Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 7/2.6

Chez l’auteur (Tome 7p. 52-98).

chapitre vi.

Le conseil d’État du Cap prend diverses mesures. — Lois sur les émolumens alloués aux officiers et la solde des troupes. — sur l’administration des finances. — Christophe conçoit l’idée de vendre les biens du domaine et ajourne cette mesure : réflexions à ce sujet. — Lois sur l’organisation des tribunaux, — sur les droits des enfans naturels, — sur la tutelle et l’émancipation. — Appréciation du régime établi par Christophe. — Conduite tenue par le général Lamothe Aigron, qui est cause de son renvoi du sénat. — Insurrection de J.-L. Rebecca au Port-de-Paix, et de Massez au Gros-Morne, en faveur de la République. — Mort de Rebecca. — Répression Ordonnée par Christophe. — Toussaint Boufflet. — Proclamation de Pétion, décret du sénat, sur l’insurrection du Nord. — Expédition militaire confiée au général Bazelais qui s’empare des Gonaïves. — Pétion marche contre Saint-Marc. — Lutte des insurgés sous les ordres de Nicolas Louis. — Bazelais évacue les Gonaïves. — Pétion lève le siège de Saint-Marc et retourne au Port-au-Prince. — Propos attribués au général Yayou pendant la campagne. — Nouvelle expédition militaire sous les ordres du général Lamarre qui débarque dans la péninsule du Nord. — Son début dévoile la loyauté de son caractère. — Loi du conseil d’État sur les denrées du pays. — Conduite habile de Christophe envers un corsaire français naufragé. — Il marche contre Lamarre et l’assiège au Port-de-Paix. — Lamarre évacue cette place : mort des généraux Pourcely et Raphaël. — Ajournement du sénat et ses causes. — Décret qui délègue la dictature militaire et administrative à Pétion, durant l’ajournement du sénat. — Adresse du sénat au peuple et à l’armée, pour justifier cette mesure. — Conspiration du général Yayou. — Lettre de Pétion a Lamarre sur cet événement. — Mort de Yayou. — Jugement, condamnation et exécution de ses complices, au Port-au-Prince.


Dans le chapitre précédent, nous avons produit les actes d’organisation politique et administrative du Sénat de la République. Parlons maintenant de ceux du conseil d’État du Nord, afin de comparer l’esprit de ces deux institutions et des deux chefs qui influaient sur Haïti, divisée en deux États.

Le 1er mars, une loi fixa les émolumens accordés aux officiers de tous grades et la solde de l’armée du Nord. Le lieutenant-général jouissait de 35, 000 livres (monnaie du pays), équivalant à environ 4240 piastres par an ; le maréchal de camp, de 25, 000 livres ou environ 3, 000 piastres. Mais, évaluant ces sommes aux revenus que devaient produire, pour le premier, 2 sucreries, 2 caféféières et 1 cotonnerie ; — pour le second, 1 sucrerie, 1 caféière et 1 cotonnerie, ce nombre d’habitations fut accordé à chacun des lieutenans-généraux et des maréchaux de camp, en jouissance, afin qu’ils se payassent par leurs produits. Ils devaient les prendre, principalement parmi les biens domaniaux dont ils étaient fermiers auparavant. Mais la loi disposa qu’en cas de décès, démission ou destitution de ces officiers supérieurs, lesdits biens retourneraient au domaine public.

Au fait, c’était le même résultat dans la République, les officiers supérieurs y payant peu ou point du tout le fermage à l’administration, et les biens faisant également retour au domaine dans les mêmes circonstances. Seulement, on peut croire que les généraux du Nord retiraient plus de revenus de leurs habitations que ceux de la République, à cause des mesures de contrainte dont on usait envers les cultivateurs dans cette partie du pays[1].

Quant aux autres officiers de tous grades et aux soldats, leur solde fut taxée pour être payée en argent, quand le trésor public le pourrait : ce qui était encore semblable dans la République. Au reste, aucun pays au monde n’a jamais plus obtenu de son armée qu’Haïti, en abnégation, en services et en dévouement : ce fut toujours là l’un des mérites de ses braves militaires.

Le 15 mars, le conseil d’Etat rendit une autre loi sur l’administration des finances. À part les termes différens, dans quelques charges de cette administration, c’étaient encore les mêmes règles de comptabilité, les mêmes attributions, les mêmes devoirs que dans la République. Il y était question de l’affermage et de la vente des habitations, maisons, guildives et autres biens du domaine, parce qu’on avait alors l’intention de vendre ces biens en partie. En effet, une loi fut rendue le 31 du même mois à ce sujet ; mais elle ne fut pas exécutée, et un rapport du grand conseil d’Etat, en date du 27 mars 1817, constate cette inexécution en ces termes : « Lorsque V. M. prit les rênes du gouvernement, elle en sentit l’importance (de la vente), et vint au-devant des vœux de la nation ; la loi du 31 mars 1807 fut rendue à cet effet, mais des circonstances majeures en empêchèrent l’exécution. »

Quelles furent ces circonstances ? Nous ne saurions les préciser ; mais n’importe le motif de cette suspension, il est toujours d’un haut intérêt historique de savoir, que Christophe et Pétion eurent tous deux la même pensée en même temps, le 31 mars et le 7 avril 1807, avec cette différence essentielle : — que Christophe avait seul l’initiative des lois près de son conseil d’Etat, que sa volonté personnelle était la suprême loi, qu’il proposa la mesure de la vente des biens du domaine, qu’elle fut décrétée et qu’il la suspendit de lui-même ; — tandis que Pétion la conçut dans la République, qu’il la proposa au sénat, pouvoir politique indépendant, qui ne l’accueillit pas, et qu’il fut forcé d’attendre des circonstances plus favorables à ses vues.

Christophe hésita de mettre à exécution une mesure propre à consolider l’ordre social et même son autorité, parce qu’il s’aveuglait sur l’étendue et la force du pouvoir absolu. Pétion ne put alors faire admettre sa pensée, par les hommes dont il voulait accroître l’indépendance personnelle, augmenter le bonheur privé, celui de leurs familles et de beaucoup d’autres, dans la persuasion où il était, que l’autorité est d’autant plus forte, plus stable, qu’elle s’appuie sur le bien-être individuel et général.

D’après la loi du 15 mars, le quart de subvention était maintenu et se percevait en nature, de même que le prix du fermage des propriétés rurales appartenant aux domaines[2]. Les droits d’importation, d’exportation, de pesage, etc., furent aussi maintenus comme sous l’Empire.

Tous les matins, l’intendant de chaque province fournissait au généralissime ou au surintendant des finances, un état journalier de la situation de la caisse publique, du mouvement de la douane, du magasin de l’Etat et de celui des domaines. C’était un moyen de tenir en haleine tous les fonctionnaires des finances ; et l’on conçoit d’ailleurs qu’avec un chef tel que Christophe, le conseil d’Etat n’avait pas besoin de lui adresser des messages, comme le sénat, par rapport aux dilapidations  : c’était chose inconnue dans l’Artibonite et le Nord ; ou, s’il s’en faisait, les fonctionnaires se conformaient au conseil donné par Dessalines : ils ne laissèrent jamais « crier la poule en la plumant. » Ce n’est pas cependant que Pétion autorisât cette infidélité, non plus que Christophe ; mais cela tenait à l’abus de la liberté dans la République.

Le 18 mars, le conseil d’Etat rendit une loi sur la religion catholique, apostolique et romaine, et pour régler l’exercice du culte. Aucun acte du Pape ou de ses délégués ne pouvait avoir son effet, sans le consentement préalable du généralissime. Cette restriction d’ordre public était semblable à ce qui se pratique en France. Un préfet apostolique fut institué par le chef de l’Etat, dans la personne de Corneille Brelle, curé du Cap : sur la présentation de ce prêtre, il nommait les curés et les vicaires dans les paroisses, en leur assignant l’étendue, la circonscription de leur administration spirituelle. Ce préfet apostolique surveillait les ecclésiastiques et les établissemens d’instruction publique, examinait ceux qui voulaient en fonder pour juger de leur aptitude ; et s’ils n’obtenaient pas de lui, en outre, un certificat attestant leurs bonnes mœurs et leurs principes religieux, il ne pouvaient être admis à exercer. À la fête nationale de l’indépendance, furent ajoutées celles de Saint Henry, patron du président généralissime, et de Sainte Louise, patronne de la présidente, son épouse ; puis, les principales fêtes religieuses pour être observées comme jours fériés, ainsi que les dimanches. Dans ces jours-là, toutes les autorités civiles et militaires assistaient en corps, les instituteurs et institutrices avec leurs élèves, au culte religieux de l’Etat.

Depuis la déclaration d’indépendance, la hiérarchie ecclésiastique était détruite dans le pays. Lecun fut le dernier préfet apostolique reconnu par la cour de Rome ; il s’évada pendant les représailles sanglantes de 1804. Les prêtres préservés de ces vengeances, et quelques autres qui vinrent à Haïti, ne tenaient leur autorité que de leur caractère sacré et de la volonté du gouvernement qui les plaçait dans les paroisses. On a vu que Dessalines en avait institué quelques-uns avec des chantres haïtiens : ce qui était encore plus irrégulier que la nomination de C. Brelle par Christophe, en qualité de préfet apostolique ; car l’autorité temporelle ne peut donner à un homme le caractère sacré qu’un évêque seul a le droit de conférer, d’après le rituel de l’Église catholique et les pouvoirs spirituels qu’il tient de sa propre consécration à l’épiscopat. Il faut donc considérer celle de C. Brelle comme une charge publique, par la nécessité d’établir un ordre quelconque parmi les prêtres qui desservaient les paroisses de l’Artibonite et du Nord.

Dans l’Ouest et le Sud, le Président d’Haïti assignait aussi, en les plaçant dans les paroisses, la circonscription où les curés exerçaient l’administration spirituelle. Il ne nomma point de préfet apostolique, mais il toléra ce titre, pris successivement par deux prêtres qui furent curés du Port-au-Prince, Lemaire et Gaspard, qui n’y étaient nullement autorisés par la cour de Rome : ils n’exercèrent pas pour cela aucune autorité spirituelle sur les autres curés.

On peut, on doit excuser ces irrégularités commises dans les affaires religieuses, à raison des circonstances politiques. Haïti s’étant séparée de la France, et celle-ci tenant alors la cour de Rome sous son influence, sinon sous ses ordres, il était impossible qu’on s’adressât à elle pour en obtenir une hiérarchie ecclésiastique ; son autorité eût paru toujours suspecte en faveur de l’ancienne métropole. Ce fut un malheur, et pour la religion catholique et pour le peuple haïtien qui la professait ; car Haïti fut contrainte de subir la présence d’une foule de prêtres, dont la conduite scandaleuse dans les autres pays, les portait à s’y réfugier pour y continuer la même vie désordonnée, avec d’autant plus de facilité qu’ils n’y trouvaient aucun frein dans l’autorité d’un supérieur spirituel. Plus tard, on reconnaîtra que la cour de Rome elle-même ne sut pas comprendre les nécessités de la religion dans ce pays, influencée qu’elle a été par certaines considérations qui seront exposées en temps opportun.

