Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 8/3.8

Chez l’auteur (Tome 8p. 353-388).

chapitre viii.

Le général Jean-Pierre Boyer est élu Président d’Haïti : particularités relatives à cette élection. — Il prête son serment par-devant le Sénat, et publie une proclamation au peuple et à l’armée. — Il ordonne l’élargissement de certains détenus et une revue de solde à l’armée entière. — Il ouvre la session législative. — Ordre du jour sur l’inspection des armes des troupes. — Missions envoyées à la Jamaïque et à Santo-Domingo. — Loi portant reconnaissance des services rendus à la patrie par Alexandre Pétion. — Lois sur divers autres objets. — La Chambre des représentais décharge le Secrétaire d’État de la gestion des finances, de 1811 à 1817. — Christophe vient à Saint-Marc et envoie des députés au Port-au-Prince. — Capture d’un navire de traite ayant à son bord 171 Africains qui sont libérés et deviennent Haïtiens. — Félix Darfour arrive au Port-au-Prince : il est accueilli généreusement par le président qui lui permet de publier un journal. — Boyer va visiter les lignes de Trianon et l’arrondissement de Jacmel. — La foudre fait sauter la salle d’artifice de la citadelle Henry. — Formation d’une commission pour préparer le Code civil haïtien. — Tournée du président dans le département du Sud : il y prend la résolution de mettre fin à l’insurrection de la Grande-Anse. — Affreux matricide commis au Port-au-Prince. — Introduction du culte Westléyen à Haïti. — Services funèbres particuliers en mémoire de Pétion.


Si la mort de Pétion fut un grand malheur pour la République, néanmoins la stabilité que son génie politique lui avait procurée, permettait d’espérer quelle sortirait de cette crise avec honneur pour une forme de gouvernement si souvent sujette à des troubles en pareils cas. Cet espoir fut justifié, en effet, par le patriotisme de tous les citoyens.

C’était au Sénat que revenait la haute mission de choisir celui qui lui paraîtrait le plus propre à succéder au défunt. De ses quatorze membres, il y en avait onze présens à la capitale[1]. Le sénateur Larose était d’abord président du comité permanent, et il devint celui du Sénat qui se réunit dès qu’on reconnut que la maladie de Pétion s’aggravait.

Ses collègues et lui, ayant appris que le général Boyer avait invité les généraux Lys, Borgella et Francisque à venir promptement au Port-au-Prince, — peut-être après avoir pris l’avis des sénateurs et des grands fonctionnaires, — ils convinrent entre eux, après le trépas de Pétion, d’attendre l’arrivée de ces généraux pour procéder à l’élection présidentielle. Larose fut celui qui fit prendre cette résolution, parce qu’il est certain qu’il désirait voir nommer le général Borgella en remplacement de Pétion, et qu’il n’avait pas une grande estime pour le général Boyer.

Mais le 30 mars, dans la soirée, aucun des généraux appelés n’était encore rendu à la capitale. Le fait est, que les lettres du général Boyer, expédiées le 27, à 11 heures et demie de la nuit, ne parvinrent à Lys et à Borgella, que le 30 au soir, sans doute par le retard que mirent les dragons porteurs de ces dépêches ; et ils ne se mirent en route que le 31 au matin, l’un du Petit-Trou, l’autre de Cavaillon.

Pétion n’ayant pas usé de la faculté que la constitution lui donnait, de désigner son successeur par une lettre autographe, quoique ce fût au Sénat à l’élire, il était tout naturel que l’opinion des citoyens et de l’armée surtout, se formât en faveur de celui qu’ils auraient désiré voir appelé à la présidence. À cause des traditions du pays et de la guerre civile subsistante, c’était nécessairement parmi les généraux qu’il devait être pris : de là l’influence que l’opinion des militaires devait aussi exercer sur ce choix. Or, il est certain que deux corps de la garde du gouvernement, — le régiment d’infanterie et les chasseurs à cheval, — partageaient en majorité l’opinion de leurs colonels Eveillard et Quayer Larivière en faveur du général Borgella, tandis que le régiment des grenadiers à cheval commandé par le colonel Carrié, suivait son opinion favorable au général Boyer. Parmi les autres troupes de la garnison du Port-au-Prince, on a cité le 10e régiment comme partageant aussi cette pensée, et d’autres comme indécises. Nous rapportons ici ce qui fut dit à cette époque.

Il y avait trop de chances favorables à Boyer, de parvenir au pouvoir, pour qu’il n’usât pas en cette circonstance de l’influence de sa position, afin d’obtenir la première magistrature de l’État, que sans nul doute il avait toujours ambitionnée, en cas seulement de la mort naturelle de Pétion. Il ne faut pas plus en accuser son ambition que celle de quiconque se fût trouvé à sa place : ce sentiment, ce désir est trop vivace dans le cœur humain, pour qu’il encourre le moindre reproche. Depuis longtemps, il était l’ami intime de Pétion, il connaissait toutes ses pensées, toutes ses vues politiques. Tandis que d’autres capacités avaient fait opposition à son gouvernement, il était resté fidèle au président et avait obtenu sa confiance, le commandement de sa garde et celui de l’arrondissement du Port-au-Prince qui en faisaient pour ainsi dire son lieutenant dans la République ; ce qui était visible à tous les yeux[2]. Avec tous ces avantages, Boyer possédait des lumières et des qualités essentielles à tout chef de gouvernement : rien ne s’opposait donc à ce qu’il se crût tout le mérite nécessaire pour le devenir.

On a dit à cette époque, que sachant les opinions qui lui étaient contraires, tant parmi les troupes que parmi les citoyens et même des sénateurs, Boyer gagna celles de Panayoty, de Bayard, etc., et surtout du général Gédéon, pour obtenir son élection à la présidence, après leur avoir représenté l’extrême danger qu’il y aurait pour la République, de retarder la nomination du successeur de Pétion.

Certainement, en présence de la guerre civile et du partage d’opinions dont il s’agit, il était urgent que cette nomination se fît le plus tôt possible. Dans une République dominée par le régime militaire, on doit toujours agir ainsi.

Dans la soirée du 30 mars, les sénateurs Panayoty, Bayard et d’autres de leurs collègues, requirent donc leur président Larose de convoquer le Sénat à bref délai, pour procéder à l’élection du Président d’Haïti. En vain Larose leur fit observer qu’ils avaient consenti à ajourner cette élection, et que les restes de Pétion, encore exposés sur le lit de parade, semblaient protéger la République, puisqu’aucun trouble ne se manifestait nulle part : il dut céder à leur désir ; mais il prit la résolution de se démettre de sa fonction de président du Sénat. Arrivé au palais de ce corps, il y persista d’autant plus, que le général Gédéon, devançant toute délibération, déclara énergiquement : « que le général Boyer seul pouvait être le successeur de Pétion, et que si le Sénat ne le nommait pas, il se mettrait à la tête des troupes pour le proclamer. »

Cette épée de Brennus, jetée ainsi dans la balance des destinées d’Haïti, décida de la question. Néanmoins, à l’honneur du courage civil, Larose contraignit ses collègues à reformer le bureau du Sénat. Panayoty fut élu président, et Lamothe, secrétaire. À l’unanimité des onze scrutins sortis de l’urne, le général Boyer fut élu Président d’Haïti  : à 10 heures, les canons placés devant le palais du Sénat annoncèrent cette élection.

Si le respectable sénateur Larose vit son opinion personnelle contrariée, il fit néanmoins une œuvre de bon citoyen, de judicieux sénateur, en se ralliant à l’opinion de ses collègues, moins par la crainte que lui inspiraient les paroles de Gédéon, — car il montra toujours une grande fermeté d’àme en toutes circonstances, — que pour consolider la stabilité de la République par son vote. Il était important, en effet, que le scrutin présentât cette unanimité de la part du Sénat, pour interdire toute velléité d’opposition au nouveau chef de l’État, parmi les militaires et les citoyens qui avaient désiré un autre choix.

