Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 7/2.5

Chez l’auteur (Tome 7p. --51).

chapitre v.

Le sénat remplace plusieurs de ses membres qui ont pris parti dans la rébellion de Christophe. — Il décrète une amnistie pour les fautes et délits commis antérieurement à la constitution. — Il rend une loi sur l’organisation de l’administration générale, placée sous la direction d’un seul secrétaire d’État. — Conduite de Gérin a cette occasion. — Loi sur les patentes. — Pétion est élu Président d’Haïti. — Lois abolissant le quart de subvention remplacé par l’impôt territorial, et sur le cabotage. — Pétion prête serment pardevant le sénat. — Il est seul autorisé a proposer des candidats aux emplois vacaus. — Loi interprétative de celles rendues sur les propriétés confisquées des anciens colons. — Loi fixant les appointemens des fonctionnaires et employés de l’administration. — Promotions de généraux sur la proposition de Pétion. — Le sénat lui défère la faculté de désigner ceux des candidats qu’il croit propres a remplir les emplois vacans, — d’entretenir les relations extérieures, de conduire les négociations, de conclure tous traités ou conventions d’alliance, de commerce, etc., sous la réserve de sa sanction. — Motifs de ces délégations de pouvoirs : mission politique de Théodat Trichet en Angleterre. — Diverses lois sur l’enregistrement, le timbre et autres objets de finances, etc. — Amnistie accordée aux insurgés de la Grande-Anse. — Le territoire soumis a Christophe est déclaré en état de révolte. — Diverses lois sur l’organisation d’un régiment de dragons, d’un corps de gendarmerie, des demi-brigades d’infanterie, sur la police des villes, sur celle des campagnes. — Petion propose au sénat de vendre une habitation a chaque officier de l’armée, de tous grades : le sénat n’accueille pas sa proposition. — Examen de leurs vues respectives sur le système agricole de la République, par l’analyse de la loi sur la police des campagnes. — Lois sur la discipline militaire et sur la direction des douanes. — Comparaison entre le système fiscal de l’Empire et celui de la République. — Effets produits dans les campagnes, par l’exemple que trace Pétion sur ses fermes, aux propriétaires et fermiers de l’Etat. — Lois sur le commerce, sur l’avancement dans l’armée, sur les vols de café dans les campagnes. — Mesures ordonnées par le sénat, à l’occasion de dilapidations commises dans les finances.


Reprenons la suite des travaux législatifs du Sénat de la République d’Haïti, de ses mesures d’administration et d’organisation politique.

Dans sa séance du 4 mars, considérant que Romain, Toussaint Brave, Magny et Charéron, élus sénateurs et appelés en janvier à venir prêter serment, avaient définitivement pris parti dans la rébellion de Christophe, il les déclara déchus de cette dignité et élut à leur place Montbrun, Larose, Pélage Varein et Modé. Il nomma en même temps Voltaire en remplacement de Thimoté, qui avait paru s’être évadé du Port-au-Prince pour aller se ranger parmi les rebelles. Excepté Montbrun, les autres élus acceptèrent[1].

Le même jour : « voulant pacifier toutes les fautes et délits commis dans tous les départemens soumis à la République, antérieurement à la mise en activité de la constitution, et considérant que le plus bel usage que puissent faire les représentans de la nation, de l’autorité qu’ils tiennent du peuple, est d’étendre la clémence sur des individus que l’absence des lois et la démoralisation du gouvernement précédent avaient pu seules égarer, » le sénat décréta une amnistie, même envers ceux qui avaient été condamnés. Il étendit cet acte aux militaires et autres détenus, ou poursuivis pour cause révolutionnaire ou pour avoir manifesté une opinion qui tendait à troubler l’ordre avant l’organisation du gouvernement républicain ; c’est-à-dire, à ceux qui s’étaient montrés attachés au gouvernement ou à la personne de Dessalines. Cette mesure était sage et bienveillante, propre à calmer les esprits, à les ramener à l’union.

