Étude sur la convention de Genève pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868)/02/06

Art. 6. Les militaires blessés ou malades seront recueillis et soignés, à quelque nation qu’ils appartiennent.

Les commandants en chef auront la faculté de remettre immédiatement aux avant-postes ennemis les militaires blessés pendant le combat, lorsque les circonstances le permettront et du consentement des deux partis.

Seront renvoyés dans leur pays ceux qui, après guérison, seront reconnus incapables de servir.

Les autres pourront être également renvoyés, à la condition de ne pas reprendre les armes pendant la durée de la guerre.

Les évacuations, avec le personnel qui les dirige, seront couvertes par une neutralité absolue.

Art. 5. (Additionnel.) Par extension de l’article 6 de la Convention, il est stipulé que, sous la réserve des officiers dont la possession importerait au sort des armes et dans les limites fixées par le deuxième paragraphe de cet article, les blessés tombés entre les mains de l’ennemi, lors même qu’ils ne seraient pas reconnus incapables de servir, devront être renvoyés dans leur pays après leur guérison, ou plus tôt si faire se peut, à la condition toutefois de ne pas reprendre les armes pendant la durée de la guerre.

§ 1. Nous ne nous sommes occupé jusqu’ici que du matériel et du personnel sanitaires, et cependant, dans une Convention destinée à améliorer le sort des blessés, on doit s’attendre à rencontrer des dispositions qui les concernent directement. Il semble même que l’on aurait dû commencer par là[1] et c’eût été effectivement plus logique ; mais au fond cette interversion est sans importance. Assurément les prescriptions des articles que nous avons déjà étudiés inaugureront pour eux une ère bénie, mais ils ne les suivent pas dans toutes les phases de leur malheur. C’est beaucoup que les pauvres victimes recueillies dans les ambulances et les hôpitaux y soient laissées, et que ceux de leurs compatriotes qui les soignent ne les quittent pas ; mais, après, qu’adviendra-t-il de tous ces individus plus ou moins impropres au service, qui se trouveront aux mains de l’ennemi ? Et ceux que l’adversaire trouvera sur le champ de bataille avant que les leurs les aient secourus, que deviendront-ils ? Il y a là des questions qui réclament une solution, et dans lesquelles on entrevoit la possibilité d’atténuer encore les maux de la guerre[2]. C’est ce dont traitent l’article 6 et l’article 5 additionnel.

§ 2. On a prétendu que la première phrase de l’article 6 était superflue[3], attendu que l’on n’avait fait qu’exprimer une vérité banale, en rappelant que les militaires blessés ou malades doivent être recueillis et soignés à quelque nation qu’ils appartiennent. « Les soins dus aux blessés de l’ennemi dépendent à la vérité de la générosité du vainqueur : mais un intérêt de réciprocité lui conseille de ne pas leur refuser ces soins, après avoir assuré la position de ses propres blessés et malades[4]. » À cela nous répondons que, lors même que cette observation serait fondée, il n’y aurait rien à changer à ce qui a été écrit, puisque l’on y gagnerait toujours d’avoir transformé un devoir moral en obligation stricte, et d’y avoir rendu tout le monde attentif. Puis il ne s’agit pas d’exiger que l’on relève les ennemis après les siens ; on veut que l’on ne fasse entre les victimes aucune distinction de nationalité, au point de vue de l’empressement que l’on mettra à les secourir[5].

Mais nous avons des doutes très-sérieux sur l’universalité de l’usage dont il s’agit et sur son observation rigoureuse en toute circonstance. Dans le calme de la paix, quand les passions ne sont point surexcitées, on se persuade volontiers que, chez des nations civilisées, la guerre n’étouffe pas les sentiments charitables, et que les combattants y conforment leur conduite toutes les fois qu’ils ne sont pas contraints d’agir autrement. Malheureusement les faits, pour la plupart du moins, ne concordent pas très-bien avec cette théorie, quoique l’on puisse citer des actes louables d’humanité[6] et que les belligérants sentent le besoin de se disculper publiquement lorsqu’ils sont accusés d’avoir manqué d’égards réciproques[7]. Nous ne sommes plus au temps où l’on forgeait des armes spéciales pour achever les blessés[8], et où il était conforme aux lois de la guerre de ne faire quartier à personne ; mais, sans remonter à cette période barbare, on a vu, exceptionnellement il est vrai, des actes analogues se produire dans des occasions plus rapprochées de nous[9].

