Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 8/3.9

Chez l’auteur (Tome 8p. 389-436).

chapitre ix.

Proclamation de Boyer aux citoyens du Sud, annonçant la campagne contre les insurgés de la Grande-Anse. — Plan de cette campagne conçue par Pétion. — Les généraux Borgella, Francisque et Lys sont nommés pour l’exécuter. — Mort du grand juge Sabourin. — Ouverture de la session législative. — Instruction du président aux divers généraux employés dans la Grande-Anse. — La campagne s’ouvre le 1er février : premières opérations des troupes. — Modification ordonnée au plan de la campagne : marche générale sur le Grand-Doco de Goman, laquelle anéantit l’insurrection dès le 1er juillet. — Mort du général Vaval, à Aquin : le général Borgella est nommé pour l’y remplacer. — Le général Nicolas Louis remplace ce dernier dans la Grande-Anse. — Divers ordres du jour du Président d’Haïti, à propos de l’insurrection. — Il nomme le juge Fresnel à la charge de grand juge. — Diverses lois rendues dans la session législative. — Divers arrêtés du Président d’Haïti. — Portraits de Henri Grégoire placés aux palais du Sénat et de la présidence. — Boyer se rend dans le Sud où il est accueilli avec enthousiasme. — Proclamation qu’il publie pour annoncer la pacification de la Grande-Anse : mort présumable de Goman. — Le président retourne et est accueilli au Port-au-Prince. — Les commerçans nationaux de cette ville lui présentent un mémoire avec des considérations sur le commerce et l’agriculture. — Ce qu’il ordonne au grand juge. — Ses instructions aux commandans d’arrondissement et à ceux de place. — Session législative et lois rendues en 1820. — L’amiral anglais Sir Home Popham arrive au Port-au-Prince et propose à Boyer de faire la paix avec Christophe. — Le président s’y refuse. — L’amiral se rend au Cap d’où il écrit au président et lui envoie un projet de traité qui est encore repoussé. — Réflexions à ce sujet. — Prévarication de Cator, trésorier aux Cayes. — Incendie au Port-au-Prince : actes de Boyer à cette occasion. — Règlement sur les conseils d’administration dans les corps de troupes. — Ouragan au Port-au-Prince. — Le 15 août, Christophe est frappé d’apoplexie dans l’église de Limonade.


Le calme profond qui avait suivi la mort du Fondateur de la République, la soumission des chefs de l’armée et de l’armée elle-même, et celle de tous les citoyens au décret du sénat qui appela le général Boyer à le remplacer ; l’accueil que celui-ci reçut dans toute l’étendue de l’État ; l’impuissance où se trouvait le cruel tyran du Nord de renouveler ses attaques : tout prouvait que l’œuvre de Pétion était consolidée à jamais. Il n’y avait plus, désormais, qu’à en recueillir les doux fruits au profit de la nation haïtienne.

Mais, si la République était assurée de son avenir à l’intérieur, elle ne pouvait se dissimuler que la question extérieure de son indépendance politique restait encore sans solution. Pour amener cette solution et conquérir aussi l’avenir sous ce rapport, elle n’avait qu’à maintenir son union ; car l’union, c’est la force, c’est le secret d’être invincibles.

Dans cette pensée, le chef qui la gouvernait, ouvrit l’année 1819 par la célébration pompeuse de la fête de l’indépendance nationale. Il y prononça le premier de ce discours chaleureux et éloquens qu’il renouvela souvent à pareil jour sur l’autel de la patrie, en prêtant le serment consacré dès le 1er janvier 1804. Dans la circonstance qui nous occupe, il eut à faire appel à la mémoire du grand homme dont la cendre repose au pied de l’arbre de la Liberté ; et cette partie de son discours fit prêter avec plus d’enthousiasme le serment national, par l’armée et les citoyens qui l’entouraient[1].

Le 8 janvier, il fit paraître une proclamation adressée au peuple du département du Sud, pour lui annoncer que « l’heure avait sonné où l’insurrection de la Grande-Anse devait cesser, et que des forces suffisantes allaient être déployées contre les rebelles. » Cet acte accorda néanmoins une amnistie à tous ceux qui s’empresseraient de recourir à la clémence du gouvernement, tandis que ceux qui persisteraient dans leur désobéissance aux lois de la République seraient traités avec rigueur.

Non-seulement le président était à même de savoir que Pétion se proposait d’ordonner une pareille campagne, après avoir recueilli tous les renseignemens propres à le guider dans le plan qu’il en tracerait ; mais dans sa tournée du Sud, Boyer s’en était convaincu par les déclarations des officiers militaires et du général Bazelais principalement. En recueillant lui-même des renseignemens de vive voix sur les lieux, le plan de la campagne devenait plus facile à établir.

En sa qualité de chef de l’état-major général de l’armée, commandant les arrondissemens de Jérémie et de Tiburon, le général Bazelais étendrait sa haute surveillance sur les opérations militaires et pourvoirait aux approvisionnemens et à la solde des troupes, que l’on expédierait de la capitale. Les généraux Borgella, Francisque et Lys auraient chacun une division sous leurs ordres, formée de deux régimens du Sud, pour agir sur les points désignés par les instructions du Président d’Haïti. Ces généraux allaient être indépendans les uns des autres ; mais il leur serait recommandé de correspondre souvent entre eux et avec le général Bazelais, afin de s’entraider mutuellement, pour parvenir à la répression efficace des insurgés.

Ainsi, cette entreprise serait confiée à des chefs qui avaient agi pendant longtemps contre l’insurrection et qui connaissaient toutes ses pratiques et toutes les localités ; et trois d’entr’eux, Borgella, Francisque et Lys, étaient sans emploi dans le Sud : le président ne pouvait trouver une plus belle occasion d’utiliser leurs talens, leur activité et leur connaissance des lieux. Tandis qu’ils feraient traquer les insurgés, les généraux Marion et Bruny Leblanc seraient à la tête des gardes nationaux des arrondissemens des Cayes et de l’Anse-à-Veau, aux limites de leurs commandemens respectifs, pour former des cordons et des postes qui empêcheraient ces insurgés de passer hors de la Grande-Anse, qui les refouleraient incessamment vers les troupes agissantes : les gardes nationaux des arrondissemens de Jérémie et de Tiburon, sous les ordres des commandans de communes, opéreraient comme les autres.

Tel fut le plan de cette campagne dont le succès devait ramener une parfaite tranquillité dans le département du Sud[2].

Pendant que le président faisait publier sa proclamation, le grand juge Sabourin se mourait à la capitale. Malade depuis quelque temps, il venait d’accompagner Boyer aux Cayes pour y inspecter les tribunaux : le 10 janvier, il termina son existence, comme Pétion, à l’âge de 48 ans[3]. La magistrature perdit en lui un chef qui se recommandait à l’estime publique, par ses talens, par son esprit élevé et son patriotisme. Sabourin avait un caractère conciliant et une politesse exquise dans ses rapports avec le public : deux qualités convenables à la haute fonction qu’il exerçait. Ses restes furent inhumés à l’église paroissiale, après des obsèques dignes de son rang et des services qu’il avait rendus à l’État.

Étant aux Cayes, Boyer avait convoqué la Chambre des représentans au 10 janvier : quelques jouis après, la session législative fut ouverte. En rendant compte de l’heureuse situation de la République, résultat de l’union de ses citoyens et de leur confiance dans son gouvernement, le Président d’Haïti annonça aux représentans des communes, que l’expérience indiquait diverses réformes à opérer dans plusieurs branches du service public, notamment dans l’ordre judiciaire où il fallait porter de l’économie ; que l’État ne devait plus rien à qui que ce soit ; qu’il regrettait de ne pouvoir dégrever l’agriculture des charges qui pesaient sur ses produits, parce que beaucoup d’édifices publics étaient à réparer ou à reconstruire, et que l’entreprise qu’il allait diriger contre les insurgés de la Grande-Anse exigeait encore des dépenses extraordinaires.


Le 13 janvier, le président adressa ses instructions aux généraux Bazelais, Borgella, Francisque, Lys, Marion et Bruny Leblanc, pour l’entrée en campagne dans ces arrondissemens : les six régimens d’infanterie du Sud eurent en même temps l’ordre de s’y rendre. À la fin de ce mois, chacun était au poste qui lui fut désigné, et les généraux reçurent avec leurs instructions, une petite carte des quartiers en insurrection pour les guider dans leurs opérations.

Le général Lys, rendu à Jérémie, eut sous ses ordres les 18e et 19e régimens ; le territoire marqué en jaune sur la carte était celui où il devait opérer, — sa gauche appuyée sur le général Francisque, depuis la rivière de la Voldrogue, — et sa droite, sur le général Borgella, à l’Îlet-à-Pierre-Joseph près de l’Anse-d’Eynaud.

Le général Francisque avait sous ses ordres les 15e et 16e régimens, opérant depuis la rivière de la Voldrogue jusqu’aux montagnes de la flotte et du Macaya, élevées de 1200 toises au-dessus du niveau de la mer : ce territoire était compris dans la partie de la carte lavée en bleu.

Le général Borgella commandait aux 13e et 17e régimens et opérait depuis l’ilet-à-Pierre-Joseph, dans la partie des Irois et de Tiburon, pour atteindre aussi la flotte et le Macaya : ce territoire était marqué en rouge.

Au moyen de ces indications sur la carte, chacun savait où il devait agir pour concourir à traquer les insurgés établis dans ces hautes montagnes, et chacun avait le choix du lieu le plus propre à fixer son quartier-général ; car de là devaient partir incessamment des colonnes mobiles, des détachemens de 25 à 50 hommes, pour rechercher les insurgés dans leurs retraites les plus cachées, de manière à les surprendre, à les harceler, les capturer s’il se pouvait, ou abattre ceux qui ne voudraient pas se rendre prisonniers. Il était recommandé aux généraux d’exiger des troupes, de la persévérance et de l’opiniâtreté dans ces battues, les colonnes se croisant partout. Au quartier-général seraient une ambulance pour les malades parmi les troupes et un dépôt de munitions et de salaisons diverses pour le rationnement de chaque division, les militaires devant se nourrir avec les vivres du pays plantés en abondance par les insurgés.

Les instructions du président enjoignirent aux généraux de tenir un journal de leurs opérations, et de lui en envoyer un extrait tous les quinze jours, avec leurs observations s’il y avait lieu. Elles disaient : « Les insurgés sont sans forces et sans moyens ; l’insurrection est détruite aux trois-quarts : cependant, il en reste un noyau à détruire que l’on ne peut considérer comme des ennemis à combattre, mais bien comme des marrons qu’il faut traquer… La volonté générale est que la Grande-Anse soit rendue à la tranquillité ; il faut que cela soit. Donnons à nos observateurs jaloux cette nouvelle et forte preuve de notre pouvoir national, et notre pays acquerra un nouveau degré de force et de considération…[4] »

Boyer y ajouta d’ailleurs des paroles flatteuses pour ses compagnons d’armes, qu’il appela à concourir avec lui à pacifier ce beau quartier de la République, trop long-temps dévasté par la stupide ignorance et la barbarie du chef de cette révolte.

