Étude sur la politique française en 1866/03

Étude sur la politique française en 1866
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 653-672).
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ETUDE
SUR LA
POLITIQUE FRANÇAISE EN 1866

III.
LES PERPLEXITÉS DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS AU LENDEMAIN DE SADOWA.


VI. — LES EMBARRAS DE LA POLITIQUE IMPÉRIALE.

La dépêche annonçant la victoire de Kœniggrætz était parvenue à l’ambassade de Prusse à Paris le 3 juillet à onze heures du matin, elle ne fut connue à Saint-Cloud que vers les cinq heures du soir[1]. Personne n’était préparé à un aussi rapide anéantissement de l’Autriche, à une telle victoire de la Prusse. Cette nouvelle inattendue frappait d’une égale stupéfaction ceux qui s’étaient endormis dans une sécurité sans précédens et ceux qui n’avaient vu qu’avec crainte la guerre s’engager sans que nous eussions une armée d’observation sur nos frontières, capable de prévenir et de réprimer des actes compromettans pour nos intérêts. On ne se méprit pas sur la portée de l’événement. On sentait en quelque sorte instinctivement qu’un changement subit et profond s’était accompli dans notre situation, qu’on allait se trouver en face d’une Allemagne nouvelle, militairement et politiquement concentrée entre les mains d’une puissance ambitieuse et agressive.

Toutes les prévisions de la politique impériale étaient renversées ; on cherchait en vain à quoi se reprendre. On avait cru à la supériorité des armées autrichiennes, et en tout cas à une lutte marquée d’alternatives exigeant des deux parts de grands efforts, de grands sacrifices, et d’où le vainqueur, quel qu’il fût, ne sortirait qu’éprouvé et incapable de s’exposer à une lutte nouvelle en provoquant par une ambition exagérée les justes griefs de la France. Il avait suffi à la Prusse de deux semaines d’opérations actives pour changer les destinées de l’Allemagne et abattre en quelque sorte du premier coup une des plus grandes puissances de l’Europe. Il ne pouvait plus être question de neutralité attentive ; réveillé en sursaut, on arrivait à l’heure des résolutions suprêmes. À quel parti s’arrêterait-on ? Fallait-il parlementer avec le vainqueur pour modérer ses conditions, ou réclamer une part dans les dépouilles ? Jamais décisions plus graves ne s’étaient imposées à un gouvernement. Il y allait du prestige de l’empire et de la sécurité de la France. Le conseil des ministres fut convoqué sans retard ; le lendemain matin avant sa réunion, M. Drouyn de Lhuys représentait à l’empereur la gravité des événemens sans lui dissimuler qu’ils pourraient avoir des conséquences aussi désastreuses que les défaites du premier empire, si l’on reculait devant les mesures énergiques. Le programme qu’il lui soumettait devait parer à toutes les éventualités. Il s’agissait de convoquer les chambres, de demander des subsides au corps législatif, d’enjoindre à notre ambassadeur à Berlin de se rendre sans délai au quartier général pour imposer notre médiation, pour arrêter l’armée prussienne et faire pressentir notre intervention et au besoin l’occupation de la rive gauche du Rhin, si le roi, méconnaissant les assurances qu’on nous avait données en retour de notre neutralité, ne se montrait pas modéré dans ses exigences vis-à-vis de l’Autriche, et s’il procédait à des conquêtes territoriales de nature à troubler l’équilibre de l’Europe[2]. M. Drouyn de Lhuys demandait en outre, pour appuyer l’action de notre diplomatie, une démonstration militaire d’autant plus facile que les provinces rhénanes étaient absolument dégarnies de troupes, et que le maréchal Randon, consulté, se déclarait prêt à mettre immédiatement 80,000 hommes au service de notre politique.

Le prince de Metternich, qu’un télégramme de Vienne avait muni de pleins pouvoirs pour négocier, s’était de son côté rendu à Saint-Cloud après s’être concerté avec le ministre ; il avait vu l’empereur avant l’ouverture du conseil, et il avait obtenu qu’il intervînt comme médiateur auprès du cabinet de Florence, et qu’il déclarât publiquement qu’il acceptait la cession de la Vénétie, prévue dans la convention du 9 juin. L’ambassadeur autrichien avait demandé en outre que la France exigeât du cabinet de Florence la garantie d’un armistice et qu’elle occupât sans retard Venise, ne fût-ce qu’avec quelques bataillons, de manière à constituer une barrière contre tout retour hostile de la part de l’Italie. Ses derrières assurés, l’Autriche aurait pu disposer d’une armée de 130,000 hommes, qu’elle eût jetés en Bohême, et la face des événemens pouvait changer aisément si une armée française devait se porter sur le Rhin.

L’empereur se hâta de faire part au roi Victor-Emmanuel des communications autrichiennes. Il écrivit en-même temps au roi de Prusse[3] pour lui annoncer qu’il acceptait le rôle de médiateur dont l’empereur François-Joseph l’invitait à se charger. Ces deux lettres différaient quant au fond sur un point essentiel : l’une rappelait le manifeste du 11 juin, tandis que la seconde n’en faisait pas mention. La Prusse avait remporté de telles victoires, elle avait fait de telles conquêtes, et ses armées étaient si menaçantes, qu’il était difficile d’invoquer ce document sans être prêt à le défendre l’épée à la main.

Que se passa-t-il au sein du conseil ? On a parlé de scènes violentes. On a prétendu que le maréchal Randon, forcé de s’expliquer, avait reconnu qu’en réalité il ne pouvait disposer immédiatement que d’une quarantaine de mille hommes, y compris le camp de Châlons, sans être sûr de pouvoir les munitionner au-delà des frontières. Est-il vrai que ces aveux imprévus soulevèrent les réclamations indignées de quelques-uns des ministres et que le maréchal, se retournant vers l’empereur, invoqua le Mexique pour justifier le fâcheux état de nos arsenaux et l’impuissance de nos effectifs ?

