Étude sur la convention de Genève pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868)/01/02

II


Jusqu’à ce moment nous n’avons vu que des stipulations éphémères, des aspirations, des discours et des livres. Mais il s’agissait de passer de la théorie à l’exécution, de sortir de cette phase de tâtonnements et de se placer hardiment sur le terrain de la pratique. C’est à ce moment que Genève commence à jouer un rôle actif.

Déjà dès le mois de février 1863, par l’initiative de son président, la Société génevoise d’utilité publique s’emparait de la question, et un Comité, chargé par elle d’aviser aux voies et moyens, résolut de convoquer une conférence internationale, à l’effet d’étudier ce qu’il pourrait y avoir à faire sous ce rapport.

Ce Comité inscrivit dans son programme une proposition tendant à ce que « les gouvernements de l’Europe déclarassent que, désormais, le personnel médical militaire et ceux qui en dépendent, y compris les secoureurs volontaires reconnus, seraient regardés comme personnes neutres par les puissances belligérantes. » C’était beaucoup ; si l’on pouvait obtenir cela, on avait cause gagnée.

La Conférence siégea à Genève du 26 au 29 octobre 1863, et se montra pleinement sympathique aux idées qui viennent d’être rappelées. Elle décida en outre la création d’un réseau de Comités de secours dans tous les pays, et émit le vœu « que la neutralité fût proclamée en temps de guerre, par les nations belligérantes, pour les ambulances et les hôpitaux, et quelle fût également admise de la manière la plus complète pour le personnel sanitaire officiel, pour les infirmiers volontaires, pour les habitants du pays qui iront secourir les blessés, et pour les blessés eux-mêmes ;

« Qu’un signe distinctif identique fût admis pour les corps sanitaires de toutes les armées, ou du moins pour les personnes d’une même armée attachées à ce service ;

« Qu’un drapeau identique fût aussi adopté dans tous les pays pour les ambulances et les hôpitaux[1]. »

Ce qui donnait de l’importance à cette manifestation, c’est qu’elle émanait d’une réunion d’hommes compétents et parfaitement qualifiés pour se faire écouter, c’est-à-dire pour la plupart de sommités médicales ou militaires. En outre, la moitié de l’assemblée se composait de représentants officiels des divers États de l’Europe.

Les prétentions de la Conférence parurent, au premier abord, inacceptables à plusieurs puissances, et elles soulevèrent quelque opposition, surtout chez les militaires qui crurent y voir mille dangers. Heureusement ces scrupules ne furent pas partagés par ceux à qui il appartenait de décider en dernier ressort et de faire droit aux demandes exprimées ; grâce au bon vouloir de plusieurs souverains, notamment de LL. MM. le roi de Prusse et l’empereur des Français, dix mois ne s’étaient pas écoulés que les desiderata de la Conférence étaient sanctionnés par une convention régulière.

C’était le comité génevois qui, faisant fonction de Comité international, avait engagé des négociations à cet effet. Fondé de pouvoirs de la Conférence, il s’était adressé à ses correspondants, en date du 15 novembre 1863, leur demandant de sonder les intentions de leurs gouvernements respectifs, et de tâcher de savoir jusqu’à quel point il leur conviendrait de régler leurs rapports éventuels, en cas de guerre, sur les principes proposés à leur acceptation. La plupart des réponses furent favorables ; mais une société privée n’était pas compétente pour aller plus loin ; c’était à la diplomatie qu’il appartenait de poursuivre l’œuvre commencée. À la suite de divers pourparlers, une invitation fut adressée le 6 juin 1864, par le Conseil fédéral suisse, à tous les États de l’Europe et à quelques-uns de l’Amérique, pour qu’ils voulussent bien envoyer à Genève des plénipotentiaires chargés de rédiger l’acte qui devait les engager les uns envers les autres. La France appuya cette démarche de tout le poids de son autorité, en la recommandant au bienveillant accueil des divers cabinets.

Le 8 août de la même année, seize États, représentés par vingt-six délégués, étaient réunis à Genève et se mettaient à l’œuvre sous la présidence de S. Exc. M. le général Dufour, com mandant en chef de l’armée suisse.