Le quartier-général de Lys fut d’abord fixé sur l’ancienne habitation Gélin, dans le haut de la Grande-Rivière de Jérémie ; celui de Borgella, sur l’habitation Pontonnier, à quelques lieues des Irois ; celui de Francisque, sur l’habitation Charamel, dans le haut du canton de la Voldrogue. Leurs opérations commencèrent sur tous les points le 1er février, d’après l’ordre du président. On rencontra peu d’insurgés dans la partie basse des montagnes, car ils s’étaient établis sur les plus hautes parties ; ils furent chassés à coup de fusil ; et dans le cours du Bras-Droit de la Grande-Rivière, ils résistèrent un instant à quelques compagnies de la division Borgella. Les rebelles s’enfuirent dans les étages supérieurs des montagnes ; on les y poursuivit.

Ils avaient imaginé un moyen intelligent, on peut le dire, de dérober leurs cazes et leurs plantations de vivres, aux recherches des troupes qui seraient envoyées contre eux : c’était de ne pas tracer, de ne pas laisser apercevoir un seul sentier y conduisant ; et pour cela, ils marchaient dans le cours des rivières et des nombreuses sources qui y affluent de toutes parts, tant ce quartier est bien arrosé. Mais en ne voyant ni sentiers, ni traces de pas d’hommes, les colonnes mobiles se doutèrent bientôt de cette ruse, et elles suivaient les cours d’eau qui se présentaient sur leur marche ; elles avaient d’ailleurs à leur tête d’anciens insurgés qui s’étaient rendus et qui les guidaient la plupart : on parvenait ainsi aux plantations immenses qui fournissaient la nourriture aux rebelles. Bien que les troupes dussent se nourrir aussi avec les vivres qu’ils avaient plantés, elles avaient ordre de détruire, de ravager ces plantations, d’incendier les cazes, afin que les rebelles ne pussent plus en tirer parti : ce qu’elles exécutaient avec rapidité.

Elles furent employées durant un mois entier à ces opérations dans la partie basse des montagnes, à les parcourir en tous sens : il en résulta quelques soumissions parmi les insurgés, qui furent traités avec bonté et relégués dans les bourgs du littoral pour y être surveillés. Mais le plus grand nombre d’entre eux s’étant réfugiés dans les hauteurs, les colonnes mobiles allaient avoir trop d’espace à parcourir pour les y atteindre, en partant du quartier-général respectif des trois généraux agissans : ces marches et contre-marches pour s’approvisionner de salaisons auraient fatigué les militaires, sans utilité pour la répression de l’insurrection.

Le général Borgella conçut alors l’idée de proposer au Président d’Haïti, une modification au plan de la campagne, en ordonnant à lui et ses deux collègues de se porter avec leurs troupes, moins des postes laissés dans le bas du terrain, sur les hautes montagnes avoisinant la Hotte, le Macaya et les Mamelles, pour y pourchasser les insurgés, et Goman surtout qui avait son principal établissement, un gros village qu’il appelait le Grand-Doco, à environ 15 lieues de Jérémie, et qui était entouré de plantations immenses de vivres[5]. Il communiqua son idée aux généraux Bazelais, Lys et Francisque, afin qu’ils concourussent avec lui à faire cette proposition au chef de l’État : ce qu’ils agréèrent. Ils proposèrent cette mesure vers le 1er mars.

Le président y ayant consenti, le 26 du même mois il leur ordonna de se mettre en mouvement, après s’être de nouveau concertés entre eux, sous la présidence du général Bazelais[6]. À cette fin, ce dernier convoqua les autres généraux dans une réunion au fort Marfranc, et delà, sur sa propriété de l’ancienne habitation Breteuil : elle eut lieu dans la première quinzaine d’avril, et ils décidèrent de se mettre en marche aux premiers jours de mai, pour avoir le temps de faire rationner leurs troupes en salaisons, sel et eau-de-vie, toutes choses nécessaires pour se porter dans les hautes montagnes.

D’après le changement adopté pour la campagne, le général Francisque porta son quartier-général sur l’habitation Castillon, voisine du Grand-Doco de Goman ; le général Lys passa par la rivière du Bras-Gauche de la Grande-Rivière, pour opérer la jonction de sa division avec celle du général Borgella qui, lui, passa par la rivière du Bras-Droit, pour parvenir aux Sources-Chaudes, au bas des Mamelles, où cette jonction se fît[7]. De là, les deux généraux et leurs troupes gravirent ces montagnes escarpées, pour aboutir au Grand-Doco où l’on arriva vers le 6 juin. Généraux, officiers et soldats marchaient à pied dans les rivières, les sources, sur les crêtes des montagnes ; et dans cette marche, on trouvait à chaque instant des accidens de terrain très-variés, plus ou moins dangereux à franchir ; mais aussi, la vue de la riche végétation de ces lieux compensait tout cela.

Sur la route parcourue, des colonnes mobiles se détachaient à droite et à gauche pour traquer les insurgés, détruire leurs plantations et rejoindre ensuite les divisions en marche. C’est dans ces circonstances que l’une d’elles, de la 18e, commandée par le brave capitaine Welsh, faillit prendre Goman entouré de ses femmes. Son Excellence le comte de Jérémie fut contraint de se sauver en toute hâte, et laissa sur place ses papiers, ses effets parmi lesquels était un gilet galonné, et le drapeau du 2e bataillon de la 19e demi-brigade qu’il avait en 1807, en commençant sa rébellion. Tout fut envoyé au Président d’Haïti.

Les six régimens du Sud passèrent un mois au Grand-Doco, pour y détruire les plantes jusqu’à leurs racines, comme on faisait dans tous les lieux ; même les vivres qui ne servaient pas à leur nourriture étaient réunis en tas et brûlés. De ce village, dont les maisons furent ensuite incendiées, les colonnes mobiles partaient dans toutes les directions afin de traquer les insurgés. Ceux-ci, éperdus, fatigués de fuir incessamment, se rendaient aux autorités de Jérémie et des bourgs, aux postes établis dans les bas : la clémence du gouvernement les faisait accueillir partout. Il n’y eut que Goman et ses principaux officiers qui persistèrent encore quelques mois à se tenir cachés dans les bois ; car à la fin de juin, l’insurrection était vaincue.

La mort du général Vaval, survenue dans ce mois, décida le président à nommer le général Borgella pour le remplacer dans le commandement de l’arrondissement d’Aquin ; et il envoya le général Nicolas Louis pour relever Borgella dans la Grande-Anse. Nicolas arriva au moment où les généraux quittaient le Grand-Doco pour se réunir de nouveau, à Jérémie, le 1er juillet, afin de se concerter sur les opérations qu’il y aurait désormais à faire pour l’entière pacification de la Grande-Anse.

Si les troupes employées contre les insurgés éprouvèrent les fatigues inséparables d’une telle campagne, elles reçurent aussi de nobles encouragemens de la part du chef de l’État. Au moment où il ordonnait qu’elles se portassent sur les plus hautes montagnes de ce quartier, il publia, le 6 avril, un ordre du jour par lequel il adressa les plus grands éloges aux généraux, aux officiers et soldats, en leur disant de persévérer dans cette entreprise qui devait rendre la tranquillité à leurs concitoyens ; et il ordonna en même temps d’user de bonté envers les rebelles qui venaient se soumettre. Alors, il envoya plusieurs de ses aides de camp auprès des généraux pour leur exprimer sa satisfaction de vive voix[8].

Quelques jours après, un nouvel ordre du jour prescrivit une revue pour payer un mois de solde aux troupes. Un autre encore du 20 août, après la marche générale sur le Grand-Doco de Goman, adressa de nouveaux éloges à ces infatigables militaires, en leur disant qu’ils avaient bien mérité de la patrie. « Les insurgés, pressés de toutes parts, se sont soumis en si grand nombre, que le Président d’Haïti est fondé à croire qu’il aura sous peu à annoncer définitivement la capture ou la soumission de Goman et de deux autres principaux rebelles, marrons dans les bois. Tout annonce le retour de la prospérité dans les beaux quartiers de cette partie du Sud. » Une revue de solde fut ordonnée en même temps.

La situation du trésor public n’eût-elle pas permis ces rares payemens aux troupes, que leur constance à poursuivre cette campagne n’aurait pas failli, que leur dévouement à leurs devoirs envers la patrie n’aurait pas été moins grand. Non, on ne saurait jamais faire assez de louanges du patriotisme que montrèrent en tout temps les braves soldats de la République d’Haïti !


Maintenant, passons aux travaux des législateurs du pays.

Tandis que le Président d’Haïti publiait des arrêtés pour affranchir les bois de construction des droits à l’importation pendant l’année afin de faciliter la réparation des édifices publics et particuliers ; pour remplacer Sabourin par le respectable citoyen Fresnel, juge au tribunal de cassation[9] ; pour créer une commission de l’instruction publique, — la Chambre des représentans et le Sénat rendaient la loi relative aux animaux épaves dont le produit de la vente était versé au trésor public ; celle sur les patentes pour l’année courante ; celle sur l’établissement des droits curiaux et les attributions des marguilliers[10] ; celle sur l’établissement des postes aux lettres : toutes devaient produire des ressources financières. Il en fut de même de la loi sur les douanes.

Cette dernière, en augmentant un peu l’évaluation des prix moyens des marchandises étrangères, élevait de 10 à 12 pour cent les droits d’importation, excepté sur celles de la Grande-Bretagne qui, au lieu de payer 5 pour cent, durent payer dorénavant 7 pour cent. Ces marchandises anglaises, importées par navires haïtiens, ne devaient payer que 5 pour cent, et celles de toutes autres nations par les mêmes navires, 9 pour cent. Ainsi, la faveur faite par Pétion aux produits de la Grande-Bretagne était maintenue ; mais le fisc prélevait 2 pour cent de plus que par le passé, et le pavillon national recevait la protection et les avantages qui lui étaient dus.

À l’exportation, les principaux produits du pays restaient assujétis aux mêmes droits qu’en 1817, d’autres éprouvèrent une réduction. Une autre loi de cette session réduisit aussi l’impôt territorial sur le sucre et le sirop, en les affranchissant des droits d’exportation pendant une année, afin d’en encourager la sortie, parce que le commerce diminuait ses exportations à cause plutôt de la fabrication défectueuse de ces deux denrées[11]. Les droits de consignation, de cubage et de jaugeage furent supprimés.

Au moyen de ce remaniement du tarifa l’importation, et des dispositions de la loi qui assuraient plus d’ordre et de régularité dans la perception des droits, le trésor public vit augmenter ses revenus. Aussi l’année 1819 donna 1,852,940 gourdes de recettes et 1,660,101 gourdes de dépenses, d’où la balance en sa faveur de 172,839 gourdes. Nous regrettons de ne pouvoir donner ici les chiffres de 1818, qui ont échappé à toutes nos recherches ; il eût été convenable de les comparer à ceux-là. Nous savons seulement que la solde de l’armée n’eut pas lieu, tous les mois, selon que le prescrivait le budget volé en 1817 : ce qui permit de payer exactement tous les fonctionnaires publics.


La plupart des lois rendues dans la session de 1817, avons-nous déjà dit, avaient été l’objet de la critique du général Boyer parlant au général Borgella. Dans la session de 1818, il avait fait abroger, avec raison, la loi sur l’entretien des grandes routes publiques, et il fit aussi réduire les émolumens des magistrats composant le tribunal de cassation.