Après la loi dont nous venons de parler, le conseil d’État en rendit une autre, le 18 mars, sur l’organisation des tribunaux. Cette organisation fut la même que celle de l’Empire ; mais la loi régla la forme de procéder en matière civile et en matière criminelle : des tribunaux de commerce furent aussi établis. Les juges de paix, dans chaque paroisse, cumulaient les attributions des anciens officiers de l’état civil, pour constater les naissances, les décès et les mariages ; mais ils n’eurent point à constater le divorce, comme sous le règne de Dessalines, attendu que la constitution du 17 février l’avait aboli. La forme de procédure civile et criminelle avait été empruntée aux anciennes ordonnances françaises en usage dans le pays.

Le 25 mars, une nouvelle loi fut publiée sur les droits de successibilité des enfans naturels, empruntée également au code Napoléon qui avait paru en 1802. Toutefois, elle disposa à cet égard pour l’avenir ; car son article 13 fut ainsi conçu : « Les dispositions de la présente loi ne peuvent être applicables aux enfans naturels qui auraient eu précédemment des droits à exercer ; les mesures prises à leur égard continueront à avoir lieu. »

La loi rendue sur la même matière par Toussaint Louverture, qui avait aboli aussi le divorce, était plus en rapport avec les mœurs du pays et les faits préexistons, que celle publiée par Christophe. Dans sa prétention de les réformer tout d’un coup, ce dernier préféra adopter les dispositions suivies en France. Ainsi, le droit de l’enfant naturel reconnu fut réglé par l’article 8 de la loi du 25 mars :

« Si le père ou la mère a laissé des descendons légitimes, il (l’enfant naturel) n’a aucun droit d’hérédité. « Le droit d’hérédité est d’un tiers, lorsque les parens ne laissent pas de descendans (légitimes), mais bien des ascendans, ou des frères ou sœurs : alors, le reste des biens échoit aux parens légitimes, à moins d’autres dispositions testamentaires ; et en cas que le père ou la mère décède sans parens légitimes, les deux autres tiers des biens échoient de droit à la vacance, s’il n’a pas laissé de testament. »

Pour assurer le sort de leurs enfans naturels reconnus, il fallait donc que le père ou la mère eût la précaution de faire un testament en leur faveur, sinon les deux tiers de leurs biens passaient à la vacance, c’est-à-dire à l’État[3].

Le 6 mai, une loi régla la tutelle et l’émancipation, en prenant encore ses dispositions au code Napoléon. Et après l’organisation d’une gendarmerie destinée à la police des campagnes, comme dans la République, une nouvelle loi assimila aussi le rang des fonctionnaires et employés de l’administration aux grades des officiers de l’armée ; puis une autre fixa les émolumens dont ils devaient jouir.

Telles furent les lois organiques publiées au Cap dans ces premiers temps ; le pouvoir absolu de Christophe suppléait à tout le reste. À cette occasion, aidons-nous des appréciations suivantes extraites de l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 419 :

« Christophe, chef absolu des provinces du Nord et de l’Artibonite, exerçait sur les populations soumises à son autorité un despotisme déjà sanglant. Sa volonté avait remplacé la loi, et quiconque osait se plaindre de ses actes tyranniques était conduit à l’échafaud. Il avait déjà établi dans les campagnes une organisation par laquelle l’homme était attaché à la glèbe, comme sous Toussaint Louverture. Le produit du travail forcé subvenait largement aux dépenses de son gouvernement. Le propriétaire n’était plus le maître de ses revenus ; les agents du fisc s’en emparaient et en remplissaient les magasins du gouvernement. Les propriétés de ceux qu’on envoyait à la mort étaient confisquées au profit de l’État, et leurs héritiers, pour sauver leurs jours, étaient contraints de taire leur ressentiment. Bien que Christophe ordonnât que la morale fût en vigueur, il laissait s’approcher de lui des courtisanes qui intriguaient avec des favoris autour de sa personne. Ses ordonnances étaient admirables, mais il les transgressait lui-même ; il proclamait la loi souveraine, mais elle était toujours suspendue par ses caprices ; il envoyait pour un temps à la Ferrière, un bourgeois ou un militaire, mais celui-ci y demeurait toute sa vie ; les habitans du Nord étaient libres d’aller où ils voulaient et de dire ce qu’ils pensaient, sous la réserve d’être arrêtés, s’il plaisait au chef de l’État d’Haïti, d’être fusillés ou décapités, ou d’être condamnés aux travaux forcés dans les fortifications. Néanmoins en faisant abstraction de ses fureurs qui ne se calmaient souvent qu’à la vue du sang, et qui l’ont réduit à s’ôter la vie en 1820, pour ne pas tomber en la puissance populaire, son gouvernement restera un modèle d’ordre et de forte organisation.  »

Nous applaudissons à ce tableau qui représente fidèlement le gouvernement de Christophe, de 1807 à 1820 ; mais nous ne saurions, ainsi que M. Madiou, « faire abstraction de ses fureurs » pour offrir en quelque sorte un tel gouvernement, comme « un modèle d’ordre et de forte organisation » que l’on pourrait imiter. Selon nous l’ordre existe dans un pays, quand le gouvernement pose les limites de son pouvoir qu’il observe ensuite, quand il proclame des lois pour servir de règles à chacun dans sa sphère d’activité et garantir l’exercice des droits de la société, et qu’il oblige à les observer, à son exemple. Mais, lorsqu’il est le premier à enfreindre les unes et les autres, qu’il ne suit que « sa volonté et ses caprices, » qu’il agit enfin comme on le dit dans ce tableau, il n’y a point d’ordre dans un tel pays, sous un gouvernement aussi affreux. Il n’y a pas non plus d’organisation, puisque celle-ci n’est que le résultat de l’ordre établi et suivi, d’après la règle et les lois qui obligent autant le gouvernement que les particuliers. Or, si le despote, le tyran sanguinaire ne suit que les inspirations de sa volonté et de ses caprices, lui-même ne peut savoir ce qu’il voudra d’un jour à l’autre, d’une heure, d’une minute à l’autre. Si l’on peut appeler ordre et organisation un tel état de choses, ce sont ceux de la terreur ; mais ce ne sera jamais un modèle à louer, à recommander. Tout autre chef, ayant seulement du bon sens, ne voudra pas l’imiter pour être réduit ensuite à se suicider, afin de ne pas tomber en la puissance du peuple, qui sait faire justice de la tyrannie et des tyrans.


Après avoir constaté de quelle manière Christophe gouvernait la partie du pays soumise à ses ordres, produisons un fait qui donnera une idée des procédés de Pétion en matière de gouvernement : le lecteur comparera et jugera.

On a vu le nom du général Lamothe Aigron parmi ceux des signataires de la protestation contre l’assemblée constituante et la constitution de 1806 ; on a vu aussi que ce général fut élu sénateur et qu’il se trouva à la bataille de Sibert. Peu après, il avait demandé la permission de se rendre dans le Nord, en même temps que des députés de ce département à l’assemblée constituante avaient obtenu cette faculté ; elle lui fut refusée, à cause de sa qualité de sénateur, alors que le sénat invitait les généraux Toussaint Brave, Romain et Magny, et le citoyen Charéron à se rendre au Port-au-Prince pour prêter leur serment. Mécontent de ce refus, il adressa une lettre au sénat pour donner sa démission ; ses collègues l’engagèrent à y renoncer, comme ils avaient fait à l’égard de Gérin ; mais, de même que ce dernier, il ne retira point sa lettre. Bientôt après, il tint à Yayou des propos insidieux pour le disposer en faveur de Christophe ; ce général en avisa Pétion qui se borna à le féliciter de ses sentimens et à le prémunir contre ces manœuvres coupables. Lamothe Aigron ne s’arrêta pas dans cette voie ; ayant discouru avec inconvenance sur la situation du pays, en présence de David-Troy, celui-ci le dénonça au sénat qui, n’ignorant pas ses propos à Yayou, adressa un message au Président d’Haïti pour en être informé officiellement. Pétion y répondit le 5 mai : « Par principe de modération, dit-il, et espérant qu’il aurait pu faire un retour sur lui-même, j’avais jusqu’ici gardé le silence sur sa conduite ; mais, invité aujourd’hui par vous, de vous faire part de ce qui, contre lui, est parce venu à ma connaissance, il est de mon devoir de vous exposer la vérité avec franchise. »

Il s’ensuivit de ces informations, que le sénat nomma une commission de ses membres pour recueillir tout ce qui était à la charge de Lamothe Aigron. Elle entendit plusieurs personnes, entre autres le général Bazelais, qui, toutes, déposèrent contre l’inculpé ; elle produisit même, avec son rapport, une lettre adressée par Christophe à celui qui lui paraissait si dévoué, en concluant que, puisque le sénateur inculpé n’avait pas retiré sa demande de démission, il fallait la lui accorder : ce qui eut lieu immédiatement, le 14 mai.

Après de tels faits, on s’attend peut-être, à trouver en Pétion un chef irrité et sévère à l’égard du général Lamothe Aigron. Eh bien ! non : il eut la magnanimité de ne pas même le laisser sans emploi : il le nomma sous chef de l’état-major général de l’armée, sous les ordres de Bazelais. C’est à ce procédé généreux, que la République dut la conservation d’un officier qui la servit ensuite avec zèle et fidélité, en remplissant successivement divers postes importans. Supposez Lamothe Aigron dans le Nord et agissant comme il fit en 1807 ; que lui serait-il arrivé sous le barbare qui y commandait et dont il voulait servir la cause[4] ?


Pendant que ces faits avaient lieu dans le sein du sénat, il s’en passait d’autres au Port-de-Paix et au Gros-Morne en faveur de la République. Pour qu’on les comprenne bien, il nous faut revenir un peu en arrière.

