Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 8/3.6

Chez l’auteur (Tome 8p. 259-300).

chapitre vi.

Proclamation du Président d’Haïti invitant le peuple à élire les Représentans des communes et leurs suppléans. — Le 22 avril, il ouvre la session législative. — Son discours en cette occasion, et discours du Président de la Chambre des représentans. — Réflexions sur les paroles prononcées par l’un et l’autre. — Élection de six sénateurs. — Motifs du Sénat qui refuse d’admettre le sénateur Larose. — Correspondance à ce sujet, entre le Sénat et le Président d’Haïti. — Le sénateur Larose est admis. — La Chambre rend 18 lois dans cette session, qui est prolongée d’un mois par le Président d’Haïti. — Adresse de la Chambre au peuple, rendant compte de ses travaux. — Réflexions diverses sur ces actes. — Prospectus et organisation du Lycée national du Port-au-Prince. — Édit de Christophe sur la vente des biens du domaine public dans le Nord et l’Artibonite. — Réflexions à ce sujet. — La foudre fait sauter une poudrière au Port-au-Prince. — Jean Marassa fait sauter celle du fort Bizoton et meurt volontairement dans l’explosion. — Installation du Tribunal de Cassation par le Grand-Juge. — Capture d’un bâtiment négrier au Cap, ayant à son bord 145 Africains qui deviennent Haïtiens. — Christophe refuse d’admettre un agent commercial des États-Unis. — Approbation de sa conduite. — Un navire haïtien est admis à la Nouvelle-Orléans. — Des navires français arrivent au Port-au-Prince, ayant des Haïtiens à leur bord. — Arrêt de la Cour royale de Bordeaux, sur une contestation entre Dravermann et Hoog, capitaine d’un navire russe venu au Port-au-Prince.


Le premier acte que nous avons à signaler dans cette nouvelle année, fut une adresse du Président d’Haïti au peuple, en date du 23 janvier, pour l’inviter à se réunir en assemblées communales, afin d’élire les Représentans et leurs suppléans, dans chaque lieu classé précédemment comme paroisse. Le 10 février, cette opération était accomplie sur tous les points : elle donna 29 car, autrement, on ne comprendrait pas cette négligence des intérêts du cabotage haïtien, à moins de supposer que le président n’eût ordonné une tolérance momentanée à cet égard.

C’est à peu près en ce temps-là que Pétion lui-même jeta les fondemens ou Lycée national du Port-au-Prince. Dans ses vues de répandre les lumières parmi ses concitoyens, il voulait en faire un grand établissement d’instruction publique, en attendant que les ressources financières du pays lui eussent permis d’en organiser de semblables dans d’autres localités, et des écoles moins importantes dans certaines villes et les plus petits bourgs, comme l’avait prescrit l’art. 36 de la constitution. D’un autre côté, le pays étant privé d’hommes capables dans l’enseignement, il fallait concentrer à la capitale les spécialités qui s’offriraient sous ce rapport, pour les lettres et les sciences. Dans ces premiers momens, le président choisit une maison particulière, — l’Etat n’ayant pas un édifice convenable, — rapprochée du palais de la présidence et dans un lieu écarté du tumulte de la ville[1]. Mais il se disposa à faire construire l’édifice nécessaire au Lycée, et qui eût été vaste et approprié à un tel établissement.

Le Lycée naissant eut pour premier directeur, le citoyen Balette venu de France au commencement de 1816. À son arrivée, il avait tenu une école particulière au Port-au-Prince. Ce n’était pas une haute capacité dans l’enseignement ; mais ses cheveux blancs et sa conduite le rendaient respectable aux yeux des élèves et de leurs parens, et des professeurs lui furent adjoints. Le président plaça dans cette institution, comme pensionnaires de l’État, quelques enfans de militaires morts au service de la République, ou dont la pauvreté ne leur eût pas permis de payer les frais de l’instruction et de l’entretien des leurs. Ceux qui avaient de l’aisance et les particuliers s’empressèrent d’y mettre aussi leurs enfans. Bientôt, nous parlerons, dans l’ordre chronologique, du remarquable prospectus du Lycée qui fut publié par Colombel, secrétaire particulier du président et d’après ses ordres.

S’il s’intéressa à l’instruction des jeunes garçons, il ne fut pas indifférent à la bonne éducation des jeunes filles. Afin de fonder un pensionnat au Port-au-Prince, il fit venir Madame Drury, anglaise distinguée par son instruction et ses mœurs, qui habitait Kingston, ville de la Jamaïque : cette dame parlait fort bien le français. À l’imitation du président qui fit entrer dans cet intéressant établissement les jeunes personnes de sa famille, celles de la capitale confièrent leurs enfans aux soins de sa directrice.

Ainsi on peut dire que, si Pétion inaugura sa présidence à vie en défendant avec fermeté l’indépendance de son pays envers la France, il fondait en même temps deux institutions d’où sortiraient un jour des sujets capables d’apprécier cette précieuse conquête ; car l’instruction seule peut assurer la liberté et garantir la nationalité haïtienne.

À cette époque, deux respectables Quakers de Philadelphie vinrent visiter la République. Ils furent accueillis avec distinction par le président et par la population éclairée du Port-au-Prince. Sensibles à cet accueil, et satisfaits d’y trouver cette foule d’Étrangers de toutes les Pamphile de Lacroix entre autres, n’ont attribué la résistance des Indigènes qu’aux manœuvres des Anglais.

La France ne fît toujours que des fautes à l’endroit de son ancienne colonie, et ses agents et les écrivains de ce pays n’ont toujours voulu voir que des imbéciles dans les hommes de la race noire, incapablesde comprendre qu’elle désirait leur bonheur.

Il faut rendre justice cependant aux commissaires de 1816 qui, quoique ou parce que Colons, avertirent leur gouvernement de ce qui arriverait un jour dans la situation des colonies européennes en Amérique ; ils lui disaient vainement :

« La sévérité apparente de l’Angleterre dans ses colonies ne doit cependant donner aucune sécurité aux autrès puissances. Elle est trop active dans la surveillance de ses intérêts pour laisser croire qu’elle résistera longtemps à l’orage qui ne grossit que par ses soins. Tout annonce, quand on sait sa marche, qu’elle finira au contraire par céder la première, par prononcer l’affranchissement dans ses colonies ; et, comme elle aura pris l’initiative sur cette importante question, elle sera regardée par tous les peuples de cette contrée, comme la libératrice du Nouveau-Monde ; elle fera valoir ses droits à leur reconnaissance, et elle s’assurera, au détriment des autres puissances, un grand commerce, sans charges, avec des avantages que nous ne pourrons plus balancer. »


Au moment où les commissaires du Roi de France allaient adresser à Pétion leur dernière lettre du 10 novembre, — le 5, le Secrétaire général de la République aisait publier sur le Télégraphe, journal officiel, un avis qui apprenait au commerce haïtien que, d’après des communications faites au gouvernement, les ports d’Autriche, notamment Trieste, étaient ouverts aux navires portant pavillou haïtien[2].

Quelques jours auparavant, le 30 octobre, le grand juge Sabourin avait adressé aux divers membres de l’ordre judiciaire, une circulaire tendante à leur rappeler leurs devoirs respectifs, à les engager à les remplir avec dignité et régularité, vu leur importance dans toute société organisée qui veut parvenir à la civilisation. Cet acte fut écrit dans un langage remarquable par sa modestie, son ton persuasif et le patriotisme qui distinguait ce digne ami de Pétion.

Enfin, le 25 novembre, le secrétaire d’Etat Imbert fit paraître un avis au commerce étranger, pour l’inviter à cesser un abus contraire aux droits du cabotage haïtien. Des négocians faisaient opérer, par les navires étrangers, le transport des denrées du pays d’un port ouvert à un autre, en contravention à la loi du 21 avril 1807 qui réservait ce genre de navigation aux caboteurs nationaux, et prescrivait la confiscation de tous navires contrevenans et de leurs cargaisons. Pour qu’un tel avis fût devenu nécessaire, il a fallu que les fonctionnaires de l’ordre financier, et même Imbert, leur chef depuis 1810, eussent considéré la loi de 1807 et l’arrêté du Président d’Haïti, du 30 décembre 1809, comme tombés en désuétude, puisqu’ils avaient souffert les actes signalés par cet avis ; représentans et autant de suppléans pour la formation de la Chambre. Les premiers, moins quelques retardataires, se réunirent au Port-au-Prince à la fin de mars.

En ce moment, Pétion était malade ; il ne put procédera l’ouverture de la session législative que le 22 avril. Cette cérémonie, qui devait faire époque dans nos annales, eut lieu avec toute la pompe désirable, — le héros législateur, sentant qu’il devait entourer cette branche de la représentation nationale, de tous les honneurs propres à lui assurer la considération publique.

Accueilli lui-même par les représentans, avec ce sentiment de respect et de vénération qu’il sut inspirer à ses concitoyens, il prononça un discours remarquable, par la confiance qu’il témoignait dans la politique sage et habile qu’il avait suivie pour gouverner la République au profit de la nation haïtienne tout entière. Voici un extrait de ce discours :

« Citoyens législateurs, — L’histoire du monde nous offre l’exemple de plusieurs nations qui ont dû leur origine à des révolutions. La nôtre sera sans doute recueillie par la postérité, comme un des monumens les plus étonnans de ce que peuvent le courage et la persévérance pour le triomphe de la cause la plus sacrée. Nous nous glorifierons peut-être d’avoir servi de modèles aux grands changemens qui se préparent en faveur de l’humanité ; et après nous être délivrés du joug de l’oppression, et avoir cimenté de notre sang l’ouvrage de notre régénération, devoir le bonheur se répandre sur la classe infortunée qui gémit encore, mais que le génie de la philanthropie et le cri de la raison appellent sans cesse à la civilisation.