La loi sur les attributions respectives du Secrétaire d’État, du Grand Juge et du Secrétaire général devint, en 1819, l’objet d’une attention spéciale de sa part ; car elle n’avait pas obtenu non plus son assentiment. Boyer était trop porté, il faut le dire, à vouloir tout concentrer en ses mains, pour laisser en celles du Secrétaire d’État et du Grand Juge, toutes les attributions que leur conférait la loi de 1817 ; et quant au Secrétaire général, il est vrai qu’il n’en avait pas réellement d’après cette loi, qu’il n’était que chargé du travail personnel du Président d’Haïti, au terme de l’art. 167 de la constitution.

Avec ses idées préconçues, le président proposa au corps législatif une nouvelle loi qui fut rendue, sur les attributions de ces grands fonctionnaires. Elle mérite un examen de notre part, pour avoir partagé la longévité de la constitution de 1816.

Celle de 1817, en divisant les attributions que la loi du 25 novembre 1808 avait données à un seul Secrétaire d’État, laissa à ce dernier ce qui concernait les finances et le commerce, pour donner au Grand Juge ce qui avait rapport à la justice, à l’instruction publique, aux cultes, et à cette partie de l’intérieur concernant les prisons et la police générale des villes et bourgs, et au Secrétaire général, ou plutôt au Président d’Haïti, les attributions relatives à la guerre, à la marine, aux travaux publics, à l’agriculture, et aux affaires extérieures qui lui étaient spécialement dévolues par la constitution ; car le Secrétaire général ne pouvait signer aucun acte.

On le voit, dans ce système de 1817, le Président d’Haïti exerçait déjà, sous le nom du Secrétaire général, diverses attributions importantes dans l’administration générale du pays ; et le Secrétaire d’État et le Grand Juge travaillaient avec lui pour ce qui concernait leurs attributions.

La loi, de même que la constitution, ne disaient pas que ces ministres dussent jamais se réunir en conseil sous la présidence du chef de l’État : ce n’était qu’en cas de vacance du pouvoir exécutif que, suivant l’art. 147 de la constitution, le ou les Secrétaires d’État devaient exercer en conseil l’autorité exécutive, jusqu’à l’élection d’un nouveau Président d’Haïti. Mais, par analogie, la loi aurait pu organiser le conseil de ces grands fonctionnaires.

Par la nouvelle loi de 1819, le Grand Juge n’eut plus que l’administration et la surveillance de l’ordre judiciaire, la correspondance avec les doyens des tribunaux et les commissaires du gouvernement, pour faciliter la réduction des lois et actes.

Le Secrétaire d’État eut encore les attributions relatives aux finances qu’il n’était pas possible de lui retirer. Il ne fut plus chargé « de préparer la formation du budget général des recettes et dépenses de la République, pour être présenté à la Chambre des représentans, ni de mettre à la disposition des administrateurs les sommes décrétées par le Sénat. » Mais, « il ordonnançait en dépense toutes les sommes qui devraient sortir du trésor public, n’importe pour quelque branche de service que ce pût être. »

Ce qui revenait à dire, qu’il n’y aurait plus de budget, mais seulement une reddition de comptes généraux, chaque année, tant en recettes qu’en dépenses[12].

Selon la loi, le Secrétaire général travaillait avec le Président d’Haïti sur les objets dont il était chargé. Mais il fut dit de plus que : « Le Secrétaire général est sous les ordres directs du Président d’Haïti ; il n’a la signature d’aucune pièce ; il veille à l’impression des lois et actes du gouvernement, à leur envoi aux autorités publiques, aux imprimeries de l’État, à la correspondance du Président d’Haïti, etc. »

Ainsi, le président cumulait réellement les attributions relatives aux affaires extérieures, à l’intérieur, à la guerre, à la marine, au commerce, aux travaux publics, aux cultes et à l’instruction publique. Les deux autres grands fonctionnaires travaillant aussi avec lui, séparément, il est clair qu’ils n’exécutaient que ses ordres. Et quoique, dans l’exercice de son pouvoir, Boyer les réunissait fort souvent pour délibérer avec lui sur bien des mesures à prendre, la loi ne lui en faisait pas une obligation, non plus que la constitution.

Cette concentration d’attributions diverses n’effraya pas Boyer qui aimait le travail ; mais, malheureusement, il entrait par là dans une foule de détails de l’administration de la République : ce qui lui faisait perdre un temps précieux qu’il eût peut-être mieux employé aux conceptions de choses utiles. Cette manière de procéder était sans doute convenable dans les premiers momens, pour donner l’impulsion aux hommes chargés des diverses branches du service ; mais après, surtout quand toute l’île d’Haïti fut réunie sous les mêmes lois, il eût convenu aussi que des Secrétaires d’État eussent des attributions réelles pour administrer, tandis que le Président d’Haïti gouvernerait, et que la loi régnerait.

La constitution de 1816 ne s’opposait point à une telle organisation, sous la direction du chef de l’Etat ; car elle admettait la nomination d’autant de Secrétaires d’État qu’il faudrait pour l’administration. En divisant le travail, cette organisation aurait pu permettre d’appeler plus de capacités à concourir au gouvernement et à l’administration du pays, de donner aux départemens une satisfaction d’amour-propre de s’y voir représenter en quelque sorte par des citoyens sortis de leur sein : considération qu’il est utile de ne pas méconnaître, à raison des jalousies, des luttes antérieures entre les diverses parties du pays.

Peut-être aurons-nous d’autres occasions de revenir sur ces remarques : en attendant, disons que tout en restreignant les attributions du Secrétaire d’État et du Grand Juge, le président n’oublia point de diminuer aussi leurs traitemens et ceux du Secrétaire général. Au lieu de 6,000 gourdes, le Secrétaire d’État n’en reçut plus que 4,000 par an ; au lieu de 4,000 gourdes, le Grand Juge et le Secrétaire général ne durent en recevoir que 3,000 par an.

Par une autre loi, celle de 1812 sur l’hôtel des monnaies fut amendée, en réduisant également les appointemens du directeur, de 2,000 gourdes à 1,200, et ceux des membres de la commission de surveillance, de 1,200 gourdes à 600, annuellement. Et cet hôtel ne tarda pas à chômer, et par conséquent ces fonctionnaires à n’être plus payés, à raison de la situation prospère du trésor qui permettait de se passer de fabrication[13]. Mais comme on n’avait pas émis assez de monnaie à l’effigie du Président d’Haïti, pour retirer de la circulation celle à serpent, cette dernière continua d’être dans le commerce[14].

Après la loi annuelle sur les patentes, une autre fut publiée concernant « les animaux qui ravagent les champs cultivés et ceux que l’on fait voyager dans l’intérieur du pays. » Cette dernière avait pour but de protéger les cultures, en établissant des amendes contre les propriétaires de ces animaux ; et elle obligeait les autres à se munir de permis ou passeports des commandans de communes, délivrés sur papier timbré : ce qui devait accroître les revenus publics.

Enfin, la dernière loi rendue dans cette session porta une notable modification à l’organisation judiciaire, en supprimant les tribunaux de première instance et ceux d’appel, pour les remplacer par des tribunaux civils, ayant pour attributions, de juger toutes les affaires qui ne seraient pas de la compétence des tribunaux de paix, et sans autre recours que la voie en cassation. Cependant, ces tribunaux civils devinrent tribunaux d’appel à l’égard des causes jugées par les tribunaux de paix, dans les cas prévus par la loi ; et ils se transformaient aussi en tribunaux correctionnels ou criminels, selon la nature des délits, et en tribunaux de commerce ou d’amirauté, pour les affaires commerciales ou les causes maritimes. Du reste, sous bien des rapports, les dispositions de la loi organique de 1808 furent reproduites, peut-être avec une rédaction plus claire.

Cette nouvelle loi organique porta également ses réformes sur les émolumens des magistrats. Ils furent considérablement réduits, d’après le programme posé dans le discours du Président d’Haïti à l’ouverture de la session : « qu’il était juste de porter dans l’organisation judiciaire la même économie qui se faisait remarquer dans les autres portions de l’administration publique. »

Il est vrai que la loi remplaçait cinq tribunaux de première instance et deux d’appel par six tribunaux civils. Mais aussi, en cumulant tant d’attributions dans ces derniers, si le président eût considéré qu’en tout pays bien organisé ou qui aspire à l’être, la magistrature forme une autorité essentielle dans l’État, que la constitution la qualifiait, de pouvoir judiciaire, peut-être aurait-il reconnu qu’elle ne devait pas être assimilée aux autres administrations.

Mais, que disons-nous ? Ce fut probablement à cause même de cette position constitutionnelle, que Boyer, différant beaucoup en cela de Pétion, voulut la réduire à ce rôle inférieur ; et à ce sujet, il sera quelquefois l’objet de notre critique dans sa longue administration : il avait l’esprit trop éclairé, pour ne pas encourir les reproches qu’il s’est attirés par rapport aux magistrats.

En réduisant leurs émolumens au niveau des appointemens des autres fonctionnaires dépendans du pouvoir exécutif, révocables à volonté, ayant des charges plus ou moins lucratives (quoi que fasse ou veuille la loi), n’était-ce pas les exposer à une corruption fatale à la justice, à ce premier besoin de tout peuple, de toute société d’hommes marchant vers la civilisation ? Le magistrat qui la distribue ne saurait être trop à l’abri des nécessités qui assiègent l’homme dans la vie sociale ; il faut qu’il soit aussi indépendant sous ce rapport, pour rester intègre, qu’il l’est quand il ne se dirige que d’après la loi et sa conscience : considération importante qui à seule motivé l’inamovibilité de sa charge[15].

Bien que le président ait eu le concours de la chambre et du sénat dans cette réforme, nous l’attribuons à sa seule initiative, parce qu’il est évident que, par tous les actes législatifs cités jusqu’ici, son pouvoir prédominait déjà sur celui de ces deux corps, tant par son caractère qu’à cause du mauvais effet qu’avait produit la loi sur le budget, et parce qu’il exerçait le pouvoir dirigeant dans la République.

Cette loi sur l’organisation judiciaire a été, dans le temps, l’objet d’une grande controverse, par rapport à la suppression des deux degrés de juridiction qui existaient depuis celle du 24 août 1808. En parlant de celle-ci dans notre 7e volume, page 198, nous avons dit qu’en les établissant dans chaque département, — la première instance et l’appel, — « c’était un progrès sur les idées que l’on avait en faisant la constitution de 1806 : » un progrès en ce sens, que cette manière de procéder valait mieux que celle qui était prescrite dans cette constitution comme dans la loi organique de 1805, et qui consistait à se pourvoir en appel d’un tribunal civil de département à celui d’un autre département ; et nous avons encore fait remarquer que, pour être d’accord avec la constitution, la loi de 1808 autorisait encore un second appel, tant au civil qu’au criminel, au tribunal d’appel du département voisin : ce qui tendait à prolonger les procès « au détriment des parties et à celui de la justice. »

Eh bien ! la constitution de 1816, qui institua le tribunal de cassation, reproduisit textuellement les dispositions de celle de 1806, dans son article 185 au paragraphe de la justice civile, en disant : « Le tribunal civil prononce en dernier ressort, dans les cas déterminés par la loi, sur les appels des jugemens, soit des juges de paix, soit des arbitres, soit des tribunaux d’un autre département.  » Et elle disposa ainsi, alors que la loi de 1808 avait établi un autre système d’appel. C’était maintenir un état de choses vicieux, par rapport aux intérêts réels des parties, presque toujours en opposition avec ceux des avocats ou défenseurs publics, intéressés, eux, à éterniser les procès. Il est même probable que les rédacteurs de la révision de 1816 n’auront pas fait attention à cette reproduction de dispositions, quand ils créaient le tribunal de cassation.