À la mort de Dessalines, le général Guillaume, commandant de l’arrondissement du Port-de-Paix, dévoué à l’empereur, avait eu la velléité de faire assassiner quelques hommes qui témoignèrent leur satisfaction de cet événement ; mais il ne put mettre à exécution cet affreux dessein, parce que la 9e demi-brigade était en même temps irritée contre Christophe, qui fit assassiner Capois dans ces circonstances. Cette troupe fut ensuite un des premiers corps à se mutiner, à l’occasion de la solde qu’il avait prescrite. Mécontent à son tour de la faiblesse que Guillaume montra envers la 9e, Christophe l’avait révoqué et envoyé en punition à la citadelle Henry, en donnant le commandement de l’arrondissement au colonel Pourcely, homme de couleur, qui était à la tête de la 9e. On a vu que dans sa lettre à Romain, du 19 octobre 1806, il s’était reposé surtout sur Pourcely pour maintenir l’ordre parmi ce corps[5]. En marchant contre le Port-au-Prince, il fit ordonner aux 1er et 2e bataillons de le joindre ; mais la crue, des eaux des Trois-Rivières les avait empêchés de parvenir à temps ; ils arrivèrent seulement à l’Arcahaie où Christophe se trouvait, de retour de son équipée. Etant à Marchand, dans sa rage contre les républicains qui l’avaient repoussé du Port-au-Prince, il prononça des paroles menaçantes contre les hommes de couleur, qu’il rendait solidaires de ce qu’il imputait à Pétion et ses collaborateurs à la constituante : des murmures s’étaient fait entendre dans les rangs de la 9e où se trouvait Jean-Louis Rebecca, noir d’une ancienne famille d’affranchis du Port-de-Paix, élevé dans les mêmes principes que Lubin Golard, que tous les noirs anciens libres de la péninsule du Nord, qui, presque tous, avaient pris part à sa levée de boucliers, en 1799, en faveur de Rigaud et contre Toussaint Louverture.

Rebecca avait alors 38 ans, étant né en 1769 ; il était simple grenadier, après avoir été adjudant-sous-officier dans son bataillon ; son caractère indépendant l’avait fait brutalement dégrader, et il n’en était resté que plus hostile au despotisme habituel du Nord. Sa naissance, sa position dans la société civile à cause de sa famille, son âge, le rang auquel il était parvenu dans son corps, après avoir vaillamment combattu contre les Français sous Maurepas : tout lui donnait une grande influence sur les sous-officiers et les soldats de la 9e. Quand ce corps rentra au Port-de-Paix, Rebecca ne tarda pas à y voir arriver Thimoté Aubert et Hyppolite Datty qui, à la constituante, s’étaient identifiés avec les principes de républicanisme de Pétion, et qui, en retournant dans leurs foyers, lui avaient promis de tout faire pour relever le drapeau de Lubin Golard. Ces deux constituans s’abouchèrent avec Rebecca, Fouquet, ancien contrôleur de finances, et Faux, capitaine de la garde nationale ; ils se ménagèrent des intelligences avec tous les autres hommes qui pensaient comme eux au Port-de-Paix, et avec Massez, noir, habitant du Gros-Morne, influent dans cette commune. Rebecca travaillait l’esprit des soldats de la 9e, tandis que Massez agissait sur celui des soldats d’un détachement de la 14e qui était au Gros Morne.

Pourcely était devenu général de brigade, dans les promotions faites par Christophe au mois de février ;[6] Catabois commandait la place ; Jacques Louis, devenu colonel, remplaça Pourcely à la tête de la 9e ; deux des bataillons étaient commandés par Nicolas Louis et Bauvoir ; Alain était adjudant de place, et Jacques Simon, intendant des finances.

Massez ayant réussi à soulever le détachement de la 14e et les habitans et cultivateurs du Gros-Morne, le général Pourcely fit sortir du Port-de-Paix les 1er et 2e bataillons de la 9e pour aller réprimer cette révolte. Ce fut le moment choisi par Rebecca, qui était du 2e bataillon, pour se prononcer avec ses camarades en faveur de la République : c’était le 17 mai. Les officiers ne voulant pas prendre parti avec eux, les deux bataillons s’emparèrent du Grand-Fort en reconnaissant Rebecca pour leur chef. Cependant, celui-ci essaya d’organiser l’insurrection sous la conduite de Pourcely et des autres officiers de tous grades, parce qu’il était moins animé par une ambition personnelle que par le désir de soustraire la péninsule du Nord à l’autorité de Christophe. Ni Pourcely ni aucun autre officier n’ayant voulu déférer à ses vœux, Rebecca abandonna le fort et se porta avec sa troupe à celui du Trois-Pavillons, dans la montagne du Port-de-Paix.

Tandis que Pourcely expédiait le capitaine Gilles Déré au Cap, pour aviser Christophe de cet événement, et que l’intendant Jacques Simon s’y rendait aussi, de la Tortue où il s’était réfugié en se sauvant du Port-de-Paix, Thimoté et ses amis faisaient partir Gentil Rebel à bord d’une barge, avec mission de se rendre au Port-au-Prince pour informer Pétion de la réussite du projet qu’ils avaient conçu : il présidait une députation de citoyens.

Dans la soirée du 18 mai, le 3er bataillon de la 9e se prononça également pour la cause de la République, et les citoyens du Port-de-Paix se déclarèrent, la plupart, dans le même sens. Une portion de ce bataillon alla joindre les deux autres au Trois-Pavillons, l’autre resta en ville. Le général Pourcely entraîna alors les autres officiers de tous grades avec lui et se rendit à Jean-Rabel où commandait Placide Lebrun ; mais, pendant leur marche, Catabois, Nicolas Louis, Bauvoir et la plupart des officiers inférieurs l’abandonnèrent et se cachèrent dans les montagnes. Ces nouvelles défections portèrent Pourcely à se rendre aux Gonaïves avec Jacques Louis et Placide Lebrun, en passant par le Port-à-Piment : de là, ils se rendirent au Cap.

Le capitaine Alain, adjudant de place, était resté seul au Port-de-Paix à leur départ : il fut reconnu en qualité de commandant par ceux des insurgés qui s’y trouvaient. Le lendemain, Rebecca y vint avec toute sa troupe, après avoir envoyé des émissaires dans toutes les montagnes et dans les communes de Saint-Louis et du Borgne pour soulever les habitans et les cultivateurs. Il fit rédiger une proclamation pour annoncer le but de son entreprise, n’y prenant que le simple titre de Grenadier de la 9e, tant il était mu par le seul sentiment de la liberté, dans sa noble ardeur contre la tyrannie qui opprimait déjà le Nord et l’Artibonite. Il est fâcheux, cependant, que Nicolas Louis, Catabois et Bauvoir, qui se rallièrent ensuite à cette sainte insurrection, ne comprirent pas alors le bon effet qu’aurait produit leur adhésion, pour lui donner une direction plus vigoureuse, par leurs grades militaires et le respect et l’estime dont ils jouissaient dans la 9e. Rebecca était aimé de ses camarades, mais il n’avait pas sur eux cette autorité morale qui résulte de l’habitude du commandement supérieur et qui assure le succès des entreprises de cette nature : en l’absence, même de leurs officiers inférieurs, ils n’agissaient pas avec cet esprit d’ordre et de discipline nécessaire, surtout en pareil cas. Rebecca en fît l’épreuve.

Il était à peine arrivé au Port-de-Paix, quand Gilles Déré y revint du Cap. Amené au bureau de la place, il annonça à Alain qu’il avait laissé Christophe à 4 ou 5 lieues, marchant contre la ville à la tête d’une colonne, et que le général Romain se dirigeait avec une autre contre le Trois-Pavillons. Cette nouvelle donna l’alarme au Port-de-Paix, Rebecca fit battre la générale pour réunir la 9e ; mais les soldats étaient débandés, les citoyens, hommes, femmes et enfans couraient ça et là pour tâcher de fuir, en emportant ce qu’ils avaient de plus précieux dans les campagnes. Pour contraindre ses compagnons à se réunir autour de lui, Rebecca recourut au feu  ; il livra des maisons aux flammes, et n’en augmenta que plus la confusion. Enfin, suivi d’environ 20 hommes, il reprit précipitamment la route du Trois-Pavillons, dans l’espoir d’y être rejoint par le reste de la 9e pour défendre ce point. Il eut le temps d’y précéder la colonne du général Romain, mais sa troupe se grossit de peu de soldats, les autres ayant dirigé leurs pas vers Jean-Rabel ou dans les montagnes, avec une partie de la population du Port-de-Paix.

Christophe y arrivant et trouvant cette ville en flammes, se livra à toute sa fureur contre les hommes, les femmes et les enfans que sa cavalerie put atteindre : il en ordonna le massacre, en prenant position dans le Grand-Fort. Le lendemain, il se porta sur l’habitation Lallemand, à un-quart de lieue du Trois-Pavillons qu’il fit cerner par Romain.

Dans la nuit, Rebecca se décida à évacuer ce point. Arrivé sur l’habitation Paillet, à deux lieues de là, il fut atteint par la troupe de Romain qui s’était aperçue de sa fuite et qui le poursuivit. Pleins de courage, Rebecca et ses compagnons osent se mesurer avec des forces infiniment supérieures : il reçoit une balle à la cuisse et tombe parmi les morts ; le reste se sauve dans les montagnes. Intéressé à la capture de celui qui leva l’étendard de l’insurrection contre le généralissime, Romain fait chercher Rebecca parmi les victimes de cette sainte cause : il fut reconnu par le brave Toussaint Paul, plus désigné sous le nom de Toussaint Boufflet, qui servait Christophe alors, et qui devait lui-même devenir une victime du tyran, après s’être immortalisé, comme Rebecca, au service de la République dont il embrassa la cause. Toussaint, capitaine de dragons, avait été un des premiers à fuir du Port-de-Paix pour se rendre au Cap, lorsque l’insurrection eut lieu.

Traîné pardevant Romain, Rebecca conserva l’attitude d’un héroïque défenseur de la liberté ; il accabla ce général et Christophe, d’expressions de mépris que lui suggérait son horreur pour la tyrannie qu’ils exerçaient dans le Nord, en demandant d’être mis immédiatement à mort. Romain lui fit trancher la tête par un sapeur et l’envoya à son maître, qui, dans sa joie féroce, la fit exposer au bout d’une pique au Trois-Pavillons où il s’était rendu.

Ainsi se termina, le 21 mai, la carrière de ce brave soldat. On peut remarquer, à sa louange, qu’il ne commit aucun crime, aucun excès contre qui que ce soit, même à l’égard des officiers de tous grades qui se refusèrent, malgré ses instances, à prendre la direction de ce mouvement militaire et politique. À cette modération digne de servir d’exemple, il joignit un désintéressement rare, peut-être unique, en ne s’attribuant aucun grade parmi ses compagnons d’armes : le titre de grenadier de la 9e lui suffit ! C’est qu’il était réellement animé du feu sacré de la Liberté, du sentiment républicain qui porte l’âme aux grandes choses, qui ennoblît les actions des hommes qui se dévouent à cette forme de gouvernement, tandis qu’à d’autres, il faut des grades pour anoblir leurs personnes. Honneur à la mémoire de Rebecca ! car il honora son pays.