Dans son discours d’ouverture, l’honorable président exprima sa reconnaissance au gouvernement français pour la part considérable qu’il avait prise à cet événement ; il le remercia « d’avoir eu la pensée délicate d’en laisser l’honneur au petit pays au soin duquel la question avait été primitivement soulevée, et qui, par sa petitesse même et son état de neutre, était peut-être mieux qualifié pour provoquer une semblable réunion[2]. »

Chose bien rare dans un congrès diplomatique, tout le monde était d’accord. Il ne s’agissait, en effet, ni de débattre des intérêts contradictoires, ni de concilier des prétentions opposées, mais de réaliser un progrès dans le droit des gens, par l’adoption solennelle du principe de la neutralité des soldats blessés et de tout le personnel employé à les secourir. Tel était du moins le vœu formulé par la Conférence d’octobre 1863, et qui devait servir de point de départ à celle de 1864.

Quoique dans l’intervalle un grand nombre de gouvernements s’y fussent officieusement ralliés, on pouvait craindre qu’il ne fallût au dernier moment compter et pactiser avec les exigences militaires. Mais ici encore le Comité international a obtenu plus qu’il n’avait espéré ; les réserves et les exceptions stipulées se réduisent à fort peu de chose. Nul n’osait se flatter d’une telle réussite. Le Comité lui-même se serait contenté d’un simple jalon solidement établi sur sa ligne d’opérations ; mais, grâce au bon vouloir de tous les membres de l’assemblée et aux instructions généreuses qu’ils avaient reçues de leurs gouvernements, ce qui a été fait a dépassé l’attente générale. Le traité a été signé le 22 août 1864[3].

Parmi les écrivains qui l’ont critiqué, il en est qui ont reproché aux gouvernements d’avoir agi avec irréflexion et légèreté, d’en avoir fait un jeu humanitaire[4]. Ils ont suivi les yeux fermés, a-t-on dit, le mouvement imprimé à Genève, et conclu un pacte qui a, non sans motifs, inquiété les généraux[5]. On les a accusés de n’avoir signé que « pour faire plaisir à d’autres, ou pour ne pas avoir l’air d’être moins philanthropes qu’eux[6]. » On a même été jusqu’à déclarer que « personne n’est satisfait de la Convention ;… que pour les uns elle contient trop et pour les autres trop peu[7]. » Mais ces plaintes ont eu peu d’écho et le nombre des partisans de la Convention n’a pas moins été toujours en croissant. « Le congrès de Genève, dit un auteur allemand[8], doit être salué, sous plus d’un rap port, comme un fait nouveau, caractérisant l’esprit de notre temps, et d’une grande signification dans l’histoire de la civilisation. »

Il n’est peut-être pas hors de propos de faire ressortir ici la puissance de l’initiative privée, même dans des choses qui semblent au premier abord ne point appartenir à son domaine. C’est là au fond ce qui fait le principal intérêt de ce chapitre historique.

Les idées patronnées par le Comité international n’étaient assurément pas nouvelles ; on peut dire qu’elles étaient dans l’air et répondaient à un besoin de l’époque ; mais elles n’avaient pas encore trouvé leur formule, nul n’avait encore cherché avec persévérance à leur faire donner une sanction officielle ; on pensait que c’était l’affaire des gouvernements et l’on se croisait les bras. Le Comité de Genève a osé davantage ; il a donné le signal du mouvement, et il a réussi. Il s’est adressé aux souverains et ceux-ci lui ont répondu par des encouragements et des marques de bienveillance ; aux journaux, et ils lui ont ouvert leurs colonnes ; aux hommes de cœur, et il les a vus se lever en masse à sa voix. Il a abordé de front les difficultés, et elles se sont aplanies devant lui ; son rêve s’est réalisé. On peut presque dire que c’est lui qui a fait le traité du 22 août, car il a été jusqu’à en rédiger officieusement le projet, tel qu’il a été soumis aux délibérations du Congrès[9].

On verra, du reste, par ce qui va suivre que le rôle du Comité international ne s’est pas borné à ces travaux préliminaires.