Quoi qu’il en soit, en supprimant les tribunaux de première instance et d’appel, pour n’établir que des tribunaux civils jugeant en dernier ressort, le législateur de 1819 semble avoir voulu rentrer dans la lettre de la constitution de 1816 existante. Mais alors, pour être conséquent, il aurait dû réserver l’appel qu’elle établissait, et c’est ce qui fournit matière à la controverse dont s’agit. Il ne le fit pas, probablement dans l’espoir de voir administrer la justice plus promptement, moins dispendieusement pour les parties »[16].


Par suite de la loi sur les douanes, un arrêté du Président d’Haïti régla le mode de procéder à la vérification des marchandises importées ; et un autre régla aussi la marche des courriers de la poste aux lettres, en vertu de la loi y relative. Mais cet utile établissement ne put jamais prendre racine durant l’administration de Boyer, qui ne voulait pas faire les dépenses qu’il nécessitait, ni le laisser exploiter par une entreprise particulière.

En attendant qu’une loi parût sur l’instruction publique, la commission nommée pour en exercer la surveillance publia un règlement pour le lycée national du Port-au-Prince, qui donnait déjà des résultats satisfaisans, sous la direction de D. Laprée assisté de plusieurs professeurs[17]. Le 16 décembre, les élèves subirent un examen public, en présence du Président d’Haïti, des magistrats et fonctionnaires de l’État, des familles de ces enfans. Ce fut un jour de fête pour ces derniers et pour tous les assistans, par l’espoir que donnait cet examen, des progrès successifs de l’instruction dans le pays : les jeunes lauréats furent couronnés au bruit des applaudissemens et au son de la musique militaire de la garde du gouvernement.

Dans la même année, J. Granville avait fondé au Port-au-Prince une excellente école pour les jeunes garçons, où il admettait des pensionnaires et des externes : il possédait à un haut degré le talent de l’enseignement, étant d’ailleurs fort instruit. Ses sœurs, Mesdames Charpentier et Méresse, Mesdames Courtois, Durand-Rouanez, etc., dirigeaient aussi de bons établissemens où l’instruction et l’éducation des jeunes filles étaient soignées avec une sollicitude digne d’éloges.

Peu de jours après l’examen du lycée national, un avis du secrétaire général ïnginac informait le public, que le président allait faire venir, à ses frais, un portrait en pied du vénérable Évêque Henri Grégoire, pour en faire hommage au Sénat de la République et orner la salle de ses séances. Cet avis invitait les citoyens à concourir à une souscription, afin d’avoir une copie de ce portrait et de l’offrir au Président d’Haïti, pour le placer dans la salle principale de son palais : ce qui eut lieu.

C’est ainsi qu’Haïti possède l’image du philanthrope dont elle vénère la mémoire à si juste titre ; car Grégoire fut toujours constant dans ses sentimens d’amour bienveillant pour la race noire tout entière et pour les Haïtiens[18].

Il ne tarda pas, si déjà il ne l’avait fait, à entrer avec Boyer dans une correspondance intéressante à tous égards, surtout par rapport à la religion catholique dont il désirait la prospérité en Haïti, en donnant des conseils au président à ce sujet. À la même époque, Lafayette, Laîné de Villevêque, Morénas, etc., lui adressèrent des lettres où ils exprimaient toutes leurs sympathies pour les Haïtiens et les hommes de la même race[19].

La religion catholique, à laquelle Grégoire s’intéressait si naturellement, était loin d’être dans la situation qu’il désirait pour elle, et nous en avons souvent dit la cause. À la capitale de la République même, sous les yeux du gouvernement, une sorte de schisme religieux existait depuis plusieurs années entre les paroissiens, et voici à quelle occasion.

L’abbé Gaspard, curé de la paroisse, possédait sans doute l’une des plus belles vertus du chrétien, — la charité, — qu’il exerçait avec générosité envers tous et surtout les pauvres, avant que les droits curiaux eussent été confiés à la surveillance du conseil de notables établi en 1817 ; car il en percevait tous les revenus. Mais cet ecclésiastique ne se faisait nul scrupule de s’abandonner à certaines passions incompatibles avec la sainteté de son ministère. Il en était résulté que presque toutes les familles honnêtes ne pouvaient remplir leurs devoirs catholiques, et que parmi elles il y en eut qui s’adressèrent à l’abbé Marion, curé de Léogane. Ce prêtre français était âgé et d’une conduite convenable à son état : ces personnes ne pouvant se transporter à Léogane, il venait de temps en temps au Port-au-Prince pour exercer son ministère à leur égard. Il trouvait chez Toulmé, secrétaire rédacteur du sénat, un oratoire qui, insensiblement, avait fini par devenir une chapelle, par le zèle pieux des personnes qui s’y rendaient. C’était, de sa part, empiéter sur la juridiction spirituelle du curé du Port-au-Prince. Celui-ci réclama contre son confrère qui passa outre ; et bientôt, la querelle prit entre eux toutes les proportions d’une question de nationalité : c’était le Français opposé à l’Espagnol. L’autorité ne se prononçant pas encore, parce qu’il lui répugnait de froisser les sentimens religieux des familles qui préféraient l’abbé Marion ; celles-ci abandonnèrent tout à fait l’église paroissiale pour n’aller qu’à la chapelle. Les autres paroissiens, qui laissaient à l’abbé Gaspard la responsabilité de ses actes devant Dieu, devinrent ses partisans, à cause de la violation de sa juridiction : de là sortirent les sobriquets de Marionnettes et de Gasparites, appliqués aux uns et aux autres selon qu’ils allaient à la chapelle ou à l’église, et les chansons populaires vinrent encore y ajouter. À la fin, le dissentiment devint querelle entre toutes les bonnes âmes de la capitale ; les familles furent profondément divisées entre elles. Alors Pétion fit défendre à l’abbé Marion de quitter sa paroisse pour venir officier à la capitale ; car les hommes, en général, les militaires surtout, étaient devenus les partisans de l’abbé Gaspard : on menaça Toulmé de briser sa maison, on y jeta même des pierres pendant la nuit.

Quelque temps après, l’abbé Marion mourut à Léogane ; mais cet événement ne rallia pas à l’église paroissiale les fidèles qui avaient suivi la bannière de ce prêtre, et les divisions religieuses continuèrent entre les habitans de la capitale.

Dans ce regrettable état de choses, un nouveau prêtre catholique y arriva au commencement de cette année 1819. C’était un Irlandais nommé Flime, mais qui se présenta sous le nom de Jérémie. Il paraît qu’il avait fait partie de l’ordre religieux de la Trappe, qu’il avait servi aux États-Unis ensuite, dans le diocèse de Baltimore, et dans les îles du Vent.

De quelque endroit qu’il vînt à Haïti, il arrivait dans un moment très-favorable pour faire cesser le schisme qui existait au Port-au-Prince. L’abbé Gaspard était devenu presque aveugle et n’en pouvait plus desservir la cure. Ce nouveau confrère lui témoigna beaucoup d’intérêt, à cause de sa position : ce qui lui acquit les sympathies des Gasparites. D’un autre côté, il s’attacha à visiter les Marionnettes, à manifester son respect et sa bienveillance à ces personnes pieuses, pour les persuader de cesser toute dissidence avec le Temple du Seigneur ; elles l’accueillirent, dans le besoin qu’elles avaient de trouver un prêtre qui leur inspirât de la confiance.

Le président Boyer se décida à le nommer curé de la capitale, en faisant donner une pension viagère à l’abbé Gaspard, qui y avait des droits par ses sentimens charitables et ses longs services dans cette cure. Au moyen de cette décision, la paix se rétablit dans la paroisse, les sobriquets cessèrent. Le curé Jérémie tint une conduite convenable sous tous les rapports, et qui empruntait quelque chose de la ferveur qu’on remarque parmi les Irlandais et qui est naturelle aux Trappistes.

Enfin, la religion reprit son doux empire sur les âmes pendant deux années consécutives, jusqu’à l’arrivée de M. de Glory, Évêque de Macry. Mais plus tard nous parlerons de sa querelle avec l’abbé Jérémie.


Le 17e anniversaire de l’indépendance nationale fut célébré au Port-au-Prince et dans toutes les communes de la République, peut-être avec plus d’enthousiasme que jamais ; car cette fête rappelle toujours au peuple haïtien qu’il a glorieusement rempli son devoir dans la cause la plus juste.

Cette fois, il s’y mêlait une espérance indéfinie et un pressentiment difficile à expliquer, mais qui présageaient de grands événemens dans cette année 1820. On voyait que la pacification de la Grande-Anse était opérée par le dévouement de l’armée, que la tranquillité publique se consolidait par le patriotisme des citoyens, que l’agriculture et le commerce prenaient de l’accroissement, que les finances étaient restaurées, que tout souriait enfin au successeur de Pétion, et l’on se demandait si ses succès s’arrêteraient là, lorsque la politique du grand citoyen avait déjà produit des résultats si avantageux.

Le 31 janvier, le président partit pour le Sud, et se dirigea sur Jérémie[20]. Là il se convainquit, par le rapport des généraux, que l’insurrection était entièrement finie. Tous les rebelles et leurs chefs s’étaient successivement soumis aux autorités, à l’exception de Goman et de deux autres nommés Malfait et Malfou, dont on avait perdu les traces depuis plusieurs mois. Le fils de Goman, nommé Lundi, en venant se soumettre au général Francisque, lui déclara qu’il n’avait pu retrouver son père après trois mois de recherches dans les bois, dans tous les lieux où il espérait le rencontrer : il répéta cette déclaration au président, quand il fut gracié[21].

On pensa alors que Goman avait péri par suite de blessures, et voici à quelle occasion :

D’après les indications fournies par un insurgé qui s’était soumis, le général Lys avait ordonné qu’un détachement du 18e régiment fût envoyé pendant la nuit, pour surprendre Goman qui s’était réfugié sur la crête d’une montagne, au bord d’un affreux précipice. En y arrivant, ces soldats firent feu sur le groupe de gens qu’ils y trouvèrent, car on était persuadé que Goman ne se laisserait pas prendre vivant. On avait capturé plusieurs de ses femmes dont quelques-unes furent blessées, et elles déclarèrent qu’il était parmi elles dans le moment de la surprise. Or, on vit sur la montagne des traces de sang conduisant au précipice. On crut d’abord qu’étant blessé, Goman avait pu fuir ailleurs ; mais quand quelques mois s’écoulèrent sans qu’on en entendît parler, on pensa qu’il était mort dans le précipice, par ses blessures[22].