Se rappelant la lutte que Lubin Golard avait soutenue dans cette péninsule, et sachant qu’aucun des officiers de la 9e n’avait pris part à l’insurrection, Christophe voulut employer une feinte modération pour pacifier ces quartiers, alors que les montagnes du Gros-Morne étaient dans le même état. À cet effet, il fit répandre le bruit, par des soldats qu’il envoya de tous côtés, que Rebecca étant mort, il n’en voulait plus à qui que ce soit ; qu’il étendait une amnistie sur tous sans distinction. Des vieillards des deux sexes qui ne pouvaient continuer à gravir les montagnes furent les seuls qui vinrent faire leur soumission ; tous les soldats de la 9e, tous les hommes valides se retirèrent au fond des bois plutôt que de se rendre à sa voix, persuadés que sa parole serait violée. Le capitaine Alain était parmi eux et partageait leur conviction à cet égard : apprenant eux-mêmes que Nicolas Louis, Bauvoir, Catabois et les autres officiers n’avaient pas suivi Pourcely, ils le chargèrent d’aller prier ces chefs de prendre la direction de leur défense contre le tyran. Nicolas Louis consentit à cet acte de dévouement : il devint donc le chef supérieur des fugitifs errans dans les montagnes. Aussitôt, le ralliement des soldats de la 9e commença à s’opérer dans le canton des Moustiques où il se tenait.

Quelques jours après, une lettre de Christophe lui parvint et l’invita à se rendre auprès du généralissime avec les autres officiers, en leur promettant à tous la conservation de leurs jours et de leurs grades, parce qu’il savait leur résistance à l’insurrection. Mais N. Louis et ses compagnons se gardèrent d’obéir à cet ordre d’un homme sans foi. Au contraire, pour empêcher toute défection, Nicolas Louis jugea qu’il était instant de livrer combat ; il fit tendre une embuscade, sous les ordres de Bauvoir, aux troupes du Nord qui parcouraient les montagnes, et obtint un complet succès. Quoiqu’il prît des mesures pour assaillir les insurgés, Christophe essaya encore de les persuader, et cette fois il employa la ruse. Sachant l’intimité qui avait existé entre Toussaint Boufflet et les principaux officiers et habitans du Port-de-Paix, il lui donna la misde se rendre auprès d’eux, comme un transfuge qui aimait mieux venir partager leurs périls, que de rester auprès du tyran ; mais Toussaint devait insinuer la défection dans leurs rangs. Il fut accueilli favorablement, car c’était un brave officier de plus parmi eux.

Christophe ne put attendre longtemps le succès de cette manœuvre ; il ordonna bientôt à Romain de se porter à Jean-Rabel et au Môle avec des troupes, pour rallier de gré ou de force les populations éparses, en même temps qu’il faisait tout saccager dans les Moustiques par les généraux Toussaint Brave et Martial Besse. Romain en fit autant dans les lieux où il parvint, et retourna auprès du généralissime qui lui laissa le commandement supérieur et partit pour le Cap. Peu après, Nicolas Louis eut un engagement avec Toussaint Brave qu’il battit et refoula au Port-de-Paix. Romain y concentra toutes ses troupes, à raison des faits qui se passaient aux Gonaïves et du côté de Saint-Marc. Après sa retraite, Nicolas Louis s’organisa mieux : Jean-Rabel et le Môle étaient acquis à l’insurrection.

Terminons ce qui concerne Toussaint Boufflet, avant de relater les faits des Gonaïves et de Saint-Marc. Il sentait sa fausse position parmi les insurgés et brûlait du désir de retourner auprès de Christophe ; mais il y avait des risques à tenter son évasion : pour l’opérer, il lui fallait recourir à la générosité d’un ami qui l’aiderait, même en dépit de ses convictions républicaines. Toussaint avait une belle âme ; il jugea qu’il pouvait se confier à Faux avec qui il était plus lié ; il s’en ouvrit à lui[7]. Incapable de trahir l’amitié, Faux employa au contraire tous les raisonnemens et ses sentimens affectueux pour le détourner de ce projet, et le persuader d’embrasser sincèrerement la cause de la République. Ne réussissant pas à vaincre les scrupules de Toussaint, qui se croyait lié par sa parole donnée à Christophe, Faux en entretint Nicolas Louis, espérant que leur chef aurait plus d’influence. Celui-ci, dans la position où il se trouvait avec les insurgés, pensa, au contraire, qu’il fallait un acte de sévérité pour assurer leurs succès, ne pouvant compter sur les sentimens de Toussaint : il le fit arrêter pour être fusillé. En vain, Faux et Bauvoir sollicitèrent sa grâce, Nicolas Louis fut inexorable. Alors, désolé d’être cause de la mort de son ami, Faux demande à mourir avec lui et s’y résout avec fermeté. Ce généreux dévouement fléchit Nicolas Louis, mais il envoie Toussaint en détention à Jean-Rabel pour s’assurer de sa personne : ce brave y était encore, quand Lamarre débarqua dans la péninsule.


En recevant la députation présidée par Gentil Rebel, Pétion adressa un message au sénat pour l’informer des faits dont elle était venue donner l’heureuse nouvelle ; et il se décida aussitôt à entreprendre une campagne par terre contre Saint-Marc, en même temps qu’une expédition attaquerait cette ville par mer, afin d’opérer une diversion en faveur des insurgés. Il émit, le 22 mai, une proclamation chaleureuse pour enflammer l’ardeur des troupes de la République, donner l’espoir à tous les citoyens de voir anéantir la tyrannie de Christophe : « Soldats,… vous marchez pour assurer la liberté et le bonheur de vos frères, pour punir un homme qui déshonore l’humanité ; qui, dans le délire de sa férocité, ne reconnaît ni âge, ni sexe… Ne vous écartez jamais, durant cette campagne, des principes de subordination et de discipline qui constituent le vrai militaire : respectez les propriétés des cultivateurs, respectez celles de tous les citoyens, de tous vos frères : les propriétés de Christophe seront les vôtres… »

Le même jour, un décret du sénat déclara que : « Le citoyen J.-L. Rebecca, les sous-officiers et soldats de la 9e demi-brigade, ceux de la 14e, les habitans et les cultivateurs qui se sont réunis sous les drapeaux de la République pour renverser la tyrannie de Henry Christophe, ont bien mérité de la patrie et de l’humanité. » Le Président d’Haïti fut autorisé à décerner des récompenses à J.-L. Rebecca et à ses braves compagnons d’armes. Il y avait déjà 24 heures que ce vaillant grenadier avait péri d’une mort glorieuse !

Le 25 mai, l’expédition était prête à prendre la mer : elle fut confiée au général de division Bazelais, ayant sous ses ordres les adjudans généraux Lacroix et Lamarre. Les troupes furent principalement embarquées sur un navire anglais portant le nom de Lord Duncan, de près de mille tonneaux ; il était dans la rade du Port-au-Prince à la consignation de R. Sutherland, qui le mit à la disposition du gouvernement : lui-même s’y embarqua aussi[8]. Plusieurs autres bâtimens moins grands et le garde-côtes de l’Etat, l’Indépendance, commandé par Jean Gaspard, escortaient l’anglais. Dans la nuit du 25 au 26, ils appareillèrent.

Les instructions données au général Bazelais portaient qu’il devait s’efforcer de débarquer avec les troupes, s’il était possible, dans la baie de Saint-Marc, afin d’aider l’armée de terre à enlever cette ville qu’on supposait peu garnie de forces, à cause de l’insurrection du Gros-Morne et du Port-de-Paix. L’Indépendance devait se rendre sur les côtes de la péninsule, pour remettre les dépêches de Pétion à Rebecca, à qui il expédia le brevet de colonel de la 9e, lui mandant qu’il marchait pour le secourir et qu’il continuerait à l’aider par l’envoi de munitions, etc., etc. Ce garde côtes se rendit en effet à sa destination, en entrant au Môle, d’où les dépêches, la proclamation du Président d’Haïti et le décret du sénat furent envoyé s à Nicolas Louis, devenu le chef des insurgés. Mais les troupes ne purent être débarquées contre Saint-Marc, que l’on reconnut bien gardée.

En vertu des instructions qui avaient prévu ce cas, Bazelais fit faire voile pour aller débarquer à la baie de Henne. Les navires s’arrêtèrent sur la côte de Lapierre afin d’y faire de l’eau : là, ou apprit que la ville des Gonaïves n’avait aucune troupe, toutes les forces étant vers le Gros-Morne ; on sut aussi que cette ville commerçante était encombrée de cafés et de coton. Si, comme militaire, Bazelais s’exagéra les succès possibles de l’armée de terre contre Saint-Marc, afin d’opérer sa jonction avec elle aux Gonaïves, ou la possibilité de secourir de là les insurgés du Gros-Morne et du Port-de-Paix, — R. Sutherland, en bon commerçant, vit encore plus de probabilité de pouvoir garnir les flancs de Lord Duncan avec les cafés et le coton de la place des Gonaïves : de là la résolution prise d’aller s’en emparer.

Le général Magny, qui s’y trouvait avec une centaine d’hommes, ne put opposer aucune résistance ; il abandonna cette place ouverte de tous côtés pour se tenir dans les environs, en attendant des secours du généralissime[9], et contraignit la veuve de Dessalines à en sortir avec lui : presque toutes les familles des Gonaïves y restèrent et profitèrent de la prise de cette ville pour se réfugier au Port-au-Prince. Magny envoya Madame Dessalines au Cap : ce qui occasionna de vifs regrets à Pétion, car il eût aimé à la voir au Port-au-Prince, pour l’entourer de ses respects et la faire jouir des égards de la République.

Le 26 mai, l’armée était partie aussi du Port-au-Prince. Arrivée au Boucassin, elle trouva l’ennemi, sous les ordres du général Pierre Toussaint, en possession d’une position fortifiée sur une éminence. Il fallut combattre ; mais cerné et canonné, l’ennemi évacua ce point dans la nuit du 31. Le lendemain, Pétion fit continuer la marche sur Saint-Marc : le 2, il reçut des dépêches de Bazelais qui lui apprenaient la prise des Gonaïves, le 28 mai. De Mont-Roui, il lui envoya de nouvelles instructions pour le cas où il serait forcé d’abandonner cette ville ; mais il fut satisfait de ce succès qui avait dû produire une diversion favorable aux insurgés de la péninsule.

En effet, ceux-ci s’étaient enhardis par l’avantage obtenu contre Toussaint Brave et la retraite de Romain au Port-de-Paix ; ils avaient encore jugé devoir prendre l’offensive, à la nouvelle qu’ils avaient reçue de l’expéditien dirigée contre Saint-Marc et la marche de l’armée sous les ordres du Président d’Haïti. Nicolas Louis se porta alors contre le Port-de-Paix d’où il réussit à chasser Romain qui, blessé dans le combat, se retira à Saint-Louis avec ses troupes. Dans ces circonstances, ayant appris la présence de Bazelais aux Gonaïves, Nicolas Louis tenta de le joindre en forçant les lignes ennemies au Gros-Morne : il combattait, quand il sut l’évacuation des Gonaïves par les républicains ; il dut revenir au Port-de-Paix où il se retrancha.