Deux versions se trouvent en présence, et jusqu’à présent il est difficile de se prononcer entre des affirmations contradictoires. Ce qu’il est permis d’en conclure, c’est qu’il existait au sein du cabinet un profond désaccord, et que l’empereur, surpris par une crise redoutable qui aurait exigé une communauté de sentimens absolue, se trouva soumis aux influences les plus opposées, les unes l’entraînant du côté de l’Autriche, les autres préconisant une entente avec la Prusse. On finit néanmoins par se rallier au programme d’action, mais la victoire remportée par M. Drouyn de Lhuys fut de courte durée. Le lendemain il cherchait en vain dans le Moniteur le décret de convocation des chambres, arrêté la veille dans la séance du conseil. Il n’y trouvait que les lignes suivantes : « Un fait important vient de se produire ; après avoir sauvegardé l’honneur de ses armes en Italie, l’empereur d’Autriche, accédant aux idées émises par l’empereur Napoléon dans sa lettre adressée le 11 juin à son ministre des affaires étrangères, cède la Vénétie à l’empereur des Français et accepte sa médiation pour amener la paix entre les belligérans. L’empereur Napoléon s’est empressé de répondre à cet appel et s’est immédiatement adressé aux rois de Prusse et d’Italie pour amener un armistice. »

Pour le public, cette déclaration semblait être le couronnement victorieux de notre neutralité. Paris salua ce succès apparent en se pavoisant et s’illuminant ; il ne se doutait pas de l’émoi qui régnait à la cour, ni de la lutte violente, passionnée qui s’était engagée entre l’influence autrichienne et l’influence italienne autour du souverain perplexe et déconcerté. Les adversaires du ministre des affaires étrangères étaient revenus à la charge dans la soirée ; leurs conseils avaient prévalu d’autant plus aisément qu’il répugnait à l’empereur, affaibli par la maladie, de se réduire par une attitude trop énergique à la nécessité immédiate de faire la guerre. M. Rouher, qui dans le mécanisme gouvernemental créé par Napoléon III exerçait une influence prépondérante, s’était rallié, dit-on, à l’idée de la neutralité, convaincu de l’insuffisance de nos forces, et persuadé que les 80,000 hommes promis par le maréchal Randon, dont une partie seulement était disponible, ne serviraient qu’à compromettre la France. — « Vous ne pouvez, disait-on à l’empereur, vous prononcer contre la Prusse, après avoir jeté l’Italie dans ses bras. Ce serait trahir le roi Victor-Emmanuel ! Il fallait refuser le consentement au traité si vous vouliez suivre les conseils de M. Drouyn de Lhuys. Tout au plus nous est-il permis de rester neutres[4]. »

C’était exagérer à coup sûr nos devoirs envers l’Italie, car nous n’étions liés avec elle par aucun traité, et nous nous trouvions dégagés de toute obligation morale par le fait de la cession de la Vénétie. Les adversaires de la politique d’action n’en prétendaient pas moins qu’en cédant brusquement la Vénétie, l’Autriche n’avait voulu qu’arrêter l’offensive de l’armée italienne, humilier son adversaire en refusant de traiter directement avec lui et jeter entre la France et l’Italie un germe de discorde. À les entendre, c’était moins au triomphe moral pour notre politique qu’un piège tendu à notre légitime influence dans la Péninsule ; c’était le trait du Parthe que décochait l’Autriche en abandonnant une province qu’elle n’était plus en état de défendre.

Il est de fait que cette cession sans exemple dans les fastes de la diplomatie avait plus d’un inconvénient. En nous prêtant à la fiction autrichienne, nous annihilions l’action commune de la Prusse et de l’Italie et nous nous exposions à violer la neutralité moralement et même matériellement, car il suffisait d’un factionnaire français pour empêcher les Italiens de passer et pour rendre au général Benedek la disposition des troupes qui tenaient les forteresses.

Une lettre, trouvée aux Tuileries, nous montre qu’à l’heure où le programme de M. Drouyn de Lhuys se discutait à Saint-Cloud, le prince Napoléon s’employait de son côté à battre en brèche la politique d’intervention et à faire ressortir les inconvéniens d’une rupture avec la Prusse. « Rompre avec l’Italie, disait-il, ce serait la négation de toute la politique impériale ; ce serait défaire l’œuvre de 1859, rejeter l’Italie mutilée et exaspérée aux pieds de l’Autriche. Ce serait une politique désastreuse qui ne mérite pas d’être discutée. Vis-à-vis de la Prusse, la question serait sans doute plus délicate, on entraînerait une partie de l’opinion publique, mais M. de Bismarck, menacé sur ses derrières, ferait appel aux passions germaniques et proclamerait la constitution révolutionnaire de 1849. Quelles conséquences terribles entraînerait un tel acte, et dans quelle position il nous mettrait ! Ce serait au nom de l’équilibre européen que nous marcherions contre un peuple qui ne veut rien nous prendre, qui ne veut que s’organiser à l’intérieur comme il l’entend… Que ceux qui rêvent pour l’empereur le rôle de représentant de la réaction et du cléricalisme à faire triompher par la force le poussent à une alliance avec le cadavre autrichien et à une guerre contre la Prusse et l’Italie ! »

Ces considérations invoquées par le prince Napoléon en termes si véhémens devaient frapper l’empereur d’autant plus qu’elles répondaient à l’ensemble de ses idées, et qu’elles ajoutaient aux préoccupations pénibles que lui causait l’attitude imprévue de l’Italie.

La grande nouvelle qui à Paris avait fait pavoiser les fenêtres avait éclaté dans la Péninsule comme un coup de foudre. Les Italiens considéraient comme une insulte à leur dignité la détermination prise par l’Autriche. Elle les croyait donc capables de déposer les armes pour permettre à l’armée que leurs attaques retenaient dans le quadrilatère de se tourner contre leur alliée victorieuse ! Bien que battus, ils prétendaient qu’on leur dérobait l’occasion de gagner leurs éperons. Il leur semblait que l’ennemi avait à cœur de leur marquer son mépris en ne leur faisant pas l’honneur de traiter avec eux. « Donner la Vénétie à la France, qui n’a pas participé à la guerre, disait la Gazette de Turin, c’est vouloir l’arracher des mains de nos soldats en mesure de la conquérir. » — « Nous n’accepterons l’armistice, s’écriait le Movimento, qu’un gage en main l’annexion de la Vénétie ne doit être que le triomphe du principe unitaire et non le résultat d’accommodemens diplomatiques. »

On élevait d’autant plus la voix que la Prusse était victorieuse et que la Vénétie était garantie au cabinet de Florence par le traité de Berlin. Les Italiens déclaraient que Venise ne devait être pour eux que le prix de l’action décisive qu’ils avaient exercée sur les résultats de la guerre, en tenant en échec par leurs efforts et leur bravoure la moitié des forces autrichiennes. Ils trouvaient d’ailleurs la cession insuffisante, ils se croyaient en droit de revendiquer non-seulement la Vénétie sans indemnité, mais aussi ce qu’ils appelaient la terre italienne, Trieste, l’Istrie et surtout le pays de Trente, qui était la clé du passage des Alpes et par conséquent leur frontière naturelle. Vainqueurs à Custozza, leur ambition n’aurait pu se montrer plus exigeante. Aussi, pour s’épargner toute obligation de gratitude, ils se hâtaient de prendre possession des territoires que la France ne leur avait pas livrés et que l’Autriche ne se croyait plus en droit de défendre. Ils entendaient en appeler au suffrage des populations et publiaient par anticipation des décrets sans souci de nos droits, ni de nos ressentimens.

Si quelques rares hommes d’état rappelaient les égards dus à la France, les généraux étaient unanimes à demander la continuation de la guerre, et ils se faisaient forts de conquérir Venise à la pointe de l’épée. Malheureusement pour leur courage, il n’était plus possible de l’enlever à l’empereur François-Joseph, ils ne pouvaient plus que la prendre à l’empereur Napoléon, ce qui n’était pas bien difficile, puisqu’il ne demandait qu’à la leur donner.