« Pendant les premières années de la Révolution française, la guerre à mort fut décrétée par les philanthropes de Paris, au gré desquels le sang ne coulait pas avec assez d’abondance : quelques actes de barbarie furent le résultat de cette horrible loi ; mais les nations ennemies n’ayant pas daigné répondre à cette provocation, le soldat français rougit de l’écart où des monstres l’avaient entraîné, et les anciens procédés entre les braves des partis opposés reprirent leur cours[10]. »

Néanmoins, même pour les guerres les plus récentes, il est des narrations qui prouvent que les blessés n’avaient qu’une très-médiocre confiance dans la pitié du vainqueur. Ainsi n’est-ce pas ce qui explique la surprise qu’éprouvaient les soldats russes en Crimée, lorsque les Français leur témoignaient de l’intérêt et de la bienveillance ? Voici ce qu’en dit le docteur Scrive, médecin en chef de l’armée[11] : « À la suite des soins que nous prodiguions aux blessés russes, sur le champ de bataille et dans nos ambulances, c’était un émouvant spectacle que de voir l’étonnement profond dans lequel les mettaient nos bons traitements, et les sentiments exaltés que la reconnaissance faisait naître chez ces braves gens, trahis par la chance des batailles. En signe de leur extrême gratitude, ils nous embrassaient les mains rougies de leur sang, et rendaient au ciel, en y portant religieusement les yeux, des actions de grâces pour les bienfaits de notre secourable compassion. »

Cette conduite n’empêcha pas les appréhensions des blessés pendant la campagne d’Italie en 1859[12] ; leur triste situation ne leur semblait pas encore une garantie suffisante. Dans les caves de Magenta, par exemple, dans les recoins les plus obscurs de ce bourg désolé, plus de mille Autrichiens, la plupart blessés, s’étaient blottis après l’action, taisant leurs plaies et leur faim, tant ils avaient peur de leurs ennemis. Leur ignorance et leurs préjugés y étaient sans doute pour beaucoup ; mais qui oserait affirmer que leurs craintes fussent dénuées de tout fondement ?

Concluons donc, encore une fois, que le premier alinéa de l’article 6 a sa raison d’être dans la Convention.

§ 3. Le deuxième alinéa a peu de valeur en apparence, car il ne fait qu’attribuer aux commandants en chef une faculté que personne ne songe à leur contester, du moins avec les réserves dont on a pris soin de l’accompagner, c’est-à-dire à la condition qu’elle ne tournera pas au préjudice des blessés et qu’elle ne s’exercera qu’autant que les deux belligérants seront d’accord pour cela.

On comprend très-bien que l’on n’ait pas fait au vainqueur, maître du champ de bataille, une obligation rigoureuse de renvoyer immédiatement les blessés ennemis à leur armée. D’abord parce que c’eût été une reconnaissance peu déguisée de leur neutralité, et que le législateur de 1864 n’a pas voulu entrer dans cette voie. Puis les blessés ne sont pas toujours transportables, et vouloir que leur restitution s’opère en tout état de cause, ce serait s’exposer à leur nuire dans un grand nombre de cas. Les généraux eux-mêmes ne s’en soucieraient pas toujours ; le vainqueur ne s’accommoderait peut-être pas d’avoir à distraire pour ce service une partie de son matériel et de son personnel, surtout si le vaincu s’est retiré à une grande distance du théâtre de la lutte. Celui-ci de son côté, s’il est plus ou moins en déroute, préférerait sans doute ne pas voir arriver des convois de blessés, qui lui créeraient un embarras de plus. On a donc eu raison de dire que la remise ne s’effectuera que lorsque les circonstances le permettront, et lorsque les deux adversaires y seront consentants[13]. — L’adverbe immédiatement limite d’ailleurs la possibilité de l’opération aux premières heures qui s’écoulent après la bataille, et avant que les blessés aient été recueillis dans un asile hospitalier.

Mais est-il présumable que les rédacteurs du deuxième alinéa n’aient pas voulu dire autre chose sinon que les commandants en chef pourraient, si bon leur semblait, et dans chaque cas particulier, faire entre eux une Convention spéciale pour le renvoi des blessés ? Une vérité aussi élémentaire n’avait pas besoin d’être solennellement proclamée. Pour nous, nous ne croyons pas nous tromper en voyant dans cet alinéa une recommandation aux généraux de suivre la ligne de conduite indiquée, s’ils ne la jugent pas nuisible à leurs intérêts. C’est mettre leur conscience à l’aise, en les assurant que les gouvernements approuvent d’avance le principe de cette mesure. C’est leur dire qu’ils doivent se préoccuper de savoir si la restitution est possible, et que, dans le doute, ils doivent se prononcer de préférence pour l’affirmative. Dans la pratique de la guerre, ce paragraphe trouvera rarement son application, vu la difficulté d’entamer des négociations avec l’ennemi et d’acheminer des convois de blessés dans sa direction au moment de sa retraite, tandis que l’armée victorieuse est occupée à recueillir les fruits de son triomphe. Néanmoins une profession de principes a toujours sa valeur, surtout lorsqu’il s’agit de principes aussi bienfaisants que celui dont nous parlons.