Il était sans doute difficile de défendre la ville des Gonaïves, ouverte du côté de la terre ; il eût fallu improviser des ouvrages qu’un ingénieur eût tracés, dans la prévoyance que les forces du Nord arriveraient incessamment pour l’attaquer ; mais c’est ce dont on s’occupa le moins. Les magasins de l’Etat étant remplis de coton et de cafés, les soldats furent plutôt employés à les porter à bord des bâtimens qu’à construire des fortifications. R. Sutherland payait largement ce travail, les chefs l’ordonnaient pour leur propre compte ; chacun, à leur exemple, officiers, soldats, matelots, tâchait de faire son lot. Des maisons avaient été abandonnées par des habitans qui s’enfuirent dans la campagne ; leurs objets mobiliers furent enlevés, de même que les denrées trouvées dans les magasins particuliers : ce fut un vrai pillage[10]. Ceux des habitans qui profitèrent de cette occasion pour passer au Port-au-Prince, enlevèrent aussi ce qu’ils avaient de plus précieux : la confusion n’en fut que plus grande.

Dans cette situation, le général Magny, ayant reçu des forces, vint attaquer la ville avec de l’artillerie : on lui riposta. Moins on s’était préparé à la défense, plus elle devint méritoire. Bazelais, Lamarre, Lacroix, étaient de vaillans officiers ; ils tracèrent l’exemple de leur courage à leurs subordonnés, mais enfin il fallut céder. Acculés au rivage, canonnés vigoureusement, ils s’embarquèrent en désordre ; et le 10 juin, la flotille partit pour retourner au Port-au-Prince.


En évacuant le fort du Boucassin, Pierre Toussaint s’était rendu aux Vérettes par la montagne, et de là à Saint-Marc.

Quand l’armée républicaine parvint près de cette place, il fallut l’investir pour en faire le siège et empêcher que des renforts y entrassent. Le président prit toutes les mesures à cet effet. Pierre Toussaint fit une sortie que le colonel David-Troy repoussa, en se maintenant dans la position qu’il occupait sur l’habitation Lacombe.

Le 10 juin, au moment où l’évacuation des Gonaïves s’opérait, Pétion écrivit au général Bazelais, qu’il avait l’intention d’envoyer le général Yayou à la tête d’une forte colonne aux Gonaïves, pour se porter ensuite au Port-de-Paix. Mais bientôt il aperçut la flotille qui se dirigeait au Port-au-Prince : il reconnut que Bazelais avait été forcé d’abandonner les Gonaïves. Dans une telle situation, il était inutile de continuer le siège de Saint-Marc : retourner au Port-au-Prince pour organiser une nouvelle expédition qui irait au secours des insurgés de la péninsule du Nord, était la chose la plus essentielle. Pétion prit cette résolution, et l’armée revint à la capitale.

À ces considérations militaires se joignaient aussi des motifs politiques ; car il paraît que dans cette campagne contre Saint-Marc, le général Yayou, sur qui Pétion comptait pour aller au secours des insurgés du Nord, conspirait contre la République et en faveur de Christophe. Au Port-au-Prince même, ceux qui étaient complices de ses projets tenaient des propos contre le gouvernement.

« Pendant l’absence du président, il y avait eu au Port-au-Prince, dans plusieurs cercles, quelques propos tenus contre le gouvernement. Les ennemis personnels de Yayou, envieux de sa gloire, répandirent que, pendant la campagne, il s’était montré hostile à Pétion par ses discours devant Saint-Marc. La présence du président calma les esprits, et il fut facile à Yayou de le convaincre que ses paroles n’avaient pas l’importance qu’on y attachait….[11] »

Yayou avait donc tenu des discours qui le compromettaient aux yeux de Pétion, puisqu’il dut s’en expliquer avec lui ! Bientôt nous citerons une lettre du président à Lamarre, qui prouve qu’il n’était pas si convaincu de l’innocence de Yayou ; mais il estimait ce brave officier, il l’aimait pour sa conduite dans toutes les circonstances qui avaient précédé et suivi la guerre civile, et il voulait le persuader de ne pas écouter les perfides conseils qui tendaient à l’égarer et qu’il ne suivit que trop.

Quoi qu’il en soit, de retour au Port-au-Prince à la mi-juin, Pétion fit préparer la nouvelle expédition qui, cette fois, devait aller directement dans la péninsule du Nord. La flotille fut placée sous les ordres de Panayoty, qu’il nomma commandant des forces navales de la République, au grade de capitaine de vaisseau. Elle était composée des garde-côtes l’Indépendance, commandé par Gaspard ; la Constitution, par Pierre Derenoncourt ; la Guerrière, par Gaspard (de Jérémie), et d’autres bâtimens légers.

Lamarre fut promu au grade de général de brigade commandant les forces républicaines dans le Nord ; Deiva, à celui d’adjudant-général ; et Gardel, à celui de colonel[12]. Outre ces trois officiers supérieurs, il y avait le chef de bataillon Théodore avec son bataillon de la 13e ; un détachement de la 24e sous les ordres du capitaine Eveillard aîné, secondé par Eveillard jeune ; et des détachemens des 3e, 11e, 12e, 16e et 22e demi-brigades, commandés par les capitaines de ces compagnies. Le président ayant appris la mort de Rebecca, avait déjà envoyé à Nicolas Louis le brevet de colonel de la 9e.

Partie le 30 juin ou le 1er juillet, la flotille débarqua la petite armée expéditionnaire, le 2 au Grand-Port-à-Piment. Dans la soirée de ce jour, ces braves se mirent en route, guidés par le chef d’escadron Jean Martin, pour se rendre aux Moustiques où ils rencontrèrent Nicolas Louis avec ses vaillans compagnons, sur l’habitation Foison. Le 4, Lamarre adressa de là une lettre au Président d’Haïti, pour lui rendre compte de ses opérations et de l’accueil qu’il avait reçu des insurgés, dont il lui transmit les vœux et le dévouement à la cause de la République.

À peine les eut-il joints, que cet héroïque défenseur de la liberté se fit remarquer au chef de l’Etat par un noble sentiment : dans la même lettre, il lui exposa les services déjà rendus par le colonel Nicolas Louis, l’influence qu’il exerçait dans la péninsule, et il lui proposa de l’élever à un grade supérieur. Le 10, il écrivit de nouveau au président, et sa lettre, datée du Port-de-Paix, revient sur cette recommandation, en lui envoyant un état des officiers de la 9e élus par les soldats eux-mêmes d’une voix unanime, en sollicitant la confirmation de ces élections. C’est donc sur les instances de Lamarre que Nicolas Louis fut promu général de brigade, et que Bauvoir devint le colonel de la 9e : ces promotions eurent lieu aussitôt.

Nous signalons ce désintéressement inspiré par la confraternité militaire et la justice, pour préparer en quelque sorte le lecteur à tout ce que nous aurons à relater à l’égard de Lamarre. Il venait d’être élevé au méme grade qu’il sollicitait pour Nicolas Louis ; il avait le commandement supérieur de toutes les troupes, et il voulut avoir en son compagnon d’armes un égal, parce que cette promotion lui parut juste. C’était faire preuve d’une vertu militaire antique, en créant pour eux deux un moyen d’émulation au service de leur pays. « Vivre libre ou mourir, voila ma devise. » Telle fut la dernière phrase de sa lettre du 4 juillet, la première pensée qu’il eut en mettant le pied sur le sol de la péninsule qu’il allait arroser de son sang dans mille combats, où il devait mourir de la mort des héros[13].

Aussitôt réuni aux insurgés, Lamarre, qui s’occupait de réorganiser la 9e et la 14e dont les soldats s’étaient joints, sentit aussi la nécessité de créer une cavalerie pour appuyer ses troupes et l’opposer à celle du Nord ; il lui fallait un officier de cette arme qui fût du pays même. On lui désigna le brave Toussaint Boufflet, encore détenu à Jean-Rabel, comme le plus capable de répondre à son attente ; mais en exprimant le regret que ses sentimens fussent acquis à Christophe. Lamarre, ne s’arrêtant pas à ces préventions fondées, l’envoya immédiatement cher : en se voyant, ils se comprirent, tant il y a dans cette noble profession des armes une vraie sympathie entre les vrais braves. Cédant à la confiance de celui qui lui parlait en termes chaleureux, de la liberté, de la République et de son chef, Toussaint embrassa cette cause en promettant d’y être fidèle jusqu’à son dernier soupir : il devint le chef de la cavalerie de l’armée expéditionnaire, et ne tarda pas à recevoir son brevet de chef d’escadron. On verra quel mâle courage signalèrent toutes les actions de ce brillant officier, dont la destinée fut de recueillir en dernier lieu, le périlleux héritage que son valeureux chef laissa au Môle Saint-Nicolas.

Lamarre s’était porté avec toutes ses troupes, au Port-de-Paix qu’occupaient les insurgés : par sa lettre du 10 juillet, il demanda au président 50 selles pour commencer la formation de sa cavalerie ; la veille, la flotille était entrée dans ce port, en faisant une salve d’artillerie. « Elle a attiré en cette ville un grand nombre de cultivateurs : l’arrivée de nos bâtimens ajoute une nouvelle assurance, et la joie est générale. »

Cette circonstance et l’envoi de troupes dans la péninsule, firent reconnaître à Christophe la nécessité d’augmenter sa marine militaire, pour l’opposer à celle de la République et empêcher que de nouveaux secours y fussent expédiés. En 1793, le généralissime faisait la guerre aux Anglais sur un corsaire armé au Cap : de là encore une propension naturelle de sa part à créer cette marine militaire. Pétion ayant aussi un goût particulier pour la navigation, les deux États en guerre devaient arriver à cette organisation, qui leur permettrait de lutter sur mer comme sur terre.


Rétabli de sa maladie, Christophe s’était rendu aux Gonaïves après que Bazelais eut déjà évacué cette ville : il retourna au Cap à la fin de juin. Apprenant que l’armée républicaine avait aussi abandonné son entreprise contre Saint-Marc, il fit une proclamation par laquelle il déclara que ses troupes avaient bien mérité de la patrie. C’était répondre au décret du sénat, du 22 mai : aux yeux de chacun des deux pouvoirs, la patrie, en effet, était respectivement de leur côté, puisque la guerre civile en déchirait le sein.

Après avoir fait habiller et solder son armée pour la porter ensuite contre le Port-de-Paix, il fit rendre une loi par le conseil d’État, le 20 juin, qui affranchit de tous droits à l’exportation, le sucre, le coton et le cacao, et abolit le quart de subvention qu’on prélevait sur les fermiers des biens du domaine, indépendamment du prix du fermage ; mais le café continua à payer le droit de 10 pour cent à l’exportation, outre le quart de subvention sur les produits des propriétaires.