C’est dans le bruit tumultueux des armes, à l’ombre du laurier de la victoire, que la République d’Haïti s’est formée. Si nous portons nos regards sur le passé, sur ce qu’il a fallu entreprendre pour nous porter à notre situation présente, nous nous enorgueillirons du titre d’Haïtiens ; nous trouverons en nous-mêmes de nouvelles forces pour le soutenir, et nous pourrons avancer sans crainte, que pour avoir opéré ce que nous avons fait, nous ne pouvions être des hommes ordinaires.

… Placé à la tête de la nation, je n’ai rien négligé pour sa gloire, et j’ai dirigé les rênes du gouvernement pour le plus grand avantage de mes concitoyens… les droits du peuple sont incontestablement assurés, et chacun connaît quelle est l’étendue de ses droits et de ses devoirs.

C’est de la Représentation nationale que le peuple doit attendre sa félicité, et nos enfans la paisible jouissance de nos travaux et de nos sacrifices. C’est sur votre sagesse et votre dévouement à la patrie, citoyens législateurs, que tous les yeux sont ouverts.

… Je commence avec vous le nouvel exercice de mes fonctions : tous mes instans seront consacrés à vous seconder, pour foire jouir le peuple des avantages que nos institutions lui promettent ; et il n’y aura jamais pour moi de véritable bonheur au-dessus de celui que je pourrai partager avec lui. »

C’est le dernier discours officiel que prononça Pétion. Ce fut pour lui comme le chant du Cygne, car on aurait dit qu’il pressentait sa mort prochaine, au moment où il venait d’essuyer une forte maladie. Dans ce discours, son langage, ordinairement si modeste, est empreint de ce louable orgueil qu’il est permis à un chef d’État, fondateur des institutions politiques de son pays, de manifester annuellement le compte rendu (les comptes généraux des recettes et des dépenses) par le secrétaire d’État, qui lui est transmis par le Président d’Haïti ; de le débattre, de l’arrêter et d’en ordonner la publicité. »

D’un autre côté, en signalant ce qui concernait les bons ou mandats du trésor, c’était blâmer les opérations de la haute administration qui ne remédiait pas à cet état de choses ; et dans le passage cité, on reconnaît encore certaine affinité d’idées avec celles émises dans les Remontrances du sénat, du 28 juillet 1808, produites dans notre précédent volume. Comme le sénat, la chambre se montrait déjà préoccupée du sort de l’armée, des moyens de l’entretenir, en invoquant la constitution. Comment interpréter cette préoccupation, sinon par le besoin senti d’exercer une influence légitime dans les affaires publiques ? Cependant, le citoyen qui prononça ce discours était connu pour être très-attaché, très-dévoué à Pétion[3]. S’il ne craignit pas d’exprimer des idées qui rapprochaient son discours des doléances du sénat, dans la partie la plus importante de toute administration et qui fut toujours l’objet des plus grands reproches faits à celle du président ; de manifester l’intention de poser la chambre des représentans, aux yeux de l’armée, comme sa protectrice naturelle, — c’est qu’il subissait lui-même l’influence de la nature des choses, qui porte un tel corps délibérant à la critique des actes du pouvoir exécutif, et par suite à lui faire une opposition plus ou moins vive, selon le cas.

Or, à cette époque, les fonctionnaires et employés publics se plaignaient généralement de recevoir rarement en argent, le montant de leurs émolumens ; de n’avoir presque toujours que des feuilles ordonnancées en dépense, qu’ils étaient forcés d’escompter à 30 ou 40 pour cent avec les comrnerçans. Il en était de même des personnes qui faisaient des fournitures à l’État ; et toutes ces ordonnances, ou bons ou mandats, appelés dans le discours papier du gouvernement, étaient reçus au trésor, au pair, pour leur valeur réelle, ainsi qu’il fut dit, en payement des droits de douanes principalement : ce qui augmentait le profit des commerçans, particulièrement des négocians étrangers cosignataires[4].

Cette situation financière eut pour origine, l’acquisition de l’immense quantité d’approvisionnemens de guerre de toutes sortes, depuis que le pays était menace incessamment d’une invasion de la France ; et encore l’augmentation de la marine militaire par une frégate et des corvettes, afin de s’assurer une supériorité sur celle du Nord, en cas de nouvelle entreprise de la part de Christophe : ce qui contraignait le gouvernement à réserver les recettes en argent pour payer la solde des troupes de temps en temps, la confection de leur habillement et leur rationnement régulièrement. La réduction des droits d’importation sur les marchandises anglaises, était une cause de plus de la diminution des revenus publics et de la gêne du trésor ; et cela contribuait encore aux sureté individuelle de ses concitoyens. Tout paraît donc promettre à Haïti un bonheur constant… Mais un pouvoir nouveau demande de la considération, de la splendeur ; c’est l’aliment de son existence, sans lequel il périt ; avant qu’il ait une lumière qui lui soit propre, il faudra qu’il brille longtemps de l’éclat emprunté de la gloire et de la vertu du premier chef ; il aura besoin pendant longtemps de l’appui de son crédit et de sa puissance. Voilà, Président, ce que la Chambre espère de vous. »

Le Président d’Haïti se retira ensuite, aux acclamamations des représentans et des citoyens assistant en foule à cette séance.


Après l’installation de la chambre, Pierre André adressa à ses collègues, un autre discours, où il leur retraçait leurs devoirs envers la nation dont ils étaient les représentans, et la manière la plus digne de les remplir. Il leur parla des objets qui devaient le plus fixer leur attention, concurremment avec le Sénat et le Président d’Haïti : — l’agriculture, l’industrie, le commerce, les finances, l’armée, l’instruction publique, rétablissement des conseils de notables. Examinant chacun de ces objets en particulier, il signala, pour les finances, le tort qu’occasionnait au gouvernement, la circulation des papiers ou mandats du trésor national, émis en payement des dettes de l’État, sur lesquels les porteurs (fonctionnaires publics et autres) perdaient 30 à 40 pour cent d’escompte dans le commerce, tandis que les débiteurs de l’État (commerçans surtout) donnaient au trésor ces mêmes mandats au pair, en paiement des droits de douanes ou autres. À ce sujet, il dit à ses collègues :

« En portant votre attention sur les finances, vous vous apercevrez aisément que, pour donner à toutes les branches leur action propre et, naturelle, il faut préalablement connaître les dépenses annuelles de l’État, ses domaines, ses revenus, proportionner sa dépende à sa recette ; et par le meilleur mode d’administration possible, se procurer les moyens d’entretenir l’armée. Ces vieux soldats, le bouclier de l’État… oublierons-nous qu’ils doivent s’attendre que la Chambre des communes, dans sa sagesse, appréciera leurs services, en usant en leur faveur du droit que lui donne l’art. 58 de la constitution ?… »[5]

En citant ce passage, nous ne voulons que faire remarquer une chose : c’est que le jour même de l’ouverture de ses travaux législatifs, par l’organe de son président qui avait été membre de l’Assemblée de révision, la Chambre des représentans se mettait en possession du droit d’examen de toutes les questions vitales d’administration publique ; et quant aux finances spécialement, de connaître d’abord les dépenses annuelles, de les proportionner aux recettes, de ne statuer sur ces dernières qu’après due connaissance des autres : — ce qui équivalait à dire qu’il appartenait à la chambre de décréter le budget des dépenses comme celui des recettes, tandis que l’art. 126 de la constitution réservait au sénat le droit « de décréter les sommes qui doivent être affectées à chaque partie du service public, d’après le budget de dépenses, fourni par le secrétaire d’État ; » — et que l’art. 73 confiait à la chambre la mission « de recevoir sans réserve pour communiquer à ses concitoyens la confiance qu’il a lui-même dans leur durée, dans les grands résultats qu’elles vont produire. S’il se persuade qu’elles doivent assurer le bonheur de sa patrie, il n’est pas moins convaincu que tous les autres hommes de sa race sont appelés à jouir, dans un avenir plus ou moins éloigné, de leur liberté naturelle, par l’exemple que les Haïtiens ont tracé de ce que peuvent le courage et une résolution persévérante. Il y a dans ce pressentiment de son génie, quelque chose de flatteur pour Haïti quia donné naissance à cet homme illustre, et qui doit, aujourd’hui encore, pénétrer ses citoyens de la nécessité de suivre l’impulsion qu’il leur a donnée, s’ils ne veulent pas déchoir dans l’opinion des nations civilisées.

D’un autre côté, on reconnaît que Pétion était sincère quand il fit introduire dans le gouvernement de la République, la Chambre des représentans des communes comme une institution propre à promouvoir la félicité publique, par le concours de tous les citoyens qui devaient être d’autant plus obéissans aux lois, que leurs mandataires directs participeraient à la promulgation de ces lois. Dans ces vues, il va même jusqu’à dire que c’est de la Chambre, considérée comme étant la Représentation nationale, que le peuple attend son bonheur, que sa postérité devra la paisible jouissance de tous les droits que ses devanciers ont conquis pour elle, et que tous les yeux sont ouverts sur les représentans.