C’est sous l’empire de ces impressions et de ces sentimens que le roi Victor-Emmanuel répondit à la dépêche de l’empereur qui lui annonçait les arrangemens pris avec l’Autriche. Il le remerciait en termes chaleureux de l’intérêt qu’il portait à l’Italie, mais il ne lui cachait pas que, dans une occurrence aussi grave, il se croyait tenu de consulter au préalable son gouvernement et de ne pas oublier qu’il avait signé un traité avec la Prusse. Il ajoutait peu généreusement qu’il ne s’était engagé que sur nos conseils et avec notre approbation. M. Nigra recevait en même temps une dépêche du général de La Marmora qui ne pouvait laisser aucune illusion sur l’intention bien arrêtée du cabinet de Florence de continuer les hostilités et de ne pas séparer sa cause de celle de la Prusse, au risque de rompre avec la France.

« L’empereur, disait-il, a télégraphié au roi que l’Autriche lui cède la Vénétie et qu’il s’arrangera facilement avec nous. La chose est d’autant plus grave qu’elle est publiée dans le Moniteur. Je comprends que l’empereur cherche à arrêter la Prusse, mais c’est extrêmement douloureux qu’il le fasse au détriment de l’honneur italien. Recevoir la Vénétie en cadeau de la France est humiliant pour nous, et tout le monde croira que nous avons trahi la Prusse. On ne pourra plus gouverner en Italie, l’armée n’aura plus de prestige. Tâchez de nous épargner la dure alternative d’une humiliation, insupportable, ou de nous brouiller avec la France[5]. »

En concertant avec le cabinet de Vienne les arrangemens du 9 juin, nous n’avions prévu que les succès de l’Autriche. On s’était flatté que, victorieuse en Allemagne, elle ne se défendrait sur le Mincio que pour satisfaire l’honneur militaire, et, dans cette hypothèse, il était permis d’admettre que le cabinet de Florence, n’ayant plus rien à espérer ni à redouter de la Prusse, se désintéresserait d’autant plus de la lutte que son ambition serait satisfaite. Mais après la défaite sanglante de Custozza et les victoires terrifiantes de son alliée en Bohême, c’était compter sur une abnégation peu commune que de demander au roi d’Italie de déserter l’alliance prussienne, c’est-à-dire le succès, et d’accepter Venise de nos mains à titre gracieux, comme prix de sa défection. Et cependant la résistance obstinée qu’il nous opposait, en ne tenant conseil que de ses intérêts, risquait de nous faire perdre tous les avantages que nous comptions retirer des événemens, elle nous mettait dans une situation fausse et paralysait l’action de notre politique. L’empereur en était vivement affecté. Partagé entre ses sympathies pour l’œuvre qu’il avait contribué à fonder dans la Péninsule et le besoin de s’opposer aux agrandissemens de la Prusse, il était comme garrotté, car il ne pouvait se prononcer contre la Prusse sans être du même coup forcé de se prononcer contre une alliée dont la cause lui était chère. Aussi hésitait-il à dire son dernier mot, espérant toujours que le roi se raviserait, que la reconnaissance l’emporterait sur les calculs de la diplomatie, et qu’après tant de services reçus il saurait à son tour subordonner ses intérêts à ceux de la France. Il n’en fut rien. Le cabinet de Florence ne résistait pas seulement à nos instances, mais il donnait l’ordre au comte Barrai de se rendre au quartier général pour supplier le roi Guillaume de décliner l’armistice[6]. Il était dit que les prévisions de M. de Bismarck se réaliseraient à la lettre et qu’à l’heure décisive pour la France l’intérêt italien ferait taire l’intérêt français.

On avait cru d’abord que l’annonce de la cession de la Vénétie à la France et la demande de médiation, insérée au Moniteur le 5 juillet, étaient le résultat d’une seule et même détermination, et que l’Autriche, foudroyée par le désastre de Sadowa, s’était jetée dans nos bras pour obtenir la paix à tout prix. Il n’en était rien. L’Autriche, en s’adressant à l’empereur, dont elle sollicitait l’intervention en échange de sa donation, s’était proposé seulement de mettre le drapeau français entre elle et l’Italie. Elle espérait obtenir directement de la Prusse un armistice qui aurait pu changer la face de la guerre. Il aurait suffi de peu de jours pour permettre à l’armée du sud de rallier l’armée du nord. Peut-être aussi se flattait-elle qu’en face de la défection italienne la cour de Prusse se montrerait accommodante et lui offrirait des conditions acceptables. Tout porte à croire que c’est dans cette double pensée qu’on avait fait partir le général de Gablentz pour le quartier général du roi Guillaume, tandis qu’on chargeait le prince de Metternich de réclamer notre intervention au quartier général du roi Victor-Emmanuel.

Les adversaires de l’Autriche à la cour des Tuileries n’avaient pas manqué, nous l’avons vu, de relever les arrière-pensées de cette politique. L’empereur, frappé des raisons qu’ils faisaient valoir, n’osait passer outre et croyait ne pouvoir agir utilement en Italie qu’en étendant sa médiation à la Prusse. Il s’en expliqua avec le prince de Metternich, et le cabinet de Vienne, dans sa détresse, n’eut plus qu’à s’incliner devant une résolution qui paraissait irrévocable. La cession restait dès lors provisoirement suspendue et en quelque sorte subordonnée aux exigences que manifesterait le cabinet de Berlin. On comptait secrètement sur un excès de prétentions de sa part, peut-être même à de mauvais procédés envers son alliée pour amener l’Italie à se dégager légitimement du traité du 8 avril. Après s’être si bénévolement prêté à cette alliance, on n’avait plus qu’un souci, celui de la défaire !

C’était se méprendre étrangement sur la prévoyance et l’habileté de M. de Bismarck que de croire qu’il fournirait au cabinet de Florence des prétextes sérieux pour se soustraire à ses engagemens, tant qu’il ne se serait pas assuré lui-même tous les bénéfices de la campagne. Je crois avoir dit qu’il était de l’école de Frédéric II, et c’était une habileté de ce grand politique de ne jamais prolonger la guerre au-delà des strictes nécessités de son intérêt et d’affliger ses alliés par la brusquerie précipitée de ses traités de paix. M. de Bismarck ne fut pas infidèle à cette tradition. Il le prouva en acceptant immédiatement notre médiation et en s’empressant de fixer les préliminaires.

Le roi Guillaume mit une bonne grâce extrême à accueillir nos bons offices. Sa réponse, qui parvint à l’empereur dès le 6 juillet, ne contenait qu’une réserve : il entendait subordonner l’armistice aux conditions de la paix, et non pas, comme l’espérait le cabinet de Vienne, ne discuter les conditions de la paix qu’après la conclusion de l’armistice. Quant à ces conditions, il annonçait qu’il allait les faire connaître par un envoyé spécial, le prince de Reuss, qui serait chargé de les commenter par des explications verbales. C’était mettre l’Autriche à sa discrétion et rendre fort difficile la tâche qui nous incombait.

