le droit nouveau, et pour la Prusse, qui se plaignait d’avoir un corps trop petit pour sa longue armure, et qui allongeait toujours son armure afin d’y ajuster sa taille, un droit plus ancien, celui qu’inventa Frédéric II, le droit de s’arrondir. »

Les déclarations de l’empereur subordonnaient les intérêts exclusifs de la France à des principes généreux sans doute et que l’avenir consacrera peut-être un jour, mais dont l’application, prématurée dans les conditions où se trouvait l’Europe, était menaçante pour notre sécurité. Ce n’est pas que le programme du 11 juin fût dégagé de toute arrière-pensée; si notre politique laissait faire et regardait faire, c’était avec l’espoir d’intervenir au dernier moment. Mais ses prétentions, tant que notre système défensif ne serait pas sérieusement compromis, se bornaient, on le savait à Vienne aussi bien qu’à Berlin, à de légères rectifications de frontières du côté de la Sarre et du Palatinat. Le Rhin proprement dit serait resté allemand, nous n’aurions demandé tout au plus que la formation d’un état secondaire neutre à l’instar de la Belgique.

La lettre de l’empereur ne fut pas mieux accueillie à Berlin qu’à Paris, elle éveilla dans toute l’Allemagne un véritable sentiment d’appréhensions, car elle semblait réserver à la France le bénéfice de toutes les éventualités. On en conclut que les rapports entre la cour des Tuileries et le cabinet de Berlin n’avaient pas le caractère qu’on leur prêtait, et que la France pourrait bien intervenir et s’opposer à l’agrandissement de la Prusse, contrairement aux assertions de M. de Bismarck.

Dans les cercles de la cour, on ne se cachait pas pour s’attaquer à la politique du premier ministre. — « On nous a indignement trompés, s’écriait le prince Lichnowski, on a trompé le roi. Je connais l’empereur, il ne se paiera pas de mots. Nous n’aurons rien en Allemagne, ou bien il nous faudra acheter nos conquêtes au prix d’énormes sacrifices. S’il n’y a pas de traité, nous perdrons comme Allemands plus que nous ne gagnerons comme Prussiens, et nous n’aurons servi qu’à tirer les marrons du feu pour les Italiens. » Ce dont tout le monde était certain, c’est que les revendications que nous entendions exercer, dans le cas d’un agrandissement de la Prusse, porteraient nécessairement sur des provinces allemandes et non pas sur des pays limitrophes étrangers à la lutte.

M. de Bismarck demeura impassible au milieu de ces récriminations. Loin de faire des objections, il reconnut, en s’entretenant de la lettre avec notre ambassadeur, que les opinions qui s’y trouvaient exprimées étaient parfaitement conformes aux sentimens que l’empereur lui avait invariablement témoignés, toutes les fois qu’il avait eu l’honneur de l’approcher. Il lui donna en outre l’assurance que telle était également l’impression du roi, bien que les dernières lettres de son ambassadeur à Paris fussent de nature à lui causer de nouvelles inquiétudes sur notre attitude éventuelle.

Le général de Manteuffel avait envahi, sur ces entrefaites, le Holstein, il avait dispersé les états, procédé à des arrestations et forcé le général Gablentz à se replier en toute hâte sur Hambourg et Cassel. L’envoyé autrichien à la diète protesta contre ces violences et réclama la mobilisation des corps fédéraux n’appartenant pas à la Prusse. Le lendemain les relations diplomatiques étaient rompues entre les deux puissances par le rappel des ambassadeurs.

Le 16 juin, après une brusque sommation, M. de Bismarck mettait la main sur le Hanovre, la Hesse et la Saxe, qui avaient refusé de revenir sur leurs notes à la diète et de désarmer. « Nous sommes à la veille de grands événemens, disait alors M. de Bismarck à M. Hansen, le dénoûment approche et ne saurait être ajourné. Nous ferons de l’histoire, et chacun y aura sa part. En attendant nous ignorons les vues et les intentions de l’empereur. Quelles sont ses conditions? Pourriez-vous me les indiquer? Tandis que tout le monde sait ce que la Prusse veut, nul ne peut dire encore ce que veut la France[15]. »

Le roi Guillaume, avant de se jeter dans une lutte qui pouvait être fatale à son pays et à sa couronne, s’adressa une dernière fois à l’empereur. Il aurait voulu lui faire renouveler par écrit ses promesses de neutralité et ne pas laisser aux hasards de la guerre le soin d’en régler les conditions. L’empereur répondit au roi qu’il était difficile de prévoir les résultats du conflit qui allait s’engager, et que les deux souverains devaient compter réciproquement sur leur bonne foi, et sur le désir de maintenir entre eux, quoiqu’il arrivât, les rapports les plus amicaux.