Qu’on nous permette cependant, avant d’aller plus loin, de prévenir un reproche. Vu la part considérable que le Comité international a eue dans toutes ces négociations, n’eût-il pas été préférable, peut-être, qu’un autre qu’un membre de ce Comité se fût chargé d’en écrire l’histoire ? Nous nous le sommes demandé à nous-même et, après quelque hésitation, fort de notre respect pour la vérité, nous avons cru devoir passer outre ; d’abord, parce qu’il n’y avait qu’à raconter et que nous étions mieux placé que personne pour savoir comment les choses s’étaient passées ; puis, parce qu’il s’agissait, non d’une œuvre personnelle, mais d’une œuvre collective, et qu’en rappelant les services rendus par le Comité international, nous pensons n’être que juste envers nos collègues qui ont pris toujours, et chacun, une large part à ses travaux.

Mais revenons.

Sans parler des imperfections inséparables de tout commencement, l’œuvre était encore incomplète par le fait que les puissances n’avaient pas toutes signé la Convention, et l’on ne pouvait se dissimuler que les gouvernements non-signataires n’étaient pas tous également bien disposés. Cela tenait pour quelques-uns à une confusion d’idées, provenant de ce que la conférence de 1863, à côté des vœux qu’elle avait formulés pour obtenir la neutralisation désirée, s’était en outre occupée des Comités de secours. Or ces deux sortes de décisions, quoique le Comité international eût pris soin de les distinguer nettement, ne faisaient qu’une seule et même chose dans la pensée de plusieurs, et il y eut des cabinets qui s’imaginèrent que la Conférence de 1864 devait donner une sanction officielle à l’œuvre des Comités. Comme ils ne voulaient pas en entendre parler, ils s’abstinrent.

On a peine à s’expliquer ce malentendu. Le texte des décisions prises aurait dû suffire à dissiper les préventions. La Convention, telle qu’elle était sortie des mains de ses rédacteurs, était empreinte d’un esprit de sagesse et de modération qui devait calmer toutes les craintes et toutes les susceptibilités. Elle se bornait à proclamer de grands principes, que toutes les nations civilisées peuvent et doivent accepter sans hésitation, surtout quand ils ne lient que sous condition de réciprocité.

Il y avait donc des démarches à faire pour décider ceux qui hésitaient encore. Il fallait les éclairer et insister sur la véritable portée de la Convention ; il fallait plaider sa cause auprès d’eux, pour amener les retardataires à adhérer après coup, le protocole continuant de rester ouvert en leur faveur.

Le Comité international s’en occupa activement, d’accord avec le Conseil fédéral, dont il secondait officieusement l’action officielle. Les négociations furent lentes ; cependant elles aboutirent. Nous en reparlerons à l’occasion des articles 9 et 10, et nous mentionnerons alors comment des progrès successifs ont fini par réunir les signatures de l’Europe entière.

En attendant, de graves événements étaient survenus. La guerre venait d’éclater ; c’était en 1866, et la Convention fut appelée à faire ses preuves. Des difficultés de diverses sortes résultaient du fait que les puissances belligérantes n’avaient pas toutes adhéré ; sous ce rapport l’expérience était prématurée et ne pouvait pas être considérée comme décisive ; elle créait en outre, dans certains cas, une situation délicate à ceux qui devaient agir. Ainsi l’Autriche, la Saxe et le Hanovre n’avaient pas encore signé, et l’on se demandait quelle serait la ligne de conduite de la Prusse à leur égard. Mais cette grande puissance déclara généreusement qu’elle traiterait ses ennemis d’après la teneur de la Convention.

Dès avant l’ouverture des hostilités, le roi ordonna, le 23 juin, au commandant en chef de ses troupes en Bohême, d’informer le com mandant en chef des troupes autrichiennes que, lors même que le gouvernement autrichien n’avait point signé la Convention, les troupes prussiennes avaient reçu l’ordre de la mettre en pratique à l’égard des employés des établissements sanitaires ennemis, avec l’espoir qu’il serait usé de réciprocité envers elles. La réponse, datée du 27 juin, fut évasive. Une seconde invitation formulée par le prince royal après ses premières victoires, ne demeura pas moins infructueuse[10]. Les conséquences de ce refus de l’Autriche ont été déplorées par ceux qui en ont été témoins. « On ne peut se consoler, dit le docteur Lœffler, des souffrances inutiles auxquelles ont été exposés tant de braves soldats pendant cette campagne, parce que la Convention de Genève n’était pas en vigueur, que par l’espérance de voir d’aussi cruels souvenirs contribuer, du moins, à faire enfin apprécier partout à sa juste valeur cette œuvre d’humanité[11]. »