Le rôle du médiateur est de modérer les prétentions des parties, d’obtenir des sacrifices réciproques sous peine de voir son œuvre échouer ; il doit aussi, pour ne pas compromettre le succès de ses efforts, donner avant tout l’exemple du désintéressement en abdiquant toute revendication personnelle. Ce n’était pas le cas de l’empereur ; il n’avait pas la liberté d’esprit que demande ce rôle. Un souverain français ne pouvait envisager d’un œil impartial la transformation de l’Allemagne. Il lui aurait fallu une abnégation héroïque ou criminelle pour oublier son pays. Mais ce qui rendait sa tâche particulièrement délicate, c’étaient ses compromissions avec l’Italie. Le seul rôle qu’il aurait pu ambitionner était celui d’arbitre, appuyé par une armée capable d’imposer au besoin ses décisions. Il ne tarda pas à reconnaître tout ce que la médiation avait d’incompatible avec ses intérêts et sa dignité, et lorsque les négociations s’ouvrirent à Nikolsbourg, on eut soin de recommander à notre ambassadeur de n’intervenir qu’au simple titre d’intermédiaire, de ne participer à aucun acte et de ne se prêter à l’échange d’aucune note. Du reste, le parti de l’intervention ne se tenait pas encore pour battu. Le prince de Metternich ne restait pas inactif ; il rappelait le traité qu’on avait signé avec son gouvernement, et se fondant, sinon sur le texte de la convention, du moins sur la pensée qui l’avait inspirée, il réclamait la prompte exécution d’engagemens implicitement contractés[7]. M. de Beust et M. de Dalwigh suppliaient l’empereur de marcher résolument : toutes les ressources de l’Autriche n’étaient pas épuisées et les armées du sud étaient encore intactes. Il suffisait d’une centaine de mille hommes pour arrêter le cours désastreux des événemens.

M. Drouyn de Lhuys appuyait ces demandes avec une grande énergie, persuadé que notre seule présence sur le Rhin nous assurerait de larges compensations. Les rapports qu’il recevait d’Allemagne ne pouvaient que le confirmer dans cette conviction. « La Prusse est victorieuse, lui écrivait M. de Gramont, mais elle est épuisée. Du Rhin à Berlin, il n’y a pas 15,000 hommes à rencontrer. Vous pouvez dominer la situation par une simple démonstration militaire, et vous le pourrez en toute sécurité, car la Prusse est incapable en ce moment d’accepter une guerre avec la France. Ne lui offrez pas plus qu’elle ne demande, que l’empereur fasse une simple démonstration militaire, et il sera étonné de la facilité avec laquelle il deviendra, sans coup férir, l’arbitre et le maître de la situation. » Les provinces rhénanes étaient en effet sans défense, elles étaient littéralement déménagées ; on avait, dans un esprit de prévoyante économie, tout enlevé, dit-on, jusqu’à des baraquemens et de vieux affûts de canons, comme si l’on s’était attendu à une occupation imminente.

La Prusse aurait-elle été en mesure de faire face à la fois aux réserves de l’armée autrichienne, aux armées encore intactes des états du midi et à 100,000 Français occupant la ligne du Rhin et Mayence, dont la garnison, insuffisante d’ailleurs, composée de Hessois et de Bavarois, nous aurait accueillis à bras ouverts ? Cette éventualité avait dû s’imposer aux états-majors si prévoyans de la Prusse, et l’on peut admettre qu’un homme de la valeur du général de Moltke se serait trouvé à la hauteur de toutes les difficultés. Mais le roi aurait-il envisagé avec le même sang-froid la perspective d’une France, même incomplètement préparée, se joignant à ses adversaires ? M. de Bismarck, dans les considérations rétrospectives qu’il émettait devant le parlement, dans la séance du 16 janvier 1874, a démontré à ceux qui lui reprochaient sa condescendance à Nikolsbourg combien une intervention militaire de la France eût été périlleuse. « La France n’avait que peu de forces disponibles, disait-il, mais un faible appoint aurait suffi pour constituer une armée très respectable avec les nombreuses troupes de l’Allemagne du sud. Cette année nous aurait mis de prime-abord dans la nécessité de couvrir Berlin et d’abandonner tous nos succès en Autriche. »

La cour de Prusse, cet aveu l’indique, se serait vraisemblablement pliée aux nécessités du moment, et, pour ne pas perdre le bénéfice de ses victoires, elle se serait prêtée à des concessions qu’elle n’avait plus aucun intérêt à nous faire lorsqu’au lieu de procéder à une intervention armée, nous nous contentions du rôle de médiateurs sans formuler aucune demande de compensation. Mais il aurait fallu avant tout que la volonté du souverain fût assez forte pour imposer silence aux adversaires du ministre des affaires étrangères, et que le programme, un instant accepté par le conseil, fût exécuté sur l’heure avec une indomptable énergie, sans souci de considérations italiennes. Il aurait fallu aussi être assez clairvoyant pour adapter ses exigences aux circonstances nouvelles, et ne pas réclamer, en face de la puissance d’action révélée par la campagne de Bohême, des cessions territoriales qui répugnaient à la cour de Prusse avant la guerre, et que même au lendemain d’un désastre elle n’eût subies qu’à son corps défendant. Poursuivre l’annexion des provinces rhénanes sans avoir 300,000 hommes sous la main c’était s’exposer aux plus amers ressentimens, et, dans un avenir prochain, à un retour offensif immanquable.

Où était l’intérêt de la France et que lui conseillait une politique sage et vigilante, dégagée de toute influence étrangère et de toutes compétitions de pouvoirs ? Les vœux d’Auxerre s’étaient malheureusement réalisés : les traités de Vienne étaient déchirés. La conséquence qui en découlait nécessairement, c’était la rupture des liens fédéraux et l’Autriche expulsée de l’Allemagne. Ce résultat de la guerre nous affectait directement, mais après des victoires aussi rapides et aussi décisives, il était difficile de ne pas l’accepter comme un fait accompli. Ce qui importait, c’était d’en atténuer la portée, d’obtenir du cabinet de Berlin qu’il procédât avec une sage mesure à la réorganisation du corps germanique plutôt que de lui arracher avec effort, au risque de nous compromettre aux yeux de l’Europe, quelques lambeaux de territoire pour raccommoder nos frontières de l’est. La sécurité permanente du pays devait passer avant les satisfactions d’amour-propre ; il était dans l’intérêt de notre système défensif d’exiger, en retour de la dissolution de la confédération germanique et de la prépotence de la Prusse dans le nord de l’Allemagne, l’évacuation immédiate de la forteresse de Luxembourg, et de nous prémunir par les garanties les plus positives, sinon par un démantèlement, contre une occupation éventuelle de Mayence par les troupes prussiennes. Ce n’était plus une question d’ambition, mais de défense nationale ; c’était demander au cabinet de Berlin de nous donner des gages, c’est-à-dire de désarmer les positions offensives qui ouvraient notre territoire à sa puissance agrandie. Ces conditions formulées amicalement, bien qu’en portant la main à la garde de notre épée, auraient maintenu à notre politique son caractère de modération et de désintéressement.