Dans sa pensée, cette partie du discours a pu n’être qu’un compliment flatteur pour mieux les porter à être sages et dévoués au pays, qu’une espérance exprimée avec franchise ; mais ce fut peut-être une imprudence aussi par les termes dont il se servit. Car, dans l’ordre constitutionnel dérivant de la révision du pacte social, — nous l’avons dit, — les membres du Sénat et le Président d’Haïti étaient également des Représentans du peuple, nommés à des degrés diffèrens pour gouverner en son nom. Cette profession de foi politique pouvait être invoquée un jour et avoir d’autant plus d’autorité, qu’elle sortait de la bouche même de celui qui fit instituer la chambre des communes ; et alors, selon les circonstances, une perturbation sociale, une grande révolution pouvait en être la conséquence plus ou moins désastreuse pour le pays : tant il est vrai qu’un chef d’État doit bien peser les paroles qu’il prononce !

Quoi qu’il en soit, le citoyen Pierre André, l’un des représentans du Port-au-Prince et Président de la chambre, répondit au Président d’Haïti par un discours où il exprimait au nom de ce corps les sentimens les plus favorables à Pétion, qualifié de Père de la République, l’estime la plus profonde pour les qualités qui le distinguaient, pour ses principes politiques, en le félicitant de la distribution impartiale des terres à tous les citoyens, ce qui « leur rendrait chère une patrie qui traite ses enfans sans prédilection, » en lui prédisant une reconnaissance incontestée pour ses bienfaits et une gloire immortelle aux yeux de la postérité.

« L’homme dont le génie, s’élevant au-dessus du préjugé commun, a créé un système de politique d’où il fait découler le repos et la prospérité de sa patrie ; l’homme dont le bras sauva plus d’une fois la République penchant vers sa ruine, est l’homme même qui en ce jour consolide l’arbre antique et majestueux de la liberté. Il le cultivera, il en étendra les rameaux, il fera reposer sous son ombrage la garantie de l’État et la choses signalées dans le discours du président de la chambre.

Au Chapitre III de ce volume, nous avons donné le chiffre des recettes et des dépenses pendant les années 1813, 1814 et 1815, la dernière avec un déficit de 530,707 gourdes. L’année 1816 présenta encore une balance défavorable au trésor : — 1,079,157 gourdes de recettes, contre 1,482,435 gourdes de dépenses  : d’où 403,278 gourdes de déficit. À son tour, et pour le dire une fois, 1817 devait présenter 1,067,351 gourdes de recettes, et 1,376,166 gourdes de dépenses  : d’où le déficit de 308,815 gourdes[6].

On lit encore au premier numéro du Bulletin des lois, consacré à rendre compte des travaux de la chambre, des réflexions où il est dit : « que ses membres sont invités à prendre les renseignemens les plus précis sur toutes les parties du revenu public, et qu’ils ont jeté les yeux sur les hospices de mendicité, parce que les Représentans du peuple ont senti qu’il était juste que le sort de tant de victimes malheureuses attirât l’attention et les regards de la République. » Enfin, un avis émané de la chambre, invitait tous les citoyens à lui soumettre leurs réflexions ou remarques qui pouvaient tendre au bonheur et à la prospérité générale, leurs idées et leurs plans sur la formation d’une chambre de commerce dans tous les ports ouverts aux bâtimens étrangers, des renseignemens précis sur l’établissement d’une banque nationale[7].

Le char était lancé dans la carrière, pour la parcourir jusqu’au bout. Dans sa course durant 26 années, il se heurta bien quelquefois contre des bornes posées par le pouvoir exécutif ; mais, à la fin, il réussit à les éviter, et il le renversa lui-même. Ce résultat était-il dans la nature des choses, dans le progrès des idées ? Ou bien, eut-il lieu par ces entraves du pouvoir exécutif, par des causes dépendantes de l’exercice de ce pouvoir ? C’est ce que nous essaierons d’examiner loyalement.

Le lendemain de son installation, la chambre reçut un projet de loi sur l’établissement des conseils de notables, que lui proposa le Président d’Haïti ; et le 25 avril, elle rendit d’elle-même une loi qui fixa le nombre des communes et des paroisses des départemens de l’Ouest et du Sud, et leurs distances de la capitale : les premières furent reconnues au nombre de 26, et les autres à celui de 17. Il fut établi que :

« Les communes sont les endroits où siègent un juge de paix, un commandant de place, l’officier de l’état civil et le conseil de notables. Les paroisses sont les bourgs ou bourgades où il n’y a seulement qu’une église bâtie ou à bâtir. »

Par la suite, cette définition fut rectifiée d’une manière plus rationnelle, à cause des quartiers et des sections rurales, d’après les nouvelles subdivisions territoriales qui furent adoptées.

Le sénat n’avait que 8 membres pour les départemens de l’Ouest et du Sud, quatre des élus en 1815 ayant refusé cette dignité. Pétion ayant toujours l’espoir d’une réunion de l’Artibonite et du Nord au giron de la République, pensa encore qu’il fallait réserver des vacances pour les citoyens de ces deux départemens ; mais il lui sembla que, dans l’actualité, il était convenable de porter ce corps à 14 membres.

En conséquence, il adressa à la chambre une liste générale de 18 candidats afin qu’elle élût 6 sénateurs ; mais en portant ces candidats sur la liste, par fractions de trois, dans chacune desquelles la chambre en choisirait un, entendant bien positivement qu’il en dût être ainsi. Cependant, des représentans ayant émis l’opinion que leurs choix pouvaient se porter sur la généralité des candidats, le président Pierre André leur expliqua la pensée du Président d’Haïti à cet égard, qui lui avait été communiquée par Pétion lui-même. La chambre s’y conforma[8].

Le 28 avril, les citoyens Éloy, N. Viallet, Larose, Lamotte, Degand et Arrault furent élus sénateurs, au scrutin secret. Le sénat eut alors 14 membres, sur 24 dont il devait être composé. Disons une fois ce qui eut lieu après cette opération.

Ainsi que ses collègues du premier sénat, Larose avait cessé d’en être membre, le 28 décembre 1815.

Interprétant l’art. 112 de la constitution dans son sens rigoureux, le nouveau sénat, considérant que la réélection de Larose avait eu lieu avant l’intervalle de trois années écoulées, décida qu’il ne serait pas admis, puisque la constitution n’avait été observée, ni par le Président d’Haïti, ni par la chambre des représentans. Ce corps fit savoir cette décision au président, en lui expliquant ses motifs.

Pétion lui adressa un message, le 12 juin, par lequel il s’attacha à démontrer que le sénat avait mal interprété l’art. 112 de la constitution, dont la révision avait fait un acte nouveau disposant pour l’avenir, et ne se rattachant pas aux faits antérieurs. Mais le sénat persista dans sa manière de juger l’élection de Larose, qu’il considérait comme inconstitutionnelle. Quelques jours après, un nouveau message de Pétion entra dans d’autres développemens de son opinion et se termina ainsi :

« En vain, j’ai cherché dans la constitution un article qui vous donne le droit de refuser un sénateur élu par la chambre des communes, d’après les formes prescrites. Je ne pense pas que l’art. 113, qui vous charge du dépôt de cet acte sacré, établisse ce droit, parce que la charge de dépositaire ne confère pas le droit de refuser l’exécution de ce qui est fait d’accord avec les principes établis par l’acte déposé[9]. Ainsi donc, pour ne pas être en opposition avec la chambre des communes et avec moi-même, et bien persuadé que d’après les explications que je vous soumets, vous vous rendrez à l’évidence, je ne cesserai pas de considérer le citoyen Larose comme sénateur de la République, ayant été bien légalement nommé à cette charge. »

Force fut au sénat « de se rendre à l’évidence, » et le sénateur Larose fut admis à prêter son serment. Mais on voit que ce corps fit le sacrifice de son opinion au maintien de la tranquillité publique.

Ainsi, tandis que la chambre se posait en protectrice devant l’armée, censurait l’administration des finances et réclamait la formation du budget, — le sénat invoquait la constitution el se trouvait en opposition avec le chef de l’État ; car il n’ignorait pas que la profonde estime de ce dernier pour le citoyen Larose contribuait à sa manière d’interpréter l’art. 112.


Dix-huit lois furent rendues par la chambre dans cette première session, que le Président d’Haïti prorogea d’un mois, à raison de sa maladie qui en avait empêché l’ouverture au 1er avril, cette opération devant être faite par lui en personne. Dès le 25 mai, il transmit à la chambre l’état général des recettes et des dépenses annuelles de la République, basé sur celles qui avaient présenté un déficit considérable dans les années 1815 et 1816. On reconnaît dans cette communication, l’intention de convaincre la chambre de la nécessité de remanier les impôts, de les accroître, afin d’établir, s’il était possible, l’équilibre entre les recettes et les dépenses.

La loi du timbre abrogea celle sur la même matière et sur l’enregistrement, que le sénat avait rendue en 1807 en se référant à celles de la France. L’enregistrement fut aboli comme impraticable et n’ayant été d’ailleurs observé jusqu’alors que dans certaines localités. Tous les actes ordinairement soumis au timbre y furent dénommés, de même que tous autres exceptés de cette formalité.

