Étude sur la politique française en 1866/01

Étude sur la politique française en 1866
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 105-126).
02  ►
ETUDE
SUR LA
POLITIQUE FRANÇAISE EN 1866

I.
LA QUESTION DANOISE. — L’ENTREVUE DE BIARRITZ.

Autrefois la vérité historique était lente à se produire ; mais du jour où les hommes politiques, les souverains même, ont cru devoir s’adresser directement à leurs contemporains et livrer à la curiosité comme aux appréciations du public ce qu’on se plaisait jadis à appeler des secrets d’état, le rôle de l’historien s’est simplifié. Les révélations hâtives rendent sa tâche plus facile ; cependant elles ont aussi leurs inconvéniens, elles ne donnent pas toujours « le pourquoi du pourquoi, » comme disait Leibniz, et il est sage de ne les accepter que sous bénéfice d’inventaire.

On peut dire qu’à aucune époque l’indiscrétion diplomatique n’a été poussée aussi loin qu’aujourd’hui. Tous ceux qui, à un titre quelconque, de 1866 à 1870, ont été mêlés aux événemens qui ont changé la carte de l’Europe ont cru de leur devoir, soit d’accuser, soit de se justifier. L’exemple est parti de haut : il a été donné par M. de Bismarck tout le premier, qui, aussitôt la guerre de 1870 déclarée, s’est senti, comme d’une arme, de documens imprudemment livrés, qu’il avait eu soin de classer dans ses cartons. Après lui, le général La Marmora, dont la politique suffisamment heureuse, et j’ajouterai suffisamment correcte, aurait pu à la rigueur se passer de commentaires, est venu de la façon la plus inopinée jeter à profusion la lumière sur des actes et des négociations qu’il importait beaucoup à son ancien allié de laisser dans l’ombre. M. Drouyn de Lhuys, dont les confidences eussent été du plus haut intérêt, n’est pas entré directement en lice; mais on a publié, sans grand retentissement, il est vrai, différentes pièces, entre autres des notes à l’empereur, qui pourraient bien être sorties de son portefeuille, dans l’unique pensée de dégager sa responsabilité personnelle. Quant à M. Benedetti, qui s’est vu après la guerre attaqué de tous les côtés, les uns lui reprochant d’avoir insuffisamment éclairé le gouvernement de l’empereur, et les autres l’accusant de lui avoir inspiré des résolutions téméraires, il n’a parlé que parce qu’il se considérait en quelque sorte dans un cas de légitime défense. Il a eu à cœur de démontrer, par la publication de ses dépêches et de ses lettres particulières, qu’il n’avait pas manqué à ses devoirs d’informateur, et que, s’il méritait un reproche, ce n’est pas celui assurément de s’être écarté de ses instructions.

M. de Bismarck a opposé au livre de notre ambassadeur « les papiers d’état » que M. Rouher, au moment où éclatait la guerre de 1870, avait envoyés à Cerçay, pensant qu’ils seraient dans sa propriété plus en sûreté qu’aux archives du ministère des affaires étrangères. Le hasard, si c’est vraiment à lui qu’il faut s’en prendre, a permis aux soldats prussiens de mettre la main sur des caisses contenant les documens et les correspondances concentrés pendant de longues années au ministère d’état. Le cabinet de Berlin se trouvait ainsi, par ce coup de filet, pour ne pas dire par ce rapt, car il s’agissait de papiers enlevés dans une propriété privée, détenteur des dépêches et des lettres particulières les plus confidentielles, dont les ministres des affaires étrangères ne pouvaient refuser la communication au collègue chargé de défendre devant les chambres les actes et la politique du gouvernement. M. de Bismarck n’a pas manqué d’en faire usage pour réfuter « les explications » données par M. Benedetti « sur les négociations entamées avec le cabinet de Berlin depuis la signature des préliminaires de Nikolsbourg. » Dans quelle mesure le gouvernement prussien a-t-il réussi à rectifier « les fausses interprétations » qu’il reprochait au comte Benedetti d’avoir émises sur la politique allemande? — Ce sera une question à élucider dans le cours de cette étude. La tâche s’est simplifiée par les publications italiennes. Les dépêches du général Govone sont venues fort à propos éclaircir le débat ; il est permis désormais de se prononcer entre deux adversaires préoccupés pour le moins autant de leur défense personnelle que de la vérité historique.

M. de Bismarck ne s’est pas contenté d’accuser et de réfuter, il a laissé publier pour sa plus grande gloire tout un volume de correspondances inédites, qui mériteraient une étude spéciale, car elles résument toute sa politique allemande et nous montrent l’importance qu’il attachait au conflit des duchés de l’Elbe et la peine qu’il s’était donnée de longue date pour diviser et pour paralyser les puissances les plus directement intéressées au maintien de l’intégrité de la monarchie danoise. Il n’a pas voulu laisser à la piété de ses héritiers ou à ses historiographes futurs le soin de nous initier à ses pensées intimes et à ses conceptions politiques; il a préféré devancer la postérité et se présenter à elle de son vivant, éclairé sous toutes ses faces par une lumière habilement ménagée. Il a composé son portrait tel qu’il le comprend et qu’il voudrait définitivement le faire accepter par l’histoire. Remontant jusqu’au point de départ de son existence politique, il a cherché à établir par les révélations les plus familières, qui nous font pénétrer dans le cercle étroit de son existence privée, qu’à toutes les heures et dans toutes les circonstances de sa vie il n’a jamais été préoccupé que d’une seule pensée, la grandeur de son pays. Il a voulu prouver surtout, au risque de froisser un amour-propre auguste que tout lui commande de ménager, que bien avant d’être appelé dans les conseils de son souverain il avait déjà conçu et préparé les événemens qui ont assuré à l’Allemagne son unité. C’est en effet l’impression qui se dégage de ces publications anticipées, et, bien qu’il n’ait pas été le seul à poursuivre le rêve de l’agrandissement de la Prusse et de la prépondérance germanique, on est forcé de reconnaître que personne n’a consacré à la réalisation de ce rêve plus de persévérance et de sagacité. Partout où le conduisent les hasards de sa fortune, il ne voit, il ne poursuit que le relèvement de son pays. C’est à Pétersbourg surtout, au milieu d’une existence frivole et désœuvrée, que son esprit, fort de l’expérience acquise à Francfort, s’attache à la solution du problème germanique. Il médite et arrête le programme que son souverain, lorsque l’heure fut venue, devait l’autoriser à mettre à exécution. Il est telle de ses dépêches, celle qu’il adressait le 12 mai 1859 au baron de Schleinitz, alors ministre des affaires étrangères, qu’on dirait écrite après la guerre de Bohême; il y prévoyait jusqu’à l’abstention de la Russie et de la France.

Il ne faudrait pas cependant induire de ces lettres triées sur le volet que dès son entrée dans la vie politique M. de Bismarck ait conçu et poursuivi les grandes choses que la fortune lui a permis de réaliser. Il a traversé bien des phases avant d’incarner en lui l’idée allemande et de la personnifier, et ce serait une erreur de croire qu’une unité absolue d’action et de pensée ait présidé à cette existence si remplie. Elle a eu, comme tout ce qui est humain, ses heures d’irrésolution et d’inconséquence. Dans ses lettres de Pétersbourg, M. de Bismarck se défendait avec amertume contre les journaux qui lui reprochaient de trafiquer des provinces rhénanes, et il offrait mille frédérics d’or à celui qui pourrait en administrer la preuve. « Si je me suis vendu à un diable, disait-il, ce diable est teuton et non pas gaulois. » Et cependant bientôt, sous le coup des événemens et des nécessités de sa politique, nous le verrons entrer en pourparlers sur des rectifications de frontières et ne pas craindre de se déclarer, dans ses épanchemens avec le général Govone, plus Prussien qu’Allemand.