Quant au général Borgella, qui était peut-être l’unique candidat que ceux-là avaient en vue, il n’ambitionnait pas la présidence ; car, outre qu’il eût conçu des craintes sur la maladie de Pétion et qu’il eût persisté à retourner sur son habitation, malgré l’invitation de rester au Port-au-Prince que lui fit l’illustre malade, lorsqu’il reçut la dépêche du général Boyer qui l’engageait à y revenir, il ne se pressa pas. Parti de Cavaillon le 31 mars, il s’arrêta à Aquin, où il passa la journée en apprenant la mort du président ; le 1er avril, il se rendit au Petit-Goave où il passa encore la journée, et où il apprit l’élection de Boyer ; enfin il n’arriva à la capitale que le 2. Certes, s’il avait eu l’ambition de concourir à l’élection, il ne fût pas reparti pour le Sud dans le moment où il croyait voir le président gravement malade, après en avoir reçu tant de témoignages d’amitié durant son séjour au Port-au-Prince, et de la part des militaires et des citoyens, les preuves de sympathie qu’il y excitait toujours, depuis 1812.

Le général Lys ne mit pas plus d’empressement que Borgella à se rendre à l’invitation de Boyer. Le général Francisque arriva comme eux à la capitale, après que le nouveau président eût prêté son serment.

Du reste, ni eux ni aucun de leurs collègues n’eût voulu agir contrairement à ce qu’on croyait généralement être la pensée intime de Pétion ; car, s’il s’abstint de désigner son successeur, conformément à la constitution, il avait mis le général Boyer assez en évidence pour déterminer le choix du sénat en sa faveur.

Reconnaissons aussi franchement que, dans la situation des choses, Boyer devait paraître à tout esprit judicieux celui qui offrait le plus de garantie pour la continuation du système politique adopte par Pétion, — la chose la plus essentielle pour la République, — puisqu’il l’avait constamment défendu[3].

Le 1er avril, le Sénat se réunit et reçut le serment constitutionnel du nouveau Président d’Haïti. À cette occasion, le sénateur Panayoty lui adressa un long discours pour lui rappeler les devoirs qui lui étaient imposés, en lui disant que le choix du Sénat reposait surtout sur la confiance et l’estime que Pétion lui avait toujours montrées, et sur ses qualités personnelles. « Les principes d’Alexandre Pétion seront les vôtres. Vous vous êtes, pour ainsi dire, nourri dans le secret de sa pensée… Il s’agit de faite le bien, de continuer ce qu’il a commencé, de rendre le peuple heureux, de défendre la République, de maintenir la gloire de nos armes, de faire fleurir toutes nos institutions, de faire respecter et exécuter les lois. C’est de leur exacte observation que vous retirerez l’avantage le plus précieux de vos travaux, et que le gouvernement recevra toute sa force … » Telle fut la substance de ce discours.

Celui du président élu fut plus concis. « Secondé, dit-il, par les généraux, mes camarades d’armes, et fortifié de la confiance de mes concitoyens, la République peut compter sur mon zèle, citoyens sénateurs. Tous les actes émanés de notre auguste bienfaiteur seront religieusement respectés. Je marcherai sur ses traces. Je donnerai surtout l’exemple de l’économie. Toutes les parties de l’administration seront surveillées. Les services de l’armée seront appréciés. Tous mes efforts, enfin, auront pour but le salut de l’État… »

Après cette cérémonie au Sénat, l’élection du Président d’Haïti reçut, comme toujours en pareil cas, la consécration de la cérémonie religieuse à l’église par le chant d’un Te Deum ; et le cortège usité accompagna le président à son logement[4].

Entré en fonction, son premier acte fut une proclamation au peuple et à l’armée. Elle était comme une sorte de profession de foi des sentimens qui l’animaient, en parvenant à cette première magistrature de la République. Après avoir fait l’éloge de Pétion et de son administration, il disait : «…Je suis devenu le chef de la plus intéressante famille, et j’ai besoin de l’assistance divine, du concours et de l’aide de mes concitoyens. Dans un gouvernement populaire, c’est le Peuple qui a est tout ; sa confiance est ce qui constitue l’autorité, et cette autorité ne peut que tourner à son avantage. Je sens, à l’amour brûlant de la patrie qui m’anime, au respect que je porte à la volonté nationale, que je ne suis plus le même être, que je suis l’homme de l’État. Oh ! mes concitoyens, couvrez-moi de votre égide ; Sénateurs, Législateurs, soyez mes guides, éclairez-moi ; généraux, mes collègues et mes frères d’armes, brave armée de la République, prêtez-moi l’assistance de vos bras pour assurer la paix et le repos de nos familles ; magistrats du peuple, comptez sur l’exécution des lois, sur mon premier respect à les observer ; agriculteurs, cultivateurs paisibles, livrez-vous sans crainte à vos précieux travaux ; plus le salaire vous sera avantageux, plus mon âme sera satisfaite : rien de ce que mon auguste prédécesseur avait établi ne peut ni ne doit être altéré. La conservation de la République repose sur le droit sacré des propriétés : que le maître d’un a carreau de terre, comme celui de cent, se croie égal aux yeux de la loi, et qu’il soit le souverain de sa possession. Que le commerce se livre sans inquiétude à ses spéculations : celui de la République, celui des étrangers seront protégés…[5] »

Ce langage, rassurant pour toutes les classes de la population, était digne du successeur de Pétion et devenait une garantie que, placé désormais à la tête de la nation, il marcherait sur ses traces, ainsi qu’il le promettait. Boyer arrivait à la présidence à l’âge de 42 ans ; il était plein de santé et d’activité et d’un tempérament qui s’y prêtait admirablement ; habitué au travail de l’intelligence, il avait acquis une grande expérience des affaires de son pays par son intimité avec le noble défunt. Cet attachement qu’il lui avait toujours montré, ses lumières, ses antécédens libéraux, l’amour de la gloire qui paraissait l’animer : tout portait à croire qu’il voudrait se distinguer honorablement, et d’autant mieux, qu’il avait eu des adversaires capables qui le jalousèrent dans la carrière qu’il parcourut auprès de Pétion, et qui, pour justifier leur opposition, aimaient à dire que ses facultés militaires et politiques étaient au-dessous de son ambittion. On trouvait que Boyer avait des défauts, — ce qui était vrai, — en ce que, par son caractère ardent, il était susceptible de vivacités, et que par son esprit brillant, il était souvent mordant à l’égard de ses adversaires ; mais on savait aussi qu’il avait un cœur droit, et cela suffisait pour faire espérer qu’il serait modéré dans l’exercice de son pouvoir. Cet espoir fut en effet justifié.

Il maintint dans leurs charges les trois grands fonctionnaires, Imbert, Sabourin et Inginac[6]. Chacun d’eux avait des titres à sa considération ; et en respectant ces choix de son prédécesseur, de même que dans les commandans d’arrondissement et autres fonctionnaires publics, il rallia à lui tous ces agents de l’administration politique et civile.

Le 2 avril, le nouveau Président d’Haïti commença la sienne par un acte d’humanité, « en imitant, disait-il, la bonté qui caractérisait toutes les actions de son illustre prédécesseur. » Il ordonna l’élargissement de tous les prisonniers détenus pour diverses causes correctionnelles et criminelles, à l’exception de celles qui emportaient la peine de mort. Même les détenus pour dettes, par suite de la contrainte par corps, durent être élargis, à condition de fournir caution à leurs créanciers[7].

Le droit de grâce n’était pas plus accordé au Président d’Haïti dans la constitution de 1816 que dans celle de 1806, comme le Sénat l’avait fait observer à Pétion, dans ses Remontrances de 1808 ; mais l’usage que ce dernier en avait fait fut sanctionné par l’approbation populaire, en tout temps. Qui eût voulu contester à Pétion mourant, ce bel attribut de l’autorité supérieure, lorsqu’il gracia le soldat du 14e régiment condamné à mort ? À son avènement, Boyer pouvait donc imiter sa conduite : un tel acte est toujours de bon augure pour l’administration d’un chef de gouvernement.

Un ordre du jour, du 3 avril, prévint l’armée qu’elle serait passée en revue, dans toute la République, pour recevoir un mois de solde le 9.

Il y avait peu de fonds dans les diverses caisses du trésor national ; mais, décidé à renouveler souvent de pareils ordres du jour et à faire jouir les fonctionnaires publics de leurs appointemens, le président dessina son administration dès ce moment, en enjoignant au secrétaire d’État de contraindre immédiatement les débiteurs du trésor à solder leurs comptes. Au Port-au-Prince, des négocians étrangers et nationaux étaient dans ce cas ; ils avaient mésusé de la bonté de Pétion à leur égard, en prorogeant incessamment les délais qu’il leur fit accorder pour faciliter leurs transactions. Le caractère de son successeur, connu de tous, et quelques paroles sévères qu’il prononça à cette occasion, imposèrent tellement, qu’en peu de jours presque tous les débiteurs s’étaient exécutés[8]. Aussi, dès le mois d’août suivant, il n’y avait plus de bons du trésor en circulation ; c’est-à-dire, les feuilles d’appointemens des fonctionnaires, les ordonnances en dépenses pour fournitures à l’Etat, etc., dont les commerçans trafiquaient par un agiotage ruineux auquel les porteurs étaient soumis[9].