Cette idée étant admise assez généralement, le 18 février, une proclamation du Président d’Haïti, datée de Jérémie, annonça au peuple et à l’armée la fin de l’insurrection qui durait depuis le mois de janvier 1807. Elle attribua ce résultat « à l’habileté des généraux, à la persévérance et à la vaillance des officiers et soldats qui furent employés en cette occasion. »

Les troupes et les citoyens du Sud, en effet, eurent la gloire d’avoir puissamment secondé le chef de l’État à donner la paix à leur département. La proclamation leur dit en outre :

« Militaires employés dans la Grande Anse, et vous, gardes nationales volontaires ! J’éprouve une satisfaction bien douce en vous félicitant aujourd’hui !… La patrie est reconnaissante de vos services ; elle ne les oubliera jamais… Vous allez retourner dans vos quartiers respectifs, vous délasser de la pénible campagne que vous venez de terminer. Au sein du repos que vous allez goûter, rappelez-vous sans cesse que, si vous avez vaincu dans la Grande-Anse des difficultés qui paraissaient insurmontables, il vous reste encore plus à faire ! … Soyez donc toujours attentifs à ma voix et prêts, au premier signal, à marcher avec moi là ou il faudrait arriver pour consolider la stabilité et la gloire nationale… »

Un paragraphe de cet acte important s’adressa aux habitans de la Grande-Anse, pour leur recommander de cultiver leurs terres, et surtout d’user de justice, de fermeté et de bonté envers les cultivateurs, particulièrement les rebelles qui s’étaient soumis.

On peut dire qu’à partir de ce jour mémorable, Boyer avait complètement gagné l’affection et l’estime de toute l’armée républicaine. L’exemple tracé par les généraux était d’une influence notable sur cet heureux résultat, qui allait garantir de longues années de tranquillité au pays.

Après avoir parcouru les diverses communes de la Grande-Anse, le président se rendit aux Cayes où il fut accueilli en pacificateur de ce beau quartier ; il y fut fêté, et au spectacle, une dame lui récita des vers à sa louange[23].

Les citoyens du Port-au-Prince voulurent aussi lui préparer une réception magnifique. Ils érigèrent un arc de triomphe à l’entrée sud de cette ville, où ils se portèrent à son retour à la fin de mars, pour le complimenter de ses succès. Mais, en acceptant leurs complimens, Boyer déclina les honneurs de ce triomphe inopportun, en leur disant que la pacification de la Grande-Anse était, de sa part, l’accomplissement d’un devoir envers la République, et qu’en ramenant à son giron des malheureux qui avaient été si longtemps égarés, c’étaient des citoyens, des frères de la même famille qu’il rendait à la société, non des ennemis qu’il avait vaincus[24].

Le bon sens, le patriotisme s’alliaient à la modestie dans cette réponse si digne d’un chef d’État républicain ; mais, plus on avait compté sur l’acceptation de ces honneurs par un homme qu’on savait animé de l’amour de la gloire, qu’on disait même très-vaniteux, plus la déception fut grande. On crut voir une désapprobation, une censure dans ce refus si bien motivé, tandis qu’en réalité il n’y avait eu qu’une démonstration mal avisée de la part des citoyens de la capitale.

Quelques jours après, au commencement d’avril, ses commerçans nationaux allèrent en corps présenter au président, un long mémoire où ils exposaient des considérations étendues sur le Commerce et l’Agriculture du pays ; ils y proposaient des mesures à prendre pour faire fleurir ces deux branches de la fortune publique, et ces mesures étaient indiquées de manière à en faire autant d’articles d’une loi que le mémoire, fort bien rédigé, provoquait du gouvernement[25]

Le président accueillit ces concitoyens avec cette urbanité qui le distinguait, et reçut le mémoire auquel il promit de porter toute son attention. Mais, après l’avoir examiné, il se borna à adresser au grand juge, le 11 avril, une lettre pour lui ordonner d’appeler la surveillance sévère du ministère public, sur les opérations des encanteurs dont les commerçans nationaux se plaignaient, parce qu’en recevant des marchandises des négocians étrangers surtout, ils les vendaient le plus souvent, non à l’encan public, mais en gros et au détail : ce qui nuisait réellement aux nationaux payant patentes pour ce genre de débit. Au fait, les commerçans étrangers se servaient des encanteurs pour éluder les lois qui restreignaient leur trafic. La lettre du président apprécia fort bien cet état de choses, et reconnut la nécessité de protéger les nationaux ; mais elle fut équitable aussi, en déniant aux encanteurs la faculté de vendre pour eux, autrement qu’ils ne le pouvaient eux-mêmes, d’après la loi sur les patentes. Elle posa les règles qui devaient guider les encanteurs dans l’exercice de leurs fonctions, en enjoignant au ministère public de poursuivre les délinquans pardevant les tribunaux ; et ces dispositions durent leur être également signifiées par le grand juge.

C’était de ce juste motif de plainte, que les commerçans nationaux avaient pris leur point de départ, pour réclamer d’autres privilèges en leur faveur ; et le commerce ayant des relations naturelles avec l’agriculture, ils en étaient arrivés à formuler leurs idées sur la manière dont ces deux industries devaient être réglementées législativement, selon eux. Mais le gouvernement avait le droit de penser différemment, ou tout au moins, d’examiner s’il y avait opportunité pour mettre ces idées à exécution.

Il faut le dire ici, pour expliquer les causes de ce que le lecteur verra plus tard. Depuis quelque temps, l’esprit public, au Port-au-Prince, était travaillé par certains citoyens qui se croyaient appelés à exercer une influence sur les affaires de l’État. Par divers motifs, ces hommes n’avaient jamais agréé le général Boyer et l’agréaient moins encore, après son avènement à la présidence. Si Pétion avait continué d’avoir des opposans à son administration, malgré les grands résultats de sa politique gouvernementale qui avait procuré le repos à la République, même en dépit de la guerre civile subsistante, comment aurait-il été possible que Boyer n’en eût point, lorsqu’on pouvait se rappeler que dans les derniers temps de son prédécesseur, lui-même critiquait publiquement les actes qu’il n’approuvait pas ? Maintenant, c’était à son tour de faire cette épreuve ; car l’oppositions à tout gouvernement est une chose délicieuse pour certains esprits ; elle est même naturelle et en raison directe de la liberté dont on jouit, des succès même du gouvernement : plus il en obtient et plus il garantit la situation du pays, la sécurité des personnes et des propriétés, plus aussi on attend de lui le mieux vers lequel les hommes gravitent toujours.

Nous nous bornons, pour le moment, à constater ce qui fut, sans citer aucun nom propre, — ce qui serait prématuré de notre part[26].

Toutefois, si le président n’adopta pas les vues exposées dans le mémoire des commerçans, on vient de reconnaître qu’il entendait bien assurer aux nationaux, pour leur industrie, les privilèges inhérens à leurs qualités civiques ; et à l’égard de l’agriculture, on va voir qu’il s’en préoccupa aussi, selon sa manière d’apprécier les choses.

Le 18 avril, sept jours après sa lettre au grand juge, il signa ses instructions aux commandans d’arrondissement et de place, qui furent publiées.

En mettant sous les yeux des premiers, les considérations qui font de chacun d’eux, l’agent principal du chef du gouvernement dans l’étendue de leurs commandemens, le chef politique et administratif de chaque arrondissement, il leur recommanda de porter leur attention et leur surveillance sur toutes les parties du service public, afin de maintenir la tranquillité et l’union entre les citoyens pour garantir tous leurs droits ; de veiller à ce que la contrebande ne se fit point sur les côtes, ce qui, par l’introduction frauduleuse des marchandises étrangères, devait nuire autant au commerce national qu’au fisc ; d’interdire dans les campagnes destinées à la culture des terres, l’exercice de faits de commerce, parce qu’il y avait dans les villes et bourgs des citoyens patentés pour cela. Voilà pour cette industrie. — Quant à l’agriculture, il prescrivit à ces officiers supérieurs, de telles règles de conduite à exiger des habitans et des cultivateurs, que ces instructions devenaient une sorte de code rural à appliquer pour sa prospérité. L’oisiveté, le vagabondage, les associations superstitieuses du Vaudoux, etc., qui en sont toujours l’inévitable conséquence et qui sont contraires au culte religieux, furent indiqués pour être supprimés ou réprimés.

Ainsi, l’industrie agricole, comme le commerce, était l’objet de la sollicitude du chef du gouvernement.

Il va sans dire que tout ce qui se rattache à l’ordre militaire, à la défense du pays par les armes de ses troupes et de ses gardes nationales, fut également embrassé dans ces instructions. La bonne police des villes et des campagnes, enfin, était recommandée aux commandans d’arrondissement et à ceux de place.

Quatre jours après, le 22 avril, le président procéda à l’ouverture de la session législative. Il prononça, à cette occasion, un discours où il annonçait aux législateurs, que la nouvelle organisation judiciaire avait été favorablement accueillie par l’universalité des citoyens, et que la magistrature fonctionnait avec plus de célérité et d’une manière plus économique pour les justiciables ; que le projet du code civil serait présenté dans cette session ; que l’agriculture réclamait encore des encouragemens pour produire d’heureux résultats en faveur du commerce ; que la pacification de la Grande-Anse y contribuerait ; que l’armée qui y a été employée avait bien mérité de la patrie ; qu’enfin, il comptait sur le concours du patriotisme de la législature, pour consolider la gloire et le bonheur de cette patrie.

La première loi rendue dans cette session réorganisa la gendarmerie destinée à la surveillance des cultures et à la police des routes[27]. Une autre réduisit l’impôt territorial sur le sucre et le sirop, en les affranchissant encore de tous droits à l’exportation pendant l’année 1820. Une troisième refit celle de l’année précédente, sur les droits curiaux, pour la rectifier, et une nouvelle sur les conseils de notables accorda 200 gourdes d’appointemens par an à chacun de leurs membres et de leurs greffiers, sans distinction de communes, ce qui produisait une économie[28].

La loi importante sur l’instruction publique contint beaucoup de dispositions qui étaient déjà dans le règlement fait pour le lycée national du Port-au-Prince. Cet établissement fut maintenu, et quatre écoles primaires gratuites fondées aux Cayes, au Port-au-Prince, à Jérémie et à Jacmel : ou y suivait le système lancastérien ou d’enseignement mutuel. Des commissions d’instruction publique surveillaient l’éducation des élèves, qui devait être basée « sur la religion, le respect aux lois et le dévouement à la patrie[29]. »

L’enseignement fut déclaré libre ; néanmoins, tout Haïtien, pour s’y livrer, devait justifier de sa capacité et de sa moralité devant la commission du ressort. Tout Etranger y était également assujéti, et la commission sollicitait en outre du Président d’Haïti une licence en sa faveur.

Les deux premiers livres du Code civil haïtien, proposés par le président, d’après le travail préparatoire de la commission nommée en novembre 1818, fuient examinés par la chambre des représentans ; mais ils ne furent pas décrétés dans cette session. On avait adopté le plan du code Napoléon pour ce code, par livres, titres, etc., au lieu de la division par lois, chapitres, etc., qui a prévalu ensuite, après des votes successifs par la chambre et le sénat ; car on discuta différentes parties du code dans plusieurs sessions[30].