Depuis, en face de révélations compromettantes, il a cherché à concilier ses principes avec ses actes, et, afin de ne laisser planer aucun doute sur la pureté de ses sentimens germaniques, il s’est efforcé en face du parlement de se faire plus machiavélique qu’il ne l’avait été en réalité. Il a appelé négociations « dilatoires » les moyens dont il se serait servi pour nous bercer d’illusions et exciter nos appétitions territoriales. C’était le patriote allemand, frais sorti des événemens, qui tâchait d’atténuer aux yeux de l’Allemagne les considérations plus étroites dont s’inspirait le diplomate prussien.

En dehors de ces publications de haute provenance, il s’est produit toute une littérature, soit en France, soit à l’étranger, d’écrits et de brochures qui pour être utilement consultés exigent l’examen le plus sévère. L’empereur, qui aurait pu récriminer contre ceux qui au lendemain de ses infortunes se sont réfugiés derrière sa responsabilité, seul ne s’est pas défendu. Il s’est borné, dans une brochure qui a paru sous le nom du marquis de Grécourt, à émettre, dans un esprit élevé, quelques appréciations générales sur sa politique, sans un mot de blâme pour ceux qui l’ont déçu, mal conseillé ou mal servi.

Les lettres et dépêches qui ont été de la sorte données en pâture au public, il est superflu de le dire, n’ont qu’une valeur relative. Triées avec discernement, elles ne livrent qu’une partie de la vérité; elles ont besoin d’être contrôlées et commentées, car encore faut-il savoir, pour les accepter comme preuves certaines, dans quelles circonstances elles ont été écrites et quels mobiles les ont inspirées. Il en est autrement des papiers trouvés aux Tuileries ; ceux-là nous donnent, bien qu’à bâtons rompus, la vérité prise sur le fait, car il est permis de croire que ces épaves abandonnées dans les tiroirs de l’empereur n’ont été ni revues ni corrigées.

Ce qui a manqué jusqu’à présent à ces publications, écloses de tous côtés sous des inspirations si opposées, c’est d’être coordonnées et vérifiées. Il peut donc être aussi intéressant qu’utile de les apprécier dans leur ensemble, à un point de vue essentiellement français, en recherchant et en précisant les causes, ainsi que les origines de nos désastres.

Cette étude nous mettra à même de comprendre nos perplexités et nos contradictions au lendemain de Sadowa. Elle jettera aussi, je me plais à le croire, une lumière nouvelle sur les négociations si délicates, pour ne pas dire scabreuses, que nous avons engagées avec la Prusse avant la guerre et que nous avons si malheureusement poursuivies après ses succès. J’espère ne pas manquer d’impartialité, bien que la politique dont je vais essayer de raconter les erreurs ait préparé les catastrophes qui m’ont atteint dans mon foyer natal.


LA QUESTION DANOISE.

Il serait difficile d’apprécier les événemens de 1866 sans dire un mot de la question danoise, qui a été le gros souci de l’Europe pendant plus de quinze années, l’origine de tout le développement militaire et politique de la Prusse, la cause occasionnelle de trois guerres, la cause première du démembrement de la France, et, comme l’a justement remarqué M. Valfrey, le théâtre en raccourci sur lequel la politique française a commis le plus de fautes. Dans ce conflit, que l’histoire signalera toujours « comme un monument d’artifices, de mauvaise foi et de confusion, » tous les gouvernemens ont plus ou moins joué le jeu de la Prusse, la Russie par sa réserve préméditée, l’Autriche par ses inconséquences, les cours allemandes par leur aveuglement, le Danemark par son obstination. Mais le gouvernement français, par ses compromis avec le principe des nationalités, est celui qui a le plus volontairement méconnu ses intérêts et le plus contribué au démembrement de la monarchie danoise. Il a laissé de propos délibéré échapper toutes les occasions qui lui auraient permis d’arrêter la marche des événemens. Il a résisté à toutes les instances de l’Angleterre, qui ne négligeait aucun effort pour l’associer à la défense d’une cause où se trouvait engagé l’intérêt de l’équilibre européen. C’est ainsi qu’en 1864, lorsqu’il ne restait plus au Danemark d’autre chance de salut que l’accord des puissances et leur intervention résolue, au lieu de céder aux sollicitations du cabinet de Londres et de procéder avec lui à une action commune, le gouvernement français ne voulut voir que les inconvéniens de l’alliance. Il se refusait à comprendre la force que la simple manifestation de son autorité morale aurait donnée aux résistances naturelles que les projets ambitieux de la Prusse ne pouvaient manquer de rencontrer en Allemagne, il laissait prendre à M. de Bismarck, qu’aucun obstacle ne devait plus arrêter, l’élan impétueux qu’on acquiert lorsqu’on marche de succès en succès.

Que signifiaient cette politique expectante et ces refus persistans opposés à l’Angleterre, en face de complications dont on ne pouvait se dissimuler ni la gravité, ni la portée? Nourrissait-on réellement les convoitises que M. de Bismarck a dénoncées à l’Europe dans sa circulaire du 27 juillet 1870, et comptions-nous pour les satisfaire sur les complaisances de la Prusse, comme il l’affirmait en invoquant à titre de preuve morale notre attitude pendant le conflit danois? Si ces accusations étaient fondées, les fins de non-recevoir que déjà M. Thouvenel en 1862 opposait à l’Angleterre s’expliqueraient d’elles-mêmes. Nous serions fixés sur les manifestations officielles de notre politique et notamment sur la valeur des déclarations contenues dans la remarquable dépêche que M. Drouyn de Lhuys adressait le 10 juin 1864 à notre ambassadeur à Londres. Les duchés de l’Elbe n’eussent plus été dans les combinaisons de l’empereur, dès le lendemain de la guerre d’Italie, qu’un moyen d’amener l’affranchissement de la Vénitie et d’arriver à un remaniement de la carte de l’Europe.

Ces conclusions paraîtront excessives. La politique d’un grand pays, alors même qu’elle est concentrée dans une main unique et qu’elle manque de contrôle et de contre-poids, n’arrive pas du premier coup, sans transitions et sans des nécessités impérieuses, à des solutions aussi radicales.

La politique impériale n’a commencé véritablement à dévier au profit de la Prusse qu’en 1864. À ce moment, elle avait déjà essuyé de nombreux déboires. L’affaire de Pologne et la question du congrès avaient altéré nos rapports avec la Russie et avec l’Angleterre, et l’empereur, qui tenait à dégager sa parole de Milan, ne pouvait oublier qu’en 1859 il avait suffi de l’attitude équivoque du cabinet de Berlin pour lui imposer en pleine victoire une paix précipitée qui laissait son programme inachevé. Il avait donc un intérêt véritable à consolider ses rapports avec la Prusse et il ne pouvait réussir à l’associer à sa politique qu’en se montrant disposé à faire quelques concessions aux aspirations allemandes. Il se flattait qu’en se prêtant à des modifications au traité de Londres, en permettant non pas d’annexer, mais de rattacher d’une manière plus étroite les duchés à la confédération, il obtiendrait de l’Allemagne que, le cas échéant, elle laissât appliquer sur le Mincio les principes qu’elle invoquait sur l’Elbe.