La position de la Prusse n’était pas la même suivant les corps d’armée qu’elle avait devant elle. En Bohême, par exemple, elle ne rencontrait que des adversaires non contractants. Ailleurs, au contraire, et notamment quand elle se trouva en face du huitième corps, il en fut autrement. Le prince Alexandre de Hesse, qui le commandait, avait prescrit à ses troupes, par son ordre du jour du 9 juillet, d’observer la Convention dans ses rapports avec l’ennemi[12], de sorte que, chose bizarre, les Autrichiens qui servaient sous ses ordres durent se conformer à la Convention, quoique leur propre gouvernement n’y eût point adhéré.

Quelque imparfaite qu’ait été l’expérience de cette campagne, elle n’en donna pas moins lieu à des observations importantes, d’où il résulta trois choses : d’abord que les dispositions essentielles de la Convention étaient exécutables en fait, ce qui a été contesté[13], mais surabondamment prouvés[14] ; — en second lieu que cette nouvelle législation était féconde en excellents résultats[15] ; — enfin qu’il était urgent de mettre la main à l’œuvre, soit pour améliorer ce traité, soit surtout pour l’interpréter dans quelques-unes de ses parties, qui laissaient certains points dans le vague.

Les gouvernements qui n’avaient pas pris part à la guerre ne se souciaient pas de reviser une œuvre qui datait de deux ans à peine, et qui leur paraissait sinon parfaite, du moins fort acceptable. Mais il n’en était pas de même des belligérants ; ils avaient constaté par la pratique certaines difficultés d’exécution, et ils étaient d’accord pour réclamer quelques changements.

Un élément nouveau intervint, qui fit pencher la balance. Les Comités de secours récemment institués, et dont la fondation avait été décidée à Genève en 1863, s’étaient rapidement multipliés. Prêts à seconder les armées au premier appel, ils avaient joué en 1866 un rôle important, surtout en Allemagne, où ils étaient fort nombreux. Ils avaient pu étudier de près les effets de la Convention, qui avait pour eux des conséquences très-directes, et, se préoccupant avant tout des intérêts de leur œuvre, sans s’inquiéter outre mesure du point de vue des gouvernements, ils attachèrent le grelot de la réforme. Ce fut à leur instigation et par leur initiative, mais non sans quelque opposition, que la question des changements fut mise à l’ordre du jour de la Conférence qui devait se réunir à Paris au mois d’août 1867. Des doutes furent émis, tout au moins quant à son opportunité. Bien des personnes trouvaient cette discussion intempestive, et craignaient qu’on n’amoindrît l’autorité de la Convention en en signalant les côtés faibles. Il était d’ailleurs peu probable, ajoutait-on, que les gouvernements consentissent à recommencer leur travail diplomatique sur ce point. Encore, si l’on y touchait, faudrait-il ne proposer que des additions, et non un remaniement complet, ou même se borner à émettre des vœux, comme on avait fait en 1863, laissant aux gouvernements le soin de les formuler s’ils jugeaient à propos d’y donner suite.

Ce ne fut cependant pas ce qui eut lieu, car on fut conduit par la force des choses à remanier le texte même. On reconnut, en l’étudiant de près, qu’outre les idées nouvelles à introduire sous forme d’articles précis ou de vœux généraux, il y avait lieu de proposer certaines améliorations, moins capitales, mais néanmoins désirables, qui ne pouvaient se traduire que par des changements de rédaction. On se décida, en conséquence à reviser le texte entier. Comme les sociétés n’avaient pas à faire un traité réel et définitif, mais seulement idéal et officieux, elles crurent devoir préciser leurs demandes sous la forme d’un essai de contrat aussi parfait que possible[16].

Ce travail se fit avec beaucoup de soin.

Dès le mois de mai, les délégués que l’Exposition universelle avait attirés en assez grand nombre à Paris, se constituèrent en commission pour préparer la conférence d’août.