Plus convaincu que jamais qu’il serait par la force des choses l’arbitre de la paix, l’empereur persistait à ne vouloir prendre aucun engagement.

Trois semaines après son entrée en campagne, l’Autriche était réduite à réclamer l’intervention militaire et diplomatique de la France, qui, surprise elle-même par les événemens, ne put répondre à cet appel désespéré qu’en s’interposant entre elle et les exigences du vainqueur. Les assises de l’empire germanique étaient jetées, et la France en avait scellé la première pierre. La cour des Tuileries eut de douloureuses journées à traverser après le coup si inattendu que la bataille de Sadowa porta à sa fortune. Elle sentait, et la France avec elle, que sa prépondérance en Europe lui serait désormais disputée.


G. ROTHAN.

  1. La Marmora.
  2. «Je suis confus de ne pas répondre à vos lettres particulières. Elles sont fort intéressantes, mais vous n’en pourriez pas dire autant de mes réponses officielles. » — Lettre particulière du 7 mars 1866. — M. Drouyn de Lhuys.
  3. Papiers des Tuileries. — Lettre de M. de Clermont-Tonnerre, en date de Berlin le 7 mai 1866.
  4. L’empereur déclarait détester, comme la majorité du peuple français, les traités de 1815, «dont on voudrait aujourd’hui, disait-il, faire l’unique base de notre politique extérieure. »
  5. « On traduit ainsi la phrase d’Auxerre, écrivait M. de Clermont-Tonnerre, notre attaché militaire à Berlin : Battez-vous si vous le voulez absolument, mais je vous préviens à l’avance que vous n’arriverez pas à un arrangement nouveau sans que j’aie fait disparaître tout ce qui froisse depuis cinquante ans le patriotisme de tous les Français, »
  6. La Gazette de Cologne prêchait la paix à tout prix et demandait le renvoi du premier ministre; à Cologne on refusait d’accepter les billets de la banque de Prusse; les hommes de la landwehr maltraitaient leurs officiers, et l’on racontait sérieusement que M. de Bismarck avait vendu la rive gauche du Rhin à la France pour 90 millions de thalers.
  7. Rapport du chevalier Nigra au prince de Carignan.
  8. On a prétendu que, pour amener le roi à signer le traité, M. de Bismarck n’avait mentionné les mots d’alliance offensive et défensive que dans le titre et non pas dans le corps même de l’acte. On tirait de cette circonstance, qui n’avait rien de fortuit, la conclusion que la cour de Berlin était libre de tous ses mouvemens, qu’elle pouvait faire la guerre, ou ne pas la faire, en se servant de l’alliance au gré de sa politique, tandis que l’Italie, tenue de répondre à la première sommation, aurait perdu la faculté d’entrer en arrangemens sur Venise.
  9. «Le roi de Prusse écrivit immédiatement après le discours d’Auxerre une lettre chaleureuse destinée à effacer la fâcheuse impression de l’incident du 2 mai et de l’étrange interprétation qu’on avait donnée au traité d’alliance, sous la crainte des interpellations au corps législatif. Il exprimait la conviction que rien ne pourrait briser les liens qui unissaient l’Italie et la Prusse. » (La Marmora.)
  10. Dépêche de M. Nigra, 11 mai : «Voici quelles sont les idées de l’empereur: union de la Vénétie à l’Italie, de la Silésie à l’Autriche; la Prusse recevrait les duchés de l’Elbe et quelques principautés allemandes qu’elle choisirait elle-même; sur le Rhin on établirait trois ou quatre petits duchés qui relèveraient de la confédération germanique. Les princes allemands dépossédés par la Prusse iraient dans les principautés danubiennes. Il serait question aussi d’assurer à l’Autriche, au lieu de la Silésie, un dédommagement territorial sur le Danube; pour beaucoup d’hommes politiques français, leur ambition se borne à la création d’un royaume neutralisé qui s’étendrait de la Lauter à la Hollande. »
  11. La pensée d’une guerre avec la France dès cette époque s’imposait tellement à la politique de la Prusse qu’au moment de partir pour la campagne de Bohême, le roi disait à un attaché militaire allemand : «Nous nous faisons la guerre maintenant, mais soyez sans crainte, nous nous réconcilierons pour faire plus tard une autre guerre en commun. » (Papiers des Tuileries, Clermont-Tonnerre.)
  12. Papiers des Tuileries.
  13. Rapport de M. Nigra au prince de Carignan.
  14. Circulaire prussienne du 29 juillet 1870.
  15. J. Hansen. — A travers la diplomatie, avec préface de M. Valfrey.