Le 25 février, le comité des finances, présidé par Bonnet, avait présenté au sénat un projet de loi sur l’organisation de cette branche essentielle du service public, précédé d’un rapport qui fut l’œuvre de son président. On y trouve les principes les plus judicieux, écrits avec une clarté remarquable, d’après lesquels l’administration financière du pays, à peu de chose près, a toujours été réglée depuis. Nous en extrayons les passages suivans :

« Après avoir réfléchi sur les moyens à employer pour dégager l’administration de tous ces rouages compliqués qui la gênaient dans sa marche, nous avons pensé que pour simplifier, il convenait de réunir la guerre, la marine, les finances et les domaines sous un même chef, ainsi que la constitution semblait l’avoir désigné en n’établissant qu’un seul secrétaire d’État.

Ce système nous a paru le plus convenable à nos localités : les bornes d’un petit État, qui permettent de tout surveiller ; le peu de sujets propres aux emplois, et la pénurie de nos finances qui commande la plus sévère économie, sont les motifs puissans qui nous ont déterminés : d’ailleurs, l’expérience a déjà prouvé qu’il était le plus avantageux à notre pays, puisqu’il a été suivi par tous ceux qui nous ont devancés.

M. de Marbois, le plus grand administrateur que Saint-Domingue ait possédé dans son sein, était en même temps intendant des guerres, marine, finances, justice, police, etc. C’est par la réunion de toutes ces branches du service dans des mains aussi habiles, que cet homme éclairé a acquis une si grande réputation et a rendu Saint-Domingue la plus florissante des Antilles. Sous lui, cette île était parvenue à un degré de splendeur que, de longtemps, nous ne pourrons espérer d’atteindre.

Les successeurs de M. de Marbois ont marché sur ses traces ; et le général Toussaint Louverture, qui les a suivies, a obtenu le plus grand succès dans l’administration de ses finances. Sous le gouvernement du capitaine-général Leclerc, on s’en était écarté dans le principe ; mais l’expérience, bientôt après, y reconduisit les Français.

C’est donc le système d’une seule administration qui a toujours paru le plus convenable à Haïti ; c’est aussi celui que nous avons cru devoir suivre…[2] »

Selon l’esprit de ce rapport, le sénat discuta le projet et rendit une loi, le 7 mars, sur l’organisation de l’administration en général, comprenant la guerre, la marine, les finances et les domaines nationaux. Elle contenait 13 titres et 72 articles : les attributions, la comptabilité, le service, l’admission, l’avancement, les appointemens, etc., de tous les agens et employés de cette administration, furent clairement établis et définis ; un trésorier général fut institué.

Dans la discussion du projet, le général Gérin l’avait fortement combattu, parce qu’il contrariait ses vues administratives et que de fait, il abrogeait le décret impérial du 1er février 1806, qu’il avait fait rendre comme ministre de la guerre et de la marine. Afin de contrecarrer Bonnet, il proposa, dans la même séance, d’instituer pour chaque arrondissement, un censeur qui aurait des pouvoirs extraordinaires sur toutes les branches du service public, prétendant que ce serait le seul moyen de procurer des ressources financières au pays, de remédier aux abus, etc. Mais il ne visait pas, nous le croyons, à établir un système fédéral, ainsi que le dit l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 399 : il était trop despote pour vouloir diviser le pouvoir et le pays, surtout ayant l’espoir d’être le Président d’Haïti. Le projet de Bonnet le contrariait encore, dans le cas où il ne l’aurait pas été, parce qu’il eût espéré alors de continuer à être ministre de la guerre et de la marine, sous le titre de secrétaire d’Etat, tandis qu’en disant qu’il n’en fallait qu’un seul, c’était lui ôter cet espoir d’avoir l’armée et les forces navales sous sa direction[3].

« Au lieu de combattre le projet, il en attaqua le rapporteur lui-même, le général Bonnet… il en vint à son égard à des personnalités qui offensèrent la dignité de l’assemblée. » Et Daumec ayant soutenu le projet, tout en faisant des éloges de Gérin et de ses capacités administratives : « Gérin, d’une humeur fougueuse, se voyant contrarié, lui dit avec colère : — Votre discours est plein d’absurdités ; d’une autre part, ne devriez vous pas savoir qu’on humilie un citoyen en faisant son éloge en sa présence ? — Il sortit aussitôt de la salle, plein de fureur… De ce moment date l’origine de la chute de son prestige[4] »

Au fait, quand Daumec le louait par rapport « à ses capacités administratives, » et qu’il donnait la préférence aux propositions de Bonnet, c’était plutôt le tourner en dérision. Toutefois, cette scène inconvenante acheva de ruiner le prestige du général du Sud, déjà fortement ébranlé dans l’esprit des hommes raisonnables. Sa colère fut telle, qu’il jeta son chapeau galonné au milieu de la salle des séances.