Une loi prononça l’abolition des corvées personnelles pour l’entretien des grandes routes, en substituant à ce mode en usage dans le pays de tout temps, celui de leurs réparations par des entreprises adjugées au rabais et à criée publique, aux frais des communes, disait la loi, mais plutôt à ceux du trésor public. Elle se fondait sur l’inconvénient qu’il y avait à détourner les producteurs agricoles de leurs travaux de culture ; mais ce fut un essai qui ne put durer qu’une année, par des inconvéniens plus grands reconnus dans son exécution. Elle occasionna des dépenses inutiles : les routes furent moins bien réparées par les entrepreneurs qui ne pouvaient trouver d’autres ouvriers que les cultivateurs eux-mêmes.

La loi sur les conseils de notables, espèce de municipalités dans chaque commune, fit revivre ces institutions qui avaient disparu depuis longtemps, mais selon les circonstances du moment ; car ces conseils étaient loin d’avoir les mêmes attributions, et il n’en pouvait être autrement pour bien des raisons qu’il serait trop long d’énumérer. La loi accorda à chaque notable en fonction, des émolumens de 200 gourdes par an, ainsi qu’à leurs greffiers : tous furent à la nomination du Président d’Haïti, d’après des listes de candidats proposés par les principaux fonctionnaires de chaque commune[10].

Les lois concernant les patentes, l’affermage des boucheries, l’impôt prélevé sur la valeur locative des maisons dans les villes et bourgs, et l’imposition territoriale, établirent la perception de ces revenus sur de meilleures bases qu’auparavant. L’imposition territoriale et la quotité des patentes furent augmentées.

Quoique la loi sur les douanes laissât le droit d’importation à 10 pour cent, comme antérieurement, et à 5 pour cent sur les produits de la Grande-Bretagne, il s’ensuivit une augmentation de recettes par l’élévation des prix moyens portés au tarif des marchandises importées. Il semble qu’il eût été plus rationnel d’élever le taux du droit lui-même.

Le tribunal de cassation fut organisé par une loi. Un doyen et six juges le composèrent ; il fut assisté d’un greffier, et un commissaire du gouvernement y fit l’office du ministère public. Ses attributions et la forme de procédure à y suivre furent précisées, les émolumens du doyen fixés à 1,600 gourdes par an, de même que pour les sénateurs, ceux des juges et du commissaire du gouvernement, à 1,400 gourdes.

Des particuliers étaient porteurs de nombreuses créances pour des dettes contractées par l’administration départementale du Sud, pendant sa scission avec l’Ouest, et jusqu’alors on n’avait pu les payer. Le Président d’Haïti proposa à la chambre de les faire liquider ; et une loi les astreignit à n’avoir que la moitié de leur valeur, en se fondant sur le règlement que le trésor avait été également contraint de faire de la même manière, avec toutes les personnes qui possédaient de la petite monnaie appelée d’Haïti, lors de son retrait de la circulation.

Le président proposa encore une loi qui accorda à chacun des commandans d’arrondissement, une indemnité de 600 gourdes par an, pour leurs frais de bureaux et les tournées d’inspection auxquelles ils étaient obligés dans l’étendue de leur commandement.

Une autre loi pourvut à l’émission d’une nouvelle monnaie nationale, à l’effigie du Président d’Haïti et à un meilleur titre, afin de retirer de la circulation celle que le peuple nomma monnaie à serpent et que les faux-monnayeurs de l’étranger avaient contrefaite[11].

Par une autre loi, les membres des tribunaux d’appel et de première instance et leurs assesseurs, les juges de paix et les leurs, reçurent des émolumens fixes du trésor public, en proportion calculée respectivement sur ceux qui furent alloués aux membres du tribunal de cassation. Les greffes de tous ces tribunaux furent mis en régie ; en percevant les frais des actes judiciaires suivant le tarif de 1813, les greffiers les versaient au trésor. Les actes des officiers de l’état civil furent mieux taxés par cette loi, qui pourvut à leur égard par des dispositions convenables pour la tenue de leurs registres.

L’importante loi concernant le Secrétaire d’État, le Grand Juge et le Secrétaire général, abrogea d’abord celle du Sénat, du 25 novembre 1808, et l’arrêté du Président d’Haïti, du 1er mai 1810, sur les attributions du Secrétaire d’État et de l’Administrateur général des finances.

— Le Secrétaire d’État eut dans son département, les finances et le commerce, et les attributions compétentes à ces deux branches du service public. Dans un paragraphe, il était dit :

« Il réunit les élémens pour la formation du budget général des recettes et des dépenses de la République, pour être présenté à la Chambre des communes, en conformité de l’art. 221 de la constitution. Ce budget, une fois adopté, sera expédié au Sénat de la République, en vertu de l’art. 126 de la constitution. Ce budget contiendra les recettes qui seront, pendant l’année, chapitre par chapitre, présumées devoir se faire, avec des observations raisonnées sur les causes du plus ou moins que l’on devra espérer de recouvrer ; — et, pour les dépenses qui auront été payées et les sommes nécessaires pour chaque branche de service, avec observation sur les économies que l’on présumera pouvoir opérer dans lesdites dépenses. »

Ainsi, la Chambre des représentans, sur la loi présentée en articles par le Président d’Haïti et décrétée ensuite par le Sénat, retenait bien la formation du budget tant en dépenses qu’en recettes. Les trois branches du pouvoir législatif interprétèrent de cette manière les art. 126 et 221 de la constitution[12].

— Quant au Grand Juge, il eut dans son département, la justice, l’instruction publique, les cultes, et cette partie de l’intérieur, relative aux prisons et à la police générale des villes et bourgs.

— Le Secrétaire général parut avoir dans ses attributions ce qui concernait la guerre, la marine et les travaux publics ; car, comme il était placé immédiatement près du Président d’Haïti, qu’il était chargé de son travail personnel, qu’il ne pouvait signer aucun ordre, aucun acte ayant pour objet une partie du service public, et que la signature du président, revêtue de son sceau, était exigée pour qu’ils fussent exécutoires, il s’ensuit que c’était le président même qui exerçait ces attributions, et celles qui étaient relatives à l’intérieur, à l’agriculture, de même que les affaires extérieures que la constitution lui avait spécialement réservées[13].

Ces trois grands fonctionnaires portaient chacun, d’après la loi, un costume convenable au haut rang qu’ils occupaient dans la République : habit et chapeau brodés en or, etc.

Le Secrétaire d’État jouissait de 6,000 gourdes de traitement ; le Grand Juge et le Secrétaire général ; chacun, de 4,000 gourdes. Les deux premiers étaient tenus, chacun, de faire tous les ans, une tournée d’inspection dans les départemens, et ils recevaient une indemnité pour leurs frais. Le Secrétaire général suivait naturellement le Président d’Haïti, partout où il se rendait.


Ces différentes lois ayant été rendues, — le 21 juillet, la chambre des représentans vota celle qui formait le budget des dépenses, en se basant sur les comptes établis par le secrétaire d’État, sur la nécessité de fixer d’une manière uniforme les appointemens, traitemens ou émolumens des fonctionnaires publics, employés ou autres salariés de l’État, ainsi que la solde de l’armée de terre et de mer. Le total des dépenses portées à ce budget s’éleva à 2,220,777 gourdes, pour toutes les parties du service public, y compris la somme de 100,000 gourdes devant former une caisse de réserve pour parer aux éventualités extraordinaires.

Il semble que le complément obligé de ce budget de dépenses, était, un budget de recettes supputant, par aperçus au moins, celles qu’on présumait faire dans l’année 1818, par tous les divers impôts qui venaient d’être remaniés et par toutes autres sources de revenus ; mais il n’y en eut pas. Or, cela devenait d’autant plus convenable, que l’état général des comptes, dressé par le secrétaire d’État et transmis à la chambre des représentais par le Président d’Haïti, reposait sur l’exercice des années 1815 et 1816 qui, toutes deux, avaient offert un déficit considérable : — 530,707 gourdes en 1815, — 403,278 gourdes en 1816 ; ce qui doit faire penser qu’il y avait pour ces deux années des effets du trésor en circulation. Eh bien ! on allait les augmenter encore par la loi rendue sur la liquidation de la dette départementale du Sud dont on ignorait la quotité. Aussi, nous l’avons déjà dit, l’année 1817 devait présenter elle-même un déficit de 308,815 gourdes.

En présence d’une telle situation financière, sur quoi donc se fondait-on pour établir un budget de dépenses dont la somme totale était le double des recettes en 1815, 1816 et même en 1817, — 1,100,000 gourdes environ dans chacune de ces années ? C’était, pour ainsi parler, opérer dans le vide.

Dans tous les cas, il y avait une grande imprudence à faire espérer à chacune des parties prenantes, d’être payée régulièrement tous les mois, des allocations qui leur étaient faites dans ce budget, — à l’armée surtout dont la chambre avait caressé l’opinion, en en parlant comme si elle était sa protectrice naturelle, puisque l’art. 58 de la constitution disait : « Elle forme et entretient l’armée. » Il est vrai que cette loi du budget disait aussi : « ces dépenses serons ; payées, sitôt que les revenus de l’État le permettront. » Mais, ordinairement, on est toujours porté à croire à cette possibilité, et à attribuer à l’insouciance, sinon au mauvais vouloir, l’inexécution de pareilles lois[14].