La pacification de la Grande-Anse était un résultat qui importait trop à la République, pour ne pas porter ses fruits de toutes manières. Ce beau succès avait prouvé le caractère entreprenant du chef de l’État, en même temps que son activité était constatée par de fréquens voyages dans les départemens, par de nombreux actes de gouvernement, et d’administration. L’amour de la gloire paraissait l’animer ; et en trouvant dans ses compagnons d’armes tout le concours désirable depuis son avènement à la présidence, il n’avait rien négligé pour le maintien de la discipline militaire, pour tenir les troupes à leur grand complet, pour stimuler leur ardeur guerrière. Son langage était éloquent, persuasif, et dans sa proclamation du 18 février, en renvoyant à leurs cantonnemens celles qui furent employées à la répression de l’insurrection qui troubla le Sud si longtemps, il leur avait dit que : « si elles y avaient vaincu des difficultés qui paraissaient insurmontables, il leur restait encore plus à faire ; de se tenir attentifs à sa voix et prêts, au premier signal, à marcher avec lui là où il faudrait arriver pour consolider la stabilité et la gloire nationale. » Cet avertissement, dicté par le génie de la patrie, s’adressait également aux troupes de l’Ouest.

Le bruit qu’il produisit fit résonner les échos du Nord et les voûtes de Sans-Souci, et troubla le sommeil du Lion qui habitait ce palais : il en frémit. Le Lion sentit qu’il ne pouvait plus se réveiller comme en 1812 ; sa dernière tournée à Saint-Marc, deux années auparavant, lui en avait laissé la profonde conviction. Reconnaissant son impuissance et frappé du pressentiment de sa fin prochaine, il dut aviser. Que faire dans une telle occurrence, pour préserver ses États de toute entreprise de la part de la République triomphante, qui, dans sa virilité active, semblait les menacer ? Appeler le Léopard à son aide, afin de conjurer ensemble cet orage. Telle fut la résolution du Tyran.

À cet appel fait à sa philanthropie incontestable, l’amiral Sir Home Popham, dont la destinée était de mourir aussi dans la même année, se rendit au Cap-Henry et fut accueilli par le Roi d’Haïti avec les plus grands honneurs. Ce Roi le supplia d’aller au Port-au-Prince, afin de persuader le Président d’Haïti de ne rien entreprendre contre son royaume, attendu qu’il était de l’intérêt de tous les Haïtiens, sans cesse menacés d’une invasion de la France, de vivre en paix, d’unir leurs forces au besoin pour repousser l’ennemi commun[31]. Convaincu de ces sages dispositions, des bonnes intentions qui animaient Henry Christophe, l’amiral souscrivit à ses ardens désirs.

Il arriva au Port-au-Prince le 27 avril, sur la frégate la Cybèle, commandée par son propre fils, accompagné de celui du duc de Manchester, gouverneur général de la Jamaïque. La frégate était escortée par le brig l’Ontario. L’accueil que Sir Home Popham reçut du Président de la République fut des plus distingués, sans avoir le faste royal de celui qu’il avait reçu au Cap et à Sans-Souci. Le président devait cette haute considération et ces égards à l’amiral qui avait si bien accueilli lui-même ses envoyés, en 1818. Il le fit loger dans sa belle maison de la rue du Centre, qu’il venait de quitter pour habiter le palais de la présidence : toute la suite de l’amiral y logea également. Le colonel Lerebours fut chargé d’être à ses ordres, de lui faire les honneurs pendant son séjour ; il était secondé par le chef de bataillon Lechat fils et d’autres officiers d’état-major.

Aux propositions que lui fit Sir Home Popham, comme s’il ne venait pas du Cap, mais de la Jamaïque et de sa propre initiative, le président répondit qu’il ne pouvait oublier son devoir et faire la paix avec un rebelle à la constitution et aux lois de la République, qui avait allumé la guerre civile pour satisfaire à son ambition ; qui avait fait verser des flots de sang, en immolant à sa fureur des milliers de victimes parmi les populations soumises à ses ordres ; qui n’était, enfin, qu’un exécrable tyran dont la domination s’anéantirait avant longtemps. « En moins d’un an, ajouta-t-il, sa tyrannie aura cessé, comme l’insurrection de la Grande-Anse qu’il avait encouragée ; et les Haïtiens de l’Artibonite et du Nord se réuniront à leurs frères de l’Ouest et du Sud. Christophe est réduit à une complète impuissance ; car en venant à Saint-Marc, il y a deux ans, il n’a pas osé aborder nos frontières : ses troupes l’auraient abandonné pour se ranger de notre côté. » Boyer n’en remercia pas moins l’amiral anglais de sa sollicitude pour le bonheur de son pays[32].

Après avoir visité tous les établissemens du Port-au-Prince qui offraient de l’intérêt à sa curiosité, et la maison de Pétion à Volant le Tort, Sir Home Popham repartit le 1er mai dans la nuit, en disant au président qu’il allait au Cap pour faire les mêmes propositions de paix au Roi d’Haïti[33].

Rendu là, l’amiral étant sur la frégate la Cybèle, adressa à Boyer une lettre en date du 14 mai, qu’il lui expédia par le brig l’Ontario ; il lui disait : « Que le Roi est sincèrement disposé à entrer dans un arrangement de la plus parfaite amitié avec ses amis de l’Ouest et du Sud. » Il joignit à sa lettre un extrait de celle que lui écrivit Christophe à ce sujet, pour mieux convaincre le président, de la sincérité des intentions royales, et que les députés que Boyer devrait envoyer dans le Nord seraient en parfaite sécurité. L’amiral dit, en outre, qu’il avait fait voir à Christophe une copie des bases du traité à intervenir, — copie qu’il avait laissée au président ; et que des passeports et sauf-conduits seraient expédiés pour ces députés[34].

« Quant à la sincérité et aux bonnes dispositions du Roi, en ce moment, je n’en doute pas, ajouta l’amiral ; et vous pouvez compter qu’il remplira exactement tous ses engagemens… Considérez cet objet très-sérieusement : c’est la cause de l’humanité, et il ne dépend que de vous de me donner toute assistance pour l’accomplir… Ne pensez jamais à faire la guerre ; ne tentez pas d’avancer au delà de vos frontières : car, si vous le faites, je vous considérerai comme agresseur, et vous serez responsable aux yeux du monde entier des conséquences de la guerre civile, et d’autant plus, que je déclaré avoir été témoin des bonnes dispositions du Roi en cette occurrence. Ecrivez-moi clairement et franchement à ce sujet, afin que j’essaie d’aplanir les difficultés… »

Nous ignorons quelle fut la réponse écrite de Boyer à cette étrange lettre de l’amiral anglais ; mais elle n’a pu être que la même qu’il lui fit verbalement[35]. Le projet de traité tendait à établir des relations entre les sujets des deux États ; à ce qu’ils s’unissent pour défendre le territoire haïtien en cas d’attaque de la part de la France ; à soumettre ce traité au jugement de toutes les nations qui avaient contribué à l’abolition de la traite des noirs, et particulièrement la Grande-Bretagne, en le faisant insérer dans tous les journaux de l’Europe.

Il faut applaudir, sans doute, aux sentimens philanthropiques de Sir Home Popham. Nous savons, en outre, qu’il fut un excellent et vaillant amiral de la marine britannique, et qu’il fit des choses glorieuses pour son pays ; mais nous ne trouvons pas qu’il ait donné en celle circonstance la preuve d’une grande capacité diplomatique, — à moins que, comptant sur l’inintelligence de Boyer et des citoyens de la République d’Haïti, il n’ait pas jugé digne de lui d’en montrer. En effet, il ne pouvait pas agir plus maladroitement pour dévoiler la crainte qu’éprouvait son royal protégé, d’une campagne contre le Nord, qu’en menaçant le président de le considérer, en ce cas, comme agresseur, qu’en le rendant responsable des conséquences de la guerre.

Il n’y avait vraiment qu’un officier de la marine anglaise qui pût concevoir l’idée de venir se poser en conciliateur entre Christophe et Boyer, lorsque les commandans des navires de guerre de S. M. B. avaient si souvent fait preuve de partialité pour Christophe ! L’amiral de la station de la Jamaïque avait-il pu ignorer la conduite tenue dans la rade du Port-au-Prince, pendant le siège de cette ville, par les officiers des deux frégates qui s’y trouvaient ?

Les appréhensions de Christophe étaient telles, l’impartialité de Sir Home Popham si sincère, qu’on assure qu’après avoir reçu la réponse de Boyer, ces deux amis jetèrent les bases d’une convention suivant laquelle la Grande-Bretagne serait sollicitée de fournir au Roi d’Haïti, 40 mille Africains parmi ceux que les navires de guerre de cette puissance prendraient sur les bâtimens négriers capturés, parce que Christophe voulait recruter son armée par ces infortunés, n’ayant plus confiance dans les Haïtiens qui la formaient. Il était assez clairvoyant pour apercevoir le mécontentement qui existait déjà dans son royaume ; car, quels que soient les succès de la tyrannie, il arrive toujours un moment où le tyran se voit menacé de la haine du peuple qu’il opprime.

Sir Home Popham retourna à la Jamaïque. Sa mort et celle de Christophe, dans la même année, tirent avorter le projet conçu entre eux[36].


Quelques semaines après la visite de cet amiral à Haïti, le gouvernement acquit, la conviction de la prévarication du citoyen Cator, trésorier aux Cayes, dont la conduite inspirait des suspicions ; après vérification de sa comptabilité et de sa caisse, il y fut constaté un déficit s’élevant à l’énorme somme de 142,124 gourdes et 15 centimes. Le président destitua d’abord le délinquant et le dénonça ensuite au Sénat, en vertu de l’art. 124 de la constitution ; un décret d’accusation lancé contre lui le renvoya pardevant le tribunal compétent à le juger. Cator fut jugé et condamné à la restitution de cette somme[37].

L’attention publique fut bientôt détournée de cette scandaleuse affaire, par l’incendie qu’éprouva le Port-au-Prince dans la journée du 15 août, et qui occasionna des pertes bien supérieures à celle-là. Vers midi, le feu prit par accident à l’oratoire d’une dame qui célébrait aussi la fête patronale de la paroisse ; il se communiqua aux matières inflammables d’une pharmacie voisine, et le vent d’ouest soufflant avec force en ce moment, l’incendie se propagea rapidement et dévora environ 300 maisons en peu d’heures ; le commerce de détail, situé dans la rue des Fronts-Forts, fut ruiné par ce malheureux événement.

Dès le lendemain, le président rendit un arrêté qui affranchit des droits à l’importation, les matériaux nécessaires à la reconstruction des propriétés incendiées. C’était venir au secours des habitans qui avaient souffert de ce désastre ; mais parmi eux, il y en avait qui étaient encore plus à plaindre, par la perte de tout ce qu’ils possédaient ; ces derniers avaient droit à une assistance immédiate. Plein du sentiment de son devoir, Boyer adressa au Sénat un message pour provoquer un décret qui permît d’affecter une somme au soulagement des plus nécessiteux. Par cet acte, rendu le 24 août, le Sénat autorisa le secrétaire d’État à disposer du quinzième de toutes les sommes existantes à la trésorerie générale. Il y avait environ 300 mille gourdes : ce furent donc 20 mille gourdes qui en sortirent pour cet objet[38]. Une commission, présidée par le grand juge Fresnel, fut chargée de cette distribution ; et le public augmenta l’allocation par une souscription volontaire que le conseil de notables recueillit.