Après sa sortie, le sénat rendit une loi sur les patentes, que le comité des finances avait également préparée. Cet impôt dut être payé par ceux qui y étaient assujétis, à partir du 1er avril suivant.

Chacun des sénateurs demeura convaincu qu’on ne pouvait plus ajourner l’élection du nouveau Président d’Haïti, afin de mettre un terme à cette véritable anarchie qui se manifestait au sommet de la société. À cet effet, le sénat se réunit le 9 mars. Pétion continuant d’être malade, ne put assister à cette séance ; mais Gérin y vint. Soit qu’il pensât qu’après la scène de colère du 7, il était déplacé dans ce corps auquel il avait manqué d’égards, soit qu’il voulût faire sentir son importance et influer sur l’esprit de ses collègues, il remit au sénat, à l’ouverture de la séance, une lettre par laquelle il donnait sa démission de sénateur. Le sénat déclara ajourner à y statuer, pour qu’on pût obtenir de lui de renoncer à cette résolution : en effet, il n’y donna pas suite immédiatement[5].

Sur la proposition d’un sénateur, que, vu la vacance de la présidence depuis la rébellion de H, Christophe, le bien public exigeait impérativement qu’il fût procédé à son remplacement, le scrutin circula ; et sur 16 votans, le général Pétion réunit 13 voix, et les généraux Gérin, Yayou et Magloire Ambroise chacun une. En conséquence, Pétion fut proclamé Président d’Haïti. [6]

L’Histoire d’Haïti relate ainsi ces particularités.

« Le peuple de l’Ouest, dit-elle, désignait le général Pétion, et celui du Sud le général Gérin. La plupart des sénateurs penchaient pour ce dernier. Bonnet était peut-être le seul qui désirât ardemment la nomination de Pétion en lequel il reconnaissait les principales qualités d’un chef d’État, des mœurs douces, démocratiques, tout ce qu’il fallait pour faire prendre racine aux institutions nouvelles. Gérin, au contraire, était violent, despote et toujours prêt à remplacer la loi par sa volonté. Déjà, il avait soulevé contre sa personne les passions de beaucoup de citoyens, en soutenant dans un cercle d’officiers, en présence de David-Troy, que le fils d’un paysan n’était pas l’égal du sien, même aux yeux de la loi… Le sénat se réunit… Pétion avait eu l’adresse de ne pas se présenter à la séance ; mais Gérin s’y était rendu, quoique la plupart de ses collègues lui fussent favorables. Il se croyait tellement certain d’être élu, qu’il avait déjà fait faire son costume de Président d’Haïti[7]. » (Vient ensuite la scène attribuée à ce général, et placée mal à propos au 9 mars.) « Bonnet, qui désespérait déjà de la nomination de Pétion, prit avantage de cette circonstance, et dit aux sénateurs : — Mes collègues, si le général Gérin, qui est notre égal, froisse ainsi à notre égard toutes les convenances, que ne fera-t-il pas s’il devient le premier magistrat de la République ? Ne serait-il pas de l’intérêt de la saine liberté, qu’on nommât président le général Pétion qui, par sa modération, son patriotisme éprouvé, son républicanisme vrai, nous offre toutes sortes de garanties ? — Ses paroles produisirent une impression profonde sur l’assemblée…[8] »

Nous savons que Bonnet prit une grande part à l’élection de Pétion, et cela prouve en faveur de son cœur comme de son esprit judicieux ; mais nous contestons qu’il fût le seul qui désirât sa nomination : Lys, David Troy, Magloire Ambroise, Yayou, Fresnel, etc., étaient des hommes qui ne pouvaient que le désirer également.