Mais notre impuissance militaire étant constatée dans une mesure à peine croyable, mieux encore eût valu s’en remettre à un congrès européen pour débattre les conditions d’un nouvel état de choses. C’est l’opinion qu’émettait dans un de ses rapports notre premier secrétaire à Berlin, M. Lefebvre de Béhaine ; il croyait que la France obtiendrait plus facilement de l’Europe que de la Prusse les sûretés qu’elle serait peut-être obligée de demander. C’était à l’Europe qu’en appelait officiellement et énergiquement la Russie dès le lendemain de Sadowa. On était fort irrité à Pétersbourg des procédés violens dont avaient à souffrir des princes allemands alliés de la famille impériale. La presse russe s’exprimait en termes amers sur les succès des Prussiens ; elle poussait à une intervention, disant qu’on ne saurait tolérer l’accroissement d’un tel voisin.

Le cabinet de Saint-Pétersbourg, à l’exemple du gouvernement français, avait laissé les événemens se développer en Allemagne sans prendre ses précautions ; comme nous, il croyait à la supériorité des armes autrichiennes, et il en paraissait si convaincu qu’après la bataille de Custozza il s’était empressé de faire parvenir ses félicitations à l’empereur François-Joseph. Lorsque l’envoyé du tsar, le comte de Stackelberg, arrivait à Vienne, aux débuts si brillans de la campagne d’Italie avaient déjà succédé des revers sanglans en Bohème. Le gouvernement russe reconnaissait tardivement qu’il avait été mal inspiré, et son mécontentement ne fit qu’augmenter lorsqu’il put craindre un accord secret entre le cabinet de Berlin et le gouvernement français. Il suivait, anxieux et jaloux, nos tête-à-tête avec M. de Bismarck, et, pris au dépourvu, il ne voyait que dans une conférence internationale le moyen de conjurer le danger d’une entente séparée entre la France et la Prusse excluant la révision du traité de Paris.

Le prince Gortchakof, dont le baron de Talleyrand signalait l’irritation, trouvait que le silence n’était pas permis aux grandes puissances devant les prétentions formulées dans une circulaire de M. de Bismarck ; il demandait que les trois cours s’entendissent pour remettre à Berlin, le même jour, une note identique déniant à la Prusse le droit de prononcer la rupture de la confédération germanique et d’en former une nouvelle dans le nord de l’Allemagne[8]. On dit que l’empereur Alexandre s’adressa directement à l’empereur Napoléon pour le supplier de s’associer à ses protestations ; mais le gouvernement français demeura insensible à ces sollicitations, bien que l’attitude de l’Angleterre à Berlin ne fût guère plus approbative que celle de la Russie, et que lord Loftus, son ambassadeur, refusât d’admettre que la Prusse pût disposer d’une population de 30 à 40 millions d’âmes sans causer à droite et à gauche de légitimes inquiétudes. Le cabinet des Tuileries se fiait aux déclarations de M. de Bismarck, qui, lors de la présentation de son projet de réforme, nous avait réitéré l’assurance de se concerter avec nous, si ses plans devaient entraîner des conséquences préjudiciables à nos intérêts. Il s’en tenait aussi aux promesses de M. de Goltz, qui nous avait déclaré itérativement et solennellement, après l’ouverture des hostilités, qu’aucun changement territorial ou politique intéressant l’équilibre européen ne pourrait devenir définitif sans une entente avec le gouvernement de l’empereur et avant d’avoir été soumis à une délibération commune des puissances[9]. On pensait donc qu’il serait plus avantageux de s’autoriser de ces promesses, dont on se plaisait à ne pas suspecter la sincérité, pour débattre directement avec la Prusse les questions territoriales qu’entraîneraient les résultats de la guerre, sauf à les faire ratifier ultérieurement par un congrès.

Ce sont ces considérations sans doute qui inspirèrent au cabinet des Tuileries la réponse que M. Drouyn de Lhuys adressait le 7 juillet au cabinet de Saint-Pétersbourg : « La tentative de médiation, disait-il, entre les puissances belligérantes que fait en ce moment l’empereur Napoléon exclut de notre part toute démarche pouvant revêtir un caractère comminatoire, et ne nous permet pas de donner suite, quant à présent, à la proposition du prince Gortchakof[10]. »


VII. — LA QUESTION MILITAIRE.

Du moment qu’oublieuse de ses vieilles traditions, la France était prête à de tels bouleversemens, elle n’avait pas à se préoccuper des défaites et des susceptibilités de l’Italie, ni à s’apitoyer sentimentalement sur les désastres que l’Autriche essuyait en Allemagne. Il ne fallait chercher que l’intérêt français, et cet intérêt, en présence d’événemens qu’on n’avait su ni prévenir ni diriger, ne pouvait plus être défendu utilement que dans un congrès sur le terrain de l’équilibre européen. Il était pénible sans doute de devoir renoncer au rôle d’arbitre souverain qu’on s’était réservé ; mais ce changement de front, qui ne compromettait en rien la cession de la Vénétie, aurait eu l’incontestable avantage de contenir les convoitises prussiennes ; la réorganisation de l’Allemagne se serait faite dans des conditions acceptables pour notre système défensif et sous le contrôle de l’Europe. Il est probable d’ailleurs que la seule menace du congrès, que le cabinet de Berlin voulait éviter à tout prix, l’eût amené spontanément à nous faire des concessions. Malheureusement ce n’étaient pas là les considérations dont s’inspiraient le plus les adversaires du ministre des affaires étrangères.

On ne saurait incriminer le patriotisme de ceux qui conseillaient la prudence et qui, trop confians dans les promesses dont le comte de Goltz était si prodigue, croyaient « qu’il importait de procéder vis-à-vis de l’Allemagne avec beaucoup de ménagemens et qu’on obtiendrait d’elle plus par la douceur et l’habileté que par la violence et les menaces[11]. » Ils étaient certains que l’Italie ne fausserait pas compagnie à l’alliance prussienne, et la dépêche du général La Marmora à M. Nigra les autorisait à dire qu’au besoin elle se retournerait contre nous. Leurs appréhensions au sujet d’une entrée en scène de la Russie, qu’ils tenaient pour l’alliée secrète de la Prusse, étaient, par contre, nous venons de le constater, sans fondement ; mais n’était-il pas à craindre que l’Autriche, qui déjà avant Sadowa, disait-on, avait fait des ouvertures secrètes à la Prusse, ne se préoccupât avant tout de ses propres intérêts, et que pour sauver son existence elle n’acceptât une paix que, dans l’imminence du danger, M. de Bismarck rendrait facile ? Au surplus, qu’attendre des états du midi dont les contingens avaient montré si peu d’empressement à se mesurer avec les troupes prussiennes ? N’abandonneraient-ils pas la cause de la diète et de l’Autriche pour défendre contre nous, par un effort commun, la grande patrie allemande, surtout si M. de Bismarck devait proclamer la constitution de 1849 ? Mais ce qui impressionnait surtout et à juste titre ceux qui combattaient l’idée d’une intervention année et même d’une démonstration militaire, c’étaient les conceptions de l’état-major prussien, exécutées avec un bonheur foudroyant par une armée admirablement disciplinée, dont le patriotisme exaltait le courage. N’était-ce pas en effet une révélation aussi inattendue qu’inquiétante pour qui pensait au triste état de nos arsenaux et de nos effectifs, au relâchement de notre discipline, à l’ignorance où étaient nos généraux des conditions de la guerre moderne ?