§ 4. Jusqu’ici l’article 6 n’a qu’une portée transitoire, qui ne va pas au delà du temps pendant lequel les blessés réclament des soins. Une fois guéris, le droit coutumier de la guerre en fait des prisonniers. Si donc l’on veut améliorer leur sort par tous les moyens possibles, il y a lieu d’examiner si cette captivité profite au vainqueur, et s’il y aurait de l’inconvénient à étendre aux blessés la neutralité dont on a couvert tout le personnel sanitaire.

Cette question est la plus délicate de celles qu’ont eu à étudier les rédacteurs de la Convention, et elle n’a point été résolue du premier coup comme elle l’est aujourd’hui. Elle ne l’est même pas encore dans le sens le plus large, et l’on a reculé en particulier devant la déclaration catégorique de la neutralité des blessés, bien que la proposition en ait été faite toutes les fois que les termes de la Convention ont été débattus.

Il faut reconnaître que de solides raisons plaidaient cependant en faveur de cette neutralité, inscrite par les conférences de 1863[14] et de 1867[15] au nombre de leurs vœux. Qu’on se représente par exemple la position respective des médecins et des patients, dans un hôpital dont l’ennemi est sur le point de s’emparer. Si les premiers sont garantis par la Convention à l’exclusion des derniers, ils se trouvent avoir des intérêts différents et même contraires, puisque les uns pouvant se retirer n’ont plus aucun avantage à le faire, tandis que pour les autres, retenus sur leur lit de souffrance et dépendants de ceux qui les soignent, une prompte fuite serait le seul moyen d’échapper à la servitude. Plus d’un médecin a protesté contre cette distinction et déclaré qu’il n’accepterait la neutralité pour lui-même, que si ses blessés lui étaient assimilés. Sa position sans cela deviendrait intenable dans les moments critiques, à l’heure par exemple de paniques pareilles à celle qui se produisit le jour de la bataille de Solferino[16]. Dans l’après-midi, l’apparition des lanciers français, avec leurs uniformes blancs, fit croire à un retour offensif des Autrichiens, et les blessés à demi-pansés, cloués sur la litière des ambulances par des fractures ou des appareils compliqués, se débarrassèrent comme ils purent de ces entraves pour se sauver, se traînant vers les issues et implorant des moyens de transport.

Rappeler de tels épisodes, c’est faire comprendre l’utilité qu’il y aurait à ce que le privilège accordé au personnel sanitaire fût étendu aux blessés. Un Congrès qui eût été dominé exclusivement par le point de vue philanthropique n’eût certes pas hésité à les mettre tous également au bénéfice de la neutralité. Mais les militaires ont judicieusement observé que pour faire proscrire l’usage actuel, il ne suffisait pas de démontrer qu’il était préjudiciable à l’un des belligérants ; il fallait de plus établir que l’autre n’en retirait pas un avantage appréciable autrement dit qu’il rentrait dans la catégorie des rigueurs inutiles.

Ici nous pourrions invoquer le témoignage et l’autorité de l’Empereur des Français qui, en 1859, après le combat de Montebello, décida généreusement que tous les prisonniers blessés seraient rendus à l’ennemi sans échange, dès que leur état leur permettrait de retourner dans leur pays. Napoléon III ajoutait, dans le préambule de ce décret, qu’il faisait cela pour « donner l’exemple de la suppression des rigueurs qui ne sont pas nécessaires[17]. »

Cette manière d’envisager la situation des blessés n’a pourtant point fait école jusqu’à présent, et l’on a persisté à admettre que, du moins dans de certaines limites, l’ancien droit des gens doit rester en vigueur. L’article 6 est devenu ainsi une sorte de compromis entre des aspirations généreuses, universellement partagées, et les nécessités militaires.