Ces concessions, même réduites à ces termes, pouvaient ne pas être entièrement conformes aux intérêts français, ni aux convenances de l’Europe; mais elles n’avaient pas à coup sûr le caractère que leur prêtait la circulaire prussienne du mois de juillet 1870, et surtout elles n’impliquaient pas l’initiative de pourparlers ténébreux que les communications officieuses faites au Times, dès le début de la guerre, signalaient à la conscience de l’Europe. L’histoire ne saurait admettre une interversion de rôles qui laisserait à la France l’odieux des propositions équivoques et assurerait à la Prusse le bénéfice des refus indignés.

Lorsque la mort du roi Frédéric VII fournit aux rivalités allemandes l’occasion de se mesurer en champ clos, après que la Prusse et l’Autriche eurent démembré le Danemark, l’empereur crut sans doute qu’en facilitant au cabinet de Berlin par une attitude sympathique les moyens de satisfaire son ambition au nord il s’assurerait son concours au midi. Tout permet de supposer que c’est à ce moment que notre politique cessa d’être hésitante et rompit définitivement avec les traditions de notre diplomatie. Elle se trouvait en face d’un fait accompli, irrévocable, qu’elle n’avait pas su prévenir, et elle ne s’y résignait qu’avec la pensée d’en tirer parti. L’empereur ne voyait donc pas avec déplaisir des complications dont le développement pouvait ménager à la France plus d’une chance heureuse, à la condition qu’elle n’y fût pas directement mêlée. Les rapports de l’Autriche et de la Prusse étaient tendus à l’extrême, une rupture était imminente, lorsqu’il se produisit un de ces incidens qui parfois déroutent toutes les prévisions. On apprenait subitement que les deux souverains, assistés de leurs ministres, s’étaient réunis à Gastein, animés des sentimens les plus concilians, pour concerter un modus vivendi dans le pays de l’Elbe, se mettre d’accord en Allemagne et s’entendre sur la politique générale. Le revirement était des plus inattendus. Toutes les combinaisons imaginées et suscitées par M. de Bismarck se trouvaient déroutées du coup. On s’en émut à des points de vue différens à Paris, à Florence et surtout dans les cours allemandes, qui déjà se voyaient sacrifiées au dualisme. Le général de La Marmora se méprit comme tout le monde sur la portée de la convention; encore sous l’impression d’une démarche toute récente du comte Usedom, qui était venu solliciter l’alliance de l’Italie en vue d’une guerre qu’il disait imminente, il ne ménagea pas au cabinet de Berlin le témoignage de son étonnement.

Quant au cabinet des Tuileries, il avait déjà fait trop de concessions à la politique prussienne pour n’être pas en droit de se plaindre et de s’inquiéter d’une alliance austro-prussienne, dont la première conséquence était de l’isoler en Europe. Son irritation était d’autant plus naturelle que peu de jours auparavant, à l’heure même où M. d’Usedom interpellait le général de La Marmora, M. de Goltz était venu pressentir notre attitude en cas d’une rupture avec l’Autriche et nous proposer en quelque sorte un traité de neutralité. Au lieu de dissimuler sa déconvenue, le gouvernement français donna libre cours à sa mauvaise humeur. — « Qu’ont voulu les deux puissances allemandes? disait M. Drouyn de Lhuys dans sa circulaire du 29 août 1865. Ont-elles entendu consacrer le droit des anciens traités? Assurément non ! Les traités de Vienne réglant les conditions de la monarchie danoise sont méconnus, le traité de Londres est déchiré, les intérêts de l’Allemagne et de son prétendant sont sacrifiés, les duchés, séparés au lieu d’être unis, passent sous deux dominations différentes, et la ligne de séparation, ne tenant aucun compte de la distinction des races, laisse confondus les Danois avec les Allemands, sans se préoccuper du vœu des populations. Sur quels principes repose donc la combinaison austro-prussienne? Nous regrettons de n’y trouver d’autre fondement que la force, d’autre justification que la convenance réciproque des deux copartageans. C’est là une pratique dont l’Europe actuelle était déshabituée, et il faut en chercher les précédons aux âges les plus funestes de l’histoire. »

Caractériser en ces termes la spoliation du Danemark, n’était-ce pas faire amende honorable et reconnaître, bien que tardivement, ses erreurs et ses inconséquences? On put croire un instant, en face de cette éloquente manifestation, que la France, désenchantée, ferait un retour énergique vers les saines traditions de sa politique; l’illusion fut de courte durée. Il devait suffire au cabinet de Berlin de protester contre l’interprétation donnée à ses arrangemens avec l’Autriche pour dissiper le nuage et calmer nos ressentimens.

Le cabinet de Berlin avait été touché au vif par la circulaire du 29 août. M. de Bismarck en était déconcerté, elle portait atteinte à son crédit et renversait ses combinaisons. lien fît ses plaintes, en homme sincèrement affligé d’une méprise inconcevable, qu’il avait, disait-il, cherché à prévenir. Il s’en prenait à son ambassadeur, qu’il tenait pour un compétiteur équivoque plutôt que pour un auxiliaire dévoué ; il lui reprochait de s’être renfermé dans un silence coupable alors qu’il lui prescrivait d’atténuer la portée et la signification des engagemens ratifiés à Salzbourg. M. de Bismarck s’expliquait d’autant moins notre surprise que, dans deux lettres datées de Gastein, il avait chargé M. de Goltz de nous assurer qu’il saurait tenir compte du principe des nationalités et qu’il n’attendait qu’une circonstance favorable pour restituer les districts dont les populations étaient d’origine danoise. D’après lui, la convention de Gastein n’était qu’une revanche d’Olmutz, et il allait jusqu’à démontrer qu’indirectement elle était un succès pour le gouvernement de l’empereur, car la Prusse n’en pourrait retirer des avantages sérieux qu’à la condition de pouvoir compter sur la bonne volonté du cabinet des Tuileries. Sans l’assistance sympathique de la France, disait-il, la Prusse serait forcée de revenir sur ses pas pour retomber dans l’impuissance, sous la pesante tutelle de la Russie et de l’Autriche. Il ajoutait que, si dans une crise européenne elle devait obtenir une extension de territoire, le gouvernement du roi serait le premier à reconnaître que l’empereur ne saurait se renfermer dans une neutralité absolue sans compromettre le rang qu’il entendait conserver à juste titre, et il déclarait que les accroissemens de la France et de l’Italie n’inspireraient à la Prusse aucun ombrage.

Ce qu’il déplorait le plus, c’était la publicité donnée à notre dépêche et la polémique irritante qu’elle soulevait dans la presse, car cette polémique rendait impossible le voyage qu’il comptait faire à Biarritz et dont il s’était promis des résultats considérables. Le roi n’en voulait plus entendre parler; il se sentait atteint dans sa dignité par des admonestations si peu conformes aux convenances internationales. L’incident était regrettable à tous les points de vue, et M. de Bismarck n’aurait pu s’en consoler, s’il ne lui fût resté l’espoir de ramener l’empereur, par de nouvelles explications, à une appréciation plus équitable des arrangemens concertés à Gastein. Ce n’étaient au demeurant que des concessions de circonstance, faites à des influences de cour, le principe de l’homéopathie appliqué à la politique, le roi soumis au régime de l’alliance autrichienne pour l’en guérir à jamais.