Dans ces circonstances, un corsaire français armé à Santo-Domingo, dont l’équipage était formé des naturels du pays, ayant fait naufrage sur les côtes du Nord, on lui porta secours en sauvant l’équipage et des marins anglais, prisonniers à bord, provenant de plusieurs navires que le corsaire avait capturés. Le généralissime procura à ces derniers les moyens de se rendre à la Jamaïque, et aux Français un sauf-conduit pour aller à Santo-Domingo. C’était agir humainement et avec discernement à l’égard des uns et des autres : les Anglais étaient rendus à la liberté, et leurs ennemis trouvaient un procédé généreux en un chef qui pouvait les traiter comme ennemis de son pays, puisqu’on était en guerre. Cet acte de Christophe, inspiré par la raison et la justice qu’il aurait dû toujours prendre pour guides, porta d’heureux fruits pour son pouvoir, des deux côtés : les Anglais lui surent bon gré de la protection qu’il accorda à leurs nationaux, et les habitans de l’Est d’Haïti furent portés à croire que les atrocités qu’il avait commises sur leur territoire, en 1805, n’avaient été ordonnées que par Dessalines.

Dès que le généralissime eut appris l’arrivée de Lamarre dans la péninsule, il se disposa à marcher à la tête de ses forces disponibles pour l’en chasser et terrasser l’insurrection partout où elle se montrait. Lamarre était à peine rendu au Port-de-Paix, où il avait environ 2000 hommes sons ses ordres, que l’armée du Nord vint l’y assiéger : les généraux Toussaint Brave, Pourcely, Guillaume et Raphaël étaient dans ses rangs. À un combat qui précéda le siège, entre Pourcely et le colonel Bauvoir, sur l’habitation Mayance dans les montagnes de Saint-Louis, ce général fut tué : un de ses aides de camp vint aussitôt se rendre aux républicains.

Durant le siège, ceux-ci étaient enfermés dans les forts ; ils y subirent de grandes privations et repoussèrent un assaut qui leur fut donné : leurs ennemis y perdirent beaucoup d’hommes. Il fallut évacuer : les républicains durent faire des prodiges de valeur pour traverser au milieu de 8,000 hommes qui cernaient les forts ; ils se frayèrent un passage au milieu d’une embuscade formidable où il était difficile de se reconnaître pendant la nuit, le général Raphaël y fut tué, et Jacques Louis, ancien colonel de la 9e, y fut blessé.

Cette évacuation eut lieu lu 15 juillet, dans la nuit. Le 16, Lamarre en parla dans une lettre à Panayoty à qui il demandait des cartouches ; et le 27, de l’habitation Pellier aux Moustiques, il en rendit compte au Président d’Haïti. « J’ai pris position dans les mornes, dit-il, afin de profiter des avantages qu’on a de combattre dans les défilés. Je suis, néanmoins, toujours en face de l’ennemi. Tous les chefs de la garde nationale des hauteurs de Saint-Louis, du Gros-Morne, et des lieux circonvoisins sont en armes et occupent les défilés ; ils font la guerre d’embuscade qui est la plus propre à harceler l’ennemi. Je reçois chaque jour de leurs nouvelles. »


Tandis que Lamarre s’animait d’espérance, le chef de l’Etat était aux prises avec des conspirateurs.

La nécessité où l’on était de secourir l’insurrection du Nord, et de seconder l’action de l’armée expéditionnaire qu’on y envoyait, exigeait la présence du Président d’Haïti et de plusieurs sénateurs, à l’armée qui sortirait de nouveau du Port-au-Prince : dans cette occurrence, le sénat devait s’ajourner. Mais en prenant cette mesure, il ne pouvait s’aveugler sur la situation des choses : l’opposition de Gérin continuait sourdement contre Pétion ; des faits ou des paroles inconvenantes avaient eu lieu sous les murs de Saint-Marc par Yayou ; des propos tenus au Port-au-Prince y avaient fait écho : c’était donc pour le sénat, une occasion de reconnaître qu’il fallait revêtir le président de grands pouvoirs, pour qu’il pût maintenir son autorité constitutionnelle, et même celle de ce corps, contre les factions qui commençaient à s’organiser, et terrasser les conspirations, s’il en surgissait, afin que la République ne fût pas exposée à périr dans des déchiremens intérieurs, lorsqu’elle avait à combattre un ennemi puissant. La constituante avait déféré la dictature au sénat, par rapport à ce dernier : à son tour le sénat la déléguait au chef de l’État par des considérations encore plus majeures. Dans ces vues politiques, le 1er  juillet il rendit le décret qui suit :

Le sénat, voulant donner au pouvoir exécutif toute la latitude nécessaire pour profiter des heureuses dispositions qui se manifestent dans le département du Nord, et terminer d’une manière avantageuse la guerre contre Christophe ;

Décrète ce qui suit :

1. Conformément à la constitution, qui autorise le sénat à s’ajourner lorsqu’il le juge nécessaire, le sénat s’ajournera à partir du 16 juillet jusqu’au 1er  janvier 1808, à moins que le bien public n’exige sa convocation avant cette époque.

2. Durant l’ajournement du sénat, le président est autorisé à faire provisoirement toutes les nominations et remplacemens que les circonstances pourraient exiger dans les corps, tant civils que militaires.

3. Les tribunaux continueront à rendre la justice dans leurs ressorts respectifs, jusqu’à ce que le sénat les organise de nouveau.

4. Le président est autorisé à faire provisoirement tout règlement de police qu’il croira nécessaire pour la discipline de l’armée, à fixer le traitement des militaires de tous grades, et la manière de le leur répartir.

5. À la convocation du sénat, le président lui soumettra tous les actes et règlemens faits durant son ajournement.

6. Les sénateurs Mode, Barlatier, Manigat, Leroux, Pélage, Neptune et Depas Médina composeront le comité permanent du sénat[14].

Signé : Th. Trichet, président, Leroux et Neptune, secrétaires.

Quoique ce décret n’ait mentionné que le seul motif relatif à la guerre contre Christophe, il n’est pas moins vrai que les autres dont nous avons parlé déterminèrent aussi le sénat dans ses dispositions ; les articles 2 et 4 le prouvent évidemment. Conférer au président le droit de nommer et de remplacer tous les fonctionnaires civils et militaires, de faire des règlemens pour la discipline de l’armée de fixer le traitement des militaires de tous grades, c’était lui donner les plus précieuses prérogatives du pouvoir dirigeant, celles qu’on avait refusé d’accorder au Président d’Haïti en vue de Christophe, et mettre la force publique entre ses mains, à l’intérieur, après lui avoir déjà donné la direction des relations extérieures ; mais les circonstances l’exigeaient impérieusement, pour qu’il pût briser les résistances qui voulaient s’opposer à la marche des choses.

Afin de justifier ces mesures de haute prudence, le sénat accompagna son décret d’une adresse « au peuple et à l’armée, » où il rendait compte de ses actes depuis son installation, en en faisant sentir l’heureuse influence sur les affaires publiques ; mais aussi pour prémunir les esprits contre les factieux et les conspirateurs, et leur démontrer les qualités et les sentimens du chef à qui il déléguait ses pouvoirs, afin de sortir victorieux de la crise politique qui se manifestait.

Nul gouvernement despotique n’a de la stabilité. Vos représentans, grâce à la Providence, ont eu le courage de vous donner un gouvernement libre. Il n’appartient qu’à vous, qu’il ait une longue durée. Ils vous ont donné des lois ; ils vous ont indiqué la route qu’il faut suivre : suivez-la, et ne vous en écartez point.

Le passage du despotisme à la liberté a été trop court pour qu’il ne reste pas encore des hommes assez pervers, qui, en vous parlant de République, renferment la tyrannie dans le cœur. Ces hommes cherchent tous les moyens de vous séduire. Mais, à leurs discours fallacieux, ouvrez votre constitution, étudiez vos lois. Là, vous trouverez une réponse prête à toute trompeuse induction. Examinez vos lois, et vous verrez que le sénat n’a jamais eu pour objet que le bonheur du peuple. C’est pour le peuple seul qu’il a voulu travailler. Il n’a voulu favoriser ni les passions ni les intérêts d’aucun individu. Et si le sénat pouvait avoir quelques détracteurs, citoyens, demandez-leur dans quel acte il n’a pas stipulé vos intérêts, et dans quelle loi, la justice la plus stricte et la morale la plus saine, n’en ont pas été les bases !…

Vous n’avez rien à craindre, citoyens, pour votre liberté, pendant l’ajournement du sénat. L’homme que nous avons mis à la tête du gouvernement est connu dans toutes les parties de notre île. Il a combattu pour la liberté ; il ne souffrira pas que l’on conspire contre elle. Le chef du gouvernement vit au milieu de vous comme un père au milieu de sa famille. Il a le bonheur d’être du petit nombre de ceux qui ont traversé, durant quinze ans, toutes les tempêtes révolutionnaires sans contracter aucune souillure. Il ri a rien ravi à la veuve ni à l’orphelin. Il ri a jamais fait couler les larmes de personne. Citoyens, ralliez-vous donc à vos lois et à votre président qui en garde le dépôt.

Signé : Th. Trichet, président[15].

Les mots soulignés dans les passages cités de l’adresse, indiquent clairement que le sénat était informé de tout. Il envoya une députation de ses membres auprès de Pétion, afin de lui expliquer particulièrement les motifs de son ajournement et de lui donner des avis  : ce qui résulte du message de Pétion, du 3 juillet où il dit :

« Sénateurs, j’ai eu l’honneur de recevoir la députation que vous m’avez adressée. Elle m’a fait part des motifs qui vous ont déterminés à prononcer votre ajournement, et des avis importans que vous avez jugé de voir me communiquer. Plein de confiance dans votre sagesse et dans vos lumières, j’ai de suite reconnu l’efficacité des moyens que vous me proposez pour opérer l’affermissement de la République d’une manière solide et invariable… »

Le sénat lui proposait, néanmoins, de s’entourer des conseils de quelques-uns de ses membres, qu’il désignerait, pendant son ajournement : il y acquiesça dans le même message, en priant les sénateurs Magloire Ambroise, Fresnel, César Thélémaque, Pelage Varein et Daumec, de vouloir accepter et remplir cette mission auprès de lui : ce qu’ils firent[16].

Cet accord des deux pouvoirs de l’Etat était de nature à faire comprendre au général Yayou qu’il était dans une fausse voie, en conspirant contre la République. Mais il paraît que, s’étant déjà trop engagé et étant excité par les conseillers perfides qui l’entouraient et qui le croyaient plus influent qu’il ne l’était réellement, il se résolut à tenter sa funeste œuvre. Nous relatons ici quelques particularités dont avons souvent entendu parler, avant de citer la lettre de Pétion à Lamarre, qui jettera la lumière sur la conduite de Yayou.