Et comment admettre que la plupart des sénateurs pussent préférer Gérin à Pétion, lorsqu’on voit constamment percer l’influence de ce dernier dans tous les actes de ce corps, à partir du 18 janvier où il reprit ses séances ? Si notre devancier convient que son compétiteur était violent et despote, qu’il avait soulevé bien des passions contre lui, il doit présumer aussi que les sénateurs étaient assez clairvoyans pour découvrir eux-mêmes en Gérin, ces défauts qui ne le recommandaient pas à leur vote. Il suffisait, pour l’écarter du scrutin, de cette étrange prétention qu’il manifesta, qu’un cultivateur de nos campagnes n’était pas l’égal de son fils ; car les membres de ce Sénat de 1807 étaient sincèrement animés de cet esprit de liberté et d’égalité qui assura plus tard le triomphe de la République sur la Royauté de Christophe, qui fit disparaître les privilèges de sa noblesse devant le simple et beau titre de citoyen d’Haïti.

Mais il est vrai que plusieurs des sénateurs du Nord, ou séduits par le caractère belliqueux de Gérin, par sa hardiesse heureuse dans l’insurrection du Sud, ou mus par des sentimens hostiles à la République, voulaient le porter à la présidence. Les uns le croyaient plus apte que Pétion, à raison de la maladie de ce dernier et des nécessités de la guerre ; les autres désiraient servir Christophe par ce choix : ils cédèrent aux observations de leurs collègues, et surtout de Bonnet[9]. Le jour de l’élection, il y avait cinq sénateurs du Sud présens à la séance, indépendamment de Gérin : si celui-ci n’eut qu’une voix, il nous est permis de douter que le peuple du Sud le désignait à cette charge[10].

Quoi qu’il en soit, aussitôt l’élection terminée, le sénat députa vers Pétion, les sénateurs César Thélémaque et Daumec pour lui annoncer sa nomination. Il accepta avec calme et dignité, mais avec reconnaissance, ce haut témoignage de l’estime et de la confiance de ses collègues, que justifiait l’attente publique ; et il leur annonça que le lendemain, il se présenterait pardevant le sénat pour prêter son serment. Au retour des deux sénateurs, une salve d’artillerie annonça cette nomination intelligente du sénat, et la population du Port-au-Prince, comme l’armée, applaudit à cet heureux événement qui présageait tant et de si grandes choses.

Voulant en quelque sorte inaugurer par une mesure bienfaisante, l’ère nouvelle qu’il ouvrait pour Haïti, le Sénat, dans la même séance du 9 mars, rendit la loi qui abolit le quart de subvention prélevé sur les produits du sol, en le remplaçant par un impôt territorial. Le prélèvement de la subvention occasionnait bien souvent des vexations aux cultivateurs des campagnes, les détournait de leurs travaux, et gênait en même temps les propriétaires et les fermiers des biens domaniaux ; désormais, ils allaient tous avoir la plus grande liberté, en portant leurs produits dans les villes ou bourgs pour les vendre au commerce, puisque l’impôt territorial se prélèverait à l’embarquement des denrées pour l’étranger. Un encouragement était donné par la même loi à la production du sucre, du sirop ou mélasse, du tafia ou rhum, exceptés des droits à l’exportation : le café y restait assujéti, pour mieux favoriser ces autres produits, résultats de la grande culture. La construction de warfs dans les ports ouverts au commerce étranger, prescrite par la loi, devait aussi faciliter ses opérations.

Le même jour, enfin, le sénat fit une loi sur l’organisation du cabotage. Par ses dispositions, elle laissait aux marins haïtiens toute leur liberté d’action, en ne les assujétissant qu’aux règles nécessaires en toutes choses ; les caboteurs payaient patente pour exercer leur industrie, comme tous autres industriels. Ces dispositions nouvelles anéantissaient complètement l’œuvre de Gérin, du 1er février 1806 : il dut éprouver autant de mécontentement contre Bonnet, président du comité des finances qui avait préparé cette loi, que par rapport à son influence dans l’élection de Pétion, et pour la loi rendue sur l’administration.