Boyer fixa encore l’attention publique par une autre mesure d’ordre qu’il prit le 7 avril : il fit publier un avis par le secrétaire général, qui accorda un jour d’audience par semaine, où le public serait admis à se présenter pardevant le Président d’Haïti, le dimanche étant exclusivement consacré aux fonctionnaires. Comme bien des gens avaient contracté l’habitude d’aller presque chaque jour au palais, sans y avoir affaire, et d’autres pour solliciter une foule de choses de Pétion, — ce que souffrait sa patiente débonnaireté[10], à partir de cet avis, les flâneurs durent se résigner à s’abstenir de troubler le travail du chef de l’État : de là néanmoins quelque mécontentement fort injuste de leur part.

L’ouverture de la 2e session de la Chambre des représentans eut lieu le 13 avril : dans leur discours, les deux présidens s’attachèrent à décerner des éloges à la mémoire de Pétion. Celui de la Chambre exprima, au nom de ses collègues, l’espoir qu’ils avaient que Boyer se plairait à suivre les traces de son illustre prédécesseur.

Le même jour, un avis du secrétaire général prévint le public que le gouvernement voulait faire achever la construction du lycée national, et procéder aux réparations urgentes du palais de la présidence ; qu’en conséquence, les offres des entrepreneurs seraient reçues afin de parvenir au marché le plus avantageux à l’État. Mais, de ces deux objets d’utilité publique, le palais fut le seul qu’on acheva.

Quelque temps avant sa mort, Pétion faisait tailler, dans la cour du palais, la charpente de l’édifice dont il avait tracé le plan pour servir au lycée national, parce qu’il se plaisait à diriger l’architecte chargé de ces travaux : cet édifice eût été vaste et approprié à un tel établissement. Toutes les offres produites pour son achèvement furent rejetées par Boyer qui trouva que ce serait trop dépenser ; et le lycée continua à être placé successivement dans des maisons dont la construction n’y convenait guère.

Cette épargne était d’autant plus mal-entendue, que la situation du trésor public ne tarda pas à s’améliorer. Et quelle dépense pouvait être plus utile, plus avantageuse au pays tout entier, que celle qui eût créé un local propre à recevoir de nombreux élèves, pensionnaires ou externes, venus de toutes les parties de la République, pour y recevoir une instruction supérieure et une éducation nationale sous les yeux du gouvernement ? C’était la pensée de Pétion, et le prospectus qu’il fit publier pour le lycée le prouve ; car il voyait tout l’avenir de la patrie dans les lumières de ses enfans. Il est probable qu’il n’eût pas négligé de faire venir de France de bons professeurs à cet effet. En rémunérant généreusement leurs talens et leurs services, le gouvernement aurait mis, d’un autre côté, les pères de famille en mesure de faire profiter à leurs fils ces moyens d’instruction, avec la facilité de venir les voir à la capitale, de dépenser moins que ceux qui se sont vus dans la nécessité d’envoyer les leurs à l’étranger. D’autres considérations importantes se rattachaient d’ailleurs à la fondation d’un grand établissement d’instruction publique dans le pays ; mais elles ne peuvent être exposées ici.

Un nouvel ordre du jour du 14 avril enjoignit aux chefs de corps de troupes de passer, une fois par semaine, l’inspection des armes, équipemens et fournimens des militaires sous leurs ordres ; — aux officiers sans emploi, de se présenter au bureau de l’état-major général pour être inscrits ; — aux invalides, de se présenter également à celui des commissaires des guerres pour être immatriculés. Cet acte se terminait ainsi : « Le Président d’Haïti compte sur le zèle et l’activité des chefs de corps et de tous ceux qu’il appartiendra, pour l’exécution entière des dispositions du présent ordre. Il sera aussi prompt à faire l’éloge de ceux qui feront leur devoir, qu’il le sera à censurer ceux qui montreraient de la négligence. » Un mois après cet avertissement, un autre ordre du jour annonça que le président passerait lui-même l’inspection des armes, etc., des troupes de la capitale, et que les commandans d’arrondissement agiraient de même dans l’étendue de leurs commandemens respectifs.

Mettre de l’ordre dans les finances de l’État, afin de pouvoir rémunérer ponctuellement les services publics ; prescrire à l’armée des obligations à suivre pour assurer sa force et sa discipline, c’était opérer utilement sur deux parties essentielles dans l’administration de tout pays ; et l’état de guerre où se trouvait la République donnait un nouveau prix à ces mesures. Néanmoins, sa force et sa stabilité ne dépendaient pas uniquement de ses armes ; le développement des idées, par l’instruction de la jeunesse, avait droit à une égale sollicitude[11].

Celle du président se porta, dans la première quinzaine d’avril, sur une autre mesure qui dépendait de l’édilité de la capitale, et dont la nécessité avait été reconnue au mois de février précédent. Il ordonna le nettoyage des rues, places et quais, par l’enlèvement des immondices qui les comblaient ; il fit réparer les fontaines publiques : déjà on ne faisait plus d’inhumations au cimetière intérieur de la ville.

On ne pouvait qu’applaudir à cette attention donnée par le chef de l’État, à la propreté d’une ville où la chaleur est si intense, à la circulation facile de l’excellente eau de Turgeau qui désaltère ses habitans, lorsqu’on se rappelait que trois années auparavant, le 3 juillet 1815, le général Boyer avait pris une semblable initiative par rapport à ces deux choses[12]. Mais, hélas ! pourquoi faut-il que l’histoire qui prend note de tout, dise dès à présent, que sous ce rapport, la longue administration du président ne répondit point à son commencement !…

Dans la situation où il prenait les rênes du gouvernement de son pays, Boyer jugea qu’il était convenable de faire une démarche auprès des autorités supérieures de la Jamaïque, représentant la Grande-Bretagne dans le voisinage d’Haïti, afin d’entretenir de bonnes relations avec elles, par l’assurance qu’il leur donna, que le commerce de cette puissance continuerait, comme sous Pétion, à être considéré et protégé, étant celui d’une nation amie.

En conséquence, le 16 avril, le brig de l’État le Philanthrope, commandé par Juste Lafond, partit du Port-au-Prince et se rendit à Port-Royal. Le colonel Lerebours, aide de camp du président, accompagné du chef de bataillon du génie Lechat fils, fut chargé de dépêches adressées au duc de Manchester, gouverneur général, et à Sir Home Popham, amiral de la station. Ces deux autorités accueillirent parfaitement les envoyés du Président d’Haïti et la notification qu’il leur fit de son avènement. Elles lui répondirent qu’elles allaient transmettre au gouvernement britannique l’expression des sentimens du nouveau chef de la République ; et elles témoignèrent elles-mêmes l’espoir que les sujets de la Grande-Bretagne se conduiraient toujours, de manière à mériter la protection qui leur était promise comme par le passé[13].

Le 2 mai, le Philanthrope rentra au Port-au-Prince avec les envoyés haïtiens, qui se plurent à dire à chacun, avec quelle courtoisie ils avaient été reçus à la Jamaïque ; et le 5, le président adressa au sénat un message pour lui faire part de ces particularités et des dépêches qu’il avait reçues.

En même temps que ce garde-côtes se rendait à Port-Royal, une autre mission prenait la voie de terre pour se rendre à Santo-Domingo, auprès du gouverneur pour l’Espagne de la partie de l’Est d’Haïti. C’était le colonel Ulysse, aide de camp du président, accompagné du capitaine Chéri Archer, des chasseurs à cheval de la garde, qui était porteur de la dépêche par laquelle le Président d’Haïti donnait l’assurance au gouverneur, de son intention d’observer les rapports préexistans de bon voisinage, et que les naturels de cette partie de l’île pouvaient continuer leur commerce avec la République, en toute sécurité. Accueillis également avec égard et distinction, les envoyés revinrent bientôt, porteurs d’une réponse favorable.