En même temps, le président adressa une lettre à la commission de bienfaisance, pour l’inviter à s’adjoindre des commerçans nationaux et étrangers, afin de parvenir à des arrangemens, à des attermoiemens entre les créanciers et les débiteurs du commerce, plus ou moins ruinés par l’incendie. Cette sollicitude du chef de l’État était dans l’intérêt des uns et des autres, et eut pour but essentiel d’éviter des procès entre eux, de sauvegarder la bonne foi dans les transactions commerciales du pays[39].

Dans la prévision des éventualités qui pouvaient surgir d’un moment à l’autre, et où l’armée serait appelée à rendre à la patrie ses services accoutumés, le président, dont le désir de l’ordre se décelait successivement par tous ses actes, voulut fixer les droits et les devoirs des militaires des corps de troupes d’une manière équitable et invariable. En conséquence, le 18 septembre, il publia un règlement sur la formation des conseils d’administration dans les régimens de ligne, et sur les attributions de ces conseils.

« L’institution militaire, dit-il, étant dans ce pays la sauvegarde de l’indépendance nationale, rien ne doit être épargné pour assurer à l’armée de la République, cette force morale qui la portera à rendre avec enthousiasme, dans toutes les circonstances, les services qu’on attend d’elle… »

Ce règlement établit dans chaque régiment un conseil d’administration dont les membres furent à la nomination du Président d’Haïti, ou des autorités militaires auxquelles il déléguerait ce soin. Ces conseils furent chargés de la formation des matricules des corps, de l’annotation des faits qui pourraient porter à distinguer chacun des militaires par leur conduite, afin de les récompenser par leur avancement quand il y aurait lieu ; et ce sont ces conseils qui nommaient tous les sous-officiers, à moins de désignation spéciale du chef de l’État dans des cas fort rares : chacun d’eux était présidé par le colonel du régiment. D’autres dispositions de ce règlement tendaient à entretenir l’esprit militaire et à exciter une généreuse émulation parmi les défenseurs du pays.

Le malheur semblait poursuivre la ville du Port-au-Prince. Après le désastreux incendie du 15 août, un terrible ouragan s’abattit sur elle, le 28 septembre, et enleva la toiture de bien des maisons que le fou avait épargnées. Les dispositions de l’arrêté du président lui profitèrent encore et servirent à relever le courage remarquable des habitans de cette cité. Dans la plaine du Cul-de-Sac, les eaux de la Grande-Rivière, grossies par une pluie torrentielle, produisirent une inondation qui emporta beaucoup d’animaux et des cases de cultivateurs : plusieurs personnes périrent dans cette nuit affreuse. La tempête ne se fit pas moins sentir dans les montagnes avoisinantes, et la récolte du café en souffrit.

C’étaient sans doute deux catastrophes déplorables pour la capitale de la République, que cet incendie et cet ouragan dans l’intervalle d’une quarantaine de jours. Mais, quand les flammes changeaient sa fête patronale en une journée de désolation pour tous ses habitans, aucun d’eux ne pensait que, presque au même instant, la justice de la Providence frappait, enfin, le cruel Tyran qui, depuis quatorze ans, affligeait le Nord et l’Artibonite par ses barbaries : pour avoir été lente à se prononcer, elle n’en fut pas moins exemplaire.

Le 15 août, Henry Christophe assista à la messe chantée à l’église de Limonade par un prêtre nommé Jean-de-Dieu, qui avait remplacé Corneille Brelle. Christophe était assis sur un trône ; et pendant que le prêtre prononçait son sermon, le Roi fut soudainement frappé d’apoplexie et renversé la face contre terre : il reçut immédiatement les secours du docteur Stewart, mais la moitié de son corps resta paralysée[40]. Il semble que si la Providence permit à la science médicale de le rappeler à la vie, ce ne fut que pour lui réserver l’humiliation d’assister à la chute de son autorité sanguinaire, que pour punir en lui cet orgueil excessif, cause de tous ses crimes.

Dans le chapitre suivant, le lecteur verra comment arriva ce drame si longtemps prévu, si impatiemment attendu.

  1. F. Darfour, arrivé dans le pays depuis six mois seulement, saisit l’occasion de cette fête nationale pour présenter une adresse imprimée : « Aux citoyens vénérables chefs de la République d’Haïti, » afin de leur exposer des considérations générales sur la manière dont, selon lui, il fallait gouverner la République pour former des citoyens dévoués à la patrie, etc. Cet écrit, que nous avons sous les yeux, offre un résumé de l’histoire de Grèce et de Rome, avec quelques citations relatives aux Chinois et aux Suisses. Darfour y faisait le parallèle de l’Angleterre et de la France, en disant de celle-ci « qu’elle était semblable à un épileptique agité du mal caduc et tourmenté depuis 29 ans par toutes les convulsions révolutionnaires. » Il semblait lui-même vouloir se poser en Réformateur de tout ce qu’il voyait dans le pays qui venait de l’adopter pour citoyen.
  2. Au moment où elle allait s’ouvrir contre les insurgés, Grégor Mac-Grégor arriva aux Cayes avec plusieurs navires de guerre et marchands, venant de Londres ; il allait attaquer Carthagène, encore au pouvoir des Espagnols. Boyer lui refusa les armes et les munitions qu’il lui demanda, de l’arsenal des Cayes ; mais il lui permit d’en acheter du commerce de cette ville. Mac-Grégor échoua dans son entreprise et revint aux Cayes, d’où il repartit ensuite. — Abeille haïtienne du 16 février 1819.
  3. Environ deux mois après, R. Sutherland mourut aussi au Port-au-Prince : il avait paru très-affligé de la mort de Pétion.
  4. J’ai sous les yeux les instructions tractes au général Lys, conformes à celles données aux autres généraux : elles sont de l’écriture d’Inginac, ainsi qu’il l’a dit dans ses Mémoires de 1843, p. 35 et 36 ; mais il ne s’ensuit pas que ce fut lui qui conçut le plan de la campagne et l’établit, comme il semble le faire entendre dans ce passage.
  5. Borgella avait une connaissance particulière des lieux, pour y avoir agi contre Goman en 1802, alors qu’il commandait aux Abricots. En entrant en campagne, il avait fait une marche à pied avec sa division pour étudier le terrain où elle devait remplir sa lâche. C’est après avoir parcouru les montagnes de l’Anse-d’Eynaud et des Irois qu’il eut cette idée.
  6. J’ai également entre les mains la lettre de Boyer à Lys, du 26 mars, par laquelle il modifia le plan de campagne, tout en maintenant les autres parties de ses premières instructions.
  7. La division Borgella passa quinze jours sur l’habitation Bourdon, pour y détruire les vivres plantés par les insurgés. Ce général eut alors le désir d’aller au sommet des Mamelles, et s’y rendit avec deux compagnies de grenadiers. Parvenu sur ces énormes rochers qu’on voit de loin, il fit battre une diane par les tambours et tirer un feu de joie pour épouvanter les insurgés du voisinage. On jouit de la plus belle vue, de ce point élevé et pittoresque : la Presqu’île du Môle, l’île de Cuba, la Navaze, etc., se montraient à nos yeux charmés de ce spectacle magnifique. Étant au Grand-Doco, les généraux Borgella et Lys allèrent au Bois-Pin-Brûlé, sur la chaîne de la Hotte, d’où l’on découvre la mer au nord et au sud de la péninsule méridionale d’Haïti. Francisque ne pouvait, comme eux, marcher à pied dans ces montagnes, parce qu’il boîtait d’une jambe par une ancienne blessure.
  8. Le chef d’escadron Vicsama, ensuite le colonel Carrié, le capitaine Grellier, etc., vinrent remplir ces missions, en apportant aux généraux des caisses d’un vin de choix et d’autres approvisionnemens que leur envoyait Boyer personnellement : ces attentions leur furent agréables. Carrié et Grellier firent, à pied, la marche sur le Grand-Doco avec Borgella et Lys, afin de pouvoir bien rendre compte au président de la situation des choses dans cette campagne.
  9. Ce choix fut généralement approuvé, car Fresnel était justement estimé pour ses qualités personnelles. Sous Dessalines, il était commissaire impérial près le tribunal civil du Port-au-Prince. Il devint membre de l’Assemblée constituante de 1806 et ensuite sénateur, de la série des neuf années.
  10. Cette loi était la conséquence nécessaire de la création des conseils de notables, qui ne sont que les municipalités des communes ; auparavant, les droits curiaux étaient fort mal régis et perçus encore plus mal : désormais ils allaient former un revenu assez important.
  11. Il est certain que la mauvaise fabrication du sucre du pays, outre les frais de production, contribua à empêcher l’exportation de ce produit, de même que la préparation du café, mal soignée, est cause de son faible prix à l’étranger, en comparaison du café d’autres provenances. Dans cette année, on exporta 22,500,000 livres de café ; 875,000 livres de sucre ; 213,000 livres de coton ; 283,000 livres de cacao ; 3 millions de livres de campêche, etc., le tout en chiffres ronds. — En 1818, l’exportation du café avait été de 20,300,000 livres ; 1,900,000 livres de sucre ; 384,000 livres de coton ; 326,000 livres de cacao ; 6,800,000 livres de campêche, etc.
  12. Il y avait certainement bien des considérations qui militaient en faveur du vote d’un budget de recettes et de dépenses, chaque année, pour la République. Mais, indépendamment du mauvais effet qu’avait produit celui de 1817 pour l’année suivante, et qui porta sans doute à y renoncer pour l’avenir, les revenus du pays sont si éventuels, que le budget aurait pu présenter presque toujours un inconvénient. Par exemple, une mauvaise récolte de café, principal produit, venant à diminuer de plusieurs millions de livres l’exportation de cette denrée, réduisait aussi d’une somme considérable la perception du droit d’exportation et de l’impôt territorial. Entre autres années, voici des chiffres à ce sujet :

    En 1823, on en exporta 33,600,000 livres ; — en 1824, 44,300,000 ; — en 1826, 33,200,000 ; — en 1827, 49,700,000 ; — en 1835, 48,400,000 ; — en 1837, 31,000,000.

    Ces chiffres prouvent la difficulté d’asseoir un budget de recettes, partant de dépenses. Et puis, l’importation des marchandises étrangères varie excessivement aussi d’une année à l’autre ; et cependant, c’est dans les douanes qu’aboutissent les plus grands revenus de l’État, car la perception des autres impôts est encore plus éventuelle. Dans le pays, on ne peut recourir aux emprunts pour combler un déficit : aussi, après les arrangemens pris avec la France, il fallut créer le papier-monnaie à cause de l’insuffisance des revenus.