§ 5. Ce qui fait que l’on recule devant la neutralisation absolue des blessés, c’est qu’il se pourrait qu’elle eût pour conséquence la prolongation de la guerre. Chaque belligérant cherche, en effet, à diminuer, par tous les moyens licites, la force numérique de son antagoniste, qui constitue un des principaux éléments de sa puissance. S’il ne peut lui prendre ses soldats vivants, il les blesse ou les tue pour obtenir le même résultat. Mais si les blessés capturés devaient être rendus et, après guérison, rentrer dans les rangs de leur armée, on comprend que le but du combat serait en grande partie manqué, puisque l’ennemi se trouverait beaucoup moins affaibli qu’il ne l’est d’après l’usage actuel.

N’y aurait-il pas aussi autre chose à redouter ? « S’il suffit d’avoir une légère blessure pour être neutre, un officier supérieur peut avoir été soigné pendant quinze jours ou trois semaines par l’armée ennemie, pour une plaie peu grave, recueillir pendant ce temps mainte information stratégique importante, puis s’en retourner à son armée, prenant en route une connaissance attentive des positions ennemies ; vingt, trente blessés, semblables, revenus chez eux, deviennent ainsi ensemble une source importante de renseignements et prennent par là le caractère d’un espionnage tout organisé[18]. »

De plus, la conséquence logique d’un tel système serait, qu’en présence de l’interdiction de faire des blessés prisonniers, et du besoin de restreindre le nombre des combattants ennemis, on reviendrait forcément à l’habitude d’achever les blessés. Or une telle extrémité répugne à la conscience de notre époque, qui aspire au progrès moral plutôt qu’au retour à des mœurs barbares. Elle serait de plus directement contraire au but de la Convention.

Le problème consiste à trouver le moyen de neutraliser les blessés, sans que leur neutralité soit dommageable à l’ennemi qui les a recueillis et soignés.

§ 6. Remarquons d’abord que la difficulté n’existe pas pour les individus atteints de blessures graves qui les rendent à tout jamais, ou pour longtemps du moins, impropres au service militaire. Ceux-là on peut les renvoyer sans avoir rien à redouter de leur présence dans le camp opposé. On a même cru devoir les préserver contre le désir trop vif que l’on aurait de s’en débarrasser, et qui conduirait à les libérer avant qu’ils fussent en état de supporter le voyage. Ils ne seront renvoyés qu’après guérison.

Les partisans de la neutralité complète ont contesté l’utilité de cette distinction entre les hommes grièvement ou légèrement blessés, entre ceux qui seront ou ne seront pas incapables de servir après guérison. Les dernières guerres, ont-ils dit, notamment celles de 1850 et de 1866, prouvent qu’avec les engins meurtriers dont on se sert aujourd’hui, une campagne est si vite terminée qu’aucun blessé n’est guéri assez promptement pour pouvoir reprendre les armes[19]. À quoi bon, par conséquent, établir parmi eux des catégories en prévision d’une longue guerre ? Mais les longues guerres sont-elles donc devenues tellement impossibles que l’on ne doive plus compter avec elles ? La guerre d’Orient n’est pas encore si loin de nous qu’elle ne puisse être citée comme exemple. Et la guerre actuelle du Paraguay dure certes depuis assez longtemps pour que beaucoup de blessés aient eu le temps de guérir et de rejoindre leur drapeau. Dira-t-on que la guerre américaine s’accomplit dans des conditions exceptionnelles, que l’on ne rencontrera jamais en Europe ? Mais la Convention n’est-elle donc faite que pour les Puissances européennes, et le Gouvernement brésilien lui-même n’a-t-il pas été sollicité d’y adhérer ?

Après cette objection, qui ne résiste pas au plus léger examen, nous en rencontrons une autre qui consiste à prétendre qu’aujourd’hui n’y a plus de blessures légères, ou que, s’il s’en rencontre un petit nombre, elles constituent une exception pour laquelle on ne doit pas ralentir un élan de générosité. Le fait de la gravité relative des blessures occasionnées par les projectiles récemment inventés est exact, mais les statistiques médicales sur lesquelles on s’appuie n’éclaircissent pas le point important de cette controverse. Les catégories qu’elles établissent sont purement techniques et ne correspondent pas à celles qu’ont distinguées les rédacteurs de la Convention, placés à un point de vue essentiellement pratique. Des médecins peuvent s’entendre entre eux sur la définition des blessures graves et des blessures légères[20], mais le législateur n’a eu à se préoccuper que de savoir si un homme serait oui ou non en état de reprendre du service. Il pourrait donc fort bien arriver qu’une blessure dite grave, une fracture, par exemple, n’empêchât pas au bout d’un temps assez court le rétablissement complet du blessé.