Le budget se terminait par cette déclaration : « Les affectations de fonds pour chaque partie du service public, contenues dans la présente loi, étant dans les attributions du Sénat de la République, en vertu de l’art. 126 de la constitution, le secrétaire d’État ne pourra disposer desdits fonds, qu’au préalable elles aient été décrétées par le Sénat. »

Cette déclaration est remarquable, bien que dans la loi sur les attributions du secrétaire d’État, il lui était enjoint de toujours présenter à la chambre le budget des recettes et des dépenses, pour être discuté, adopté et expédié au sénat. On reconnaît que l’art. 126 était une entrave dans le système de la constitution, et que l’on contourna la difficulté qu’il présentait, par les dispositions ci-dessus. Heureusement que le sénat y consentit dans l’intérêt général ; car il pouvait réclamer la rigoureuse exécution de la constitution.

Enfin, la loi du budget étant la seule qui fut rendue sur cette matière, pendant la longue durée de cette constitution ; cette loi ayant encore occasionné à Pétion des soucis, dont nous entretiendrons nos lecteurs parce qu’ils parvinrent à notre connaissance, il est peut-être convenable de faire savoir les détails des allocations qu’elle fit aux diverses parties du service public.

Au Président d’Haïti, il fut accordé les 40,000 gourdes portées dans la constitution comme ses indemnités annuelles, et 30,000 pour les réparations du palais de la présidence (gravement endommagé pendant le siège de 1812), son ameublement et le service intérieur : total, 70,000 gourdes[15].

Aux 14 Sénateurs, pour leurs indemnités, 22,400 gourdes ; — pour les employés du sénat, 3,600 ; — pour les réparations de son palais et autres dépenses extraordinaires et imprévues, 14,000 : total, 40,000 gourdes.

Aux 29 Représentans, pour leurs indemnités, 17,400 gourdes ; — pour les employés de la chambre, 6,600 ; — pour les dépenses extraordinaires et imprévues, tout compris, 29,000 : total, 53,000 gourdes[16].

Au Secrétaire d’État, pour ses émolumens, ceux de ses employés, ses frais de tournée et les réparations de son hôtel, 15,000 gourdes ; — pour tous les fonctionnaires et employés de l’administration des finances, les réparations de logemens, etc., 80,000 ; — pour le directeur, la commission de surveillance et employés de l’hôtel des monnaies, 10,000 ; — pour les pensions civiles, secours aux arrivans de l’étranger, les invalides et autres infirmes, 10,000 : total, 115,000 gourdes.

Au Grand Juge, pour ses émolumens, ceux de ses employés, ses frais de tournée, etc., 8,000 gourdes ; — pour les membres du tribunal de cassation, ceux des tribunaux d’appel, d’instance et de paix, 81,097 ; — pour les conseils de notables des 26 communes, 21,600 ; — pour les agents de police et leur habillement, 14,300 ; — pour les prisons et l’entretien des prisonniers, 12,000 ; — pour l’instruction publique (lycée au Port-au-Prince, lycée à établir aux Cayes et 8 écoles primaires en d’autres lieux), 20,000 : total, 156,997 gourdes.

Au Secrétaire général, pour ses émolumens et ceux des employés sous ses ordres, 12,000 gourdes ; — pour les imprimeries de l’État, 8,000 ; — pour les réparations et constructions des édifices publics, 36,000 ; — pour les travaux des grandes routes, 40,000 ; — pour le génie militaire et les fortifications, 15,000 ; — pour les chefs, officiers et employés dans les ports, 6,000 ; — pour les hôpitaux militaires et les officiers de santé, 40,000 ; — pour les arsenaux, 30,000 ; — pour achats d’armes, etc., 40,000 ; — pour les pensions militaires, 20,000 ; — pour les appointemens des commandans d’arrondissement, de place et leurs adjudans, frais détournée, etc., 55,000 ; — pour la solde des généraux et officiers de tous grades et de toutes armes, et les soldats, 1,263,780 ; — pour le traitement des officiers de marine, des équipages et entretien des navires de guerre, 120,000 : total, 1,685,700 gourdes.

Enfin, pour la caisse de réserve, 100,000 gourdes.

Le même jour où la chambre votait le budget, elle rendait une autre loi, sur la proposition du Président d’Haïti, par laquelle, « considérant l’augmentation dans les défenses publiques, et que l’époque de la récolte des denrées n’arriverait qu’à la fin de l’année, » elle prescrivit l’exécution de la loi du budget à partir du 1er janvier 1818.

Chacun dut donc espérer qu’alors on entrerait en pleine jouissance des allocations si gracieusement faites par la Chambre des Représentans du peuple.

Cet espoir était d’autant plus naturel, qu’à la suite des deux lois citées ci-dessus, la Chambre affirmait, dans une adresse aux citoyens de la République, de la même date, que ses généreuses intentions pourraient facilement recevoir leur exécution. Cet acte fut publié pour rendre compte à la Nation des travaux législatifs de ses Représentans dans cette première session, en prenant l’engagement d’agir toujours de la même manière à l’avenir : il était rédigé avec clarté, et exprimait d’ailleurs les sentimens les plus patriotiques.

« Nous vous devons compte de nos travaux, disaient les Représentans ; nous allons vous le rendre avec les détails que vous devez attendre. Nous suivrons cette méthode à la fin de chacune de nos sessions, parce que nous exigerons, à leur ouverture, que les Grands fonctionnaires de l’État nous rendent aussi ceux de leur administration de l’année expirée ; obligés d’en avoir des fonctionnaires secondaires, il en résultera, citoyens, une reddition générale de comptes, qui vous donnera la connaissance parfaite de toutes les parties de l’administration publique. C’est ce qui, en vous rendant les attributions de votre pouvoir, garantira à la Nation de longues années de prospérité et de bonheur… »

Après avoir constaté l’ajournement mis à l’ouverture de la session, à cause de la maladie de Pétion « qui durait depuis le mois de novembre 1816,[17] » et parlé des diverses lois rendues, la chambre disait :

« L’aperçu des recettes et dépenses annuelles de la République a été fourni à la Chambre par le Président d’Haïti. Vos Représentans ont vu avec satisfaction que les recettes pouvaient aisément balancer les dépenses, [18] en comprenant dans ces dépenses le salaire des défenseurs de la patrie, qui ont été et qui seront constamment l’objet de notre plus grande sollicitude… L’administration des finances, organisée, en vous assurant que les sacrifices que vous faites par les droits que vous payez, ne seront pas détournés de leur objet principal, vous laissera l’espérance bien fondée d’une prochaine amélioration dans vos charges, et en même temps, que toutes les parties du service étant religieusement acquittées et payées, la République, chaque jour, gagnera des forces nouvelles… L’Armée, payée et entretenue, représentera cette masse active et imposante… »

Ainsi, la chambre ne doutait pas de la possibilité de l’exécution de la loi du budget ; et si elle n’oublia pas de rassurer l’armée à cet égard, de lui manifester une incessante sollicitude, elle n’oublia pas non plus de tenir aux fonctionnaires publics le langage qui suit :

« Fonctionnaires publics de tous les rangs, la Chambre des Représentans des communes sera toujours bien aise de vous honorer dans vos fonctions ; elle ne croit pas de jamais trouver en vous des délinquans ; vos devoirs sont clairement tracés. Si elle était assez malheureuse pour rencontrer parmi vous des hommes capables de préférer leurs convenances à leurs devoirs, elle doit vous le dire, elle préférera la dernière sévérité à la complaisance ou à l’indulgence les plus tempérées. Vous n’avez de tranquillité et de satisfaction à espérer, que dans la stricte exécution de vos obligations, puisque vous êtes les serviteurs du peuple. »

Qu’avaient à dire « les fonctionnaires de tous les rangs », — généraux commandans d’arrondissemens, colonels commandans de communes, administrateurs des finances, etc., — lorsque les grands fonctionnaires eux-mêmes étaient menacés par la chambre, d’être contraints à rendre compte de leur administration, parce qu’elle l’exigerait d’eux[19] ?

Et que l’on ne croie pas que, dans nos observations, il entre aucune malveillance à l’égard de cette institution ; car elles tendent seulement à constater une situation historique qui était dans la nature des choses, et qui corrobore, nous le croyons, ce que nous avons dit plus avant en analysant la constitution de 1816.

En effet, on voit que, dès sa première session, la chambre des représentans visait constamment à se poser aux yeux de l’armée, — de la force agissante, — comme sa protectrice naturelle ; qu’elle lui donnait l’assurance qu’on pourrait aisément la payer et l’entretenir régulièrement, d’après la loi du budget et la connaissance qu’elle avait prise de l’état des recettes ; qu’elle menaçait de son omnipotence, depuis les grands fonctionnaires jusqu’aux plus petits employés de l’État : et dans quel but ? D’exercer une grande influence, sinon d’absorber celle du pouvoir exécutif.