M. de Bismarck n’avait jamais senti aussi impérieusement la nécessité de rétablir ses bons rapports avec le gouvernement de l’empereur. Ce n’est qu’à cette condition qu’il pouvait espérer reprendre son influence sur le roi, qui, froissé par le ton hautain de notre langage, avait cru voir dans notre attitude la justification des attaques dont la politique de son ministre était l’objet dans son entourage.

Un des moyens dont le ministre se servait avec le plus d’habileté et d’avantage pour s’assurer la liberté de ses mouvemens était de persuader au pays, en commençant par le parti de la Croix et la famille royale, que la France était entièrement acquise à ses combinaisons. Il opposait aux craintes qui se manifestaient au sujet de nos arrière-pensées dans les cercles de la cour, et que les chefs du parlement exprimaient tout haut, une quiétude absolue. Il exaltait la générosité, le désintéressement de l’empereur et affirmait que toutes ses précautions étaient prises pour que l’Allemagne n’eût pas à faire les frais de l’alliance. Ses journaux, tenus à moins de réserve, parlaient librement de conventions secrètes, et, pour prouver qu’il n’en coûterait rien à la Prusse, ils importaient de l’étranger des correspondances rédigées à Berlin, où l’on agitait l’annexion de la Belgique et du Luxembourg à la France. S’ils parlaient de la cession de Trêves ou du bassin de la Sarre, ce n’était que pour avoir occasion de la démentir et pour indiquer que la France n’aspirait pas à des conquêtes en Allemagne.

On voit combien M. de Bismarck était intéressé à corriger l’impression que nous avait laissée l’entrevue de Gastein et à reconquérir un appui sérieusement compromis, sans lequel, il ne s’en cachait pas, ses conceptions auraient misérablement avorté.

M. de Goltz avait à se relever de l’échec qu’on lui reprochait d’avoir trop philosophiquement subi. Il prit sa revanche rapide et inespérée. Eut-il de grands efforts à faire pour convaincre un souverain qui ne demandait qu’à être convaincu? Il est permis d’en douter. Toujours est-il que M. de Bismarck éprouva un véritable soulagement lorsqu’il sut que l’empereur avait accueilli ses explications avec la plus extrême bienveillance, et que M. Drouyn de Lhuys, fort aux regrets de s’être si fâcheusement mépris sur ses intentions, se mettait en mesure de corriger par une nouvelle circulaire la pénible impression produite par sa dépêche du 29 août. Il comprit ce que signifiait ce retour si prompt et si démonstratif; il y vit une avance, il en inféra qu’il était attendu et qu’on écouterait sans répugnance les éclaircissemens qu’il lui plairait de donner au sujet de sa politique.

Le voyage de Biarritz ne devait plus rencontrer d’obstacles. Ainsi que l’empereur, le roi ne demandait pas mieux que d’être convaincu.


II. — L’ENTREVUE DE BIARRITZ.

Lorsque M. de Bismarck quittait Berlin vers la fin du mois de septembre 1865, il laissait derrière lui une situation fort troublée. — « Sera-t-il Richelieu ou sera-t-il Alberoni?» s’était demandé dès son avènement au pouvoir un diplomate d’une rare sagacité, accrédité auprès de la cour de Prusse[1], et cette question, deux ans après, notre ambassadeur la posait à son tour, en voyant le gouvernement prussien aux prises de tous côtés avec les plus grandes difficultés. « Au point où en sont les choses, écrivait-il, M. de Bismarck est voué à laisser le souvenir de l’empreinte d’un grand ministre, ou à terminer misérablement sa carrière de monomane obstiné, suivant la manière dont se résoudront les problèmes qu’il a posés. »

Il est de fait qu’il commençait à être atteint dans son autorité et dans son prestige. La confiance qu’il inspirait au roi subissait des intermittences, et souvent, sous l’influence du parti autrichien, alors très nombreux à la cour, il trouvait Sa Majesté rebelle à ses conseils. On critiquait ses procédés, ses combinaisons étaient taxées de téméraires. On représentait la convention de Gastein comme un mécompte, on disait qu’il s’était pris lui-même dans le piège qu’il avait cru tendre à l’Autriche. C’était le contraire de la vérité. La convention était libellée de telle façon que la Prusse n’avait que l’embarras du choix des moyens pour exaspérer et provoquer le cabinet de Vienne, suivant l’interprétation qu’il lui plairait de donner à certaines clauses habilement ménagées. — « Il est des chiens, disait dans son langage imagé M. de Bismarck, qui restent inoffensifs et tranquilles tant qu’ils sont en liberté, il suffit de les attacher pour les rendre hargneux et les faire aboyer. »

Mais les combinaisons du président du conseil étaient trop compliquées pour être accessibles au public, et elles avaient un caractère trop dangereux pour ne pas fournir à ses adversaires matière à récrimination. Aussi dans les entours du roi en était-on déjà à discuter les avantages et les inconvéniens d’un changement de ministère. On parlait du général de Manteuffel, le partisan et le défenseur le plus autorisé de l’alliance autrichienne, et même du comte de Goltz, qui semblait prendre alors à Paris le contre-pied des tendances de la politique officielle. Le conflit parlementaire allait d’ailleurs s’aggravant et s’aigrissant, et on pouvait prévoir qu’à la rentrée des chambres les actes du gouvernement seraient l’objet de violentes attaques.

C’est dans ces conditions, peu rassurantes, on en conviendra, que M. de Bismarck devait entreprendre ce qu’il appelait le pèlerinage de Biarritz. « Je voudrais, disait-il avant de partir, voir la France donner une impulsion plus active à sa politique d’expansion, préparer des agrandissemens de territoire et d’influence, et, sous prétexte de similitude de langue et de race, englober, par tout un réseau de conventions économiques et militaires, les pays qui gravitent dans sa sphère d’action. » Il disait aussi, en parlant de la situation de l’Europe, qu’il n’avait pas la prétention de faire l’office du bon Dieu, mais qu’il était de ceux qui savaient attendre l’heure de la marée et en profiter.

M. de Bismarck, esprit libre et novateur intrépide, avait introduit dans la diplomatie un artifice nouveau : c’était de dire très haut ce qu’il entendait faire, et de s’adresser directement et parfois à brûle-pourpoint aux convoitises de ceux qui auraient pu l’entraver dans ses desseins. Il avait inauguré les propos, c’est-à-dire les mots à l’emporte-pièce, qu’il semait à tous les vents, et qui, émis sous une forme sarcastique, devaient lui permettre de faire accepter insensiblement par l’Europe des combinaisons qui ne tendaient à rien moins qu’au renversement de ses vieilles assises. Ses propos, ou pour me servir d’une expression plus poétique, ses « paroles ailées, » qui « résumaient avec une concision et une justesse saisissante toute une situation et qui couraient l’Europe comme des avertissemens et des prophéties, » ont été longtemps un sujet de scandale pour les chancelleries, qui s’étonnaient que la Prusse, si circonspecte dans ses allures, pût tolérer de la part d’un de ses agens un langage si compromettant. Notre diplomatie écoutait ces boutades, en admirait le tour humoristique, et si elle en défrayait ses correspondances, elle se gardait bien de céder aux incitations dont elle était l’objet, et de s’associer à des combinaisons qu’elle traitait de chimériques. Ce n’est pas elle assurément qui a recommandé les conceptions de cet homme d’état.