Trois sections se partagèrent le travail, et l’une d’elles, la deuxième, eut pour sa part à élaborer le projet de réforme de la Convention[17]. Elle comptait dans son sein des hommes très-compétents, plusieurs entre autres qui avaient pris une part active au soulagement des blessés dans la guerre de 1866. Cette section consacra sept longues séances à l’étude des questions qui lui étaient soumises, et la rédaction de son rapport fut confiée à M. le docteur baron Mundy, de Vienne, l’un des partisans les plus zélés de la révision.

Les sociétés de secours allemandes tinrent de leur côté à Würzbourg, le 22 août, jour anniversaire de la Convention, une assemblée préparatoire, où furent examinées et discutées les modifications qui devaient être proposées à la Conférence de Paris[18].

La réunion générale et internationale s’ouvrit le 26 août, sous la présidence de M. le comte Sérurier ; deux jours y furent consacrés à la Convention. Le projet de la deuxième section préparatoire y fut assez notablement modifié, et il sortit des délibérations un texte[19] qui put être considéré à juste titre comme l’expression des vœux des Comités.

On se retrouvait donc dans une position analogue à celle qui avait suivi la Conférence de 1863, mais avec une difficulté de plus. Au lieu de l’incertitude qui planait alors sur les dispositions des souverains, incertitude qui n’avait pas tardé à faire place à une conviction des plus rassurantes, on pressentait cette fois plus de résistance, quoiqu’il ne s’agît que de simples changements, et par le seul fait que c’étaient des changements ; on pouvait les trouver prématurés ou dangereux, ou bien encore, s’ils n’altéraient pas sensiblement le texte primitif et l’économie de la Convention, penser qu’il ne valait pas la peine de se déranger pour si peu. En outre, et c’était là la grande difficulté, il ne s’agissait plus, comme la première fois, de trouver quelques gouvernements bien disposés pour donner l’exemple, mais il fallait, sous peine d’insuccès, rallier au texte nouveau tous les signataires de la Convention. La seule garantie, la seule chance de réussite, mais elle était grande, se trouvait dans la Compétence incontestable des hommes qui avaient préparé ce travail, puisque toutes leurs propositions étaient basées sur leurs récentes expériences personnelles.

Le Comité international se remit donc à l’œuvre, et crut ne pouvoir mieux faire que de suivre la marche qui lui avait si bien réussi une première fois.

Ses ouvertures au Conseil fédéral furent parfaitement accueillies. Elles se trouvaient d’ailleurs déjà recommandées auprès de ce corps par le gouvernement italien qui, sur les instances du docteur Palasciano[20], avait, dès le 15 août 1867, provoqué de sa part la convocation d’une nouvelle conférence diplomatique, en signalant à son attention quelques-uns des points qui figuraient également au nombre des vœux de la Conférence de Paris.

Le Conseil fédéral, tout en étant animé des meilleures dispositions, dut agir cependant avec la plus grande réserve, pour ne pas s’exposer à un échec. Il commença par s’assurer du consentement éventuel des principaux signataires de la Convention, et ces démarches préliminaires traînèrent naturellement en longueur. Elles aboutirent cependant à prouver qu’une entente était possible, et que, si l’on ne devait pas se flatter de tout obtenir, on pouvait néanmoins espérer d’obtenir quelque chose et de faire quelques pas en avant. Tous les États furent donc convoqués pour le 5 octobre 1868, et Genève fut de nouveau choisie pour lieu de rendez-vous.

Il semblerait qu’à ce moment la tâche du Comité fût achevée et qu’il n’eût plus rien à faire qu’à attendre. Mais il avait trop à cœur de réussir pour ne pas veiller jusqu’au bout au succès de l’œuvre. Il eut le pressentiment que de graves difficultés surgiraient encore, et il s’efforça de les aplanir. Il se demanda, en particulier, quel serait le programme des délibérations. Il n’y en avait pas d’autre, en réalité, que les vœux exprimés par la Conférence de Paris ; mais ces vœux, parfaitement simples et naturels de la part des Comités, il était aisé de comprendre qu’ils ne feraient pas l’affaire des gouvernements, puisqu’ils n’allaient à rien moins qu’à bouleverser une convention, à laquelle l’absence ou le refus d’un seul des intéressés empêcherait de porter la moindre atteinte.