Il est probable d’ailleurs que, si l’on eût assimilé sans réserve les blessures légères aux blessures graves, la proportion des premières se fut notablement accrue par suite de mutilations volontaires. Quand les soldats auraient su qu’au prix d’une égratignure, ils n’avaient qu’à se laisser prendre par l’ennemi pour être renvoyés chez eux et exemptés de porter les armes, beaucoup auraient été tentés d’en profiter, et, dans telle conjoncture donnée, la désertion, sous cette forme, aurait pu devenir contagieuse. Limiter le droit de neutralité aux hommes incapables de servir après guérison, c’est mettre un frein utile à ce funeste penchant, car chacun y regardera à deux fois avant de faillir au devoir et à l’honneur, s’il doit pour cela compromettre son avenir tout entier.

Une dernière considération plaiderait encore en faveur de la Convention, même quand il serait vrai que le nombre des blessures légères sera toujours insignifiant. C’est qu’elle s’applique aussi bien aux malades qu’aux blessés, et que le nombre de ceux-là est toujours très supérieur à celui des autres. Or dans une infinité de cas les maladies ont peu de gravité, tellement que la moyenne du séjour à l’hôpital de ceux qui en sont atteints n’est que de quelques jours, et il serait abusif de les neutraliser à si bon marché. Ce n’est que lorsqu’il s’agira de maladies longues, graves, entraînant une convalescence prolongée et altérant la santé d’une manière durable, que ceux qui seront ainsi éprouvés, étant incapables de servir, se verront renvoyés dans leur pays sans conditions.

Nous venons de dire que le troisième paragraphe de l’article 6 concerne à la fois les blessés et les malades, et nous croyons devoir insister sur ce point, parce que le pronom ceux semble se rapporter seulement aux blessés, dont s’occupe le paragraphe précédent. En réalité il se rapporte aux premiers mots de l’article : les militaires blessés ou malades. Ce qui le prouve c’est que, lors de la rédaction de cette phrase, les membres de la Conférence s’en expliquèrent nettement[21]. Du reste, à ce moment, les termes adoptés n’étaient pas ambigus, car le deuxième paragraphe n’existait pas, et, si on lit l’article en en faisant abstraction, le sens devient parfaitement clair. Lorsque plus tard on introduisit ce deuxième paragraphe, on ne s’aperçut pas qu’il nécessitait des changements dans le suivant pour que celui-ci conservât sa signification primitive. Nul doute que sans cela il eût été modifié et qu’on eût écrit : Seront renvoyés dans leur pays les militaires blessés ou malades qui, après guérison, seront reconnus incapables de servir.

Cette remarque s’applique également à l’alinéa suivant, dont elle nous permet de déterminer exactement le sens en affirmant qu’il faut y lire après les autres, les mots blessés ou malades qui sont sous-entendus.

§ 7. Nous arrivons au point où la question de la neutralité des blessés acquiert toute son importance, c’est-à-dire au moment où des blessés et des malades, tombés entre les mains de l’ennemi, non-seulement ont survécu à leurs blessures et à leurs maladies, mais encore sont guéris, et fourniraient de bonnes recrues à leur armée s’ils y rentraient. Ils sont nombreux, et l’intérêt aussi bien que le droit du capteur sont évidemment de les retenir prisonniers. Mais comme c’est la crainte seule de les voir reprendre les armes contre lui qui l’y détermine, il suffirait que la partie adverse s’engageât à les considérer comme perdus pour elle et à ne plus les employer, du moins dans la guerre présente, pour que volontiers il agît autrement. Or, telle est précisément l’obligation que les Puissances signataires de la Convention ont contractée les unes envers les autres. Si désormais les malades et les blessés guéris et capables de servir sont renvoyés dans leur pays, ce ne pourra être qu’à la condition, consentie d’avance, de ne pas reprendre les armes pendant la durée de la guerre[22].

