Étude sur la convention de Genève pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868)/01/01

II.  ►


I


Lorsque, dans l’ordre moral et intellectuel, un progrès se réalise, on peut être certain qu’il a de profondes racines dans le passé. Depuis le jour où une idée jaillit pour la première fois dans le cerveau d’un mortel, fût-elle la plus simple, la plus juste, la plus utile du monde, elle doit passer nécessairement par une longue période d’incubation, en attendant le jour où les circonstances lui permettront d’éclore ; ainsi elle aura déjà une histoire lorsqu’elle parviendra à sa maturité et sera jeune et vieille tout ensemble ; elle ne s’imposera aux masses qu’après s’être fait de longue date des partisans isolés, qui auront pu s’ignorer les uns les au- tres, mais qui auront travaillé chacun pour leur part à la propager.

Aujourd’hui que le principe de la neutralité appliquée aux blessés et au service de santé militaire a été consacré par un acte diplomatique, on comprend l’intérêt historique qui s’attache aux premières manifestations de cette idée humanitaire. Il nous a paru qu’elle ne devait pas avoir échappé à la loi commune, et que les auteurs de la convention de 1864 devaient avoir eu des précurseurs. Ce pressentiment ne nous a pas trompé, et nous avons dû remonter d’environ cent vingt années dans le passé, pour retrouver les véritables origines de ce mouvement des esprits qui a abouti au traité de Genève. C’est faire acte de justice que de les rappeler ici par manière d’introduction à l’histoire proprement dite de la Convention.

Le précédent le plus ancien, à nous connu, remonte à l’année 1743 où « dans la guerre de la succession d’Autriche, un traité fut conclu à Aschaffenbourg, peu de temps avant que le sort de la campagne eût été décidé dans les plaines de Dettingen (27 juin 1743), dans le but de protéger les blessés et les hôpitaux. Ce traité fut conclu entre l’armée austro-hanovrienne, appelée alors armée Pragmatique, sous le commandement du roi Georges II, représenté par le général en chef, comte de Stair, et l’armée française qui, sous les ordres du maréchal de Noailles, venait d’envahir le Palatinat[1]. » — C’est à ces généraux, dit Gama, « qu’en reviennent l’honneur et la priorité[2]. » = — « Le comte de Stair, touché de l’espèce de barbarie qu’offraient les transports ou évacuations d’un hôpital sur un autre, pendant que l’armée anglaise qu’il commandait était campée à Aschaffenbourg, fit proposer au duc de Noailles, général français, dont l’humanité lui était connue, de respecter et de protéger réciproquement les hôpitaux. L’accord fut fait, et le duc de Noailles profita de la première occasion, pour montrer combien il avait à cœur de l’observer religieusement. L’hôpital anglais était à Teckenheim, village situé sur le Mein ; le général français, envoyant des troupes dans un village voisin de celui-ci, sur la rive opposée, et craignant de mettre l’alarme parmi les malades qui l’occupaient, eut soin de les rassurer en leur faisant savoir qu’ayant appris que l’hôpital était dans ce village, il avait donné les ordres les plus exprès pour qu’ils ne fussent pas inquiétés par ses troupes[3]. »

Un traité, fait à l’Écluse, en Flandre, le 6 février 1759, entre le marquis du Barrail, maréchal commandant la province de Flandre, au nom du roi de France, et Henry Seymour Conway, major général, au nom du roi de la Grande-Bretagne, contient les articles suivants relatifs aux malades, aux blessés et à ceux qui leur donnent des soins :

« Art. 22. Le prévôt général, ses lieutenants et autres officiers et gardes de la connétablie ; l’auditeur général, son lieutenant, le stabs-auditeur et autres ; les directeurs, secrétaires et chancellistes des chancelleries de guerre, secrétaires des généraux et intendants, des trésoriers, du commissariat général et autres secrétaires ; les aumôniers, ministres, maîtres des postes, leurs commis, courtiers et postillons, médecins, chirurgiens, apothicaires, directeurs et autres officiers servant dans les hôpitaux ou armées, les écuyers, maîtres-d’hôtel, valets de chambre et tous autres domestiques, ne seront point sujets à être faits prisonniers de guerre, et seront renvoyés le plus tôt possible…