Le 10 mars, le sénat étant réuni au lieu de ses séances, une salve d’artillerie annonça l’arrivée du général qu’il avait élu la veille, pour occuper la première magistrature de la République. Les sénateurs le reçurent assis et couverts, afin de manifester la souveraineté du peuple dont ils étaient les représentans. Précédé du secrétaire d’État Bruno Blanchet, des généraux Bazelais et Wagnac, d’officiers civils et militaires auxquels s’était joint Jacob Lewis, officier de la marine militaire des États-Unis, qui venait témoigner à cette occasion sa haute estime pour l’homme dont la justice et le patriotisme élevé l’avaient charmé, Pétion traversa la salle des séances au son de la musique et vint prendre un siège qui lui avait été préparé : appuyé sur des béquilles, à cause de sa maladie, il ne parut que plus intéressant aux yeux du sénat et des assistans[11]. Gérin et les autres généraux ou officiers supérieurs, sénateurs, siégeaient parmi leurs collègues[12].

Le sénateur Jean-Louis Barlatier, président du sénat, prononça le discours suivant adressé à son élu :

Citoyen général,

Le sénat ayant senti la nécessité d’organiser le gouvernement, a procédé, dans la séance d’hier, à la nomination du Président d’Haïti ; le suffrage de ses membres a réuni la majorité en votre faveur, et vous avez été proclamé Président de la République haïtienne.

Le sénat, en vous élevant à la première magistrature de l’État, a cru rendre un hommage public à vos vertus et aux sentimens républicains qui vous ont toujours caractérisé. Chargé du dépôt des lois et de la force armée, vous deviendrez, président, un sujet d’émulation pour tous ceux de vos compagnons d’armes qui parcourent la même carrière que vous. Votre attachement à la République, votre soumission aux lois, et votre zèle à les faire exécuter, sont les puissans motifs qui ont déterminé le corps législatif à vous placer à la tête du gouvernement et de la force armée. Puisse Dieu vous conserver l’heureux caractère qu’il vous a départi, et vous rendre toujours l’objet de l’admiration publique !

N’oubliez jamais, président, que le salut de la République dépend de l’harmonie qui doit exister entre le pouvoir exécutif et le corps législatif : s’en écarter, ce serait compromettre le salut de l’État, et l’exposer à des déchiremens. La crise politique doit cesser quand le gouvernement est organisé[13].

Après ce discours qu’il entendit debout et découvert, afin de témoigner lui-même de son respect pour la souveraineté nationale, pour la majesté du peuple dont le vœu avait guidé ses représentais, il répondit en ces termes :

Sénateurs,

Élevé, par votre choix, à la première magistrature de l’État, devenu, en quelque sorte, le dépositaire du bonheur et des destinées de notre pays, j’ai l’honneur de vous déclarer que je serais effrayé de l’étendue des obligations que vous m’imposez, si je n’étais certain de trouver dans vos lumières, dans votre sagesse et dans votre énergie, toutes les ressources dont j’aurai besoin. Cette idée, sénateurs, doit me rassurer ; et, acceptant avec confiance la nouvelle mission dont vous m’honorez, mon cœur va prononcer dans le sein du sénat, le serment que la constitution prescrit au Président d’Haïti :

Je jure de remplir fidèlement l’office de Président d’Haïti, et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution.

Que les armes confiées au peuple pour la défense de sa liberté, se dirigent contre ma poitrine, si jamais je concevais le projet audacieux et impie d’attenter à ses droits ; si jamais j’oubliais que c’est après avoir contribué à punir de mort un tyran dont l’existence était un tort de la nature, que c’est après avoir contribué à en proscrire un autre, qui, par sa folle ambition, a allumé parmi nous le feu de la guerre civile, que je me vois élevé à la Présidence d’Haïti !

Le président du sénat l’invita alors à venir prendre place à sa droite. « La joie était peinte sur tous les visages… Un membre propose, vu l’état de maladie où se trouvait le Président d’Haïti, de lever la séance.[14] » Cette proposition constate clairement la cause de sa non comparution à la séance de son élection.

Pétion retourna à sa demeure avec le même cortège qui l’avait accompagné au sénat. Ce corps se sentit enfin à l’aise, après l’avoir investi du pouvoir de présider aux destinées de la République ; car il était assuré en quelles mains il avait remis les rênes du gouvernement. L’armée et le peuple partagèrent sa confiance.