Cette condition mal comprise lors de la guerre d’Allemagne, en 1866, a donné lieu à des complications fâcheuses[23], et l’on en a conclu que l’on avait eu tort de l’insérer dans la Convention. Des officiers autrichiens, nous a-t-on dit, prisonniers en Prusse, et vraisemblablement guéris de diverses blessures, furent libérés, paraît-il, après avoir pris l’engagement de ne pas reprendre les armes. De retour dans leur pays, l’autorité militaire autrichienne ne ratifia point leur promesse, prétendit qu’ils avaient violé le serment de fidélité à leur souverain et se disposait à les traduire devant un conseil de guerre, lorsque la paix se fit ; l’affaire s’arrangea. — Ce récit, à nos yeux, ne prouve rien contre la Convention, mais il touche à un point de droit tranché depuis longtemps. « On eût pu former autrefois, dit Vattel, une question embarrassante. Lorsqu’on a une si grande multitude de prisonniers qu’il est impossible de les nourrir ou de les garder avec sûreté, sera-t-on en droit de les faire périr, ou les renverra-t-on fortifier l’ennemi, au risque d’en être accablé dans une autre occasion ? Aujourd’hui la chose est sans difficulté : on renvoie ces prisonniers sur leur parole, en leur imposant la loi de ne point reprendre les armes jusqu’à un certain temps ou jusqu’à la fin de la guerre. Et, comme il faut nécessairement que tout commandant soit en pouvoir de convenir des conditions auxquelles l’ennemi le reçoit à composition, les engagements, qu’il a pris pour sauver sa vie et sa liberté et celle de sa troupe, sont valides comme faits dans les termes de ses pouvoirs, et son souverain ne peut les annuler… Mais ces sortes de conventions ont des bornes, et ces bornes consistent à ne point donner atteinte aux droits du souverain sur ses sujets. Ainsi l’ennemi peut bien imposer aux prisonniers qu’il relâche, la condition de ne point porter les armes contre lui jusqu’à la fin de la guerre, puisqu’il serait en droit de les retenir en prison jusqu’alors : mais il n’a point le droit d’exiger qu’ils renoncent pour toujours à la liberté de combattre pour leur patrie, parce que, la guerre finie, il n’a plus de raison de les retenir ; et eux, de leur côté, ne peuvent prendre un engagement absolument contraire à leur qualité de citoyens ou de sujets[24]

Voilà donc la question nettement posée et, à notre avis, judicieusement résolue. L’opinion de Vattel est d’ailleurs conforme à la jurisprudence régnante et prouve que, dans le cas qui nous occupe, la Prusse avait agi dans la plénitude de son droit.

Ce qui est considéré comme légitime, quand il s’agit de quelques milliers d’hommes valides, ne saurait être prohibé à l’égard des blessés, et la condition qu’on leur impose de ne pas reprendre les armes pendant la durée de la guerre, n’est pas faite pour les placer, comme on l’a dit, dans une position des plus difficiles. Nous sommes d’accord en principe avec M. le docteur Mundy, qui a soutenu cette manière de voir[25], que « le serment et la foi due au drapeau ne permettent point à un militaire de déposer les armes volontairement, sous aucun prétexte, le pouvoir de délier du serment militaire n’appartenant qu’au souverain seul. » Mais il faudrait s’entendre sur la définition du mot volontairement.

§ 8. Ces précautions prises, a-t-on paré à tout ce que pourrait avoir de nuisible le renvoi des blessés ? Oui, disent les uns ; non, répondent les autres ; et comme, dans les conférences de 1864 et de 1868, on n’a pas voulu aller au delà de ce que concédaient les Puissances les plus timorées, afin d’obtenir l’assentiment unanime, que l’on considérait comme une chose capitale, on a inséré dans la Convention des clauses plus restrictives que celles dont nous venons de parler.

La divergence de vues, qui se manifesta à ce sujet, ne provient pas de plus ou moins de sollicitude pour les blessés, mais seulement de ce que les uns sont disposés à sacrifier dans quelques cas les intérêts militaires à ceux de la philanthropie, tandis que les autres ne veulent les compromettre en aucune manière. Ces derniers ont raison, selon nous, et agissent sagement en demandant que l’on ne crée pas aux chefs d’armées des obligations incompatibles avec l’intérêt majeur de la victoire, qui leur est confié. Si la Convention n’était pas assez souple pour se prêter à toutes les éventualités, elle deviendrait suspecte à ceux qui seraient chargés de l’appliquer ; puis, à la première occasion où elle leur serait une entrave par trop gênante, ils n’en tiendraient aucun compte. L’opinion publique, avec son bon sens habituel, comprendrait bien qu’à la guerre il y a des rigueurs nécessaires, et disculperait aisément les généraux, tandis que la Convention, jugée inapplicable, serait discréditée pour toujours et sa voix ne serait plus écoutée.

Le législateur apprécia la valeur de ce raisonnement, et, voulant s’armer de prudence pour formuler ses préceptes, il se trouva en présence de deux systèmes qui s’offraient à lui.