« Art. 26. Qu’on prendra soin des blessés de part et d’autre ; qu’on paiera les médicaments et leur nourriture ; que les frais seront restitués de part et d’autre ; qu’il sera permis de leur envoyer des chirurgiens et leurs domestiques avec des passe-ports des généraux ; qu’au surplus, ceux qui auront été faits prisonniers, aussi bien que ceux qui ne le seraient pas, seront renvoyés sous la sauvegarde des généraux, avec liberté d’être transportés par eau ou par terre, suivant la plus grande commodité et convenance des lieux où l’on sera, et par le plus court chemin, à condition, toutefois, que ceux qui ont été faits prisonniers ne serviront pas qu’ils ne soient échangés ou rançonnés.

« Art. 27. Que les malades de part et d’autre ne seront point faits prisonniers, qu’ils pourront rester en sûreté dans les hôpitaux, où il sera libre à chacune des parties belligérantes et auxiliaires de leur laisser une garde, laquelle, ainsi que les malades, seront renvoyés sous des passe-ports respectifs des généraux, par le plus court chemin, et sans pouvoir être troublés ni arrêtés.

« Il en sera de même des commissaires des guerres, aumôniers, médecins, chirurgiens, apothicaires, garçons infirmiers, servants ou autres personnes propres au service des malades, lesquels ne pourront être faits prisonniers et seront pareillement renvoyés. »

Sept mois après, le 1er septembre 1759, un cartel, dont les articles 23, 27 et 28 sont conformes à ceux reproduits ci-dessus, était signé à Brandebourg, entre le marquis de Rougé, maréchal de camp des armées du roi de France, et le baron de Buddenbrock, général-major du roi de Prusse. Ce traité fut ratifié le même jour par Frédéric, et le 19 septembre par Louis XV[4].

Lorsque les luttes qui donnèrent lieu à ces conventions temporaires furent passées, tout cela tomba dans l’oubli, tellement que, fort peu d’années après, M. de Chamousset, qui avait été intendant général des hôpitaux sédentaires des armées du roi de France, proposa quelque chose d’analogue, sans faire aucune mention d’essais dont on a peine à comprendre qu’il n’eût pas entendu parler. Dans un mémoire sur les hôpitaux militaires, qui parut vers 1764, il s’exprime comme suit :

« Je crois devoir à l’humanité, en général, une réflexion sur le respect que les nations devraient accorder à ces asiles sacrés, où le vertueux défenseur de la patrie va chercher la guérison d’une blessure dont la cause est si noble. Il est des pays où les criminels trouvent une retraite assurée dans les temples : les plus cruels ennemis se secourent lorsqu’ils sont blessés. La politique assure la liberté à ces troupes qui sont destinées à maintenir la police et le bon ordre dans les armées, et des blessés sont obligés de fuir un ennemi qui ne devrait plus voir en eux que des hommes frères, puisqu’ils sont hors de défense !… On ne devrait donc pas regarder les hôpitaux comme des conquêtes et les malades qu’ils renferment comme des prisonniers. À combien de milliers de malades ou de blessés, la crainte de tomber sous la puissance de l’ennemi n’a-t-elle pas coûté la vie ! Les évacuations font périr un nombre infini de malheureux, qu’on aurait sauvés s’ils fussent restés dans le lieu où ils avaient été déposés d’abord. Comment est-il possible que des nations policées ne soient pas encore convenues de regarder les hôpitaux comme les temples de l’humanité, qui doivent être respectés et protégés par le vainqueur ? La voix d’une politique inquiète devrait-elle l’emporter sur le cri de la sensibilité qui réclame des droits si sacrés ? Dans un siècle où l’on a tant gagné du côté de l’esprit et des lumières, ne devrait-on pas prouver qu’on n’a rien perdu du côté du cœur et des sentiments, et le moment ne serait-il pas venu d’établir parmi les nations une convention réclamée par l’humanité[5] ? » — Le souhait de M. de Chamousset ne fut pas exaucé, et ceux qui partageaient ses sentiments durent s’armer de patience pour attendre des temps meilleurs.