Se trouvant à Léogane, il donna l’ordre aux 21e et 24e demi-brigades de se réunir au grand complet, sous le prétexte de marcher de nouveau contre Saint-Marc, ainsi que le Président d’Haïti en avait le projet. Il se mit à la tête de ces corps et se rendit au Port-au-Prince où il entra un dimanche matin, à l’heure de la parade : c’était le 18 juillet. Toutes les troupes étaient sur la place du Champ de Mars, appelée depuis place Pétion : les grenadiers de la 11e demi-brigade formaient la garde du palais de la présidence ce jour-là, le Président d’Haïti n’ayant pas encore une garde particulière. Au lieu de faire prendre aux 21e et 24e leur rang sur la place, dans l’ordre de leurs numéros, Yayou les fit avancer à la barrière de la cour du palais pour y pénétrer. Pareille chose n’ayant jamais eu lieu, les grenadiers de la 11e qui, comme tous les militaires et tous les citoyens, n’ignoraient pas que ce général conspirait, voulurent s’opposer à l’entrée des deux corps. À ce moment, toutes les troupes rangées en bataille sur la place, donnèrent une attention marquée à la résistance de la garde. Le président était sous le pérystile, se disposant à aller passer l’inspection des troupes ; il cria à l’officier de garde et à ses soldats, de laisser entrer les 21e et 24e. Par ordre de Yayou, elles prirent leur ligne de bataille dans la cour qu’elles remplissaient ; puis, ce général vint au palais avec son nombreux état-major et ses guides, et descendit de cheval. Il portait à sa ceinture une paire de pistolets, un sabre et un poignard : il monta les degrés du pérystile où Pétion vint à sa rencontre, lui donna la main en le félicitant sur la belle tenue des deux corps ; puis, il lui dit qu’il avait à l’entretenir en particulier, et l’amena dans sa chambre, à la grande surprise, à la stupeur des assistans qui pensaient que Yayou eût pu facilement frapper Pétion à mort, étant seul avec lui dans l’appartement. Au bout d’une demi-heure de cruelle attente, on les en vit sortir tous deux, Pétion fort gai, et Yayou paraissant bien plus calme que lorsqu’il était arrivé sous le pérystile. On a dit que dans cette demi-heure de conversation, d’entretien particulier, Pétion était parvenu à le convaincre de l’erreur où le jetaient ses astucieux conseillers, et que Yayou lui avait promis de continuer à se conduire en homme d’honneur, en bon citoyen.

Quoi qu’il en soit, Yayou donna l’ordre alors aux deux corps d’aller prendre leur ligne de bataille sur la place. Le président s’y rendit et passa la parade comme a l’ordinaire : il fut accueilli avec une joie visible par tous les corps, même par la 21e et la 24e. Ensuite, la 24e fut placée aux casernes et au fort qui est derrière le palais, et la 21e occupa le fort de Léogane : ces dispositions eurent lieu par ordre de Yayou lui-même qui était le commandant principal de l’arrondissement, ayant le colonel Lys sous ses ordres. Les anciennes casernes, qui n’existent plus, touchant au palais du côté nord, la 24e pouvait l’envahir facilement de ce côté et à l’est ; et la 21e gardait l’entrée de la ville au Sud. Àcette époque, la 3e occupait toujours le fort Saint-Joseph, la 11e la ligne du Belair, et la 12e le fort National.

Yayou était logé dans la rue du Centre, à toucher le palais du sénat et la maison qu’occupait Chervain, commissaire des guerre[17]. La veuve de Germain Frère étant devenue la concubine de Yayou, logeait chez lui. Ce général y fut aussitôt entouré de Chervain, son principal conseiller, d’autres factieux de la ville et des officiers supérieurs de la 21e surtout, sur lesquels il comptait le plus : c’étaient le colonel Sanglaou et les chefs de bataillon Jean-Charles Cadet, Romain et Jourdain. S’égarant de plus en plus, ils s’imaginaient que Pétion avait reconnu son impuissance, quand il laissa entrer la 21e et la 24e dans la cour du palais et qu’il maintenait Yayou au commandement de l’arrondissement ; ce dernier se laissa entièrement circonvenir, malgré ses récentes promesses au président. Enfin la conspiration était flagrante dans sa demeure, et personne ne l’ignorait.

Loin de chercher à l’en détourner désormais, Pétion le laissa faire pour qu’il arrivât à des actes qui prouvassent sa coupable entreprise ; mais il employa les soldats des corps de la garnison à dissuader ceux de la 21e et de la 24e de prêter l’oreille au projet : ce qu’ils obtinrent facilement.

Dans la journée du vendredi 23 juillet, l’agitation des esprits fut à son comble ; le chef du gouvernement ne paraissait prendre aucune mesure en vue des éventualités ; des bruits circulaient dans toute la ville, à raison des mouvemens extraordinaires qu’on remarquait chez Yayou, de la part de ses adhérons, et l’on disait qu’il devait envahir le palais de la présidence dans la nuit, pour mettre Pétion à mort : ce qui semblait d’autant plus facile, qu’il avait placé la 24e aux casernes et au fort qui touche au palais.

Mais, plaçons ici la lettre de Pétion à Lamarre, qui fait connaître les circonstances de cette affaire.

Port-au-Prince, le 31 juillet 1807, au 4e de l’indépendance.
Alexandre Pétion, Président d’Haïti,
Au général de brigade Lamarre, commandant les forces républicaines au Port-de-Paix.

Je vais, général, vous donner le détail des événemens survenus dans le territoire de la République, depuis le 23 courant jusqu’à ce jour.

Le général Yayou avait reçu à Léogane des paquets de Christophe, par un espion du Nord. Il m’avait promis de m’envoyer l’espion, mais il n’effectua point sa promesse et le renvoya sans que j’en eusse eu connaissance.

Je n’ignore point que le général Yayou est une tête chaude ; mais je ne m’étais jamais fait une idée exacte de la duplicité de son caractère. Je me figurais toujours que le temps et l’expérience le ramèneraient à la raison.

Dans la nuit du 23 au 24 courant, la tranquillité dont on paraissait jouir fut tout d’un coup interrompue par le bruit de la générale que l’on battit en ville. Les soldats de la garnison étaient accourus d’eux-mêmes aux postes et l’avaient fait battre, parce qu’ils étaient informés du projet perfide du général Yayou de venir chez moi, cette nuit même, pour m’assassiner, s’emparer de l’esprit du soldat et livrer la ville à l’ennemi qui s’était déjà rendu, sous la conduite de Pierre Toussaint, jusqu’au Boucassin.[18]. Les officiers généraux et autres chefs supérieurs de l’armée se rendirent au gouvernement, et le général Yayou n’y parut point. Il se transporta au poste Léogane, où était la 21e demi-brigade. Il envoya ordre à la 24e, qui était postée derrière le gouvernement et aux casernes, de se joindre à lui ; mais cette demi-brigade s’y refusa. Alors Yayou fit faire le roulement et sortit hors de l’enceinte de la ville avec la 21e. Aussitôt que j’en fus informé, j’envoyai à sa poursuite les 3e et 11e demi-brigades, mais il avait eu le temps de se rendre à Léogane avant nos troupes. Ce général s’était permis de tenir des propos injurieux sur le gouvernement, sur le sénat, et particulièrement sur moi, pendant son séjour en ville. Chervain, J.-Ch. Cadet, Sanglaou, Romain, Jourdain et Madame Germain l’avaient suivi[19].

Lorsque la 21e eut appris les desseins de Yayou, de porter les armes contre moi, elle en montra de l’horreur et de la répugnance, et le quitta entièrement[20]. Il fut contraint, se voyant abandonné de sa troupe, de s’acheminer vers Jacmel, avec ses affidés ci-dessus dénommés. Le lendemain 24, je me transportai à Léogane où le général Magloire vint me joindre, d’après l’invitation que je lui en avais faite. Ce général me répondit de Yayou et se chargea de le ramener : ses soins ont été superflus[21]. Yayou, après s’être débarrassé de sa suite, a gagné les bois afin de s’y former des partisans ; mais j’ai envoyé à sa poursuite des détachemens sur tous les passages par où il peut se rendre à l’ennemi. Je ne désespère pas qu’avant peu il ne tombe entre mes mains. Jean-Charles Cadet a été arrêté dans la plaine du Cul-de-Sac : il cherchait à pénétrer à l’Arcahaie. Le général Magloire m’annonce qu’il va m’envoyer sous escorte Chervain et Jourdain[22].

Maintenant, la tranquillité règne partout. N’ayez aucune inquiétude sur notre compte, le nuage s’est dissipé.

Faites en sorte de toujours maintenir l’ordre dans les troupes qui sont sous votre commandement. Que des propos injurieux ne se tiennent point parmi elles, pour les décourager.

Que vous avais-je dit, mon cher général, concernant le général Yayou ? Vous voyez maintenant qu’il a voulu effectuer son projet ; mais, grâces à Dieu, il a échoué.

Je vous désire une parfaite santé, et je vous prie de communiquer ma lettre au général Nicolas Louis. Comptez toujours sur l’attachement que je vous ai voué.

Signé : Pétion.

L’avant-dernier paragraphe de cette lettre prouve que le président n’avait pas été convaincu de l’innocence des propos tenus par Yayou au siège de Saint-Marc. En recevant un espion de Christophe et ne l’envoyant pas au président, ce général aggrava ses torts ; il y ajouta en faisant entrer les 21e et 24e dans la cour du palais, évidemment pour en imposer à son chef, en tenant publiquement des conciliabules chez lui, en ne se rendant pas au palais avec les autres officiers supérieurs, dans la nuit du 23 au 24 ; il se prononça ouvertement comme conspirateur révolté, en quittant le Port-au-Prince à la tête de la 21e, en abandonnant Léogane pour se faire des partisans dans les montagnes, par le refus de ce corps de seconder sa coupable entreprise. Dès lors, il n’y avait plus qu’à l’arrêter pour le livrer au jugement de la commission militaire permanente, lui et ses complices.

On voit cependant que Pétion espéra encore le ramener, par l’intermédiaire de Magloire Ambroise dont les soins furent superflus, tant il lui en coûtait de faire périr Yayou.

Quand les officiers supérieurs se furent rendus au palais, le président, n’ayant pour sa garde qu’une compagnie de grenadiers, se rendit avec eux au fort du gouvernement où il harangua la portion de la 24e qui s’y trouvait, afin de maintenir ce corps dans le devoir ; de là il se rendit au fort Saint-Joseph que gardait la 3e. C’est alors que Yayou se décida à aller au poste de Léogane ; mais sur sa route pour se rendre à Léogane, les soldats de la 21e et la majeure partie des officiers l’abandonnèrent successivement. Il paraît qu’en se rendant du côté de Jacmel, il comptait sur le concours de Magloire Ambroise, qui lui manqua.