Ces deux missions furent dictées par une sage politique. À l’extérieur, elle maintenait la République dans une excellente position, à l’égard de la puissance qui faisait tous ses efforts auprès des gouvernemens européens, pour faire cesser la criminelle traite des noirs, et dont le concours indirect avait contribué à préserver Haïti d’une invasion de la France. À l’intérieur, cette politique jalonnait pacifiquement la route que, quatre années après, notre armée devait parcourir pour aller planter le drapeau haïtien sur la Tour de la ville des Colombs.

La mémoire du chef auguste dont on suivait alors la pensée si prévoyante, réclamait un acte national pour consacrer les services qu’il avait rendus à son pays. Le 16 avril, la première proposition que fit le président Boyer à la Chambre des représentais fut dans ce but, et elle vota la loi « portant la reconnaissance nationale des services rendus à la patrie, par le feu Président d’Haïti, Alexandre Pétion. »

Lorsqu’un peuple s’honore aux yeux de la postérité, l’histoire se doit à elle-même de faire connaître ses actes. Voici cette loi rendue le 27 avril :

La Chambre des Représentant des communes,

Considérant que la conscience nationale ne serait point satisfaite, si, au milieu des regrets qui affligent tous les cœurs, le corps législatif ne s’empressait de consacrer de la manière la plus solennelle, la reconnaissance du Peuple Haïtien, pour les services signalés que le feu Président d’Haïti, Alexandre Pétion, a constamment rendus à la patrie pendant sa glorieuse vie ;

Considérant que ce vertueux Magistrat de la République, en travaillant à l’œuvre de la régénération d’Haïti, avait fait le sacrifice de tout intérêt personnel pour ne s’occuper uniquement que du bonheur public, sa seule ambition, et qu’en conséquence de ce désintéressement, sa fortune particulière ne peut offrir à sa famille un sort heureux, qu’il est de la grandeur haïtienne de fixer ;

Après les trois lectures, la Chambre, usant des droits que lui donne la constitution, a arrêté ce qui suit :

1. Il sera érigé au pied de l’arbre de la Liberté, où le corps d’Alexandre Pétion est déposé, un mausolée pour éterniser la mémoire du Fondateur de la République d’Haïti, où seront tracées les principales actions qui ont honoré sa vie. Le pouvoir exécutif est chargé de l’adoption du plan qu’il jugera conforme au vœu de la Nation.

2. La forteresse, dans la capitale de la République, connue sous le nom de Fort National, portera désormais celui de Fort Alexandre ; et la place d’armes ou champ de Mars, s’appellera Place Pétion.

3. Pendant trois années, le 29 mars, il sera célébré dans toutes les églises de la République, un service funèbre en commémoration du défunt, auquel toutes les autorités assisteront en corps. Ce jour de deuil sera marqué par la fermeture des magasins ou boutiques, et par la suspension des travaux dans les campagnes.

4. La Nation décerne, par l’organe de ses Représentans, une pension viagère et annuelle à la citoyenne Célie Pétion (sous la tutelle de sa mère), d’une somme de quatre mille gourdes ; et à ses deux neveux, les citoyens Méroné et Antoine Pierroux, une semblable pension de quinze cents gourdes à chacun, payable par trimestre.

5. La présente loi sera envoyée au Sénat de la République pour son acceptation.

(Elle fut signée par Baronnet, président, Pierre André et Lefranc, secrétaires de la Chambre ; décrétée le 4 juin par le Sénat et signée par Larose, président, et N. Viallet, secrétaire ; et enfin promulguée le 6 juin par Boyer, avec le contre-seing de B. Inginac, secrétaire général.)

La gratitude personnelle que le président Boyer devait à Pétion, rendait très-convenable l’initiative qu’il prit pour proposer les mesures que dictait cette loi. C’était encore à lui de les exécuter, pour répondre au vœu de la Chambre des représentans et du Sénat, revêtu de l’approbation du peuple.

À regard du mausolée à ériger, après diverses combinaisons, divers projets., on avait adopté le plan d’un tombeau en marbre sur la place Pétion, sur lequel on eût posé une statue en bronze, pour représenter l’image du grand Citoyen aux yeux et à l’admiration de la Nation qu’il rendit heureuse par ses bienfaits et sa sagesse politique ; des bas-reliefs auraient figuré les principales actions de sa vie.

Boyer resta chargé de tout faire préparer à l’étranger ; il le promit. Mais, vingt-cinq années d’une administration paisible s’écoulèrent, après un nouveau projet conçu en 1840 pour l’érection d’une chapelle, et le président n’a laissé que le modeste caveau où se trouve le cercueil qui renferme les restes du Fondateur de la République.

La disposition de la loi, relative à la pension nationale accordée à sa fille, ne fut pas non plus exécutée[14].

Un sentiment d’extrême délicatesse fut cause de l’inexécution de cette dernière. Mais à quoi attribuer l’inexécution de l’autre disposition ? Certes, ce n’est pas le cœur de Boyer qu’il faut accuser, mais son esprit d’économie poussant l’épargne à ses dernières limites[15].

Cet esprit parut dans plusieurs autres lois qu’il proposa. L’une d’elles établit la perception d’une gourde, comme droit d’entrée dans la République, pour chaque bœuf, vache, génisse et bouvart introduits par mer ou par terre. Le fait est, qu’on n’en importait point par la première voie ; mais que la loi avait pour but d’établir cette imposition sur les bestiaux venant de la partie de l’Est, qualifiée de Partie Espagnole. dans son 3e article.

Une nouvelle loi fut rendue sur le timbre, qui abrogea celle de 1817. Elle établit des amendes contre les contrevenans, lesquelles n’existaient pas dans l’autre, et régla mieux la comptabilité relative à cet impôt.

Par une autre sur le tribunal de cassation, quelques changemens furent introduits dans la procédure à y suivre, et une réduction fut opérée sur les émolumens accordés à ses membres. En prêtant son serment, Boyer avait dit « qu’il donnerait surtout l’exemple de l’économie : » ce fut par ce haut tribunal qu’il commença ses réformes.

Elles portèrent aussi sur un autre objet qui les réclamait réellement : l’entretien des grandes routes publiques. La loi de 1817 à ce sujet fut abrogée, parce qu’elle avait occasionné de fortes dépenses sans obtenir de meilleures réparations à ces voies de communication, et que les ouvriers agricoles n’avaient pas moins été détournés de leurs travaux, volontairement, en se mettant au service des entrepreneurs.

Cependant, tout en économisant, le président songea à une dépense que réclamait l’humanité et qui était dans les prévisions de la constitution. Il proposa au corps législatif une loi qui fut rendue, « portant établissement d’un hospice de charité et de bienfaisance dans le chef lieu de chaque département de la République, pour recevoir les pauvres valides et les infirmes des deux sexes et de tout âge. » Tout fut réglé par cette loi, — admission, soins à donner, administration, etc. Un édifice considérable fut même construit sur l’ancienne habitation Gressier, à 5 lieues du Port-au-Prince, dans un lieu salubre, pour être l’hospice du département de l’Ouest en attendant l’érection de celui du Sud. Mais après son achèvement à grands frais, le président ne donna plus suite à ce dessein ; aucun infirme n’y fut admis, et ces constructions finirent par tomber en ruines, après avoir servi pendant quelques ainnées au logement de la cavalerie.

Dès à présent, il nous faut constater ce manque de persévérance qui était un des traits distinctifs, un des défauts du caractère de Boyer. Avec l’esprit le plus prompt à concevoir un projet judicieux, le désir le plus vif de le mettre à exécution, il lui arrivait souvent de ne pas le poursuivre jusqu’au bout, comme s’il se rebutait par le moindre obstacle qu’il rencontrait ensuite, ou qu’il ne faisait qu’entrevoir.

Peut-être fut-ce à raison de cette observation qu’on avait, faite sur son caractère, et de l’ardeur qu’on le voyait mettre à vouloir opérer beaucoup de choses par lui-même, que dans le mois qui suivit son avènement à la présidence, Milscent, se faisant l’organe du public, osait, dans son journal, l’engager à s’entourerd’une sorte de conseil-d’Etat, qu’il formerait en choisissant des fonctionnaires et des citoyens, « pour l’aider à gouverner la République[16]. » Ce journaliste espérait, sans doute que Boyer serait porté à exécuter ce qui aurait été jugé utile, par lui et ce conseil ad-hoc. Mais, quelque fût son motif, Milscent s’adressait au chef le moins disposé à croire qu’il avait besoin d’être aidé dans le gouvernement de l’Etat, ni qu’il lui fallût déférer aux avis d’autres hommes, à moins qu’ils ne pénétrassent sa pensée intime. La forme même que Milscent prit pour l’engagera cela, — la publicité, — était la moins propre à faire agréer son idée.