Pourtant Peyrilhe, qui connaissait le traité de 1743, écrivait encore en 1780 : « Aujourd’hui, les souverains ne devraient-ils pas convenir entre eux, par une loi non moins sacrée que celle de prendre soin des malades ennemis faits prisonniers, que les hôpitaux militaires seront, de part et d’autre, des asiles inviolables pour les malades et pour ceux qui les servent ; qu’ils seront regardés comme des sanctuaires dont il n’est pas permis d’approcher les armes à la main ; enfin, que ceux qui les habitent ne seront pas réputés prisonniers, et n’entreront point dans la balance des échanges[6] ? »

On put croire un moment que les guerres de la République française allaient fournir enfin l’occasion d’un arrangement propre à diminuer les misères qu’elles engendraient sur une vaste échelle, et par lequel les belligérants s’engageraient à s’abstenir réciproquement de rigueurs inutiles. L’illustre Percy qui, voyant les choses de près, en comprenait l’opportunité, partagea cet espoir, et rédigea, en 1800, le projet de convention qu’on va lire. Il le fit approuver par son chef, le général Moreau ; celui-ci à son tour l’envoya à son adversaire le général Kray. Il était ainsi conçu :

« Le général Kray, commandant l’armée autrichienne, et le général Moreau, commandant l’armée française, désirant diminuer autant que possible les malheurs de la guerre et adoucir le sort des militaires blessés dans les combats, sont convenus des articles suivants :

« Art. 1er. Les hôpitaux militaires seront considérés comme autant d’asiles inviolables, où la valeur malheureuse sera respectée, secourue, et toujours libre, quelle que soit l’armée à laquelle ces hôpitaux appartiennent et sur quel que terrain qu’ils soient établis.

« Art. 2. La présence de ces hôpitaux sera indiquée par des écriteaux placés sur les chemins aboutissants, afin que les troupes n’en approchent point, et qu’en passant elles observent le silence et fassent cesser le bruit des tambours et instruments.

« Art. 3. Chaque armée restera chargée de l’entretien de ses hôpitaux, après avoir perdu le pays où ils existent, comme si ce pays était encore en son pouvoir. Les effets continueront à leur appartenir ; les dépenses seront à son compte ; rien ne sera changé au régime de ces établissements, et la consigne donnée à la sauvegarde sera concertée entre les chefs du service et le commandant du poste étranger.

« Art. 4. Les armées favoriseront réciproquement le service des hôpitaux militaires situés dans les pays qu’elles viendront occuper. Elles feront fournir par les habitants, ou fourniront elles-mêmes, tous les objets nécessaires aux blessés et hospitaliers, sauf à s’en faire rembourser le montant, ou même à retenir des otages ou des effets, jusqu’à ce que le payement des avances soit effectué.

« Art. 5. Les militaires guéris de leurs blessures seront renvoyés à leurs armées respectives avec une escorte, qui leur fera fournir en chemin des vivres et des voitures, et les accompagnera jusqu’aux avant-postes de l’armée où ils se rendront. Il sera de même accordé une escorte pour protéger, lors de l’évacuation complète de l’hôpital, les convois de voitures sur lesquelles on aura chargé les effets, si ceux-ci n’ont point été retenus pour garantir l’acquittement des dépenses faites pour ledit hôpital.

« La présente convention, seulement applicable aux militaires blessés, sera publiée à l’ordre des deux armées, et lue dans chaque corps deux fois par mois. L’exécution de ses articles est recommandée à la loyauté et à l’humanité de tous les braves, et chaque armée promet de faire punir exemplairement quiconque y contreviendrait. »

« Cette belle et noble pensée de mettre sous la sauvegarde de l’honneur et de la loyauté les honorables victimes de la guerre, ne fut que le rêve d’un bon cœur. La convention ne fut point acceptée, et l’humanité désolée n’eut depuis que trop d’occasions de gémir d’avoir perdu sa cause[7]. »

Cependant quelques tentatives isolées se firent en Espagne pendant les guerres de Napoléon Ier. Ainsi, les généraux opérant en Catalogne conclurent une convention en vertu de laquelle chacune des deux armées pouvait laisser sous la protection des autorités locales ses malades et ses blessés ; ceux-ci restant libres de rejoindre leur corps après guérison. Le maréchal Suchet consigne dans ses Mémoires le souvenir d’une visite qu’il fit à Valls où se trouvaient un grand nombre de blessés français et italiens, et où il put s’assurer de la fidélité avec laquelle la convention était observée de la part des Espagnols[8].