« La nomination du général Pétion à la présidence inspira aux citoyens sages et vraiment éclairés, aux laboureurs et aux troupes de l’Ouest, la plus grande confiance en l’avenir. Les partisans de Gérin éprouvèrent un mécontentement qu’ils ne craignirent pas de témoigner et qu’ils formuleront sous peu en conspiration.[15] »

Il n’y eut pas seulement que l’Ouest qui fut satisfait de la nomination de Pétion, le Sud le fut également ; et quand, trois années après, Gérin formula son mécontentement en conspiration, il ne compta pas plus de cinq à six partisans dans ce dernier département. Voilà la vérité.

L’influence de Pétion sur ses collègues au sénat était si réelle ; ils avaient une telle confiance en lui, que, deux jours après qu’il eût prêté son serment, le sénat rendit un arrêté, le 12 mars, par lequel il l’autorisa à proposer seul les candidats aux emplois vacans de l’administration.

Le 16, d’après une explication qu’avait demandée le secrétaire d’État, en interprétation de l’article 19 de l’arrêté du 7 février 1804 maintenu par la loi du 9 février 1807, le sénat rendit une nouvelle loi suivant laquelle cet article 19 ne devait être exécuté que pendant la guerre civile existante et une année après son extinction. Quoiqu’il accusât la tyrannie de Dessalines d’avoir dicté les dispositions de cet article, on reconnaît son embarras pour en formuler de nouvelles qui n’exposassent point le domaine public à être envahi par une foule de réclamations injustes. Ce qui ressort de cette nouvelle loi, c’est que l’annullation des ventes, donations ou testamens faits par un émigré en faveur d’un Haïtien, fut maintenue comme l’avait ordonné Dessalines, à partir du 11 brumaire an XI ou 2 novembre 1802, jusqu’au 7 février 1804 ; de tels actes ne pouvaient être valables qu’antérieurement à la première époque et postérieurement à la seconde ; et encore, des formalités minutieuses furent prescrites pour les faire admettre.[16]

Le même jour, 16 mars, une loi fixa les appointemens des fonctionnaires et employés de l’administration des finances, à un taux raisonnable ; mais à raison de la guerre et de la perturbation survenues dans les revenus publics, ils ne durent en être payés que de la moitié, tant que la guerre durerait. Cette disposition n’a pas moins continué son effet après qu’elle eut cessé.

Le 19, « le sénat, prenant dans la plus haute considération le message du Président d’Haïti, en date du 14 de ce mois ; voulant récompenser d’une manière éclatante les services rendus à la patrie par des militaires distingués, et que l’impéritie du gouvernement précédent avait laissés dans l’oubli, » il promut le général de brigade Bazelais au grade de général de division, pour être le chef de l’état-major de l’armée ; le général de brigade Magloire Ambroise au grade de général de division, pour commander en chef le département de l’ouest ; le général de brigade Yoyou au grade de général de division, commandant des arrondissemens de Léogane et du Port-au-Prince, ayant sous ses ordres le colonel Lys par rapport à ce dernier ; l’adjudant-général Bonnet au grade de général de brigade, commandant l’arrondissement de Jacmel ; et enfin, le colonel Lamarre devint adjudant-général pour être activé dans l’armée.

Cette déférence pour la recommandation faite par Pétion au sujet de ces officiers de mérite, fit sentir la convenance de lui attribuer la faculté de proposer des candidats pour toutes autres places vacantes. Le même jour, un arrêté fut rendu à cet effet en ces termes :

Le sénat, voulant conserver la bonne harmonie qui doit exister entre le corps législatif et le pouvoir exécutif, arrête ce qui suit :

1. À l’avenir, le Président d’Haïti est invité à présenter au sénat trois candidats, lorsqu’une place, supérieure sera vacante.

2. Le président est aussi invité à désigner celui des trois candidats qu’il croira le plus propre à remplir la place désignée.

Deux jours après, le 21 mars :

Le sénat, sur la proposition d’un de ses membres, vu les circonstances, et sans déroger à l’acte constitutionnel, déclare qu’il y a urgence, et décrète ce qui suit :

1. Le droit d’entretenir les relations politiques au dehors, conduire les négociations, est délégué provisoirement au Président d’Haïti.