Eh bien ! la lutte du Sénat de 1808 avec le Président d’Haïti, n’eut-elle pas la même cause ? Où était cette prétendue pondération du pouvoir politique, en présence du langage menaçant que nous venons de transcrire, s’adressant aux fonctionnaires publics qui relevaient du chef du gouvernement, et dans un pays où le système militaire dominait ? Dans l’intérêt même de cette Chambre, les représentans de 1817 ne furent-ils pas imprudens, par l’expression de leurs vues ? N’était-ce pas, de leur part, donner un avertissement à la puissance qui dirigeait cette masse active et imposante, » comme ils disaient de l’armée ?…

Aussi, après cette adresse, un esprit quelque peu perspicace pouvait facilement entrevoir ce qui arriverait infailliblement. Ou il faudrait que le Président d’Haïti (sinon Pétion, du moins tout autre) employât toutes les séductions du pouvoir, — que l’on appelle ordinairement la corruption, — pour se créer une majorité docile dans la Chambre ; — ou qu’il fît usage de l’intimidation envers ce corps, afin de gouverner le pays paisiblement, de maintenir la tranquillité publique, par une harmonie factice entre les grands pouvoirs politiques : deux voies déplorables, cependant, dans tout État, l’une comme l’autre pouvant à la fin conduire aux révolutions qui sont toujours funestes aux nations.

On verra plus tard dans quelles circonstances le second de ces moyens fut préféré à l’autre, et l’on s’expliquera alors l’abus qui en a été fait[20].

L’installation et les travaux de la chambre des représentans nous ont fait négliger de parler en son temps, du prospectus pour le Lycée national du Port-au-Prince, publié le 1er mars par Colombel, secrétaire particulier du président. La direction de cet établissement étant confiée au citoyen Balette, il avait alors pour aides, les citoyens Durrive, professeur de langue latine, et Delille Laprée, professeur de mathématiques, tous deux venus de France comme le directeur[21]. Ce prospectus annonçait qu’il y serait enseigné : la langue latine, le français, l’anglais et d’autres langues modernes ; les mathématiques, comprenant l’arithmétique, la géométrie, la trigonométrie rectiligne, la trigonométrie sphérique, l’algèbre et l’application de cette science à l’arithmétique et à la géométrie ; la statique et la navigation ; la sphère, la géographie ancienne et moderne ; l’histoire sacrée et profane ; la tenue des livres ; le dessin, la musique, l’escrime et la danse, comme arts d’agrément.

En outre des pensionnaires de l’État, les enfans des citoyens étaient admis aux conditions établies par le prospectus, comme dans les lycées de France, Les pères et mères de famille furent invités à les placer dans cet utile établissement, qui devait incessamment recevoir un plus grand développement, par l’édifice que le Président d’Haïti se proposait de faire construire à cet effet. Pour les y convier, le secrétaire du chef de l’État leur disait :

« Sur les ruines de l’esclavage, s’élève, comme l’astre dispensateur de la lumière du sein des ténèbres, la République d’Haïti, offrant aux regards étonnés de l’univers, le spectacle consolant de la Liberté, planant sur la plus belle des Antilles ; de la Liberté secouant le flambeau du génie sur les descendans des fils du Désert, du Sahara, du Congo et de la Guinée, cruellement arrachés par l’avaricieuse cupidité à leurs familles éplorées… Haïtiens, vous êtes l’espoir des deux tiers du monde connu : si vous laissiez éteindre le foyer de la civilisation que la Liberté a allumé dans votre île, le grand œuvre de la régénération refoulerait, peut-être jusqu’à l’éternité, et votre nom serait aussi longtemps l’opprobre des générations futures… Mais non, vous méritez, et vous le prouvez chaque jour, vous méritez le beau titre de Régénérateurs de l’Afrique… [22] ».

On ne pouvait dire en un plus beau langage, des vérités dont il importe tant aux Haïtiens de se pénétrer. En effet, c’est en vain qu’ils s’enorgueilliraient de leur gloire acquise sur le champ de bataille, lorsqu’il leur fallut conquérir leurs droits, s’ils n’étaient convaincus de l’urgente nécessité de cultiver les connaissances qui éclairent l’esprit : la force conquiert, mais c’est l’intelligence seule qui peut conserver. C’est en vain qu’ils s’enorgueilliraient d’être les descendans d’une race si longtemps persécutée, s’ils ne s’efforçaient de délaisser, par exemple, les superstitions grossières que, malheureusement, son ignorance profonde a implantées sur son sol primitif, pour adopter et pratiquer les croyances qui ont tant contribué à la civilisation des peuples de la race blanche.

Pétion avait donc raison de faire tenir ce langage persuasif à ses concitoyens, pour les engager à livrer leurs enfans aux soins des instituteurs qu’il choisit. Aussi est-il sorti du Lycée national du Port-au-Prince, des jeunes gens éclairés qui, parvenus à l’âge mur, ont occupé ou occupent encore aujourd’hui, avec distinction, de hauts emplois dans l’État. Et honte à ceux qui, parmi les Haïtiens, ne comprendraient pas ce qu’ils doivent de gratitude et de respect, à la mémoire du chef qui fît tout pour leur bonheur individuel et celui de la patrie !

Dans le même mois de mars où il régularisait les études à suivre au Lycée national, son royal adversaire publiait un édit pour la vente générale de tous les biens du domaine public dans le Nord. Dix années s’étaient écoulées depuis que Christophe en avait eu la pensée, et il avait suspendu cette mesure par un caprice de sa volonté absolue, en se fondant sur de prétendues circonstances majeures. Le fait est, qu’il avait réfléchi que la propriété est réellement ce qui rend les hommes libres, par l’indépendance personnelle qu’elle leur assure dans la société civile. Or, comme son système politique était d’assujétir son peuple à son autorité arbitraire, le Roi d’Haïti ne devait pas vouloir sincèrement d’un état de choses qui y eût été tout-à-fait contraire[23]. Aussi, même en cédant à ce qui paraît avoir été pour lui une nécessité politique, — à raison de la distribution des terres et de l’aliénation générale des biens domaniaux dans la République d’Haïti, — il ne fut pas aussi libéral que Pétion.

Ce dernier, en distribuant des concessions gratuites, avait fait vendre aussi les biens à bas prix, afin que les acquéreurs pussent payer immédiatement et entrer en jouissance, entière et incommutable des propriétés acquises. Mais, par son édit, Christophe faisait vendre les biens à un prix si élevé, et vu aussi la pauvreté de la majorité de ses sujets, qu’il accorda aux acquéreurs 15 et 20 années pour se libérer entièrement. Cette manière de procéder avait l’air de favoriser le grand nombre parmi eux ; mais, au fond, il étendait les droits du domaine à longue échéance, par l’hypothèque dont les biens restaient grevés. En cas de non-payement d’un terme, l’acquéreur était poursuivi rigoureusement en justice, — justice royale bien connue de tous. Cependant, ceux qui pouvaient payer de suite ou par anticipation, étaient admis à le faire. Tout acquéreur devait commencer par se libérer préalablement de toutes redevances du fermage antérieur.

Le fermier d’un bien rural qui en devenait acquéreur versait dans les magasins du Roi, en nature et au prix du cours, le quart de ses produits annuels en acquittement de sa dette ; il y versait encore un autre quart prélevé par l’État ou le Roi, à titre de subvention territoriale ; un troisième quart revenait aux cultivateurs du bien : de sorte que l’acquéreur ne jouissait que du quart restant.

Telle fut l’économie de cet édit royal. Aussi, en 1820, à la réunion du Nord à la République, il n’y avait guère de propriétaires définitifs[24].


Au milieu des travaux législatifs de la Chambre, le 19 juin, un orage éclata sur le Port-au-Prince ; la foudre pénétra, à ce qu’il paraît, par la serrure de la porte d’une grande poudrière qui était située dans milieu enfoncé du Bel-Air, derrière et à peu de distance de l’église. Il s’y trouvait plus de cent milliers de poudre qui firent explosion, et toute la ville en fut ébranlée : les pierres de la poudrière, volant en éclats, tombèrent dans les rues, sur les toits d’une foule de maisons de la rue des Fronts-Forts principalement, et même jusque, dans la rade extérieure. Les militaires qui gardaient la poudrière périrent victimes de ce malheureux événement.

Neuf jours après, le 28 juin, une nouvelle explosion de vingt milliers de poudre cul lieu au fort Bizoton, par l’effet d’un orgueil excessif de la part de l’officier nommé Jean Marassa qui commandait ce fort. Il avait eu une querelle avec un autre officier, et le général Boyer, évoquant cette affaire par-devant son autorité, reconnut et prononça qu’il avait, tort. Pour se venger de cette décision supérieure, il ouvrit la poudrière, sema de la poudre de là aux parapets du fort, et contraignit les militaires de garde à en sortir. Se tenant ensuite debout sur les parapets, un tison ardent à la main, Jean Marassa refusa de se soumettre à toutes les autorités. On parlementa en vain avec lui par ordre de Pétion, parce qu’on voyait qu’il avait bu des liqueurs fortes : il jura qu’il se ferait sauter aussitôt le coucher du soleil. Cette déclaration même faisait espérer qu’il n’en viendrait pas à l’exécution ponctuelle de son dessein ; mais il fit comme il avait dit, et l’explosion causa des dommages à la fortification, outre la perte de la poudre. Il n’y aurait eu qu’un seul moyen de l’empêcher de commettre cet acte de vandalisme : c’était d’aposter d’habiles tireurs pour l’atteindre à coups de fusil, pendant que, debout sur les parapets du fort, il répondait aux paroles qu’on lui transmettait au nom de Pétion ; mais ce dernier ne voulut point consentir à cette déloyauté envers un officier qui, d’ailleurs, avait été un brave défenseur de l’État. On ne peut qu’approuver cette humanité en Pétion, fondée de plus sur la droiture.