On peut citer encore la capitulation de Girone (10 déc. 1809) dont un des articles additionnels porte que « les employés de l’administration de la guerre sont déclarés libres comme non-combattants, et peuvent demander un passe-port pour se retirer où il leur plaira avec leurs bagages. Sont compris dans cette catégorie les intendants, les commissaires des guerres, les employés aux hôpitaux et aux subsistances, ainsi que les médecins et les chirurgiens de l’armée[9]. » Ici se termine la première période de l’histoire de la neutralité, période qui embrasse les précurseurs lointains de l’œuvre accomplie en 1864.

Un long intervalle la sépare de la seconde, dans laquelle, par une coïncidence frappante, les tentatives se succèdent coup sur coup. — La guerre d’Orient, de 1853 à 1856, et celle de Lombardie en 1859, furent apparemment la cause de cette recrudescence d’intérêt en faveur des blessés, dont le triste sort avait fortement préoccupé l’attention publique.

Après un demi-siècle d’oubli, l’idée de la neutralité trouva trois apologistes qui la prônèrent presque simultanément, à l’insu les uns des autres et dans trois pays différents, à Naples, à Paris et à Genève. Il n’est pas sans intérêt de constater la conformité de vues des trois écrivains qui la proposèrent alors, et, de peur de les dénaturer, nous les reproduirons dans les termes mêmes dont ils se sont servis.

Le premier en date, le docteur Palasciano, dans un discours prononcé, le 28 avril 1861, devant l’Académie Pontaniana, à Naples, attira l’attention de ce corps sur l’imperfection des soins donnés aux blessés. Ayant reconnu la nécessité de l’immobilité, de l’air pur et de plus grands secours pour améliorer leur sort, il disait : « Afin de diminuer le nombre des cas de mort parmi les amputés, autant que pour soustraire à l’amputation beaucoup de membres fracassés, il serait indispensable que les gouvernements vinssent en aide à la science médicale, laquelle seule ne peut exempter de transporter les blessés et ne peut leur fournir le personnel et les moyens nécessaires pour qu’ils soient traités dans l’endroit même du combat. Il faudrait que les puissances belligérantes, dans la déclaration de guerre, reconnussent réciproquement le principe de la neutralité des combattants blessés ou gravement malades, pendant tout le temps du traitement, et qu’elles adoptassent chacune pour soi l’augmentation illimitée du personnel sanitaire, pendant toute la durée de la guerre[10]. » Dans un discours subséquent, le docteur Palasciano compléta sa pensée, en indiquant comment il concevait la mise en pratique du principe de la neutralité des blessés. « Il aurait suffi 1° que les armées belligérantes fussent obligées de se restituer réciproquement tous les prisonniers blessés, immédiatement après chaque combat ; 2° de faire soigner sur l’endroit même du combat, par le personnel sanitaire respectif, tous les blessés qui n’auraient pas pu être rendus à cause de la gravité de leurs lésions ; 3° le personnel sanitaire suffisant pour soigner les hommes laissés en traitement sur le territoire ennemi, devrait y passer avec escorte et sauf-conduit, y rester le temps nécessaire, et être ensuite reconduit, en un moment de trêve, aux avant-postes ou à la frontière ennemie ; 4° les vivres, le logement et les médicaments seraient fournis sur le territoire ennemi par le commissariat local, contre billets des médecins autorisés, et payés après la guerre ; 5° dans le siége des places, outre la restitution réciproque des blessés, il pourrait être permis aux assiégés de faire sortir leurs propres malades, toutes les fois qu’un État neutre voudrait les recevoir ou lorsque la générosité des assiégeants leur offrirait un asile[11]. »

Le docteur Palasciano a continué dès lors à faire une active propagande en faveur de ses idées, notamment dans un journal périodique qu’il publie depuis l’année 1866, sous le titre de : Archivio di memorie ed osservazioni di chirurgia pratica.