Sans nul doute, il ne convenait pas que le chef de l’Etat parût être sous l’influence de qui que ce soit ; car il y a toujours un grand inconvénient, un danger même pour la chose publique dans une telle situation. D’un autre côté, le président Boyer était trop éclairé pour n’avoir incessamment besoin de conseils pour gouverner son pays ; il a prouvé par des faits et par des actes nombreux qu’il en désirait le bonheur et la prospérité, et il lui en a procuré le plus qu’il a pu. Mais peut-être a-t-il poussé trop loin la crainte qu’on le crût influencé, même par de simples avis qui lui auraient été donnés[17].


Dans cette session législative, la chambre des représentais déchargea le secrétaire d’Etat de toute responsabilité, par rapport aux comptes généraux des finances pendant les années 1811 à 1817 inclusivement. Peu de jours après, ce grand fonctionnaire publia un avis au commerce, pour avertir les consignataires qu’il ne serait plus reçu dans les douanes, des supplémens aux factures originales et aux manifestes exigés d’eux, après ceux qui auraient été d’abord présentés à cette administration pour l’entrée des marchandises. Cet avis prouve qu’ils voulaient continuer une pratique qui facilitait des fraudes dans la vérification des marchandises.

Le président avait fait une visite d’inspection dans les lignes de Trianon. Accueilli avec enthousiasme par le général Benjamin et ses subordonnés, il émit un ordre du jour qui les signala tous comme ayant acquis des droits à la reconnaissance publique, par leur exactitude à remplir leurs services, tout en déclarant sa satisfaction du zèle et du bon esprit de l’armée en général : une revue de solde fut annoncée en même temps, ce qui était propre à satisfaire également l’armée.

En ce moment, des députés, envoyés par Christophe, arrivaient au Port-au-Prince. Ils étaient au nombre de quatre, et porteurs d’une proclamation par laquelle il invitait les généraux, les officiers de tous grades, les soldats et citoyens de la République, à se soumettre à son autorité royale, en promettant l’oubli du passé, le pardon des injures, la conservation de chacun dans ses fonctions, etc., enfin, comme il avait fait en 1815[18]. À cet effet, il s’était rendu à Saint-Marc au commencement de juin, et bien plus dans l’intention de profiter de toute chance que lui auraient laissée des divisions dans la République, par suite de la mort de Pétion et de l’élection de Boyer ; mais plusieurs soldats de son armée saisirent eux-mêmes leur rapprochement de nos lignes pour y passer en transfuges : c’était lui donner un avertissement utile à la conservation de sa couronne, et il y fit attention[19].

Quant à ses députés, arrivés le 1er juillet, jour où fut chanté à l’église un grand service funèbre en mémoire de Pétion, le président les reçut immédiatement après cette cérémonie religieuse, au milieu des généraux, des officiers de tous les corps, des fonctionnaires civils, des sénateurs et des représentans qui en revenaient avec lui. Il fit donner lecture de la proclamation royale, séance tenante : une explosion d’indignation éclata aussitôt dans cette assemblée, et avec d’autant plus de force, qu’on venait de s’attrister sur la mort de Pétion, par la cérémonie qui représentait le jour de ses obsèques. Parmi les assistons qui se montrèrent les plus indignés, et en même temps les plus disposés à défendre la République, le général Gédéon, sénateur, se distingua : dans son enthousiasme, étant près de Boyer, il le prit à bras-le-corps et le souleva, en disant aux députés de Christophe : « Voilà notre chef, notre ami, celui que nous soutiendrons au péril dé notre vie ! Allez dire à votre roi ce que vous avez vu ! Retirez-vous du territoire de la République ! » Les cris de : Vive la République ! Vive le Président d’Haïti ! sortis de toutes les bouches, firent aussi bien comprendre aux envoyés que leur mission était terminée. Boyer fut d’une éloquence chaleureuse, en présence de cette manifestation patriotique, et il dit aux envoyés : que ce n’était pas à un révolté qu’il appartenait d’offrir le pardon et l’oubli du passé. Là même, une réponse fut formulée et signée par les assistans. On permit aux députés dépasser la journée et la nuit suivante au Port au-Prince ; le lendemain ils repartirent pour Saint-Marc, d’où le Grand Henry retourna tout penaud, à son palais de Sans Souci.

Quelques jours après, le brig le Philanthrope entrait dans la rade de la capitale, ayant à son bord 171 Africains qu’il avait trouvés sur un navire de traite qu’il captura du côté des Cayes et qui se rendait à Cuba. On éprouva une grande joie au Port-au-Prince, de cette résolution ferme et intelligente du commandant Juste Lafond, qui délivra ces malheureuses victimes d’un odieux trafic. Néanmoins, en l’absence de toute loi locale sur la matière, le président fit relaxer le navire négrier. Il soumit au baptême religieux tous ces Africains dont il devint l’unique parrain et fit incorporer dans sa garde les plus valides : les autres hommes, les femmes et les jeunes filles furent confiés aux principales familles de la ville pour en prendre soin, et il y eut peu de mortalité parmi eux[20].

Un autre Africain civilisé, marié à une Européenne, arriva aussi au Port-au-Prince, le 30 juin, parmi les passagers d’un navire français sorti du Havre : il se nommait Félix Darfour, et venait spontanément habiter la République. Présenté au président par M. J. Ardouin, armateur du navire, qui revenait lui-même dans son pays natal après 46 ans d’absence, Darfour en fut gracieusement accueilli. Il n’avait pas les moyens de payer son passage et celui de sa femme ; néanmoins, l’armateur les avait reçus et nourris à bord du navire durant une traversée de trois mois. Le président ayant appris ces particularités, fit indemniser M. J. Ardouin de ses dépenses, en le complimentant sur ses procédés généreux. Darfour n’avait non plus aucun moyen d’existence à son arrivée ; mais sachant lire et écrire, il profita des bonnes dispositions du président envers lui, pour obtenir l’autorisation de publier un journal à l’imprimerie du gouvernement, la seule qui existât alors au Port-au-Prince. Non-seulement le président ordonna que ce travail s’y fît gratuitement, mais pour assister Darfour encore plus, il lui fit donner du magasin de l’État le papier nécessaire à la publication du journal qui paraissait tous les quinze jours, et il y prit douze abonnemens pour une année qu’il paya de sa cassette, au-dessus du prix fixé. En peu de temps, Darfour était assez à l’aise ; car d’autres fonctionnaires et des particuliers s’y abonnèrent aussi ; et s’il n’eut pas un plus grand nombre d’abonnés, c’est qu’il écrivait médiocrement et que l’esprit de son journal déplut au public[21].


Le 14 août, en même temps que le Président d’Haïti informait le sénat qu’il allait faire une tournée dans l’arrondissement de Jacmel, il publia un nouvel ordre du jour pour féliciter l’armée sur les frontières de sa mâle attitude, les gardes nationales des campagnes, de leur zèle, pendant que la présence de Christophe à Sain-Marc faisait croire à une prochaine attaque. Ce même acte contenait des dispositions relatives au renvoi du service militaire, des vieux soldats qu’il était temps de réformer, et des infirmes qui ne pouvaient plus continuer ce service. Par suite de cette mesure, un mois après un autre ordre du jour prescrivait un recrutement dans toute la République, pour remplacer les congédiés et compléter les cadres des corps de troupes, et une revue de solde et d’inspection des armes. Presque en même temps, un arrêté avait réorganisé la garde nationale.

À Jacmel et dans tout son arrondissement, le président reçut de tous les citoyens et des militaires l’accueil le plus empressé et le plus cordial ; il fut fêté, la ville fut illuminée en signe de la joie générale. Le 30 août, il était de retour à la capitale.