Il a fallu de longues années et des circonstances absolument indépendantes de la volonté du ministre dirigeant de Prusse, telles que l’expédition du Mexique et le réveil de l’opposition à l’intérieur, pour lui permettre de se faire écouter. Cela est si vrai que, si en 1862, lors de sa courte mission à la cour des Tuileries, il trouva auprès de l’empereur un accueil courtois et même sympathique, il n’en reçut aucun encouragement direct.

Paris n’en fut pas moins pour M. de Bismarck un poste d’observation et d’étude. Il préparait son terrain et il jetait par ses discours, qu’on taxait d’extravagans, des germes qui ne devaient que trop vite fructifier. On l’écoutait avec plaisir, car il était difficile de se montrer plus amusant, plus affranchi de préjugés et plus volontairement indiscret. On se divertissait du tableau qu’il faisait des cours allemandes, raillant l’étroitesse d’idées qui y régnait, et l’on ne protestait pas lorsqu’il démontrait la nécessité de les supprimer comme un rouage embarrassant pour le développement des idées modernes. Il rappelait ses luttes au sein de la diète et insinuait que nous n’avions rien à attendre de la politique mesquine et pleine de préjugés de la cour de Vienne, tandis que la Prusse rendue à elle-même ne pourrait voir qu’avec satisfaction la France s’étendre partout où l’on parle français. Il émettait des théories, créait des systèmes, imaginait des principes et des doctrines suivant les besoins du moment. Il protestait surtout en toute occasion de ses sympathies pour la France et de son admiration pour l’empereur; il rappelait qu’à Pétersbourg, lors de la guerre de Crimée, on lui faisait l’honneur de le qualifier dans les cours allemandes de « calamité européenne,» parce qu’il s’était consacré de toutes ses forces à maintenir le gouvernement prussien dans sa neutralité à notre égard. Tandis qu’il flattait nos manies, il étudiait nos procédés, tâtait le pouls à l’empire et s’assurait que, lorsque sonnerait l’heure psychologique pour l’exécution de ses projets, il nous trouverait défaillans. S’il ne parvint pas, comme d’autres diplomates étrangers, à se constituer à la cour une véritable clientèle, il sut du moins gagner à ses idées dans le monde politique des personnages influens qui ne voyaient que dans des dérivatifs au dehors le moyen de conjurer les embarras croissant à l’intérieur.

En 1865, M. de Bismarck jugea que ce travail de préparation, que j’appellerai le travail de l’incubation, était suffisamment avancé pour lui permettre de sortir des équivoques et de tenter une démarche auprès de la cour des Tuileries. La réorganisation de l’armée était terminée, et M. de Moltke attendait avec impatience que la diplomatie voulût bien lui fournir l’occasion de la mettre à l’épreuve. M. de Bismarck envoya à M. de Goltz des instructions d’autant plus pressantes qu’il savait par sa correspondance de Florence que le gouvernement italien ne se prêterait à aucun arrangement sans l’assentiment formel de l’empereur. Mais on persistait à se renfermer aux Tuileries dans une réserve énigmatique ; il en faisait retomber la faute sur son ambassadeur, qu’il accusait de maladresse, sinon de perfidie. Il ne devait plus hésiter après les explications provoquées par l’incident de Gastein. Il prit le parti de se mettre en contact direct avec l’empereur.

Il avait déjà fait une tentative malheureuse; en 1864, la réception avait été si froide qu’en revenant de Biarritz il disait dédaigneusement à qui voulait l’entendre : « Il n’y a rien à faire avec ces gens-là ! » Il est de fait que l’empereur, prémuni par M. Drouyn de Lhuys, qui tenait le futur Richelieu allemand pour un personnage moquable et compromettant, n’avait écouté qu’avec une extrême réserve l’étrange exposé de ses doctrines. Il se méfiait de lui instinctivement comme d’un hôte dangereux, et il avait dit à un de ses familiers : « M. de Bismarck est venu m’offrir tout ce qui ne lui appartenait pas. »

En 1865, le ministre prussien devait trouver à Biarritz un accueil plus empressé pour sa personne et une oreille plus attentive pour ses combinaisons politiques. La saison était déjà fort avancée; on touchait à la fin d’octobre; la plage était déserte; M. de Bismarck s’y promenait tantôt avec le prince Orlof, tantôt solitaire et méditatif, attendant l’occasion d’exposer ses idées à l’empereur. Il eut l’honneur de déjeuner plusieurs fois à la villa impériale. C’est en sortant de table, sur la terrasse d’où la vue s’étend au loin sur l’Océan et sur la chaîne des Pyrénées, que s’engageait l’entretien, qui se prolongeait plus ou moins suivant l’état de santé de l’empereur.

Le mal, déjà en germe, dont souffrait Napoléon III lorsqu’il allait à Plombières commençait à prendre un caractère aigu et réagissait peu à peu sur la liberté de son esprit. Il éprouvait le besoin de se distraire de la politique. Ce qui l’intéressait particulièrement alors, c’était le défrichement des Landes, et il passait des journées entières à présider aux travaux qu’il faisait exécuter dans ses domaines. Jamais souverain ne s’est intéressé plus que lui au perfectionnement de l’agriculture et n’a eu pour le progrès de la science une prédilection plus marquée. Sa porte n’était jamais fermée à ceux qui avaient une découverte nouvelle à lui soumettre. On raconte que souvent ses ministres étaient forcés de céder le pas à des inventeurs. L’année 1865 marque une transformation dans son règne. À ce moment, il commençait à ressentir les fatigues du pouvoir, d’autant plus vivement que toutes les responsabilités venaient s’abriter dans son cabinet ; il éprouvait aussi la lassitude, sinon le dégoût des hommes.

Il avait fait en quinze années tant de douloureuses expériences qu’il ne savait plus au juste à quels dévoûmens ni à quels conseils il pouvait se fier. Plus que jamais il s’en remettait au destin ; mais, sans qu’il s’en doutât, son fatalisme changeait de caractère, d’actif il devenait passif : au lieu de diriger les événemens, il les subissait. Il avait eu d’ailleurs bien des mécomptes depuis la guerre de 1859. Les libertés qu’il avait spontanément concédées n’avaient servi qu’à fournir des armes aux partis hostiles. Le traité de Zurich était violé ; la convention du 15 septembre, loin de régler la question romaine, ne l’avait rendue que plus menaçante ; l’insurrection polonaise, que nous avions encouragée sur les instigations de l’Angleterre, jalouse de la cordialité de nos rapports avec la Russie, nous avait valu une riposte diplomatique fort désobligeante, et avait compromis à jamais le bénéfice de l’entrevue de Stuttgart. Nos relations avec les États-Unis n’étaient rien moins qu’amicales ; là aussi l’idée chimérique des nationalités et de la prépondérance française sur la race latine nous avait attiré les plus amères déceptions. L’expédition du Mexique, par le fait de notre drapeau malencontreusement compromis devant Puebla, avait pris des proportions imprévues. Non-seulement elle permettait à l’opposition de battre le gouvernement en brèche à l’intérieur, mais elle allait devenir, en absorbant nos finances et nos ressources militaires les plus précieuses, la cause de notre impuissance en 1866 et de nos revers en 1870.