Il fallait pourtant avoir quelque chose à proposer aux commissaires réunis. Le zèle de quelques gouvernements n’était pas tellement spontané qu’il fût superflu de faciliter leur tâche par tous les moyens possibles. Le Comité international, comprenant qu’il importait de leur fournir, pour leurs délibérations, un guide qui leur fît parcourir tout le champ des réformes proposées, sans cependant leur soumettre des formules trop précises qui auraient risqué de compromettre les principes eux-mêmes, s’arrêta à l’idée de publier une série de simples suggestions puisées dans les vœux de Paris. Il mit donc sous les yeux de la Conférence l’énoncé de quelques idées à examiner[21], pensant que l’on procéderait avec elles par voie d’exclusion, et que l’on ne conserverait pour la discussion que celles qui auraient quelque chance d’être acceptées. C’est ce qui eut lieu en effet.

Le point essentiel, celui qui avait été la cause déterminante de ce nouveau Congrès, pour la plupart de ceux qui l’avaient provoqué, c’était l’extension des principes de la Convention aux guerres maritimes. Tout le monde était d’accord là-dessus, et c’est aussi l’objet de la plupart des articles additionnels votés le 20 octobre 1868[22].

Cette idée s’était fait jour dès 1864. Le Comité international avait inséré à cette époque, dans le projet de traité qui servit de base aux discussions de la Conférence de Genève, un article ainsi conçu : « Des stipulations analogues à celles qui précèdent, relatives aux guerres maritimes, pourront faire l’objet d’une convention ultérieure entre les Puissances intéressées. » Mais cette disposition fut écartée alors comme étrangère à l’objet spécial de la réunion, et parce que les plénipotentiaires des diverses Puissances n’étaient pas autorisés à prendre un semblable engagement.

Ce fut par le même motif que l’on passa à l’ordre du jour sur une pétition présentée au même Congrès, et par laquelle M. Leroy-Méricourt, en lui soumettant un projet de convention maritime[23], l’invitait à entrer immédiatement en matière.

En 1866, le concours ouvert par le Comité de secours de Berlin nous fournit une occasion que nous ne laissâmes pas échapper d’appeler de nouveau l’attention sur cette lacune du droit des gens, en l’appuyant de quelques exemples qui prouvaient l’utilité qu’il y avait à la faire disparaître[24].

Puis survint la bataille de Lissa, dans laquelle un grand nombre de naufragés périrent faute de secours[25].

Dès lors, l’actualité de la question en fit sentir davantage l’importance. Quelques souveraines, en particulier, témoignèrent le désir qu’elle fût reprise[26], et, à leur instigation, elle figura dans les tractanda de la Conférence de Paris. Cette assemblée inscrivit au nombre de ses vœux la demande que la marine fût mise au bénéfice de la Convention, et ce fut ainsi que la Conférence de 1868 fut appelée à s’en occuper.

On a jugé sévèrement l’œuvre de 1868. Déjà, avant qu’elle fût accomplie, M. le docteur Mundy avait déclaré que la Convention ne serait qu’une « bulle de savon », si l’on ne faisait pas droit aux réclamations de la Conférence de Paris[27]. Plus tard, on a dit que les articles additionnels laissaient subsister dans la Convention des contradictions choquantes, et ne servaient qu’à la rendre encore plus illogique[28].

Nous sommes loin de partager cette manière de voir. Tout au contraire, plus nous avons étudié la Convention, plus nous nous sommes convaincu qu’elle était bien ordonnée et que ses divers articles s’enchaînaient logiquement. Ceux qui ne reculeront pas devant la lecture du commentaire ci-après partageront, nous l’espérons, la même impression. On comprendra, en particulier, que certaines considérations, dont les Comités, comme tels, n’étaient pas obligés de tenir compte, s’imposaient aux gouvernements à cause de la responsabilité dont ils sont chargés, et qu’il n’y a rien d’étrange à ce qu’un congrès de diplomates se soit montré plus réservé qu’une assemblée de philanthropes. Telle chose, excellente en principe, n’est pas toujours acceptable dans la pratique.