Quelques jours auparavant, à 5 heures de l’après-midi du 25, la foudre tomba sur la salle d’artifice de la citadelle Henry ; cette salle sauta, et l’explosion occasionna des dégâts considérables dans ce monument de l’orgueil. Une partie du trésor royal fut emportée, et les pièces d’or et d’argent éparpillées dans le voisinage : le prince Noël, frère de la reine et duc du Port-de-Paix, périt dans cet événement avec quelques autres militaires[22]. En l’apprenant, Christophe se rendit à la citadelle avec sa maison militaire pour veiller aux premiers travaux ; il ordonna que tout y fût réparé dans le plus bref délai ; et il enjoignit aux populations circonvoisines de rechercher partout les pièces d’or et d’argent, et de les lui rapporter sous peine de mort. En peu de jours, des sommes considérables furent remises au trésor ; car aucun individu n’aurait eu la tentation de s’approprier une seule de ces pièces de monnaie.

Déjà, dans le mois de juin, un arrêté du Président d’Haïti avait déterminé les formalités à remplir par ceux qui voulaient obtenir des concessions de terrains à cultiver, ou l’échange de leurs titres sur de nouvelles propriétés, parce que ces titres avaient été délivrés sous Pétion, sans due connaissance de la quantité de terre disponible sur chaque habitation rurale ; il en était résulté une grande confusion et des litiges entre les concessionnaires. Les arpenteurs, chargés de mesurer les concessions, avaient empiré cet état de choses, par leur négligence ou des opérations erronées ; un autre arrêté fixa leurs obligations et des peines contre les contrevenans.

Une proclamation du président avait suivi ces deux actes nécessaires ; elle avait pour but d’honorer et encourager l’agriculture comme « l’art le plus noble et le plus révéré chez tous les peuples éclairés. C’est elle qui a civilisé le monde ; elle est la source du commerce, de l’industrie et des arts, et le germe précieux qui, seul, peut nourrir et faire fructifier les semences de nos institutions politiques… Cultivons la terre… En repoussant nos ennemis, le territoire est devenu notre propriété. Des armes et de la terre, voilà nos biens… »

Ainsi, après les finances et l’armée, Boyer étendait sa sollicitude sur la culture des champs, en la relevant aux yeux du peuple comme une occupation utile. Il se préoccupa également d’un autre objet qui tient aux intérêts généraux de la société, dans ses rapports avec la famille, les mœurs, la propriété, les conventions et transactions entre les hommes : de la rédaction du Code civil haïtien. À cet effet, il forma une commission composée du général Bonnet, et des citoyens Théodat Trichet, Daumec, Dugué, Granville, Pierre André, Colombel, Milscent et Desruisseaux Chanlatte ; il la chargea du travail préparatoire qui, en élaborant ce code de lois, mettrait le pouvoir exécutif en mesure de le proposer au corps législatif[23].

Cette disposition était devenue une nécessité sociale, dans la situation où se trouvait déjà la République. On en avait senti le besoin sous le gouvernement de Dessalines, — en 1808 en organisant l’ordre judiciaire, — et lorsqu’en 1816, Pétion autorisa les tribunaux à appliquer le code Napoléon : déjà, en 1812, Christophe avait donné un code civil à son royaume.

Parmi les membres de cette commission, on voit figurer Bonnet avec son titre de général. Bien qu’il ne fût pas encore réactivé dans l’armée, il n’est personne qui ne le qualifiât ainsi depuis son retour dans le pays, puisqu’on effet il n’aurait pu perdre ce titre que par un jugement légal. Pétion lui-même le lui donnait dans la conversation, et plus d’une fois Bonnet fut consulté, assure-t-on, dans les affaires de l’État. Depuis assez longtemps, il s’était réconcilié avec Boyer ; et l’on doit considérer, à l’honneur des sentimens de ce dernier, qu’en le désignant comme président de la commission, c’était un acheminement vers sa réintégration dans son rang militaire. En effet, le 1er janvier 1819, il figura parmi les autres généraux réunis autour du Président d’Haïti.

Celui-ci, après sa tournée dans l’arrondissement de Jaemel, se décida à en faire une autre dans tout le département du Sud. Il convenait qu’il allât se présenter aux populations pour en connaître les besoins, et étudier sur les lieux les moyens à prendre pour mettre fin à l’insurrection de la Grande-Anse, déjà frappée d’impuissance, ainsi que nous l’avons dit. Parti de la capitale le 15 octobre, le président se dirigea aux Cayes où il fut accueilli, comme dans l’arrondissement d’Aquin, avec des témoignages de respect et une bienveillance empressée ; il en fut ainsi dans tout le département. Possédant lui-même l’art et le talent de se faire agréer, il en revint le 21 novembre, pénétré d’une entière satisfaction qu’il manifesta dans un ordre du jour du 28. Il y dit : « L’accueil flatteur qui m’a été fait, les marques d’attachement et de confiance qui m’ont été prodiguées, ont excité ma reconnaissance, et c’est avec plaisir que je la conserverai envers mes concitoyens… Le Président d’Haïti témoigne sa vive satisfaction au peuple et aux troupes des lieux par où il a passé…[24] »

Le même ordre du jour prescrivit la solennisation de la fête de l’indépendance nationale dans toutes les communes, de manière à lui donner la plus grande pompe ; et, en ordonnant une revue de solde à l’armée pour ce jour-là, il recommanda aux généraux et aux chefs de corps, de rappeler incessamment aux militaires sous leurs ordres, tout ce que leur devoir exigeait et ce que la patrie attendait encore d’eux : cet acte, enfin, appela l’attention de tous les fonctionnaires publics sur la nécessité de promouvoir l’accroissement des cultures, pour le bien être des cultivateurs producteurs et de la population en général.

Par suite de cette tournée d’inspection et de celle qui l’avait précédée, le président ayant visité les villes et les moindres bourgades des deux départemens de la République, un arrêté fut publié pour établir un nouveau classement dans le commandement des places et postes militaires.

Si le pouvoir exécutif ne négligeait pas les différentes administrations, par ses instructions et sa surveillance personnelle, il ne portait pas moins d’intérêt au commerce national. Le 1er décembre, la classe des marchands en gros et en détail lui adressa une pétition où elle se plaignait de la violation de la loi sur les patentes, par des cosignataires étrangers établis au Port-au-Prince, qu’elle désigna individuellement en citant des faits à l’appui, imputables à chacun d’eux, prouvant par là que ces étrangers vendaient en détail dans leurs magasins. Non-seulement le président accueillit favorablement cette plainte, en y répondant par une lettre ; mais il fit publier un avis à ce sujet par le secrétaire général Inginac, pour interdire cette pratique, et il donna des ordres pour que les autorités chargées de la police veillassent à la conservation des droits des nationaux.

Deux autres avis du même grand fonctionnaire tendirent à faire cesser des exactions que des employés commettaient dans les bureaux publics, en exigeant des particuliers des rétributions non autorisées par la loi, pour l’expédition des affaires, et à interdire l’exercice de la médecine et de la vente des drogues, par des individus non pourvus d’autorisation à cet effet.

Dans tous les actes que nous avons cités jusqu’ici, on voit percer l’esprit d’ordre et de régularité qui animait Boyer. Aussi obtint-il successivement plus de ponctualité de la part des fonctionnaires publics, dans l’accomplissement de leurs devoirs. Il parvint à ce résultat, surtout par son caractère qui était plus exigeant que celui de Pétion. Chacun éprouvait une certaine crainte d’être en butte aux paroles sévères de celui qui avait dit aux chefs militaires, dans son ordre du jour du 14 avril : « Le Président d’Haïti sera aussi prompt à faire l’éloge de ceux qui feront leur devoir, qu’il le sera à censurer ceux qui montreraient de la négligence. »

Nous nous bornons pour le moment à ces seules remarques, car nous trouverons d’autres occasions d’en faire de nouvelles.

À la fin de novembre, un fait horrible eut lieu au Port-au-Prince : un fils donna la mort à sa mère en l’éventrant avec une fureur épouvantable, et voici dans quelles circonstances.