Nous étions loin des beaux jours du congrès de Paris : dix années s’étaient écoulées à peine, et déjà il n’y avait plus de fautes à commettre. Le principe des nationalités nous poursuivait comme un spectre. Nous devions le retrouver partout, en attendant qu’il se retournât contre nous, même en Danemark, où il nous condamnait au sacrifice de notre alliance la plus vieille et la plus fidèle. L’étoile de l’empereur commençait évidemment à pâlir; une malchance décidée semblait se jeter à la traverse de toutes ses entreprises, soit que, sous l’impression d’une santé chancelante, il eût perdu la foi qui l’inspirait à ses débuts, soit qu’il manquât aux hommes d’état investis de sa confiance la qualité préférée de Mazarin, le bonheur.

Dans la situation d’esprit où se trouvait Napoléon III, il devait être plus accessible que jadis à des conceptions qui lui ouvraient des perspectives nouvelles et le flattaient de l’espérance d’un retour de fortune. C’est dans ces conditions physiques et morales qu’il permit au ministre dirigeant de Prusse de développer devant lui son programme tentateur.

M. de Bismarck se trouvait lui-même à une heure décisive pour ses destinées. Il pouvait, en se promenant sur la plage déserte de Biarritz, répéter le mot de Hamlet : To be, or not to be. Au point où il en était arrivé, il y allait de son existence politique ; il suffisait d’un mot, et l’œuvre qu’il échafaudait si laborieusement pouvait s’écrouler comme un château de cartes. Ce mot ne fut pas dit. Aux préventions défavorables avait succédé une curiosité bienveillante et attentive, et notre ministre des affaires étrangères lui-même, moins dédaigneux, devait se mettre en frais lorsque M. de Bismarck revint à Paris. Notre politique était décidément en progrès ; elle ne redoutait plus les complications, et si elle ne les encourageait pas, elle se croyait assez sûre d’elle-même pour pouvoir dominer et diriger les événemens lorsqu’ils se produiraient.

Que se dirent M. de Bismarck et Napoléon III? C’est un secret que l’empereur a emporté dans la tombe, et que M. de Bismarck, qui a déjà soulevé tant de voiles, n’a pas jugé à propos de révéler. Le récit de leurs entretiens se retrouvera sans doute un jour aux archives de Berlin dans les rapports que le ministre prussien adressait à son roi. A défaut de documens certains, nous en sommes donc réduits à des conjectures plus ou moins autorisées. Cependant les confidences que M. de Bismarck laissa échapper à son retour à Paris et dont quelques-unes ont été recueillies par la diplomatie italienne, aussi bien que nos déclarations officielles avant la guerre et les négociations que nous avons poursuivies à Nikolsbourg, forment un faisceau d’élémens assez importans pour nous permettre de reconstituer la pensée qui présida aux entrevues de la villa Eugénie. M. de Bismarck, pour nous intéresser à ses projets, avait plus d’un avantage. Non-seulement il savait ce qu’il voulait, mais il avait la connaissance exacte de notre situation et de nos aspirations les plus secrètes. La qualité qui nous fait essentiellement défaut et que j’appellerai volontiers le bon sens européen, il la possédait au suprême degré; c’est le don le plus précieux pour un diplomate, et pour l’acquérir il n’est pas seulement nécessaire de parler la langue des autres pays, il importe encore d’être initié à leurs affaires et à leurs mœurs, de s’assimiler leurs qualités et jusqu’à leurs travers.

Nous aurons beau instituer des commissions pour le recrutement du personnel du ministère des affaires étrangères, nous n’arriverons jamais à mettre au service de la France une bonne diplomatie, si, au lieu de laisser prendre racine à nos agens, nous continuons à subordonner nos ambassades et nos légations aux exigences si variables de notre politique intérieure. La diplomatie, on l’a dit maintes fois, est une science qui ne s’improvise pas; il ne suffit pas d’être bien élevé, bien doué, de manier la plume avec dextérité, d’avoir du jugement et de l’à-propos, on est incomplet si, à tous ces mérites, on ne joint pas celui de l’expérience. On débute jeune; dans chaque poste qu’on occupe, on a l’occasion d’étudier un pays nouveau, hommes et choses, et lorsqu’au bout d’une vingtaine d’années de stage, — je parle des carrières bien remplies, — on arrive à la charge et à l’honneur de représenter son gouvernement, on a derrière soi vingt années d’expérience accumulée. On a, de plus, dans une aussi longue carrière, contracté des amitiés, noué de nombreuses relations, qui, un jour donné, constituent autant d’élémens d’information et de succès. On a acquis enfin le tact que demandent les affaires, on est arrivé à comprendre la portée exacte des choses au lieu d’en exagérer ou d’en amoindrir l’importance.

Ce laborieux apprentissage, M. de Bismarck l’avait fait à Francfort, à Saint-Pétersbourg et à Paris. Il connaissait le terrain sur lequel il allait s’engager. Il savait quels étaient nos endroits sensibles et quelles cordes il avait à faire vibrer pour se faire écouter. Les idées qu’il allait émettre ne devaient plus nous surprendre, il les avait développées de longue date, sous toutes les latitudes et sous toutes les formes. Aussi avaient-elles fait leur chemin. Les salons officiels de Paris en avaient gardé le souvenir, et l’impression qui en était restée n’était déjà plus le dédain; on s’était peu à peu familiarisé avec elles, il semblait que si jamais elles venaient à se réaliser, ce ne serait que pour nous ménager gloire et profit. L’incubation s’était produite, l’heure psychologique avait sonné. M. de Bismarck pouvait parler. Il ne pouvait être certain de nous gagner à sa politique que s’il parvenait à nous démontrer que la solution vénitienne serait la conséquence forcée de la solution germanique; que le règlement de l’affaire des duchés de l’Elbe, conformément à nos désirs, nous permettrait de soutenir et de sanctionner le principe des nationalités à la fois au nord, au midi et au centre de l’Europe, et qu’enfin nos frontières seraient rectifiées, si les événemens de la guerre devaient entraîner une modification territoriale en Allemagne.

Il en avait si bien le sentiment qu’il s’était fait précéder à Biarritz par une profession de foi entièrement conforme à ces idées. Quelques jours avant son départ de Berlin, il exposait à grands traits les lignes principales de son programme, dans l’espoir que ses paroles seraient fidèlement transmises à l’empereur. Il tenait à préparer son entrevue en indiquant à l’avance les combinaisons dont la Prusse et la France pourraient poursuivre de compte à demi l’accomplissement. — « Aucune des questions que l’empereur s’était proposé de soumettre au congrès en 1863 n’a été résolue, disait-il. De nouvelles difficultés ont surgi depuis, les intérêts scandinaves s’agitent, rien de stable n’est édifié dans les Principautés-Unies. Une parole auguste est restée engagée sur les bords du Mincio, et il s’est posé, par la volonté calculée de la Prusse, une question allemande. » Prenant un atlas, il traçait une ligne de démarcation dans le Slesvig; puis il montrait la Valachie, vers laquelle l’Autriche, si elle avait conscience de ses destinées, devait se laisser entraîner à vau-l’eau par le courant du Danube. Il examinait ensuite avec un soin particulier la configuration de la péninsule italienne; il trouvait que la ligne de l’Isonzo serait une frontière naturelle, mais il craignait qu’en entamant le territoire fédéral on ne soulevât des protestations en Allemagne. Il préférait la ligne du Tagliamento, et même celle de la Piave, à la condition toutefois qu’aucun coin du quadrilatère ne resterait au pouvoir des Autrichiens. Quant à la Prusse, il reconnaissait, suivant son thème habituel, qu’elle n’était pas en état de modifier seule, sans l’appui de la France, ses conditions d’existence, elle avait besoin de compter sur notre bon vouloir. Son ambition d’ailleurs était limitée : elle ne demandait qu’à se dégager d’une union mal assortie, qui l’obsédait depuis 1815. Avec une légère rectification de frontières, permettant de combler les solutions de continuité de son territoire, elle se constituerait au nord de l’Allemagne, à ses propres frais, une confédération à son image, qui aurait le mérite de n’inquiéter personne et de rester l’obligée reconnaissante de la France. La Prusse, rendue forte et homogène, servirait de boulevard contre les progrès menaçans de la Russie, et rien ne l’empêcherait de nous prêter en Orient un concours diplomatique sans réserves. Quanta l’Autriche, notre ennemie séculaire, elle se débattrait comme elle le pourrait avec les états du midi. L’Allemagne serait divisée en deux parties bien distinctes; il n’était question alors que de deux tronçons, d’autant plus faciles à manier que leurs intérêts seraient désormais séparés.