Marchant, sans le savoir, sur les traces du docteur Palasciano, M. Henri Arrault, fournisseur de l’armée française, désireux aussi de voir améliorer le sort des blessés, publia le 10 juin 1861, une brochure où se trouve le passage suivant :

« On trouve toujours d’utiles enseignements dans les œuvres d’un homme de génie, avais-je l’honneur d’écrire à M. le baron Larrey. La lecture des Mémoires et campagnes de votre illustre père m’a inspiré les pensées suivantes, que je vais avoir l’honneur, Monsieur, de vous soumettre.

« L’homme qui, dans un guet-apens vient de prendre la vie de son semblable, se place en dehors du droit commun, en dehors de l’humanité.

« C’est pour qu’un pareil forfait ne reste pas impuni, que les chefs d’États ont fait des lois d’extradition.

« Eh bien ! pourquoi, dans un autre ordre d’idées et dans un but d’humanité, ces chefs d’États ne diraient-ils pas ceci :

« Du moment où l’arme tombe de ses mains, le soldat blessé n’a plus d’ennemi : il a droit aux égards de tous et il devient un objet de secourable pitié.

« Comme, dans tous les temps et chez tous les peuples, les chirurgiens militaires n’ont jamais fait de distinction entre les blessés d’un champ de bataille, comme vainqueurs et vaincus ont toujours des droits égaux à leur humanité, et que, par ce noble dévouement à leurs semblables, ils commandent à tous l’admiration et le respect…

« Déclarons qu’à l’avenir :

« 1° Seront regardées comme inviolables les personnes des chirurgiens militaires ;

« 2° Ne seront plus regardés comme prises de guerre les fourgons d’ambulances, les ambulances légères et tous les objets qu’ils renferment, car ce bien est celui de tous les blessés ;

« 3° Sera regardé comme inviolable et sacré l’endroit d’un champ de bataille choisi par les chirurgiens pour le pansement des blessés ; on y plantera des drapeaux noirs, comme ceux qu’on place sur les hôpitaux d’une ville assiégée, et qui diront à tous que cet asile des nobles souffrances doit être respecté ;

« 4° Lorsque les chirurgiens d’une armée en retraite auront remis leurs blessés entre les mains des chirurgiens de l’armée victorieuse, ils seront protégés et reconduits dans les rangs de leurs nationaux, avec le respect et la considération que méritent des hommes qui consacrent et exposent leur vie pour sauver celle de leurs semblables ;

« 5° Les soldats infirmiers seront également respectés, et ils suivront leurs chefs ;

« Comme signes distinctifs de leur mission humanitaire, les chirurgiens porteront une écharpe blanche ou tout autre signe visible qui puisse les faire immédiatement reconnaître ; etc… »

« J’ignore si de pareils traités internationaux seraient facilement réalisables ; mais s’ils existaient, je crois qu’ils seraient un éclatant hommage rendu à la civilisation, à l’humanité. Je crois que les souverains s’honoreraient en les signant.

« Reconnaître officiellement la solidarité morale qui existe, au point de vue de l’humanité, entre les chirurgiens militaires de toutes les nations ;

« Placer les chirurgiens en dehors de la sphère où s’agitent les intérêts et les passions de la politique ;

« Détruire les causes qui peuvent les empêcher d’accomplir leur sainte mission et qui les ont forcés quelquefois à abandonner leurs blessés !

« C’est là, monsieur, une entreprise qui mérite d’être tentée ! C’est une tâche qui vous appartient !

« Avec le crédit mérité dont vous jouissez près d’un puissant prince, et avec le nom que vous portez, entreprendre, c’est réussir !…

« Tout en approuvant mon idée, quelques personnes m’ont fait observer qu’elle était reconnue et acceptée par toutes les nations civilisées, et que les chirurgiens militaires n’étaient plus aujourd’hui considérés comme prisonniers de guerre.