En 1817, Pétion avait témoigné le désir (nous croyons que ce fut au célèbre Wilberforce) de voir venir à Haïti, des professeurs anglais pour appliquer la méthode lancastérienne à l’enseignement primaire de la jeunesse, et deux ministres de la secte méthodiste de John Wesley étaient arrivés au Port-au-Prince, avec autant de ferveur pour propager leur culte, que de zèle pour l’objet qui les y amenait. Ils avaient promis de former de jeunes sujets à cette méthode d’enseignement mutuel, et ils établirent une école ; mais prêchant en même temps, ils endoctrinèrent au méthodisme plusieurs individus. Parmi ces derniers, il se trouva un jeune homme d’une famille du Bel-Air, qui embrassa ce culte avec une grande exaltation : en vain sa mère, catholique, s’efforça de l’en détourner. Irrité des reproches journaliers qu’elle lui faisait à ce sujet, dans la nuit, il s’abandonna à une tentative exécrable ; et voyant qu’elle y résistait avec colère, il prit un couteau qu’il plongea dans les entrailles qui l’avaient porté, en le tournant dans tous les sens. Aux cris de la malheureuse mère, on accourut et l’on arrêta son meurtrier qui fut livré au jugement du tribunal criminel. Quoiqu’il fût encore jeune et qu’il y eût lieu peut-être de croire qu’il avait agi sous l’empire d’une exaltation religieuse poussée jusqu’à la démence, le tribunal le condamna à la peine de mort. Ses parens firent des démarches auprès du président pour obtenir une commutation de peine ; mais il n’y consentit pas, et le condamné fut exécuté[25].

Le président n’aurait pu céder à un sentiment de commisération, sans irriter profondément l’indignation populaire qui fut telle au moment de ce crime, qu’une multitude immense se porta à l’école tenue par les méthodistes anglais et l’assaillit à coups de pierres, voulant même mettre à mort les deux professeurs. Ils furent protégés par la police et par les autorités ; mais ils quittèrent Haïti peu après.

De cette époque date l’introduction dans le pays du culte Wesleyen ; car il y resta d’autres adeptes, et plus tard de nouveaux ministres y vinrent prêcher leur doctrine en établissant des écoles gratuites : le gouvernement ne s’y opposa point, et la conduite morale de ces ministres, à l’encontre de celle de bien des prêtres catholiques, contribua à l’extension du méthodisme.

Tandis que des catholiques apostasiaient au Port-au-Prince, les officiers et soldats des différens régimens, chaque corps séparément, les propriétaires et cultivateurs de la plaine et des montagnes, même les pauvres infirmes, se cotisèrent dans leurs classes, pour faire chanter successivement, à l’église de cette ville, des services funèbres en mémoire de Pétion. L’abbé Gaspard répondit parfaitement à leurs intentions, et il mit encore plus de pompe dans la cérémonie commandée par les infirmes, qui témoignaient ainsi de leur gratitude envers l’homme qui fut leur généreux soutien pendant sa vie. Il y avait quelque chose d’édifiant à voir ces infortunés réunis dans le temple du Seigneur, pour l’invoquer dans leurs prières. À des jours fixes on les voyait pendant longtemps se rassembler autour du tombeau de Pétion, récitant des prières, y jetant des fleurs.

Un fait se passa quelque temps après, qui prouva à quel point Pétion vivait, pour ainsi dire, dans tous les cœurs. Un homme de la campagne vint solliciter, nous ne nous rappelons quoi ; éconduit de la demeure du président qui ne l’avait pas vu, il se retira en disant qu’il allait porter plainte à Pétion. Rendu auprès de son tombeau, il se plaignit, en effets à haute voix, de ce qu’il appelait une injustice. Informé de suite de cette particularité, de cette touchante confiance aux mânes de son illustre prédécesseur, Boyer honora son pouvoir et son propre cœur, en faisant appeler cet homme qu’il renvoya très-satisfait.

Bruno Blanchet, étant à la Seyba, sur une hatte près de Saint-Jean, avait adressé au président, le 15 novembre, une lettre de félicitations sur sa nomination, où il exprima son désir de visiter la République : il voulait être rassuré à cet égard. Le 28, Boyer lui répondit, le remercia de ses complimens et lui dit que ses concitoyens le reverraient sans doute avec autant de satisfaction que le Président d’Haïti lui-même. Blanchet vint alors au Port-au-Prince où il obtint du président une commission de défenseur public qu’il sollicita, et il fit insérer un avis sur les journaux pour annoncer qu’il ne donnerait que des consultations, ne pouvant plaider à cause de sa faible santé. Mais quelque temps après, il retourna sur sa hatte, et de là il alla se fixer définitivement à Santo-Domingo, dans le cours de l’année 1821.

Dans le même mois de novembre, une ordonnance du roi Henry Ier organisa l’instruction publique dans ses États, sous la direction d’une chambre royale composée de quinze membres. Il devait y avoir des écoles primaires, selon la méthode lancastérienne, des collèges, des académies et autres établissemens où l’enseignement serait gratuit, le roi salariant les professeurs qui baseraient leur instruction sur de bons principes, — la religion, le respect pour les lois et l’amour du souverain. Mais il n’y eut d’autres établissemens que quelques écoles primaires dans les principales villes[26].

    j’ai fait une complète expérience des hommes, et je ne désirerai jamais d’être chef de l’État. Boyer a d’ailleurs de la capacité et de belles qualités pour l’être : notre devoir consistera à le seconder, pour le bonheur de notre pays.

    Plus tard, on saura que Borgella fut fidèle à ce sentiment.

  1. C’étaient Panayoty, Lamothe, J.-B. Bayard, N. Viallet, Éloy, Simon, Hogu, Obas, Gédéon, Larose et Arranlt. Les absens étaient Hilaire, Degand et Ch. Daguilh. La session législative devait s’ouvrir le 1er avril ; ces sénateurs et la plupart des représentans se rendirent à la capitale quelques jours auparavant.
  2. Depuis 1816, à cause de son état maladif, Pétion ne passait presque plus l’inspection des troupes de la garnison de la capitale : c’était le général Boyer qu’elles voyaient en action.
  3. C’est ce que dit le général Borgella à mon père, à son arrivée au Port-au-Prince, en apprenant qu’il avait été question de lui pour la présidence. « Il convient mieux, disait-il, que ce soit Boyer qui ait remplacé Pétion, puisqu’il a été toujours dans son intimité. Il pourra facilement opérer les réformes dont il m’a entretenu récemment, parce qu’on ne supposera de sa part aucun mauvais sentiment ; tandis que j’aurais été constamment l’objet de préventions, pour avoir été dans la scission du Sud. Au reste, à cette époque,
  4. Boyer continua à loger pendant deux années, dans sa maison située rue du Centre, à cause des réparations que le palais de la présidence exigeait.

    La ville ne fut point illuminée, comme au temps des élections de Pétion : la douleur publique était trop vive, et d’ailleurs l’acte du secrétaire d’État, du 29 mars, avait prescrit un deuil général pendant trois mois. Des salves d’artillerie seulement furent tirées après le serment du Président d’Haïti et pendant le Te Deum, comme le signe de la Force qui doit accompagner l’Autorité constitutionnelle, érigée pour le salut du Peuple Souverain.