C’était là le grand et sérieux argument des adversaires de la politique d’action, et qui, plus que les considérations italiennes dont ils exagéraient la gravité, peut servir de justification ou d’excuse au rôle déterminant qu’ils ont joué dans ce que j’appellerai le drame de Sadowa.

Le maréchal Randon, sous le coup d’une lourde responsabilité, a cru devoir consacrer dans ses Mémoires tout un chapitre à la défense de son administration. Il a essayé de démontrer, avec des chiffres à l’appui, que les défaillances de notre politique au mois de juillet 1866 ne lui sont point imputables. Il prétend qu’en un mois nous aurions pu réunir sous les drapeaux, par l’appel des réserves, 450,000 hommes, défalcation faite des armées d’Afrique, du Mexique et de Rome, et que des considérations politiques seules ont empêché la France « de prendre une part comminatoire à la guerre d’Allemagne. » — « Eh quoi ! s’écrie-t-il, une nation qui peut réunir sous les drapeaux en quelques semaines 600,000 soldats, qui a dans ses arsenaux 8,000 pièces de campagne, 1,800,000 fusils et de la poudre pour faire dix ans la guerre, ne serait pas toujours prête à soutenir par les armes son honneur compromis et son droit méconnu !.. Notre armée n’a pas de fusils à aiguille, a-t-on dit, mais nos voltigeurs du premier empire ont-ils été arrêtés par les carabines des Tyroliens et des riflemen anglais ? Rappelons les vertus militaires des temps passés, cela vaudra mieux que les fusils à aiguilles. »

M. le maréchal Randon, en se justifiant de la sorte, méconnaissait les exigences de la guerre moderne et ne tenait aucun compte des fâcheuses expériences faites en Crimée et en Italie. Il ne pouvait ignorer cependant que, lorsque les troupes en temps de guerre ne sont pas divisées en corps d’armée ayant chacun en réserve dans sa circonscription des cadres et des soldats exercés, il arrive que pour former subitement une armée on enlève à tous les corps leur élite en officiers, sous-officiers et soldats. On a un devant de rideau imposant, mais ce qui reste derrière, bien que nombreux, est incapable de constituer promptement une armée solide. On l’avait vu en 1854, en 1859, et, malgré ces épreuves significatives, on devait le revoir en 1866 et en 1870.

La guerre de 1854 avait été le premier avertissement ; elle avait démontré jusqu’à l’évidence que notre organisation militaire ne nous permettait pas de soutenir sans alliés une lutte européenne. Pour maintenir l’armée de Crimée au niveau de 200,000 hommes, il fallut, pendant trois années successives, élever le contingent à 140,000 hommes et enlever des régimens restés en France les meilleurs soldats.

En 1859, l’expérience avait été plus concluante encore. Nous étions censés avoir 350,000 hommes sous les drapeaux et 150,000 hommes en congés renouvelables, et l’on ne put envoyer au-delà des Alpes qu’environ 200,000 hommes, bien que le contingent eût été porté à 140,000 hommes. Menacé d’une intervention éventuelle de la Prusse, l’empereur dut signer précipitamment la paix faute de réserves et n’ayant que 150,000 hommes sous la main. Ce qui restait en France n’était pas assez solide, les cadres étant écrémés, pour former une armée capable de résister à une invasion sur le Rhin. « J’ai fait la guerre à l’Autriche, et j’ai mis sur le pied de guerre et mobilisé une armée de 150,000 hommes, » disait l’empereur au conseil d’état lorsqu’en 1867 il lui demandait une loi militaire permettant d’assurer à la France, non pour l’offensive, mais pour sa sécurité et les intérêts de sa politique en Europe, une armée de 800,000 hommes. « Nous avons été vainqueurs, ajoutait-il ; mais si la Providence avait voulu qu’il en fût autrement, je n’avais pas de seconde ligne ! »

La moralité de ces épreuves échappa au pays, il ne vit que les succès remportés et les gros chiffres du budget, et il en conclut que l’armée était trop considérable. Quant aux états-majors, soit ignorance, soit insouciance, ils se prêtèrent de mauvaise grâce et sans conviction aux réformes projetées. L’empereur demandait le service obligatoire, l’augmentation de la durée du service, l’endivisionnement des régimens et la création de corps d’armée[12]. Mais il manqua de volonté et, disons-le, d’autorité pour vaincre les résistances de la chambre et même celles de la majorité de son conseil. On se borna à voter un contingent régulier de 100,000 hommes, dont une partie alimenterait l’armée active et l’autre serait pendant quelques mois exercée dans les dépôts.

Les idées d’économie reprirent le dessus en 1865. Le gouvernement dut réduire les cadres, supprimer dans chaque régiment d’infanterie deux compagnies, dans les régimens de cavalerie le 6e escadron. On licencia les deux régimens de carabiniers de ligne et la garde fut diminuée de 14 compagnies d’infanterie, de 9 escadrons de cavalerie, de 4 batteries d’artillerie et de la division du génie. C’est au moment où ces réductions venaient d’être opérées que la guerre éclatait en Allemagne, et, à peine engagée, nous jetait dans la plus douloureuse alternative, laissant à ceux qui avaient présidé à la direction de notre politique extérieure et à l’organisation de notre armée une cruelle responsabilité.