M. le docteur Mundy cherche à s’expliquer les imperfections de la Convention, par le fait que les personnes appelées à voter sur son contenu étaient en majorité incompétentes ; mais une étude statistique analogue à la sienne nous a conduit à des conclusions toutes contraires. Cette différence d’appréciation provient de ce que le tableau publié par M. Mundy[29] contient des erreurs évidentes[30] ; puis, de ce que nous pouvons faire entrer en ligne de compte la Conférence de 1868, et de ce que nous laissons de côté la Conférence de Würzbourg, qui n’a­vait pas un caractère suffisamment internatio­nal. D’autre part, nous classons parmi les personnes compétentes les médecins civils, dont la plupart ont vu de près les horreurs de la guerre, et dont l’opinion a certes autant de poids que celle de militaires qui n’ont jamais reçu le baptême du feu. Nous ferons observer enfin que, quels que soient les résultats donnés par le calcul, le blâme ne saurait porter sur les deux réunions les plus importantes, celles qui ont eu un caractère diplomatique, car on doit supposer que les gouvernements étaient bons juges de l’aptitude de leurs représentants officiels. Au surplus, nous donnerons, comme annexe à ce chapitre, la liste nominative de toutes les personnes qui ont concouru au tra­vail de la Convention de Genève, dans les cinq réunions internationales où elle a été discutée[31], savoir :

1° Genève 1863. Conférence libre.

2° Genève 1864. Conférence diplomatique.

3° Paris 1867. Conférence des Sociétés de secours.
xxxxxxxa) Section préparatoire.
xxxxxxxb) Assemblée générale.

4° Genève 1868. Conférence diplomatique.

Le dépouillement de ce tableau d’ensemble donne les résultats suivants :

xxxxxxxxxx Militaires et marins 18 personnes
Médecins et intendantsxxx 47 personnes
Autres professions 41 personnes
———personne
Total 106 personnes

De ces 106 personnes,

xxxxxxxxxxxxxxx 77 ont assisté à 1 conférence
18 ont a 2 conf
  5 ont a 3 conf
  5 ont a 4 conf
  1 ont a 5 conf

Les États signataires de la Convention n’é­tant pas tous présents à Genève en 1868, on décida de ne faire qu’un « projet d’articles ad­ditionnels, » lequel ne serait transformé en un acte diplomatique, que lorsqu’il aurait reçu l’assentiment unanime de tous les contractants. Cette formalité n’est point encore remplie, mais il n’y a aucun doute sur le résultat final, toutes les résolutions prises ayant été votées à l’unanimité des États représentés, par des délégués munis d’instructions spéciales et précises, et la plupart des absents s’étant engagés d’avance à accepter le texte auquel on s’arrêterait. Toutefois, des modifications pourraient encore être proposées, et il serait téméraire d’envisager dès à présent ce projet comme définitif.

La suite de notre travail nous appelle maintenant à étudier le contenu même de cette Convention dont nous venons de raconter l’histoire ; mais, avant d’en aborder l’examen, article par article, comme nous le ferons dans le chapitre suivant, disons quelques mots des effets généraux qu’on a le droit d’en attendre.

Pour quiconque a vu de près les horreurs de la guerre, pour qui sait comment elle se pratique, il sera facile d’apprécier la portée des innovations introduites, et de comprendre quelle différence les guerres futures présenteront avec les guerres passées, lorsque les ambulances et les hôpitaux seront respectés, de telle sorte qu’une armée en retraite pourra y abandonner sans crainte ses blessés ; lorsque les personnes attachées au service de ces établissements ne seront point faites prisonnières et auront la faculté de rester à leur poste tant que leur présence y sera nécessaire ; lorsque l’appât de faveurs offertes aux habitants les portera à recueillir et à assister chez eux les blessés ; lorsque, enfin, ces derniers seront soignés par celui qui les relèvera, sans distinction de nationalité, et renvoyés au plus tôt dans leurs foyers.

Des avantages analogues existeront dans les guerres maritimes, où le sauvetage des blessés et des naufragés pourra s’opérer à l’abri du drapeau international ; sauvetage d’autant plus urgent sur mer, que ceux qui tombent à l’eau n’en reviennent pas souvent, tandis que sur terre un blessé peut ne pas succomber toujours, malgré l’absence de secours immédiats.