Le premier consistait à s’en remettre aux commandants en chef pour l’appréciation, dans chaque cas particulier, de l’opportunité du renvoi des blessés, après toutefois leur avoir fait entendre qu’il est de leur devoir de les repatrier lorsque les intérêts militaires n’ont pas à souffrir de cette mesure. C’est ce système qui a prévalu en 1864, et que contiennent ces mots de l’article 6 : ils pourront être renvoyés.

En 1868, cédant aux instances de plusieurs gouvernements, on révisa cette phrase, avec l’intention de faire une concession de plus aux philanthropes[26], mais on alla se heurter contre les mêmes obstacles que précédemment, obstacles qui sont tellement dans la nature des choses qu’il faut compter avec eux. On adopta cependant un article additionnel dans lequel prévalut un nouveau système[27]. Il repose sur la reconnaissance expresse, en faveur des blessés, du droit d’être renvoyés dans leur pays, bien qu’ils soient encore capables de servir, même avant leur guérison si faire se peut. Mais d’autre part il tempère l’exercice de ce droit, en spécifiant les occasions dans lesquelles il peut être suspendu. Ces exceptions sont au nombre de trois.

C’est d’abord le cas où celui qui revendiquerait cette prérogative serait un homme important, un commandant en chef par exemple, ou tel autre personnage dont l’absence serait capable de faire échouer un plan de campagne et d’influer sur les destinées de son parti, un de ces officiers dont la possession importerait au sort des armes. Relâché sous la seule condition de ne pas reprendre les armes, comment l’empêcherait-on d’aider encore les siens de ses conseils ? On perdrait le fruit d’une pareille capture par trop de débonnaireté, tandis qu’au contraire, en retenant le prisonnier sous bonne garde, on peut hâter la fin de la guerre. Cette première exception ne concerne naturellement que les officiers, et jamais l’on ne pourra s’en prévaloir envers les sous-officiers et soldats.

Il en est autrement des deux suivantes, pour lesquelles l’article 5 additionnel se réfère à l’article 6 de la Convention. Ce sont celles que nous avons déjà citées à propos du renvoi des blessés immédiatement après la bataille, c’est-à-dire qu’il faut que les circonstances soient favorables et les deux partis consentants.

Il n’est donc pas enjoint à l’autorité militaire de renvoyer les blessés si les circonstances s’y opposent. Il ne s’agit pas, on le comprend, de difficultés insurmontables, puisque à l’impossible nul n’est tenu et qu’il serait oiseux de le dire, mais bien d’obstacles considérables, pour l’appréciation desquels il faut nécessairement s’en rapporter aux commandants en chef. Ce sera par exemple le secret à garder sur des opérations stratégiques ou telle autre circonstance imprévue, mais temporaire, qui ne peut avoir pour effet de suspendre que momentanément l’exercice du droit de retour.

La dernière chose que l’on exige, le consentement des deux partis, est exclusivement dans l’intérêt de celui auquel les prisonniers sont restitués. Ce n’est pas qu’en temps ordinaire ce consentement doive être difficile à obtenir. Quand l’un des belligérants, ne pouvant se retrancher ni derrière l’importance personnelle de ses prisonniers, ni derrière des convenances majeures, offrira à l’autre de lui rendre ses blessés, on ne voit pas trop en quoi cette libération, qui ferait la joie de ses ressortissants malheureux, lui nuirait, ni conséquemment pourquoi il s’y opposerait. La seule hypothèse qui a motivé cette restriction est celle d’une déroute. Les misères et les dangers qui assaillent le soldat dans des aventures de ce genre, l’incitent fortement à déserter, et si quelque chose peut encore retenir ceux chez lesquels le sentiment de l’honneur et du devoir est impuissant à soutenir le courage, c’est la crainte des peines qui les attendent lorsqu’ils rentreront dans leurs foyers, ou la perspective d’être réintégrés dans l’armée. Or si, malgré ce frein, l’armée française a eu des milliers et des milliers de maraudeurs sortis de ses rangs, après la bataille de Leipzik[28], on se demande avec effroi à quelles proportions ce fléau pourrait atteindre quand une prime serait offerte à la mauvaise foi et que, par des mutilations volontaires, chacun aurait le moyen de s’assurer l’impunité. Si l’on ne veut pas qu’un chef reste désarmé devant un pareil abus, il faut lui laisser la faculté de ne pas tolérer la rentrée paisible de ses blessés dans leur pays, lorsqu’il soupçonne une fraude de leur part. Ainsi s’explique la convenance d’un consentement mutuel.