2. Le Président d’Haïti peut arrêter, signer ou faire signer avec les puissances étrangères, tous traités d’alliance, de commerce, et généralement toutes conventions qu’il jugera nécessaires au bien de l’État.


Ces conventions et traités sont négociés au nom de la République d’Haïti, par des agents nommés par le Président d’Haïti et chargés de ses instructions.

Dans le cas où un traité renfermerait des articles secrets, les dis-r positions de ces articles secrets ne pourraient être distinctives des articles précédens.

Les traités ne sont valables qu’après avoir été examinés et ratifiés par le sénat.

Il résulte de ces divers actes, que l’assemblée constituante, en restreignant dans la constitution et sur la proposition de Pétion, les attributions du pouvoir exécutif pour les accorder au sénat, déféra effectivement la dictature à ce corps, dans la prévision que H. Christophe eût pu accepter la présidence de la République, malgré ces restrictions. La cause de cette concentration de pouvoirs dans les mains du sénat, où se serait trouvé Pétion pour influer sur leur exercice, ayant cessé par sa nomination à la présidence, l’effet en devait cesser aussi[17]. C’est encore la plus forte preuve que, dans la pensée des constituans qui contribuèrent le plus à la constitution, Pétion leur paraissait le plus digne d’être appelé à cette première magistrature ; et comme ils entrèrent tous au sénat, il s’ensuit qu’il n’est pas vrai que la plupart des sénateurs songeaient à y élire Gérin.

Il y a de plus, dans ces actes du sénat, un indice évident qu’il voulut mettre Pétion en mesure de briser, non-seulement l’opposition que lui faisait Gérin, mais la résistance qu’eût voulu tenter contre le Président d’Haïti tout autre général de l’armée, dans le moment où l’ambition animait les esprits ; car, en lui accordant la faculté de désigner, parmi les trois candidats qu’il proposerait pour toute charge supérieure, pour tout emploi vacant, celui qu’il croirait le plus digne ou le plus propre à y être appelé par le sénat, c’était effectivement lui déférer le droit d’y nommer lui-même. Ce corps ne pouvait pas méconnaître d’ailleurs l’immense influence qu’il exerçait et sur l’armée, et sur les citoyens des villes et des campagnes : Pétion était réellement l’homme de la situation, du peuple, le seul chef à opposer à Christophe.

Le lecteur verra bientôt que les sénateurs se pénétrèrent de plus en plus de cette vérité ; et quand le sénat lui-même entrera en lutte d’opposition avec Pétion, il conclura avec nous, que ses membres ne furent pas conséquens dans leur conduite.

À l’égard des relations extérieures attribuées au Président d’Haïti, rien n’était encore plus sage de la part du sénat. Il est prouvé, par expérience, que les corps politiques ne sont pas propres à les conduire pour arriver à d’heureux résultats : le secret qu’elles exigent le plus souvent pour les mener à bonnes fins n’y peut être parfaitement gardé. C’est donc au chef du pouvoir exécutif à exercer de telles attributions, sauf à soumettre les arrangemens convenus ou contractés, au pouvoir politique qui ratifie ou sanctionne, ou rejette.

Le motif particulier qu’eut le sénat pour prendre son arrêté du 21 mars, c’est qu’alors on envoyait Théodat Trichet en Angleterre afin de traiter avec la Grande-Bretagne, de la reconnaissance formelle de l’indépendance et de la souveraineté d’Haïti. Le parlement discutait à cette époque là grande question qu’il résolut dans cette année, et qui devait tant influer sur les destinées des Antilles et des autres colonies à esclaves : celle de l’abolition de la traite des noirs. Dans une telle occurence, Pétion et ses collaborateurs ne pouvaient négliger les intérêts de la patrie conquise au milieu d’elles, pour servir de refuge à toute cette race. Plus tard, nous dirons ce qu’obtint cette mission confiée à l’une de nos plus grandes capacités politiques ; et l’homme d’État devra examiner aussi ce qui peut servir d’excuse à la parcimonieuse philantropie du gouvernement britannique[18]