En octobre suivant, le Grand Juge installa le tribunal de cassation dans une solennité digne de cette cour supérieure de justice ; tous les membres du corps judiciaire de la capitale y assistèrent ainsi que l’élite de ses habitans. De respectables citoyens furent appelés à le composer ; c’étaient : Linard, en qualité de doyen, Fresnel, Thézan jeune, J.-F. Lespinasse, Pitre jeune, Lemérand et Thomas Christ, en celle de juges, et Audigé en celle de commissaire du gouvernement. Le Grand Juge, le doyen et le commissaire prononcèrent chacun un discours où étaient rappelés les devoirs de la magistrature en général, et ceux qui compétent en particulier à un tribunal aussi haut placé dans la hiérarchie judiciaire de la République. En attribuant son institution à Pétion, comme un bienfait accordé au pays, ces magistrats se réunirent à la pensée exprimée dans l’adresse récente de la chambre des représentans, pour lui décerner le titre glorieux de Père de la Patrie.

Dans le même mois, un bâtiment négrier, poursuivi parus navire de guerre anglais vers l’îlet de la Grange, sur la côte de Monte-Christ, entra dans le port du Cap-Henry comme s’il venait en relâche. C’était une goélette voyageant sous pavillon portugais, mais qui était la propriété d’un citoyen des États-Unis : déjà capturée et condamnée à Sierra-Leone pour semblable cause, elle y avait été vendue ensuite. Elle avait à son bord 145 noirs, presque tous malades aussi gravement que le capitaine américain ; cette goélette se trouvait alors sous le commandement du maître d’équipage. Aussitôt que ce dernier eut fait sa déclaration de relâche, les officiers du port du Cap s’y transportèrent et découvrirent la fausseté de cette déclaration, qui ajoutait une culpabilité nouvelle au crime de lèze-humanité dont s’étaient souillés ces misérables trafiquans. Le négrier fut capturé, et les malheureux noirs délivrés de cette prison flottante où ils étaient enchaînés, se mourant de faim et ne buvant qu’une eau corrompue. « Les Haïtiens s’empressèrent de leur ôter les fers, en leur disant qu’ils étaient libres et parmi des frères et des compatriotes. Il est impossible de se figurer la joie qui animait ces infortunés ; il se précipitèrent à genoux pour remercier leurs frères et leurs libérateurs ; ils versèrent des larmes. Les Haïtiens, émus de cette scène touchante, pleurèrent aussi : les bourreaux seuls furent insensibles et regrettèrent de se voir arracher leur proie.[25] »

Les Noirs étaient dans une complète nudité. Christophe ordonna de leur donner des vêtemens et de les envoyer à l’Acul-du-Limbe pour les soigner : plusieurs d’entre eux y périrent, et beaucoup d’autres étaient morts dans le voyage de cette goélette qui se rendait à la Havane.

Le même journal qui nous a fourni les renseignemens ci-dessus, nous apprend aussi qu’à la fin de juillet, la frégate des États-Unis le Congres était venue au Cap, ayant à son bord M. Tayler, appointé pour y résider en qualité d’agent commercial de cette République ; mais que cet agent ne fut pas admis à exercer ses fonctions, parce qu’il n’était point porteur de dépêches de son gouvernement pour celui de S. M. le Roi d’Haïti. Il n’avait présenté que le document dont la teneur suit :

« À tous ceux qui ces présentes verront, salut.

Je certifie que Septimus Tayler, écuyer, a été appointé par le Président des États-Unis, pour résider au Cap-Français dans l’île Saint-Domingue, en qualité d’agent de commerce et de marine des États-Unis d’Amérique, avec pleins pouvoirs et émolumens y appartenant. En témoignage de quoi, moi, James Monroe, Secrétaire d’État des États-Unis, j’y ai souscrit mon nom et ai fait apposer le sceau du département de l’État.

Donné dans la cité de Washington, le 18 décembre 1816.

Signé : J. Monroe. »

M. Tayler et les officiers du Congres furent reçus avec politesse par les autorités du Cap, qui permirent à cette frégate d’y faire des provisions sans payer aucuns droits, mais elles se refusèrent à échanger avec elle le salut d’usage ; et le baron Dupuy, interprète, ayant adressé au ministre des affaires étrangères du royaume une traduction du certificat ci-dessus, le ministre le chargea de congédier Tayler courtoisement et de lui remettre pour sa gouverne et celle de ses constituans, un exemplaire de la Déclaration royale du 20 novembre 1816 dont il a été question plus avant, à propos de la mission de MM. de Fontanges et Esmangart.

On ne peut qu’approuver le refus fait par le gouvernement de Christophe, d’admettre un agent aussi lestement appointé et n’étant pas porteur même d’une lettre d’introduction du Secrétaire d’État des États-Unis auprès du ministre haïtien. Les dénominations de Cap-Français et de Saint-Domingue, employées dans le certificat qu’il délivra à cet agent, devaient d’autant plus choquer les esprits dans le Nord. On conçoit de telles dénominations, à cette époque, de la part de la France, et non pas des États-Unis qui ont toujours fait profession de reconnaître les gouvernemens de fait, sans s’inquiéter du droit. D’ailleurs, te gouvernement fédéral n’a pas plus qu’aucun autre, la faculté d’imposer ses agents commerciaux dans les pays étrangers ; il faut le consentement du gouvernement de ces pays pour qu’ils exercent leurs fonctions[26]

Cependant, et en preuve de l’inconséquence du gouvernement des États-Unis, tandis que la frégate le Congres était au Cap, le brig de la République la Confiance faisait flotter l’emblème de la Nationalité d’Haïti dans le portée la Nouvelle-Orléans, à la confusion des anciens colons de Saint-Domingue, qui s’y étaient réfugiés depuis longtemps. Ils firent retentir leurs plaintes dans les journaux, accusant les Américains de tiédeur, et parce qu’encore de jeunes enfans, de la classe de couleur de cette ville s’avisèrent de parcourir les rues avec un petit drapeau haïtien, au cri de : Vive Pétion ! [27]

À peu près dans le même temps, trois navires de Bordeaux arrivaient au Port-au-Prince, ayant à leur bord des citoyens d’Haïti, et le peindre français Barincou que le président employa à faire les portraits des généraux de la République, qui décorent la grande salle du palais national[28]. Grâces au talent de ce peintre, on a pu conserver l’image de ces braves défenseurs de la patrie, et celle du chef auguste dont chaque acte offre à la postérité la preuve d’un sentiment louable.

Mais, pendant que Pétion accueillait les Français et leurs navires, la Cour royale de Bordeaux, plus influencée par le dépit et le préjugé que par la justice, rendait un arrêt odieux dans ses termes, entre Dravermann qui prit l’initiative dans le rétablissement du commerce entre la France et Haïti, et le capitaine Hoog, d’un navire lusse que ce négociant avait affrété pour importer des marchandises. Une contestation était survenue entre eux au Port-au-Prince, et ils l’avaient fait juger par le tribunal civil de cette ville, qui donna raison à Dravermann. Mais, rendu à Bordeaux, Hoog appela de la sentence comme émanée d’un tribunal incompétent, irrégulier et composé de révoltés. On conçoit quelle belle occasion fut offerte ainsi à la déclamation des nobles conseillers royaux de Bordeaux, qui ne buvaient pas avec moins de plaisir le café d’Haïti récolté par les révoltés, que ceux-ci les bons vins du département de la Gironde. Quand on connut cet arrêt au Port-au-Prince, il y eut une grande émotion à cause de ses termes ; mais on finit par comprendre qu’il n’était que l’expression d’une morgue coloniale et aristocratique, et il n’interrompit pas les utiles relations existantes entre Haïti et la France.