On peut considérer la Convention de Genève, avec son caractère charitable et chevaleresque, comme l’expression du sentiment de notre époque et comme une véritable conquête de la civilisation. Plusieurs des mesures adoptées par la Convention se pratiquaient déjà, grâce à l’adoucissement des mœurs. Il y avait des usages ; mais c’est quelque chose de les avoir fixés, reconnus et codifiés[32] ; c’est quelque chose aussi que de les avoir complétés par des dispositions humanitaires qui auront certainement pour résultat, selon le vœu des gouvernements eux-mêmes, « d’adoucir les maux inséparables de la guerre, de supprimer des rigueurs inutiles et d’améliorer le sort des militaires blessés[33]. » Ce traité « était hau­tement réclamé par l’humanité[34]» ; l’empres­sement de toute l’Europe civilisée à le signer l’a bien prouvé. « La Convention de Genève, a-t-on dit, est un progrès dans le développement du droit de la guerre sur terre, qui doit être prisé aussi haut, plus haut peut-être en­core, au point de vue humanitaire, que la Déclaration de Paris du 16 avril 1856 sur le droit de la guerre maritime[35]. » — « Elle tiendra un jour une plus grande place dans l’histoire que les traités d’Utrecht, de Westphalie ou de Ryswick[36]. » — « Elle doit être saluée comme un de ces événements importants, de ces rares progrès que l’on ne constate que d’époque en époque dans l’histoire du genre humain. Elle est plus qu’une belle pensée, elle est un grand acte[37]. »


  1. Voy. pièces justificatives, B.
  2. 1864, 6.
  3. Voy. pièces justificatives, D.
  4. Allg. Zeitung, 4 nov. 1868.
  5. Michaëlis, dans l’Allg. milit. ärzt. Zeitung.
  6. Lecomte, Nouvelliste Vaudois.
  7. Michaëlis, dans le Kamerad.
  8. Kriegsrecht des neunzehnten Jahrhunderts.
  9. Voy. pièces justificatives, C.
  10. Naundorff : Unter dem Rothen Kreutz, 483.
  11. Lœffler : Das preussiche Militær-Sanitætswesen.
  12. Voy. chap. iii.
  13. Michaëlis, Allg. mil. ärzt. Zeitung.
  14. Von Corval, Die Genfer Konvention und die Möglichkeit ihrer Durchführung.
  15. Rechenschafts-Bericht des Vorstandes des Hülfsvereins im Grossh. Hessen ; Darmstadt, 1867, p. 51.
  16. Voy. pièces justificatives, G.
  17. Voy. pièces justificatives, E.
  18. Voy. pièces justificatives, F.
  19. Voy. pièces justificatives, G.
  20. Palasciano, Archivio di memorie ed osservazioni di chirurgia pratica, t. III.
  21. Voy. pièces justificatives, H.
  22. Voy. pièces justificatives, I.
  23. Confér. de Genève, 1864, 28.
  24. Moynier et Appia, la Guerre et la Charité, 361.
  25. Palasciano, Archivio… etc.
  26. Confér. de Genève, 1868, 31.
  27. Allg. milit. ärzt. Zeitung, 29 mars 1868.
  28. Allg. Zeitung, 4 nov. 1868.
  29. Allg. milit. ärzt. Zeit., 29 mars 1868.
  30. Ainsi le nombre des membres présents à la Conférence de 1863 était de 36 et non de 32 ; à la Conférence de 1864, de 26 et non de 20 ; etc.
  31. Voy. pièces justificatives, A.
  32. Das Kriegsrecht des nemzehnten Jahrhmderts, 4.
  33. La Convention est d’ailleurs perfectible. Déjà la Con­férence des sociétés de secours, tenue à Berlin, en 1869, a songé à la faire compléter, et a formulé, entre autres propositions, la demande d’un article nouveau ainsi conçu :
    xxxx« En cas de guerre, les Puissances non belligérantes seront invitées à mettre à la disposition des parties enga­gées, pour soigner les blessés dans les hôpitaux, les méde­cins de leurs armées, dont elles peuvent se passer sans que le service ordinaire en souffre.
    xxxxCes médecins délégués seront placés sous les ordres des médecins en chef de l’armée belligérante, à laquelle ils seront attachés. »
  34. Protoc. de la Confér. de Genève, 1864, 3.
  35. Der Genfer Congress. und seine Ergebnisse. Darmstadt, 1865.
  36. Frédéric Passy, Journal des Économistes, XLV, 213.
  37. Naundorff, ouvrage cité, 496.