« C’est beaucoup sans doute, et cela fait honneur à la civilisation de notre époque ; mais ce n’est pas assez ; et il est, je crois, plus sage d’enchaîner la volonté des hommes par un droit écrit, que de se fier à leur générosité qui est mobile et capricieuse comme leurs passions.

« Un contrat synallagmatique entre les souverains, serait plus fort et plus rassurant qu’un usage, et donnerait à l’institution que je propose une auguste sanction, qu’elle ne saurait avoir sans cela.

« Que de choses surgiraient de cette institution ainsi placée sous la protection officielle des chefs des peuples !…

« Le chirurgien deviendrait, sur le champ de bataille, l’objet d’un respect égal à celui dont le prêtre est entouré dans le temple, et il puiserait dans ce respect de tous, le calme, le sang-froid et la force nécessaires, sans lesquels il ne pourra jamais qu’incomplètement remplir sa mission.

« Le soldat verrait ses souffrances amoindries ;

« Sa vie mieux protégée ;

« Son moral raffermi !

« Ce serait en vérité un bien splendide spectacle que cette réunion de deux corps de chirurgiens militaires échangeant entre eux ces paroles sur un champ de bataille :

« Nous vous remettons nos blessés qui sont vos frères, comme vos blessés sont les nôtres. »

« Ce serait la plus magnifique application de ces paroles du Christ : « Aimez-vous, secourez-vous les uns les autres ! »

« Si je me laisse bercer par des illusions, si je fais un rêve, je demande qu’on ne me réveille pas[12]. »

Enfin, M. Henry Dunant, de Genève, dans un ouvrage intitulé : Un Souvenir de Solférino, qui parut en 1862, se préoccupa du même sujet ; mais sa pensée dominante était l’adjonction de secoureurs volontaires au service de santé officiel, pour suppléer à l’insuffisance de son personnel, et il proposa la neutralité comme un moyen de faciliter la réalisation de ce projet, attendu que le zèle charitable de plusieurs pourrait bien être refroidi par l’absence d’une protection légale. Le mot même de neutralité ou de neutralisation ne se trouve pas dans l’ouvrage dont nous parlons, mais il y est fait une allusion fort transparente dans le passage suivant :

« Dans des occasions extraordinaires, comme celles qui réunissent, par exemple, à Cologne, ou à Châlons, des princes de l’art militaire de nationalités différentes, ne serait-il pas à souhaiter qu’ils profitassent de cette espèce de congrès, pour formuler quelque principe international, conventionnel et sacré, lequel, une fois agréé et ratifié, servirait de base à des sociétés internationales et permanentes de secours pour les blessés, dans les divers pays de l’Europe ? Il est d’autant plus important de se mettre d’accord et de prendre d’avance des mesures, que, lors d’un commencement d’hostilités, les belligérants sont déjà mal disposés les uns envers les autres, et ne traitent plus les questions qu’au point de vue de l’intérêt exclusif de leurs ressortissants. »

  1. La Charité internationale sur les champs de bataille, 6° édition, 95.
  2. Gama, Esquisse historique du service de santé mililaire, 273.
  3. Peyrilhe, Histoire de la chirurgie, II, 404.
  4. Revue scientifique et administrative des médecins des armées de terre et de mer, t. VI, 1861. — Gama, ouvrage cité, 273.
  5. Œuvres complètes de M. de Chamousset, II, 15.
  6. Peyrilhe, ouvrage cité, II, 404.
  7. Laurent, Histoire de Percy, 197.
  8. Landa, El derecho de la guerra, 128.
  9. Ibid., 120.
  10. Palasciano, La neutralita dei feriti in tempo di guerra. Discorso letto… addi 28 aprili 1861, p. 8.
  11. Palasciano, La neutralita dei feriti in tempo di guerra. Discorso letto… addi 29 dicembre 1861, p. 15.
  12. H. Arrault, Notice sur le perfectionnement du matériel des ambulances volantes, 28 à 31.