La France, en tout cas, ne pourrait que se féliciter de ce résultat; elle n’aurait plus à sa porte une confédération compacte de plus de 40 millions d’habitans, toujours prête, sous l’inspiration d’une puissance militaire de premier ordre, comme l’Autriche, à la rappeler au respect des traités et à entraver sa légitime expansion. Il nous suffirait de rester spectateurs attentifs et bienveillans pour nous assurer d’aussi grands résultats; on ne nous demanderait rien en échange, sauf une chose délicate, à la vérité, mais fort naturelle, puisqu’il s’agissait de l’affranchissement de Venise, à savoir l’alliance italienne. Bref, on nous réservait la belle part, nous n’aurions qu’à pêcher, M. de Bismarck serait le brochet qui mettrait les poissons en mouvement.

D’autres argumens vinrent-ils en aide au ministre prussien en présence de l’empereur? Sans nous promettre les provinces rhénanes, nous a-t-il laissé entrevoir cette annexion? Nous a-t-il offert la Belgique, le Luxembourg et la Suisse française? Nous a-t-il proposé une alliance offensive et défensive pour se prémunir contre le mécontentement de la Russie, sans nous imposer d’autre obligation que celle de tenir les armées secondaires en respect et d’occuper le Palatinat bavarois à titre de gage provisoire ou définitif, suivant les conséquences de la guerre? Les propos lui coûtaient peu; politique réaliste, il appropriait son langage aux circonstances.

La diplomatie italienne lui parlait-elle des scrupules de l’Autriche à nous assurer la rive gauche du Rhin, il haussait les épaules et laissait entendre, — sachant bien que l’écho de ses paroles irait de Florence à Paris, — qu’il n’hésiterait pas, pour sa part, si l’empereur se décidait à s’expliquer avec lui. Il est vrai qu’à ce moment il pouvait craindre que le cabinet de Vienne, à nos sollicitations, ne fût disposé à désintéresser l’Italie. Ses inquiétudes s’étaient-elles dissipées, il n’entendait plus nous offrir que le territoire compris entre la Moselle et le Rhin et encore demandait-il en retour notre coopération armée. D’autres fois, dans les rares entretiens qu’il eut avec notre ambassadeur avant la guerre sur la question des compensations, il maugréait contre les répugnances du roi à sacrifier un pouce de territoire allemand. Ces scrupules, il ne les partageait pas; le grand Frédéric n’avait-il pas écrit un jour qu’il ne serait content que lorsque le Rhin servirait de lisière à la monarchie française?

Bien que certain de vaincre, M. de Bismarck, en homme prudent, prévoyait la défaite; il réservait les sacrifices sérieux pour les cas désespérés, lorsqu’il s’agirait du sort de la monarchie prussienne. Il se flattait qu’en graduant ses concessions d’après la marche des événemens et les résultats de la guerre, il pourrait les concilier avec le sentiment national et régler nos avantages suivant l’assistance que nous lui aurions prêtée.

De toutes les combinaisons, notre extension au nord était celle qui lui agréait le plus. Elle devait nous compromettre aux yeux de l’Europe, nous susciter l’inimitié de l’Angleterre et servir à M. de Bismarck de prime d’assurances le garantissant aux dépens des autres contre toutes les surprises. En tout cas, il ne craignait pas d’entrer dans le vif des questions ; il les abordait avec une virilité peu commune, les envisageant sous toutes leurs faces, et, s’il différait sur les moyens de nous satisfaire, il ne variait pas sur la nécessité de s’entendre avec nous. Il eut la rare fortune de n’être pas pris au mot dans les momens où les sacrifices s’imposaient, et, lorsqu’après ses victoires on vint lui rappeler intempestivement que l’heure des échéances avait sonné, il se trouvait libre de tout engagement contractuel, sinon de toute obligation morale.

Nous étions à la fin de 1865 les arbitres de la guerre, et il n’aurait dépendu que de notre prévoyance et de notre habileté de l’être également de la paix. Rien ne nous empêchait de nous prémunir contre toute équivoque et tout mécompte, nous étions en situation de dicter nos conditions, nous pouvions nous assurer notre liberté d’action tout en mettant M. de Bismarck en demeure de résumer ses déclarations par écrit sous la forme d’une note diplomatique, en échange de notre neutralité et de l’alliance italienne. Mais, tandis qu’à Plombières on avait concerté une entente prévoyant toutes les éventualités et poursuivant un but commun, on négligeait, à Biarritz, de parti pris, tout ce qui même à titre de précautions aurait pu s’interpréter dans le sens d’un accord secret. Aussi M. de Bismarck, en rentrant à Berlin, n’eut-il pas, comme M. de Cavour après l’entrevue de Plombières, à soumettre à la sanction de son souverain un projet d’alliance offensive et défensive, ni même un projet de note résumant les déclarations qu’il avait faites à l’empereur, en échange de sa neutralité et de l’alliance italienne. Il ne rapportait au roi que des assurances verbales, mais qui, sorties de la bouche de l’empereur, étaient l’équivalent d’une convention écrite, et qui en outre avaient l’avantage de lui laisser sa liberté d’action et de lui réserver toutes les chances de la guerre.