  5. Cette proclamation fut rédigée par le grand juge Sabourin. Bien que le président l’eût approuvée et signée, il avait ordonné au directeur de l’imprimerie de lui faire envoyer une épreuve de cet acte : cet ordre fut exécuté. La proclamation commençait par ces mots : « Le Président d’Haïti n’est plus !… » En lisant l’épreuve, Boyer dit, avec raison : « Alexandre Pétion n’est plus ! Mais le Président d’Haïti existe : c’est moi. » Et il fit corriger l’épreuve par l’employé de l’imprimerie qui la lui avait apportée : ce fut le seul changement qu’il y fit.
  6. Les préventions antérieures de Boyer à l’égard d’Inginac ne suffisaient pas pour l’exclure de cette grande charge où il pouvait être difficilement remplacé d’ailleurs, à cause de sa capacité incontestable ; et son patriotisme égalait ses hautes facultés.
  7. Par cette dernière disposition de son ordre, non-seulement le président excédait ses pouvoirs, mais il se créait des embarras en statuant sur des affaires d’intérêt entre des particuliers. Il ne tarda pas à intervenir dans un procès qui eut lieu entre Doran et Sureau, négocians anglais et français : procès qui dura plusieurs années, par l’esprit de chicane qui animait Doran. Ce fut lui qui réclama cette intervention du président, et il finit par réclamer aussi celle du gouvernement britannique contre Boyer, pour en obtenir 500 à 600 mille piastres comme dommages-intérêts de la prétendue violation de son droit. Ce serait toute une histoire à relater, car elle ne prit fin qu’à la mort de Doran, arrivée en 1843 ; alors, il réclamait encore cette somme du gouvernement haïtien, responsable, selon lui, des faits de l’ex-président. Secrétaire d’État de la Justice, j’éclairai le gouvernement sur cette étrange réclamation et la fis rejeter, par la connaissance que j’avais de toutes les phases de cette affaire : mon rapport fut publié.
  8. Cette mesure fut cause, en partie, de la déconfiture de Samuel Dawson, négociant américain. Obligé de payer ce qu’il devait a l’État et ayant pris des particuliers des sommes considérables à gros intérêts, il fit banqueroute.
  9. Abeille haïtienne du 16 août.
  10. Indépendamment des habitués de la capitale, les visiteurs de la campagne affluaient au palais par rapport aux dons nationaux. Un jour, l’un d’entre eux demanda à Pétion une concession, et il lui dit de présenter une pétition en désignant l’habitation de son choix pour l’avoir. Le solliciteur revint ensuite avec la pétition qui désignait le verger de Volant le Tort, propriété de Pétion. Celui-ci rit beaucoup de cette demande étrange ; mais soupçonnant que le campagnard avait été égaré par l’écrivain de la pétition, il lui dit : « Comment, mon ami, vous voulez que je vous donne mon beau verger où j’ai planté moi-même des arbres auxquels je tiens tant ? — Non, président, je ne vous demande qu’une concession de terre. — Qui donc a écrit la pétition pour vous ? — C’est un vieux mulâtre nommé Leriche ; il m’a demandé vingt gourdes pour la faire. — Eh bien ! allez lui dire que le président ordonne qu’il vous remette ces vingt gourdes, sinon il sera mis en prison. Revenez ensuite auprès de moi, et je vous donnerai 5 carreaux de terre sur une bonne habitation. » On conçoit bien que le vieux mulâtre s’exécuta aussitôt.
  11. On remarquera que la loi du budget ne fut pas exécutée, quant à l’armée surtout : s’il avait fallu la payer tous les mois, le gouvernement n’aurait pu mettre de l’ordre dans les finances, avoir un excédant en caisse pour payer les fonctionnaires publics.
  12. Par un Avis au public, le Général commandant de l’arrondissement :

    « Prenant en considération et voyant avec peine les difficultés que les habitans de cette ville éprouvent souvent pour avoir l’eau des fontaines publiques, et voulant aussi remédier aux causes qui, depuis longtemps, altèrent la qualité de celle qu’on en reçoit, etc. »

  13. Soit en entrant à Port-Royal, soit en sortant de ce port pour retourner à Haïti, Juste Lafond lit une manœuvre dont l’habileté prouva sa capacité comme marin et lui valut les complimens des officiers anglais. Le Philanthrope fut visité par eux, et ils adressèrent des éloges à son brave commandant, pour la propreté et la belle tenue du navire, pour la discipline qui régnait parmi son équipage. Nos marins firent eux-mêmes respecter le pavillon national, par leur attitude et la décence qu’ils montrèrent durant leur séjour à Port-Royal.
  14. Le moment viendra, peut-être, où je dirai dans quelles circonstances je fus étonné de savoir cela ; que ce fut moi qui engageai et décidai le président Boyer à faire payer à la mère de Célie, la totalité de la somme qu’elle aurait dû recevoir annuellement, pendant plus de sept années, pour la pension de sa fille ; et que j’écrivis l’ordre qu’il signa à cet effet et qui fut exécuté par le Secrétaire d’État Pilié.
  15. Il faut convenir que l’érection du mausolée, tel qu’il fut conçu, aurait produit un mauvais effet sur la place Pétion, si mal tenue sous tous les rapports et entourée de maisons inégalement bâties ou en ruines. En y élevant ce monument national, il aurait fallu tout mettre en harmonie, faire beaucoup d’autres dépenses. Boyer y aura réfléchi, sans nul doute, et il aura renoncé à l’exécution de la loi. Il en a été de même pour la chapelle qui devait être bâtie sur l’emplacement où naquit Pétion et qui lui avait appartenu comme héritage de famille, dans laquelle on aurait déposé son cercueil et celui de Célie.
  16. Abeille haïtienne du 16 mai.
  17. Voyez à ce sujet les Mémoires d’Inginac, page 31 et 35. Il n’est pas un seul fonctionnaire public, parmi ceux qui approchaient le président Boyer, qui ne puisse attester ce que j’en dis moi-même ; et je rappelle ici que, sous son gouvernement, en 1840, je publiai un écrit politique où, tout en le défendant contre des imputations injustes, je dus protester de n’être pas son conseiller habituel, en affirmant « qu’a ma connaissance, le Président d’Haïti n’a aucun conseiller, qu’il n’est sous l’influence de qui que ce soit. »
  18. Nous croyons nous rappeler que cette députation était composée du général Bottex, de L. Dessalines, d’Edouard Michaud et d’un quatrième dont le nom nous échappe. La proclamation dont ils étaient porteurs avait été rendue à Saint-Marc, le 9 juin : elle disait que Pétion était le seul obstacle qui s’opposait à la réunion des Haïtiens, etc.
  19. C’est en apprenant la prochaine arrivée de Christophe à Saint-Marc, que le général Toussaint Brave, qui en avait le commandement, prit la résolution de s’empoisonner, parce qu’il avait su que ce tyran le suspectait d’entretenir des relations avec le Port-au-Prince : ce qui était faux.
  20. La plupart de ces Africains des deux sexes eurent une excellente conduite dans leur nouvelle patrie ; ils se montrèrent reconnaissans des soins qu’on prit d’eux, devinrent industrieux et acquirent de petites propriétés par la suite. Voilà le résultat de la différence entre la Liberté et l’Esclavage : à Cuba, ils n’eussent été que des infortunés courbés sous la verge de fer des colons qui les auraient achetés ; à Haïti, ils devinrent des personnes utiles à la société.
  21. J’ai déjà publié ces faits dans un écrit politique, et je les affirme de nouveau, parce que Daffour et sa femme furent reçus chez mon père ; que je connais ces faits mieux que personne ; que c’est moi qui faisais prendre le papier au magasin de l’État pour travailler ensuite au journal qu’il publiait. Son premier numéro parut le 5 août, et en octobre suivant il insinuait des choses malveillantes contre le président Boyer, dans l’Éclaireur haïtien. Milscent lui en fit le reproche dans l’un des numéros de l’Abeille haïtienne, du mois de novembre.
  22. On voit la tombe de ce prince dans la citadelle.
  23. À peine cette commission avait-elle commencé ses travaux, que Darfour disait, dans son journal, « que si on n’y prenait garde, elle pourrait livrer les Haïtiens pieds et poings liés à la France. » — Voyez l’Abeille haïtienne du 1er décembre 1818. Cinq mois après son arrivée dans le pays, cet homme essayait de semer la discorde entre les citoyens ! Où était-il, quand Bonnet signait l’acte d’indépendance, quand il fondait la République d’Haïti avec Théodat Trichet, Daumec, Boyer, etc. ? Ce dernier eût dû dès lors supprimer le journal de Darfour : c’était son devoir, et il en avait certainement le droit.
  24. Étant aux Cayes, le président avait parlé aux généraux Borgella et Francisque de son intention de leur confier des divisions de troupes qu’il mettrait en campagne l’année suivante, contre les insurgés de la Grande-Anse. Le 15 novembre, étant à Jérémie, il annonça publiquement sa résolution à ce sujet. La flotte de la République y vint ajouter à l’éclat de sa présence dans cette ville. Quand il passa au Petit-Trou, il avertit aussi le général Lys, qu’il aurait une division de troupes sous ses ordres pour la campagne projetée. Dans le premiers jours de décembre, il écrivit à ces trois généraux de se tenir prêts.
  25. Ce malheureux ne fut pas la seule victime de l’apostasie : une sœur de David-Troy, déjà d’une grande dévotion au culte catholique, devint folle pour avoir passé au méthodisme. À cette époque, des mesures de police furent prises pour interdire les réunions des sectaires ; mais elles ne firent que les fortifier dans leur foi nouvelle.
  26. C’est cette ordonnance qui fit croire à l’étranger, que Christophe répandait l’instruction et les lumières dans son royaume, et que — « l’instruction porta ses fruits contre le ’despotisme,’en le renversant de son trône : Placide Justin le dit textuellement. Voilà comment on écrit l’histoire des pays qu’on ne connaît pas.