    Un budget est convenable, surtout par rapport aux dépenses, pour limiter l’administration, afin de ne pas surcharger le peuple d’impôts. Mais ce n’est pas en cela qu’on peut rien reprocher au président Boyer : au contraire, il amis peut-être trop d’économie dans l’administration de l’État. Ce sujet mérite un développement auquel nous nous livrerons plus tard.

  13. Dès la publication de cette loi, le directeur Piny prit congé de l’hôtel des monnaies et se retira aux Cayes. Depuis longtemps il savait qu’il n’agréait pas au président.
  14. Il y avait alors en circulation cette monnaie à serpent, des pièces à l’effigie de Pétion et d’autres à celle de Boyer, et toute la monnaie nationale était presque au pair avec celle d’Espagne : on en donnait 17 gourdes pour un doublon en or, mais le trésor payait les services publics sans établir aucune différence.
  15. Par la loi de 1817, le doyen du tribunal de cassation recevait annuellement 1,600 gourdes, et les juges 1,400. En 1818 et 1819, ils furent portés, le doyen à 1,000 gourdes, les juges à 850. — En 1817, les doyens des tribunaux d’appel recevaient 1,400 gourdes, et les juges 1,200 ; les juges de première instance, 1,000 gourdes. En 1819, le doyen du tribunal civil de la capitale fut porté à 850 gourdes, les juges à 750, et les autres à proportion, selon l’importance des villes. Et des administrateurs de finances, des directeurs de douanes recevaient 1,000 gourdes d’appointemens fixes, outre des rétributions sur les navires de commerce, selon leur tonnage !
  16. En 1836, j’eus occasion de causer, à Paris, de notre organisation judiciaire avec un jurisconsulte qui prenait intérêt à Haïti et qui était informé de la controverse que cette organisation avait suscitée. Il approuva l’établissement de nos tribunaux civils, sans appel, avec recours seulement en cassation, en me disant : « qu’Haïti ne devait pas se guider absolument sur l’organisation judiciaire de la France, pays industrieux, riche et éclairé, où l’on peut trouver beaucoup, de capacités pour composer les tribunaux de première instance, les cours d’appel et celle de cassation ; que n’ayant pas tous ces avantages, Haïti devait se borner à avoir des tribunaux civils bien composés, autant que possible, ainsi que son tribunal de cassation, afin d’éviter les longs procès qui sont même dispendieux en France, l’entêtement des parties ne tenant pas toujours compte de leurs vrais intérêts. »
  17. Cette commission, à cette époque, etait présidée par Inginac : ses autres membres étaient Frémont, Colombel, Granville, Rouanez et Desrivières Chanlatte.
  18. Le portrait de William Wilberforce aurait dû figurer à côté de celui de Grégoire, en attendant que le temps arrive où Haïti érigera des statues à ces deux hommes, qui sont à ses yeux la plus digne personnification de la philanthropie dans les deux pays qui s’intéressent le plus à la race noire.
  19. Le 1er juillet, le général Jacques Boyé adressa une lettre à Boyer, datée de Saint-Pétersbourg. Il lui fit savoir qu’ayant été fait prisonnier par les Russes, en 1812, il avait fixé sa résidence en Russie. Il se rappela au souvenir du président, en lui offrant ses services, soit pour des publications sur les journaux qui pussent détruire les fâcheuses impressions produites en Europe par celles que Christophe faisait faire dans les journaux anglais contre la République, soit pour entamer des négociations avec le gouvernement de Russie, s’il le jugeait convenable aux intérêts d’Haïti. C’est par suite de la correspondance suivie entre J. Boyé et le président, que le premier vint à Haïti à la fin de 1822.

    Dans cette année 1819, Pierre Pradères avait fait un voyage en France sur son navire chargé de denrées d’Haïti. Par intérêt pour la République, il se rendit à Paris afin d’y voir de grands personnages et de leur parler de la justice qu’il y aurait de la part de la France, à reconnaître l’indépendance du pays auquel il avait accordé tout son dévouement.

  20. La population de cette ville se porta au-devant de Boyer, pour le complimenter et le remercier d’avoir rendu la sécurité à la Grande-Anse, par la répression de l’insurrection qui la désolait depuis si longtemps. Les dames lui présentèrent un bouquet emblématique : il contenait des pensées, en souvenir des bienfaits répandus sur leurs familles ; l’immortelle, comme un sourire de la postérité qui s’en souviendrait ; 4 tours, pour figurer la force d’âme nécessaire aux grandes entreprises ; un drapeau national, représentant la patrie reconnaissante. — Abeille haïtienne.
  21. Abeille haïtienne. Cet acte de clémence a été le sujet d’un tableau historique par un peintre du pays.
  22. D’autres suppositions fuient faites à cette époque. Ainsi, on prétendit que Goman s’était rendu sur l’habitation de l’adjudant-général Gilles Bénech, aux Chardonnières, où il se livra à cet ancien camarade pour obtenir sa grâce du Président d’Haïti ; et que le président, avisé de cela par Gilles Bénech, envoya chez lui un détachement qui exécuta Goman secrètement. Mais Goman était un chef de rebelles, que le président pouvait légalement faire mettre à mort : pourquoi aurait-il environné cet événement de mystère ? Quelle crainte pouvait-il avoir à ce sujet ? Les gouvernemens ne peuvent jamais se flatter d’échapper à la calomnie, en Haïti peut-être plus que dans tout autre pays.
  23. Parmi ces vers, nous citerons ceux-ci :

    Doué d’un cœur sensible autant que belliqueux,
    Il désire la paix sans redouter la guerre :
    Entreprenant, actif, doux, et pourtant sévère,
    Il se sert du pouvoir pour faire des heureux.

  24. Aux Cayes, où on lui érigea aussi un arc de triomphe sur le pont à l’entrée de cette ville, il avait fait les mêmes observations ; mais il avait été forcé de passer sous ce monument, tandis qu’au Port-au Prince, il put éviter celui qui fut érigé, vu la nature des lieux.
  25. Ce mémoire fut publié in extenso dans l’Abeille haïtienne du mois d’avril, et nous nous ressouvenons qu’à cette époque, on en attribuait la rédaction à Milscent. Deux années auparavant, il avait engagé Boyer à s’entourer d’un conseil d’État ; il y trouvait une occasion de formuler d’autres idées.
  26. Ce que nous disons dans ce paragraphe explique sous certains rapports, ce que nous avons signalé plus avant de la part de Félix Darfour, Nouveau venu dans le pays, entendant les discours de bien des gens contre Boyer, il oublia promptement l’accueil et les faveurs qu’il en avait reçus, et se crut appelé à jouer un rôle important.
  27. À ce dernier égard, — la police des routes, — on peut dire que c’était une prévision inutile ; car aucun pays au monde n’a jamais offert, comme Haïti, autant de sécurité dans le parcours de ses routes publiques. C’est une justice que bien des Etrangers se sont plu rendre à ses citoyens.
  28. Dans cette session, la Chambre des représentans déchargea le secrétaire d’État de sa gestion des finances pendant les années 1818 et 1819.
  29. On peut dire que l’éducation de la jeunesse fut plutôt basée sur la morale que sur la religion. Car le culte catholique, professé par l’immense majorité du peuple haïtien, étant toujours privé de la hiérarchie ecclésiastique, les prêtres desservant les paroisses n’avaient aucun souci de l’enseignement religieux, dans les écoles de jeunes garçons surtout ; bien peu d’entre ces derniers firent leur première communion. Quant aux filles, elles y nui été portées par la sollicitude de leurs mires. Nous reviendrons sur ce sujet important.
  30. Le Code civil, dans sa forme et son texte actuels, a été definitivement voté dans la session de 1828.
  31. Dans le même mois d’avril, l’ancien général du génie Vincent, pi avait servi dans le Nord, faisait des démarches en faveur de Christophe auprès du gouvernement français. J’ai lu un document à ce sujet, au ministère de la marine.
  32. Le 5 avril, trois semaines avant l’arrivée de l’amiral anglais, Boyer répondait à une lettre de Laîné de Villévêque, du 1er septembre 1819, et lui disait :

    « Quant aux dissensions intérieures qui divisent notre pays, c’est sans doute un malheur bien déplorable, mais je ne pense pas qu’elles doivent causer la moindre inquiétude à S. M. Très-Chrétienne : c’est une querelle de famille qui se réglera tôt ou tard, et la République est assez forte par elle-même pour ne pas avoir besoin de secours étrangers contre des frères dont elle plaint l’égarement, et contre les tentatives du chef qui les retient sous l’oppression… »

    Ce passage dit assez ce qui lui était insinué, sinon proposé. Si nous donnions ici toute sa lettre, on verrait d’ailleurs quel beau langage son patriotisme tenait à ce philanthrope.

  33. Le 9 juillet 1832, R. Sutherland fils déclara au comité d’enquête du parlement britannique, qu’il alla au Cap avec Sir Home Popham, en 1819 et 1820, et qu’il fut admis à la cour de Christophe avec qui il dîna, en compagnie de l’amiral. Il ajouta que Christophe le voyait avec défiance, à cause de la préférence que R. Sutherland père avait donnée à Pétion sur lui.

    Ainsi, dès 1819, alors que les insurgés de la Grande-Anse étaient vaincus. Sir Home Popham se préoccupait des projets ultérieurs de Boyer à l’égard de son royal protégé.

  34. Selon l’amiral, c’était à la République de faire le premier pas envers le Royaume. On doit excuser cette idée d’un sujet anglais.
  35. On verra dans le dernier chapitre de ce volume ce que Boyer en dit lui-même.
  36. On peut ajouter foi à ce projet entre Christophe et Sir Home Popham, puisque en 1839, en faisant un traité avec la République d’Haïti pour avoir son concours dans la répression de la traite, la Grande-Bretagne lui fit proposer de recevoir les Africains qui seraient capturés par ses propres navires de guerre.
  37. Nous ne pouvons dire si Cator fut condamné à subir une détention ; mais nous savons qu’il offrit ses biens pour en percevoir les revenus, afin de rembourser l’État : ce qui fut accepté par ordre du président. Ce qu’on en retira fut insignifiant, à côté de la grosse somme soustraite au trésor public. Cator n’avait pas assez de capacité pour la charge qu’il exerçait ; il était d’un caractère faible, et il fut la dupe de certains employés sous ses ordres : de la l’indulgence de Boyer envers lui, ce qui fut néanmoins d’une fâcheuse influence sur la gestion des finances.
  38. Les recettes de l’année 1820 s’élevèrent d’après les comptes généraux, à la somme de 2,213,440 gourdes, et les dépenses à celle de 1,809,228 gourdes ; d’où il résulta une balance favorable de 404,212 gourdes. Il est évident que dans les recettes, les sommes provenant du trésor de Christophe ne furent point comprises, ayant été portées dans un chapitre distinct. — Les produits de la République, dans cette année, furent : 25,200,000 livres de café ; 345,000 livres de coton ; 435,000 livres de cacao ; 413,000 de sucre ; 1,876,000 livres de campêche, etc., le tout en chiffres ronds.
  39. Boyer ne se borna pas à cela ; dans la session de 1821 proposa au corps législatif une loi qui accorda aux commerçans incendiés, un délai de cinq années pour se libérer envers leurs créanciers.
  40. Le prêtre Jean-de-Dieu fut si saisi de cet événement, qu’il mourut trois jours après.