Le comte Walewski, qui avait son franc parler à la cour, ne cachait pas l’inquiétude que lui causaient les pourparlers de l’empereur avec M. de Bismarck, et le rapprochement qui, sous notre influence, s’opérait entre Berlin et Florence. Il trouvait que ces pourparlers, dont le bruit se répandait en Europe, étaient compromettans pour notre politique, qu’ils inspiraient des défiances générales et nous aliénaient le bon vouloir de l’Angleterre et de la Russie. — « Eh quoi ! lui dit l’empereur à son retour de Biarritz, vous vous alarmez en voyant les rivalités s’accentuer en Allemagne, et votre esprit, si sagace, se refuse à en saisir la portée ! Croyez-moi, la guerre entre l’Autriche et la Prusse est une de ces éventualités inespérées qui semblaient ne devoir se produire jamais, et ce n’est pas à nous de contrarier des velléités belliqueuses qui réservent à notre politique plus d’un avantage. »

Toute la politique de l’empereur, on le voit, était basée alors sur les complications allemandes : elles devaient absoudre l’expédition du Mexique, conjurer les difficultés intérieures et couronner l’œuvre de 1859. La délivrance de Venise avait pris chez lui le caractère d’une idée fixe, il la voulait à tout prix. Il croyait que le seul moyen d’asseoir l’Italie, de la délivrer des mains révolutionnaires et en même temps de sauver la papauté, c’était d’obtenir l’abandon de Venise : Venise, à ses yeux, devait sauver Rome. Il avait tenté maintes fois des négociations pour décider l’Autriche à une cession à l’amiable, soit par la voie du rachat, soit par d’autres combinaisons. Mais, ses efforts n’ayant rencontré que des refus obstinés et parfois déplaisans, et la France ne se souciant pas de recommencer la guerre pour un but aussi contestable au point de vue de nos intérêts, l’alliance de la Prusse et de l’Italie s’imposait en quelque sorte à notre politique. Elle pouvait avoir des inconvéniens, ne fût-ce que celui d’établir une confraternité d’armes entre deux puissances militaires et de laisser prendre un pli fâcheux au cabinet de Florence en lui permettant de se soustraire même momentanément à notre influence exclusive; mais on se flattait que l’Italie n’en resterait pas moins un instrument docile entre nos mains. On croyait d’ailleurs, tant on redoutait les succès trop faciles de l’Autriche, que ce ne serait pas trop de l’obliger à diviser ses forces. Des victoires décisives pouvaient assurer sa prépondérance de l’Adriatique à la Baltique, et menacer même notre œuvre inachevée en Italie.

L’empereur s’inclinait devant l’opinion de ses généraux les plus expérimentés, qui, frappés de la valeureuse résistance qu’ils avaient rencontrée dans la campagne improvisée de 1859, proclamaient la supériorité incontestable des armées autrichiennes sur l’armée prussienne, laquelle, disaient-ils, manquait de consistance[2]. Il était permis du moins de s’attendre à une lutte longue, meurtrière, qui nous laisserait, sans grands efforts, maîtres de la situation et libres d’exercer notre médiation entre deux belligérans à bout de forces, au gré de nos désirs.

L’alliance prussienne entrait toutefois dans nos prévisions, mais dans de certaines éventualités seulement. Elle ne devait se produire que le jour où le roi de Prusse, sous le coup d’une défaite, serait venu réclamer notre assistance, en échange de sacrifices sur le Rhin. Nous verrons par les dépêches du général Govone que M. de Bismarck, sans illusions sur nos arrière-pensées, s’était résolument préparé à subir nos exigences en cas de revers, et que dans ses rares accès de pessimisme il allait jusqu’à prévoir l’abandon des provinces rhénanes.

Du moment que les complications allemandes entraient dans les convenances de notre politique, il importait de se montrer désintéressés et de maintenir la balance égale entre les futurs belligérans. Des préférences trop marquées n’auraient pas manqué de couper court aux velléités belliqueuses. Il n’aurait pu convenir ni à la Prusse ni à l’Autriche de se jeter dans la lutte sans être certaines au préalable d’une neutralité bienveillante. S’engager avec M. de Bismarck, c’était paralyser le cabinet de Vienne, et se constituer l’allié de l’Autriche, c’était rejeter la Prusse dans l’inaction. Aussi, tandis que secrètement l’on concédait l’alliance italienne au cabinet de Berlin, notre politique officielle prodiguait les témoignages de sympathie au gouvernement autrichien et cherchait à escompter à l’avance ses victoires éventuelles. On insinuait à Vienne et à Berlin qu’on resterait spectateur impassible et désintéressé des événemens; l’attitude de la France était toute tracée, elle ne prendrait aucune mesure militaire, ses frontières resteraient dégarnies, elle se contenterait du rôle glorieux de médiateur, et, sauf quelques rectifications de frontières à débattre d’un commun accord si la guerre devait amener une modification territoriale, elle se tiendrait pour amplement dédommagée par la conquête de la Vénétie annexée à l’Italie.

Dans ces savantes combinaisons, l’Italie seule devait gagner à coup sûr : victorieuse ou vaincue, la Vénétie ne pouvait plus lui échapper. Jamais il n’était arrivé à un pays de s’engager dans une guerre, prémuni contre toutes les mauvaises chances, avec la perspective d’un agrandissement certain. Tous les risques étaient pour l’Autriche et la Prusse, et la France elle-même s’en rapportait aux événemens pour savoir, au juste, si elle aurait lieu de se féliciter du contre-coup de la guerre ou de le regretter. L’Autriche faisait par anticipation et en tout état de cause le sacrifice de sa province italienne, sans compter ceux qui devaient lui être imposés à Prague. Quant à l’ambition de la Prusse, — l’hégémonie des états du nord, — elle n’était réellement pas en proportion avec l’enjeu énorme qu’elle risquait : c’était la perte de la Silésie, l’agrandissement à ses dépens de la Saxe, du Hanovre et de la Bavière, son amoindrissement sinon son effacement définitif en Allemagne, sans parler des frais de l’alliance ou de la médiation française, qui pouvait lui coûter toute la rive gauche du Rhin.

Il faut en convenir, c’eût été pour M. de Bismarck jouer gros jeu que de se jeter dans une guerre où les chances se trouvaient si inégales sans autres garanties que les assurances verbales rapportées de Biarritz. Heureusement pour lui, il en avait de plus sérieuses, il avait des intelligences dans toutes les cours allemandes, et il n’ignorait pas ce que leur langage officiel cachait de doutes et de perplexités. Il était renseigné à merveille sur les ressources de ses adversaires, il se flattait avec raison que les contingens méridionaux ne prêteraient à l’armée autrichienne qu’un concours lent et insuffisant, il était sûr d’avoir pour lui la supériorité du nombre et de l’armement, et ses dispositions pour être renseigné étaient si bien prises que ses états-majors pouvaient procéder en quelque sorte mathématiquement sur des données positives. Il avait mieux encore pour lancer son pays dans une aventure aussi redoutable : il tenait l’alliance sans laquelle on ne pouvait rien et avec laquelle on pouvait tout. Il connaissait l’influence irrésistible de l’Italie à la cour des Tuileries et il savait qu’elle lui vaudrait la neutralité certaine de la France. C’était pour sa politique la garantie la plus précieuse, et, bien qu’il n’ignorât pas les vœux qu’on formait pour le succès des armes autrichiennes et qu’il se doutât des pourparlers qui se poursuivaient avec Vienne, il prévoyait que la France serait paralysée par les liens qui l’unissaient à son alliée, et que son intervention ne se produirait que lorsque les coups décisifs seraient portés. Il entrait donc dans la lutte avec toutes les apparences de la plus audacieuse témérité, mais ayant en réalité des cartes maîtresses dans son jeu. Il était garanti du côté de la Russie, sinon par un traité, du moins par l’intimité des deux souverains, et il avait une alliée qui lui assurait la sécurité absolue du côté de l’ouest. N’ayant pris aucun engagement, il pouvait, suivant les chances de la guerre, régler le prix de notre complaisance.


G. ROTHAN.

  1. Le baron Nothomb.
  2. Le général Devaux, un de nos officiers supérieurs les plus renommés pour la sûreté de ses appréciations, était revenu d’une mission en Allemagne convaincu que l’armée prussienne serait battue haut la main par l’armée autrichienne.