M. Drouyn de Lhuys n’a pas jugé opportun de suivre l’exemple de son collègue et de se défendre ouvertement. Mais M. Pradier-Fodéré a reproduit, à titre de pièce justificative, le rapport du maréchal Randon dans une brochure qui contient, sous forme de notes à l’empereur et d’explications inédites, une série de révélations dont le but manifeste est de rejeter sur le chef de l’état et sur les conseils funestes du ministre d’état aussi bien que du prince Napoléon l’insuccès de notre politique. S’il était prouvé en effet qu’en prévision des événemens qui allaient surgir à nos portes toutes les précautions militaires avaient été concertées d’avance entre le ministre de la guerre et le ministre des affaires étrangères de façon à pouvoir parer victorieusement à toutes les exigences, la conclusion serait facile à tirer. La responsabilité de nos mécomptes retomberait tout entière sur ceux qui se sont jetés à la traverse de la politique d’action. Mais est-il permis de prendre à la lettre les justifications rétrospectives de M. le maréchal Randon et de croire que ses états de situation étaient conformes à la réalité ? Je n’ai pas voulu m’en tenir aux réfutations de M. de Lachapelle, qui, sous l’inspiration de l’empereur, dans un livre annoté de sa main, a démontré tout ce qu’il y avait d’illusoire dans les calculs du ministre de la guerre. J’ai pensé qu’aucun point de l’histoire ne méritait une enquête plus sérieuse. J’ai questionné grand nombre d’officiers supérieurs pour arriver à la constatation exacte de nos forces à ce moment décisif pour le maintien de notre prépondérance en Europe, et ils ont tous reconnu avec des nuances peu accentuées que notre armée en 1866 se trouvait dans un profond désarroi. Que devait-elle être en effet, puisqu’en 1870, malgré les efforts énergiques du maréchal Niel et les centaines de millions dépensés pour notre reconstitution militaire, nous n’avons pu, défalcation faite des non-valeurs, mettre en ligne qu’un effectif réel de 264, 000 combattans au lieu de 400,000 promis dans le funeste rapport que le maréchal Lebœuf adressait à l’empereur le 6 juillet ? Que devaient être nos arsenaux, qu’on disait regorger de matériel et de munitions ?

Je puis invoquer à cet égard des souvenirs personnels. Je me rappelle le triste tableau que me faisait en 1867 M. le général Ducrot lors de l’affaire du Luxembourg. Il me disait en être réduit à fermer les portes de la citadelle de Strasbourg, sous prétexte de réparations aux ponts-levis, mais en réalité pour se mettre à l’abri d’un coup de main de la part des Allemands. La guerre était imminente, et il n’y avait pas un seul canon sur les remparts, toutes les batteries étaient démontées, les pièces et les affûts étaient entassés pêle-mêle à l’arsenal ; il aurait fallu plusieurs mois pour mettre la place en état de défense.

La justification du maréchal Randon ne saurait donc avoir qu’une valeur contestable, quand on voit par l’exemple que je viens de citer que l’administration de la guerre, sans se préoccuper de nos rapports si tendus avec le cabinet de Berlin, ni de la transformation militaire qui s’opérait en Allemagne avec une célérité menaçante, laissait nos frontières de l’est dans la plus déplorable condition. Je sais que les ministres de la guerre se retranchent volontiers derrière leur spécialité et allèguent que, n’étant pas juges de nos relations internationales, leur devoir se borne à exécuter les mesures que le gouvernement croit utiles dans l’intérêt de sa politique ; mais un ministre des affaires étrangères, pour justifier la témérité de ses combinaisons politiques, pourrait au même titre se retrancher derrière son ignorance des choses de la guerre et prétendre qu’il n’a pas à se soucier de l’état des forces qui devront se trouver en présence sur les champs de bataille. Ce sont des argumens spécieux qui ne tendent à rien moins qu’à détruire la solidarité entre les membres d’un même gouvernement et à leur permettre de dégager leur responsabilité personnelle. Je ne crois pas que de nos jours an puisse sans danger présider à la direction de notre politique extérieure sans se tenir soigneusement au courant des questions qui intéressent l’armée. Nos ministres devraient pouvoir au moyen d’un dynamomètre, si je puis m’exprimer ainsi, régler leur langage d’après la mesure exacte de nos forces et de celle des autres pays. M. de Bismarck avait si bien compris la corrélation entre l’action diplomatique et l’action militaire que dès son entrée au pouvoir il s’était mis en communauté d’idées incessante avec le grand état-major et le cabinet militaire du roi. Il savait que, pour faire de la grande politique, il fallait avant tout une grande armée, et il entendait n’engager la lutte qu’à bon escient, après s’être initié aux conceptions stratégiques du général de Moltke et s’être convaincu, par l’étude approfondie qu’il avait faite de l’organisation de ses adversaires, que tous les avantages seraient de son côté. Notre situation ne lui était pas inconnue, et s’il exprimait au général Govone la crainte d’être pris à revers par une armée française de 300,000 hommes, c’est qu’il aimait mieux s’exagérer les conséquences de notre intervention éventuelle que de s’exposer à des surprises en dépréciant notre puissance d’action.

L’attaché militaire à Paris, le colonel de Loë, bien qu’il se rendît compte de nos imperfections, n’avait qu’un sentiment assez vague de notre faiblesse. Il se trouvait cependant dans des conditions exceptionnelles pour être admirablement renseigné. Il était bien vu en cour, apparenté avec nos premières familles et lié d’amitié avec plusieurs de nos généraux. Mais il partageait dans une certaine mesure les illusions dans lesquelles on se complaisait autour de lui. Personne ne s’était donné la peine d’inspecter nos arsenaux, de compter nos effectifs, on se disait prêt, et cette confiance était partagée du bas de l’échelle jusque dans les bureaux du ministère de la guerre. Il y a des assertions qui à force d’être répétées deviennent des axiomes.

Quant à la guerre scientifique, à la stratégie des chemins de fer, aux télégraphes de campagne, au service des étapes, aux études topographiques, à l’impression des cartes, personne n’y songeait. On vivait sur les traditions du premier empire, sur les chances heureuses de la campagne d’Italie et sur le souvenir des expéditions d’Afrique. En vain ceux qui revenaient d’Allemagne pleins d’appréhensions patriotiques appelaient-ils l’attention de nos états-majors sur les études et les préparatifs fiévreux de l’armée prussienne ; on leur répondait avec dédain que la guerre ne se faisait pas théoriquement comme on se l’imaginait à Berlin, que toutes ces savantes combinaisons élaborées dans le cabinet militaire du roi seraient déjouées sur les champs de bataille par l’imprévu de nos mouvemens et par l’esprit débrouillard du soldat français.

Il était permis assurément au colonel de Loë, en présence d’affirmations si péremptoires et si universelles, de n’entrevoir qu’une partie de la réalité. Comment supposer que la France, initiée de longue date aux projets de la Prusse, se laisserait surprendre sans avoir 300,000 hommes sous la main pour imposer sa médiation et sauvegarder ses intérêts ? Mais bientôt, dès le 5 juillet, l’attaché militaire prussien devait connaître la vérité tout entière. Notre impuissance lui fut révélée par des confidences plus inconsidérées que préméditées. Il put suivre heure par heure les péripéties du drame qui se déroulait à Saint-Cloud et il entendit les officiers, la veille encore les plus confians, incriminer avec le plus de violence l’impéritie du ministre de la guerre.