L’article 5 additionnel est donc bien réellement extensif de l’article 6 de l’ancien texte, puisqu’il érige en droit ce qui ne l’était pas, limite le champ des subterfuges derrière lesquels on pourrait abriter une violation de la Convention, et admet la possibilité pour les blessés de rentrer chez eux avant leur guérison.

§ 9. Le dernier paragraphe de l’article 6 traite des évacuations, c’est-à-dire des convois de blessés, auxquels il étend le bénéfice de la neutralité.

Les mots avec le personnel qui les dirige sont une superfétation, puisque l’article 2 a déjà neutralisé le personnel du service de transport des blessés, lorsqu’il fonctionne. Ici, ce que l’on a eu en vue, ce sont les blessés eux-mêmes.

Quant aux véhicules, le législateur ne s’en est pas expliqué, mais leur neutralité est forcée, et conforme d’ailleurs à l’esprit de la Convention. Ils doivent être compris dans la définition que donne de l’ambulance l’article 3 additionnel, et rentrer dans la catégorie des établissements temporaires qui suivent les troupes pour recevoir les malades et les blessés. C’est aussi ce que l’on peut inférer de l’article 6 lui-même, qui déclare que les évacuations sont couvertes par une neutralité absolue.

Les évacuations sont des faits de première importance dans les sièges et les blocus. Il n’y a pas de situations où l’un des belligérants soit plus désireux d’évacuer ses blessés, et l’autre de l’en empêcher. L’assiégé qui en est encombré, qui est obligé de les nourrir, chez lequel ils sont exposés à de rudes et dangereuses privations, aspire autant par intérêt que par charité à s’en soulager. Mais l’assiégeant compte précisément sur les embarras de l’assiégé, non moins que sur le triste état auquel sont réduits ses blessés, pour l’amener à se rendre, et son intérêt est de ne laisser sortir personne.

À prendre l’article 6 au pied de la lettre, il semble qu’il soit applicable sur ce point aussi bien aux guerres de sièges qu’aux autres, car rien dans sa rédaction ne peut donner à penser que l’on ait voulu faire une exception pour elles. Tel n’est cependant pas le sens qu’il faut y attacher. La Convention ayant pour but la suppression des rigueurs inutiles, on ne doit pas y voir une prohibition des rigueurs utiles. Or le confinement des blessés dans une place assiégée est une rigueur incontestablement utile à l’assiégeant. Il doit donc être toléré, nonobstant l’article 6. Les juges les plus compétents s’accordent à admettre cette interprétation, et nous n’en voulons pour preuve que les instances faites, lors de la révision de 1868[29], pour qu’on rendît la Convention applicable aux villes et aux forteresses assiégées ou bloquées, précisément afin de permettre l’évacuation de leurs blessés.

  1. 1867, II, 108.
  2. 1867, II, 113.
  3. 1867, I, 241.
  4. Heffler, ouvrage cité, § 126.
  5. Costa de Beauregard, Mélanges tirés d’un portefeuille militaire, II, 5 et 16.
  6. Johanniter Wochenblatt, 1868, n° 24.
  7. Palasciano, le Vittime della guerra del 1866.
  8. Bardin, ouvrage cité.
  9. Leroy-Beaulieu, de l’atténuation des maux de la guerre.
  10. Costa, ouvrage cité, II, 32.
  11. Scrive, Relation médico-chirurgicale de la campagne d’Orient, 468.
  12. Bertherand, campagne d’Italie, 75.
  13. 1864, 42 ; — 1867, II, 122.
  14. Conférence de Genève, 1863, 132.
  15. 1867, I, 242 ; II, 108 et suiv.
  16. L’Armée française en 1867, 246 ; — 1867, II, 95.
  17. Moniteur universel du 29 mai 1859.
  18. Appia, ouvrage cité, 141.
  19. 1867, I, 241, 268.
  20. 1864, 21 ; — Appia, ouvrage cité, 142.
  21. 1864, 22 ; — 1867, II, 54.
  22. Voir les dispositions analogues relatives aux guerres maritimes, dans les articles additionnels, 10, 11 et 13.
  23. 1867, I, 241.
  24. Vattel, le Droit des gens, liv. III, ch. viii, § 151.
  25. 1867, I, 241.
  26. Erfahrungen… u. s. w., 112.(Opinion du docteur Vix.)
  27. 1868, 18 et 38.
  28. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XVI, 630 et suiv.
  29. 1868, 47.