Réfugié dans les montagnes de Léogane, du côté du fort Campan, et ne trouvant aucune disposition à le seconder de la part des cultivateurs, il se cacha chez une femme de sa connaissance : celle-ci en fit donner l’avis à Pétion qui, espérant de nouveau le ramener à son devoir, après avoir pris ses précautions pour qu’il ne se rendît pas dans le Nord, expédia auprès de lui le capitaine Petit-Breuil, de l’artillerie de Léogane, à qui il avait toujours donné sa confiance, et lui fit dire de compter sur son estime, qu’il lui promettait d’oublier le passé, s’il voulait se soumettre à son autorité, parce qu’il savait qu’il n’avait été qu’égaré par de perfides conseils. Soit qu’il n’eût point confiance dans les promesses du président, soit qu’il sentît qu’il était trop coupable envers lui il répondit à Petit-Breuil qu’après avoir agi comme il avait fait, il serait honteux de se présenter devant Pétion qui avait toujours eu des bontés pour lui. Cette réponse étant parvenue au président, il espéra davantage d’une seconde mission de Petit-Breuil ; mais, toutefois, Pétion n’était pas homme à laisser continuer l’insoumission de Yayou ; présumant aussi qu’il pouvait encore s’y refuser, il ordonna que deux compagnies de grenadiers suivissent Petit-Breuil pour agir de force dans ce cas.

Petit-Breuil causait avec Yayou dans la caze de cette femme, qui l’aidait à le persuader de se rendre auprès du président, quand l’officier commandant du détachement, impatient du délai qui s’écoulait, fit approcher sa troupe près de la caze. Yayou, ayant entendu du bruit, se leva précipitamment pour prendre ses armes, en criant à la trahison ; Petit-Breuil saisit ce moment pour s’évader, dans la crainte d’être sa victime, et les grenadiers entourèrent la caze. Plein de ce courage dont il avait fait preuve en toute occasion, Yayou en sortit armé, déchargeant ses pistolets sur la troupe. Il en fut accablé et périt victime de son obstination[23].

Telle fut la fin regrettable de ce brave officier qui avait sauvé la République, dans la journée du 1er janvier. Dépourvu de toute instruction, il ne put avoir assez de jugement pour repousser les perfides conseils qu’il reçut, de se prêter aux promesses fallacieuses de Christophe. On a vu qu’immédiatement après la mort de Dessalines, Christophe lui avait écrit de se méfier des hommes de l’Ouest et du Sud, parce qu’ils n’aimaient pas ceux du Nord ; que le général Lamothe Aigron lui avait tenu des propos insidieux dans ce sens, pour servir la cause de ce généralissime. Chervain, Madame Germain et d’autres, reprenant ce projet en sous-œuvre, en même temps qu’un espion du Nord lui fut envoyé, Yayou succomba par défaut de lumières surtout ; car pouvait-il, devait-il espérer que l’assassin de Sans-Souci, son ancien chef, lui pardonnerait jamais la défense glorieuse du Port-au-Prince ? D’un autre côté, en voyant l’opposition de Gérin contre Pétion, en entendant les autres détracteurs qui se permettaient tant de propos contre le président et le sénat (ce qui est constaté dans l’adresse de ce corps, du 1er juillet), Yayou a pu croire que la République n’avait aucune stabilité, aucun avenir, et qu’il valait mieux favoriser le système despotique du Nord, qui était dans ses habitudes personnelles ; car il était absolu et violent dans son commandement.

Quoi qu’il en soit, ses complices Chervain, Sanglaou, Jourdain, J.-Ch. Cadet, Romain, Avril, etc., livrés à la commission militaire, furent condamnés à mort et exécutés au Port-au-Prince. Madame Germain ne fut pas même arrêtée, cette femme ayant paru excusable par sa faiblesse même.

En répondant, le 7 août, à la lettre de Pétion, Lamarre lui disait que la nouvelle de la conspiration de Yayou avait excité une juste indignation dans les rangs de ses troupes ; il lui rappelait qu’avant son départ pour la péninsule du Nord, on avait connaissance de l’existence du club des conspirateurs dont Chervain était un coryphée : « Vous ne l’ignoriez pas vous-même, président, lui dit-il ; mais votre indulgente bonté, qui se plaît toujours à pardonner, ferma les yeux sur leur conduite et sommeilla tranquillement, tandis que les agitateurs travaillaient à votre perte, qui serait celle de la patrie ; vous étiez dans cette sécurité qu’un père de famille, l’amour de ses enfans, éprouve autour d’eux, et votre confiance n’a pas été trompée… Non, le sort de la patrie ne dépendra pas des agitateurs ; le génie qui veille sur Haïti protégera toujours l’État contre les coups qu’on veut lui porter dans les ténèbres. »

Lamarre avait le pressentiment de la destinée de Pétion, des grandes choses qu’il accomplirait pour son pays, en dépit de tous les obstacles opposés à son administration bienfaisante. Il termina sa lettre, en lui signalant les services et la bravoure de plusieurs de ses officiers, notamment de Gabriel Reboul, Massez, Antoine Duluc, Auguste Cognac, Silvain Christophe, Delva et les deux Éveillard, « devenus les modèles des jeunes guerriers de l’armée.[24] »

  1. En leur abandonnant ces revenus pour leur solde, c’était leur dire de forcer les cultivateurs à produire : de là, en effet, le maintien de la grande culture sous Christophe, mais au détriment de la liberté des véritables producteurs.

    Par la loi du 26 avril 1808, les généraux de division de la République reçurent 3000 piastres pour leurs émolumens, les généraux de brigade 2460, etc.

  2. Le 23 décembre 1807, un arrêté du généralissime régla la répartition du quart des produits altérant aux cultivateurs.
  3. Cependant, en 1812, lorsque parut le Code Henry, les enfans naturels reconnus eurent droit au quart de la portion afférente à un enfant légitime, etc.
  4. Lamothe Aigron avait été de l’état-major de Moïse, puis de celui de Christophe.
  5. Il est probable que la révocation de Guillaume fut surtout motivée par son attachement à Dessalines.
  6. L’Histoire d’Haïti, t. 5, p. 404, cite un toast du général Pourcely, au banquet qui eut lieu en février à l’occasion de la constitution de l’État du Nord ; et à la page 421, elle dit que Christophe lui envoya le brevet de général au mois de mai, au moment de l’insurrection de Rebecca. La première assertion, d’après les actes publics, est plus exacte que la seconde qui parait reposer sur la tradition orale.
  7. Faux qui vécut honorablement au Port-au-Prince où il exerça son métier de tailleur, où il mérita et obtint l’estime de tous les gens de bien.
  8. L’Hist. d’Haïti, t. 3, p 429, a commis une erreur de noms a l’égard du navire et du négociant : elle nomme le premier Lord Dorking, et dit que ce fut Jacob Lewis qui le mit à la disposition du gouvernement : nous garantissons ce que nous disons à cet égard.
  9. Christophe était malade, quand un aide de camp de Magny entra dans sa chambre, introduit par Saint-Georges, officier de service ; en apprenant la prise des Gonaïves, il saisit un de ses pistolets et le déchargea dans l’intention de tuer l’aide de camp ; la balle atteignit Saint-Georges qui mourut peu après. C’était notifier cruellement à Magny l’ordre de reprendre cette ville. On raconte que quelques jours ensuite de cet assassinat, il appela Saint-Georges ; personne n’osait lui dire qu’il l’avait tué : forcé de s’avouer à lui-même ce crime odieux, il feignit de plaindre le sort de cet officier auquel il avait paru très-attaché.
  10. Presque tous les meubles de Madame Dessalines furent portés au Port-au-Prince : Pétion ordonna qu’ils fussent placés dans la maison de l’Intendance. On les conserva longtemps, dans l’espoir que cette respectable femme eût pu en jouir.
  11. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 433.
  12. Ni ces promotions ni celle relative à Panayoty ne figurent sur les actes du sénat ; et comme ce corps délégua à Pétion tous ses pouvoirs à cet égard, en s’ajournant le 1er juillet, il faut admettre que le président en jouissait d’avance, à moins que la flotille ne fût partie ce jour-la même.
  13. Un corsaire français venait de capturer une de nos barges ; il la renvoya avec une lettre adressée à Pétion, que Lamarre lui fit parvenir avec la sienne du 4 juillet. Dès le commencement de cette guerre civile, le général Ferrand et ses compatriotes employèrent tous les moyens pour capter l’homme dont l’influence avait été si grande, lorsqu’il fallut arracher Saint-Domingue à la France : c’était prêcher dans le désert.
  14. Tous les membres du comité permanent étaient de la classe civile.
  15. Cette adresse a été rédigée par Théodat Trïchet : il partit pour l’Angleterre immédiatement après l’ajournement du sénat.
  16. La lettre de Pétion au sénat, comme toutes autres qu’il adressait à ce corps, fut écrite par Boyer. Le nom de Bonnet y était d’abord, pour faire partie de ce conseil ; mais il fut effacé, on ne peut savoir pour quel motif. Boyer aurait dû refaire cette lettre, afin de ménager l’amour-propre de Bonnet. Nous prions le lecteur de prendre note de cette particularité.
  17. Chervain logeait dans la maison qui fait angle entre la rue du Centre et celle du Port : c’était un homme de couleur du Cap, qui avait été aide de camp de Villate et qui fut déporté avec lui, en 1796. Esprit inquiet, ambitieux, il désirait avoir un haut grade militaire, tandis qu’en sa qualité de commissaire des guerres, il n’était qu’assimilé à celui de chef de bataillon ; par ce motif, il était l’un des plus chauds détracteurs de Pétion et du sénat qui conféraient les grades : de là sa participation à la conspiration de Yayou qu’il égara plus que tout autre.
  18. Qu’on ne s’étonne pas de cette initiative des soldats, pour faire battre la générale ; ils ne furent jamais dévoués à aucun chef comme à Pétion : d’autres faits seront encore mentionnés à cet égard.
  19. La veuve de Germain, par esprit de vengeance, n’avait pas tardé à se donner à Yayou dans ce dessein : elle exerçait sur lui une puissante influence, par son caractère impérieux.
  20. L’adjudant-général Marion abandonna Léogane, à l’arrivée de Yayou, et se rendit à Jacmel où il trouva un asile chez le capitaine Michel, son ancien ami de la Légion de l’Ouest. Il avait dû fuir devant cette conspiration flagrante.
  21. Magloire Ambroise avait des relations intimes avec une sœur de Yayou : de là son espoir de le ramener. À son tour, il fut égaré principalement par cette femme.
  22. Dans une lettre de Lamarre à Pétion, du 23 septembre 1807, il lui fit savoir que Jourdain avait été au Cap avant ces événemens, pour s’entendre avec Christophe ; et dans une autre du 31 août, il lui dit que l’armée du Nord, campée en face de ses troupes avant cela, les menaçait souvent du concours de Yayou et de Sanglaou.
  23. J’ai entendu Petit-Breuil raconter à mon père, toutes les circonstances de ses deux missions auprès de Yayou, quelque temps après.
  24. Ce fut Delva qui apporta cette lettre, afin de faire savoir à Pétion la situation des choses dans la péninsule du Nord. Il remplit plusieurs fois de semblables missions.