M. de Bismarck savait dès lors à quoi s’en tenir sur notre force offensive, et il n’était plus douteux pour lui que le jour où les préliminaires de paix seraient signés avec l’Autriche et les états du midi, nos moyens d’action seraient insuffisans pour appuyer nos revendications. Le gouvernement français, du reste, comme s’il était dit que dans ces momens de trouble et de confusion il subordonnerait ses intérêts les plus chers aux intérêts d’autrui, allait consacrer tous ses efforts, et, croyait-il, toute son habileté à se rendre impuissant en hâtant la conclusion d’un armistice.

Au lendemain de Sadowa, M. Drouyn de Lhuys n’en représentait pas moins dans les conseils de l’empereur les résolutions viriles dictées par les circonstances, et il ne faisait qu’interpréter le sentiment de la diplomatie française et de l’opinion publique lorsque, surpris par les événemens et effrayé des conséquences qu’ils auraient pour la France, il recommandait à son souverain une démonstration militaire et la médiation armée[13].

Le langage qu’il tenait au comte de Goltz était conforme à ces résolutions, il ne pouvait laisser à la Prusse que peu d’illusions sur nos intentions. La France s’opposerait aux annexions projetées par le cabinet de Berlin, si les garanties que sa sécurité réclamait sur le Rhin lui étaient refusées. Malheureusement, dans une épreuve aussi décisive pour sa politique, il ne suffisait pas d’être bien inspiré, il aurait fallu prévoir et neutraliser les influences occultes, engager la lutte corps à corps avec ses adversaires au sein du conseil et au besoin se démettre plutôt que de se soumettre.

On raconte que pendant ces jours de crise l’empereur se promenait, malade et accablé, dans le parc de Saint-Cloud, en proie aux plus cruelles perplexités ; il demandait conseil à tout le monde, il interrogeait anxieusement ses généraux, il supputait avec eux les ressources dont il pourrait disposer, et, au bout de ses calculs, il croyait voir apparaître une catastrophe. Il se flattait d’autre part, sa nature étant sujette aux illusions, que le roi Guillaume, lui sachant gré d’une neutralité qui causait à Berlin plus d’étonnement que de reconnaissance, lui tiendrait compte de son abnégation et que, sans réaliser toutes les belles promesses qui coûtaient si peu à M. de Bismarck, la Prusse donnerait cependant satisfaction aux inquiétudes jalouses de la France.

Pendant quelques jours, il fut question d’envoyer le prince Napoléon en Italie ; c’était la dernière carte sur laquelle on comptait pour vaincre les résistances du roi Victor-Emmanuel et de son gouvernement. On y renonça, soit que le prince déclinât la mission, soit qu’on en reconnût l’inutilité. Dans le conseil des ministres tenu le 10 juillet, la politique d’assistance invoquée par le prince de Metternich et soutenue par le ministre des affaires étrangères succombait définitivement devant les considérations italiennes, plus encore que devant les préoccupations militaires. Cela est si vrai que nous verrons le ministre d’état, la question vénitienne une fois apaisée, se rallier et s’associer à la politique des compensations. Ce n’est que quelques jours plus tard, après un dernier et vigoureux effort du prince Napoléon[14], que la politique d’intervention sur le Rhin succombait à son tour[15].

M. de Goltz et M. Nigra restaient maîtres du terrain. Ils avaient l’un et l’autre bien mérité de leur pays.


G. ROTHAN.

  1. La nouvelle ne fut confirmée par M. Benedetti que le lendemain, 4 juillet. — « Cent un coups de canon, télégraphiait-il, annoncent que l’armée a remporté une grande victoire. Les Autrichiens sont en pleine déroute, poursuivis par la cavalerie prussienne. »
  2. Confidences de M. de Chaudordy, chef du cabinet de M. Drouyn de Lhuys, faites à M. Hansen.
  3. « Au roi de Prusse, à son quartier général. — Paris, 4 juillet 1866. — Sire, les succès si prompts et si éclatans de Votre Majesté ont amené des résultats qui me forcent à sortir de mon rôle de complète abstention. L’empereur d’Autriche m’annonce qu’il me cède la Vénétie et qu’il est prêt à accepter ma médiation pour mettre un terme au conflit qui s’est élevé entre l’Autriche, la Prusse et l’Italie. Je connais trop les sentimens magnanimes de Votre Majesté comme son affectueuse confiance envers moi pour ne pas croire que de son côté, après avoir élevé si haut l’honneur de ses armes, elle n’accueille avec satisfaction les efforts que je suis disposé à faire pour l’aider à rendre à ses états et à l’Europe le précieux avantage de la paix.
    « Si Votre Majesté agrée ma proposition, elle jugera sans doute convenable qu’un armistice conclu pour l’Allemagne et pour l’Italie ouvre immédiatement la voie à des négociations.
    « de Votre Majesté, le bon frère, NAPOLEON. »
  4. M. Hansen.
  5. I segreti di Stato. — La Marmora 1877.
  6. Dépêche de M. Benedetti.
  7. On prétend que la crainte de compromettre le succès de l’exposition universelle de 1867 fut le principal argument que l’empereur opposa aux instances, de M. de Beust ; il lui répugnait sans doute de révéler à un ministre étranger les causes secrètes qui le condamnaient à l’inaction.
  8. Dépêche de M. Drouyn de Lhuys à M. Benedetti, 7 juillet.
  9. Dépêche de M. Drouyn de Lhuys à M. Benedetti, 3 juillet 1866.
  10. Dépêche de M. Drouyn de Lhuys au baron de Talleyrand, 7 juillet 1866.
  11. Note du prince Napoléon à l’empereur, 14 juillet. — Papiers des Tuileries.
  12. La France a mis à profit ses douloureuses expériences, et sa nouvelle organisation militaire lui donne aujourd’hui dix-huit corps d’armée qui, se suffisant à eux-mêmes, permettraient la mobilisation immédiate de toute l’armée.
  13. M. de Chaudordy disait à M. Hansen : « M. Drouyn de Lhuys est en désaccord avec l’empereur sur la politique allemande ; le dissentiment, déjà ancien, s’accentue de plus en plus. Le ministre a été depuis le commencement opposé aux encouragemens donnés à l’alliance de l’Italie avec la Prusse. Il prévoyait que cette alliance serait funeste à l’Autriche en Allemagne, qu’il considérait comme nécessaire au maintien de l’équilibre. Mais ses conseils n’ayant pas prévalu, il a tout fait pour atténuer les effets, si préjudiciables à la France, des victoires imprévues de la Prusse. »
  14. Note du prince Napoléon à l’empereur en date du 14 juillet. — Papiers des Tuileries.
  15. « L’empereur dit à M. Drouyn de Lhuys qu’il avait changé d’avis et qu’il était résolu à se borner au rôle de médiateur pacifique entre les deux belligérans. M. Drouyn de Lhuys, qui vit dans ce revirement l’influence de ses adversaires, en éprouva un vif désappointement sans pouvoir se refuser à servir l’empereur en un pareil moment et à faire tant bien que mal l’essai de la médiation » (Hansen).