  1. La maison du respectable vieillard Brouard, située près des anciennes casernes.
  2. Dans le temps, j’entendis dire que c’était une ruse politique de Pétion, pour prouver aux commissaires que l’indépendance d’Haïti était un fait admis, même par l’un des membres de la Sainte-Alliance. D’autres personnes attribuaient l’idée de cet avis, comme une espièglerie, à B. Inginac qu’elles appelaient le Metternich haïtien, à cause de son absolutisme connu et de sa haute capacité. Cependant, il offrait au public la communication des dépèches officielles reçues à ce sujet, en date du 15 août. Si, à Londres, le pavillon haïtien avait pu flotter, pourquoi n’aurait-il pas été admis à Trieste ?
  3. Ce sentiment d’attachement à Pétion, de son vivant, à sa mémoire depuis sa mort, a toujours distingué Pierre André parmi ses concitoyens, et c’est faire son éloge que de le reconnaître ici.
  4. On se plaignait aussi, avec raison, du scandale qu’offrait la conduite de Piny, directeur de l’hôtel des monnaies, par les dépenses excessives qu’il faisait et qu’une vaine ostentation lui suggérait, tandis que les autres fonctionnaires publics étaient forcés a l’escompte de leurs appointemens. Cette conduite le faisait accuser de fabriquer de la monnaie à son profit aux mêmes titres et types que celle de l’État qui avait une valeur plutôt nominale que réelle. Quelque fût le respect qu’on avait pour Pétion, on ne pouvait approuver qu’il tolérât désordre financier.
  5. Art. 38. La chambre des représentans statue, d’après les bases établies par la constitution, sur l’administration ; forme et entretient l’armée, etc.
  6. En 1817, le café se vendait à 35 sous la livre ou 21 gourdes (piastres) le quintal ; le sucre 10 gourdes le quintal ; le coton 40 gourdes le quintal ; le campêche 7 gourdes le millier ; la farine 26 gourdes le baril, sur le marché des villes du pays. On en exporta environ 20 millions de livres de café, 400 mille livres de coton, 300 mille livres de cacao, 1,800 mille livres de sucre, 6 millions de livre de campêche, etc.
  7. En août suivant, les commerçans du Port-au-Prince adressèrent au président une pétition pour solliciter l’autorisation de former une chambre de commerce.
  8. Cela résulte du procès-verbal de la chambre dont copie fut envoyée au sénat ; on y trouve ces particularités. Il est bon d’en faire la remarque ici, à cause des discussions que furent lieu en 1839, à l’occasion de listes de candidats.
  9. D’après ce raisonnement, il semble que Pétion ne considérait pas le Sénat comme le pouvoir conservateur des institutions établies par la constitution, devant veiller à ce que celle-ci ne fût pas violée dans ses dispositions. Il est vrai, d’une autre part, qu’il soutenait qu’elle n’avait été violée ni par lui, ni par la Chambre, parce que la révision en avait fait un acte disposant pour l’avenir. Ce raisonnement seul pouvait excuser Pétion ; car il ne suffisait pas que les formes eussent été suivies dans l’élection de Larose.
  10. L’élection n’était pas et ne fut jamais possible en Haïti, pour les conseils de notables ; mais que d’erreurs à ce sujet, comme à bien d’autres, dans la suite de son existence politique !
  11. Par des causes qui seront déduites plus tard, la monnaie à serpent ne fut retirée de la circulation qu’en 1828. Celle qui fut frappée à l’effigie de Pétion parut dans la seconde quinzaine d’octobre 1817. Suivant l’Abeille Haïtienne, du 1er novembre, il y eut un empressement marqué dans le public à accepter ces pièces, à raison d’une nouvelle maladie que Pétion venait d’essuyer. Le sentiment populaire s’émut, en voyant l’image du chef qu’on craignait de perdre, dans la nuit du 16 au 17 octobre.
  12. Il est a présumer, du moins, qu’après la discussion qui eut lieu entre le sénat et le président, au sujet de l’élection de Larose, le sénat n’aura pas voulu en renouveler une autre à propos du budget ; car l’art. 221 de la constitution ne concernait que les recettes et les dépenses effectuées chaque année, dont les comptes détaillés devaient être arrêtés, signés et certifiés par le secrétaire d’État, le 31 décembre, pour être rendus à la chambre.
  13. Au fait, le secrétaire généra] ne faisait que préparer le travail du chef de l’État, conformément à l’article 167 de la constitution.
  14. On a dit que cette loi du budget fut préparée par Inginac, qui aura aligné autant de chiffres pour les recettes présumées, qu’il en aligna pour les dépenses, afin de prouver que rien n’était plus facile que d’équilibrer les unes et les autres. Nous avons loué son travail pour la reddition des comptes de Bonnet, en 1809 ; mais il y avait une grande différence entre un état général de recettes et de dépenses effectuées, et un état présentant des recettes à réaliser et ne reposant que sur des conjectures. Et si, après la mort de Pétion, les finances parurent prospères, c’est que Boyer n’exécuta pas la loi du budget, à l’égard de l’armée surtout qui n’était payée que de temps en temps ; c’est qu’il fit augmenter les impôts et réduire bien des appointemens.
  15. Dès 1816, on avait commencé les réparations du palais qui en exigeait de considérables.
  16. La constitution voulait que les représentans fussent indemnisés par leurs communes respectives ; mais, outre la difficulté d’y pourvoir, il paraît que le pouvoir exécutif trouva un avantage politique à les faire payer par le trésor.
  17. On a pu voir dans la correspondance des commissaires français avec Pétion, que ce dernier était malade en novembre 1816 ; l’adresse de la chambre constate cette longue période, et après la session législative, le président continua à être encore malade de temps en temps ; il le fut gravement dans la nuit du 16 au 17 octobre.
  18. Cette déclaration confirme ce qu’on a imputé à Inginac, et l’histoire doit regretter que cet aperçu des recettes n’ait pas été publié.
  19. En 1843, Inginac s’est vanté d’avoir été le premier à proposer l’institution de la chambre des représentans ; mais il a oublié sans doute de dire si, en 1817, après cette adresse, il ne fit pas son meâ culpâ. En publiant ses Mémoires, peut-être pouvait-il dire : meû maxima culpâ  ; car il était accusé et en exil, par suite du triomphe de l’Opposition de la chambre. À la page 61 de ces Mémoires, il a dit cependant qu’il fut « celui qui conseilla aux membres de la chambre de faire une adresse à leurs constituans, pour leur rendre compte des travaux de chaque session. » Si le fait est exact, ce fut une faute de sa part : en sa qualité d’homme d’État, il ne devait pas la commettre.
  20. Lorsque les mœurs d’un pays ou que son état peu avancé, ne se prêtent pas au jeu d’une institution semblable, il ne peut guère être gouverné que par l’emploi de l’un de ces moyens. Quelque désagréable que soit nette vérité, on ne peut la nier. D’un autre côté, si l’intimidation a produit la révolution de 1843 en Haïti, — au dire de bien des publicistes, c’est la corruption qui a occasionné une autre dans un grand État européen, où l’on a fait peut-être un abus du régime parlementaire. Et si l’on croyait, en Haïti, que ma position et ma conduite antérieures à 1843, influent aujourd’hui sur toutes mes opinions à l’égard de la Chambre des représentans, je prierais d’abord qu’on attende la suite de ces Études pour en juger. Ensuite, je pourrais demander : Qu’est-il advenu a l’Assemblée délibérante de 1844, placée en face de l’Opposition arrivée alors au pouvoir exécutif ? Ce gouvernement, nouveau aurait-il pu maintenir la paix publique, avec cette Assemblée et la constitution qu’elle avait votée ?…
  21. Balette étant mort en juillet suivant, D. Laprée devint le, directeur du Lycée. En septembre, cet établissement perdit encore le professeur Durrive qui était un jeune homme instruit : successivement, le lycée eut d’autres professeurs venus de France, et l’on put apprécier la sagesse du président qui, en accueillant les navires de ce pays, procurait à la jeunesse d’Haïti les moyens de s’instruire.
  22. Le 1er août suivant, Colombel, autorisé par Pétion, fonda avec J.-S. Milscent, natif du Nord et revenu de France, l’Abeille Haïtienne, journal-revue paraissant tous les quinze jours et qui s’imprimait au Port-au-Prince. C’était un excellent recueil littéraire, par le talent de ses rédacteurs et son esprit libéral et modéré. Milscent ne tarda pas à être l’objet de l’envie et de la jalousie de quelques écrivains médiocres, notamment Béranger, esprit atrabilaire, qui s’appelait lui-même le Sauvage malfaisant, depuis que l’écrit publié à Kingston, en 1814, s’était servi de cette expression en parlant des Haïtiens, de même que la lettre de D. Lavaysse à Pétion.
  23. Par la même raison, il ne pouvait pas désirer que ses sujets fussent éclairés par l’instruction, afin de ne pouvoir examiner et discuter ses actes.
  24. Ce ne fut que le 14 juillet 1819 que Christophe publia un nouvel, édit par lequel il accorda aux colonels 20 carreaux de terre, aux autres, officiers inférieurs, à proportion d’après leurs grades, jusqu’aux soldats qui reçurent 1 seul carreau. Cet édit leur permettait de vendre ou de cultiver ces concessions gratuites.

    En comparant cette tardive libéralité royale aux dons nationaux délivrés par Pétion, dès le mois de décembre 1809, en faveur des invalides, en 1811 et 1814, en faveur des officiers de tous grades, etc., l’avantage reste au système de la République d’après lequel chaque soldat reçut 5 carreaux de terre.

  25. Extrait de la Gazette royale d’Haïti, du 10 octobre 1817. Ce journal ne dit pas ce que devint l’équipage du négrier ; mais il est présumable que, qualifiés de bourreaux, ces blancs subirent l’effet de la justice royale de Henri 1er.

    C’est en ce temps-là qu’on apprit au Port-au-Prince, qu’il venait de condamnera mourir de faim, l’archevêque Corneille Brelle, duc de l’Anse, ainsi que Vitton, son ancien ami qui fut le parrain de l’un de ses enfans.

  26. Nous n’avons pu nous assurer si l’agent accrédité dont Pétion parlait dans sa correspondance avec les commissaires français, avait été porteur d’autres documens que celui délivré à M. Tayler pour exercer ses fonctions au Cap. Il est probable que cet agent n’avait qu’un certificat semblable, et que Pétion ne l’aura admis qu’en considération de l’admission du pavillon haïtien dans les ports des États-Unis. En 1818, Boyer admit également Jacob Lewis à exercer les fonctions d’agent commercial, sur la présentation du certificat qui a été délivré par le Secrétaire d’État des États-Unis d’Amérique, J.-Q. Adams, » disait son arrêté du 22 juin qui accordait l’exequatur à cet effet.
  27. Abeille haïtienne du 1er septembre, suivant le rapport fait par le capitaine de la Confiance, à son retour au Port-au-Prince.
  28. Parmi ces portraits, il s’en trouve trois qui ont été faits par Denis, peintre haïtien, le même qui a fait ceux des grands capitaines que l’on voit dans le salon de Volant Le Tort.