Le 21 mars, le sénat rendit une autre loi sur l’enregistrement et le timbre, en ordonnant d’exécuter d’anciennes lois françaises sur ces matières, qui avaient été en vigueur dans le pays. Mais le timbre seul put être établi, l’administration de l’enregistrement ne pouvant l’être, faute de sujets capables. Procédant encore en faveur de celle des finances, il rendit successivement diverses autres lois sur l’impôt établi sur les guildives, sur la ferme des échoppes du marché du Port-au-Prince, sur l’impôt territorial à percevoir sur le coton et le cacao produits dans le pays, sur le payement en argent du fermage des sucreries, sur celui du prix des fermes dû à l’État. Les négocians, marchands et autres industriels qui étaient établis au Port-au-Prince le 1er janvier, ne furent astreints à payer que la moitié du prix de leurs patentes, à cause du pillage qu’ils y subirent.

En même temps, le sénat décrétait le costume de ses membres et celui du Président d’Haïti[19], interdisait à ses membres de s’absenter du Port-au-Prince, déterminait leur place parmi les troupes en cas de nouveau siège contre cette ville, ordonnait une cérémonie funèbre à la mémoire des défenseurs de la patrie, morts pour la cause de la liberté, fixait les honneurs à rendre aux militaires blessés dans les combats, et instituait quatre fêtes nationales : celles de l’Indépendance, le 1er janvier ; de l’Agriculture, le 1er mai ; de la Constitution, le 5 juillet ; et de la Liberté, le 17 octobre.

Le 6 avril, une loi accorda amnistie aux insurgés de la Grande-Anse, pour les porter à rentrer sous les lois de la République, en considérant qu’ils avaient été égarés par des malveillans. Mais elle ordonna aussi que la force armée serait déployée avec vigueur contre tous ceux qui persisteraient dans leur rébellion. Si cette loi produisit quelques soumissions, il ne fallut pas moins continuer l’emploi des moyens coercitifs contre la plupart des insurgés. Déjà, à l’arrivée du général Francisque et de la 15e demi-brigade, sous les ordres du colonel Borgella, ils avaient obtenu quelques succès contre ces insurgés[20] ; Jean-Baptiste Lagarde, Barthélémy Dulagon et d’autres chefs secondaires, comme eux, ayant été faits prisonniers, les deux premiers avaient été graciés d’après l’avis de Thomas Durocher, et les autres fusillés : les deux graciés obtinrent la soumission de beaucoup d’autres, à cause de l’influence qu’ils exerçaient parmi eux. C’est ce qui paraît avoir déterminé cette loi portant amnistie en faveur de tous ceux qui se soumettraient.

On peut comprendre cet avis donné par Thomas Durocher, sans admettre avec l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 395, « qu’il alimentait sourdement le mouvement insurrectionnel, et qu’il se montrait indulgent à l’égard des prisonniers, parce qu’il les avait portés à la révolte. » Ayant été pendant longtemps inspecteur de culture dans la Grande-Anse, il connaissait tous les hommes de ces localités qui étaient influens sur les cultivateurs ; en conseillant aux chefs qui agissaient contre les insurgés, de pardonner à J.-B. Lagarde, il fit obtenir un premier résultat qui en présageait d’autres ; et le sénat, comme Pétion, comme Gérin, eurent confiance dans la mesure de l’amnistie. Si Thomas Durocher, d’accord avec Bergerac Trichet, avait été réellement l’auteur de cette révolte, il est impossible que toutes ces autorités n’en eussent pas été informées par quelque indiscrétion ou quelque aveu de la part des insurgés. La loi portant amnistie disait dans ses motifs : « Le sénat, ayant été suffisamment informé des causes qui ont occasionné l’insurrection des cultivateurs de l’arrondissement de la Grande-Anse, etc. » Il faut donc admettre que toutes les autorités qui concoururent à l’éclairer, étaient elles-mêmes bien renseignées à ce sujet.

Après cette loi d’amnistie, le lendemain 7 avril, le sénat en rendit une autre qui déclara en état de révolte tout le territoire soumis à Christophe : elle ordonna de faire croiser tous les bâtimens de la République sur ces côtes pour capturer ceux du cabotage ennemi, de délivrer des lettres de marque aux personnes qui voudraient armer des navires contre les révoltés de l’Artibonite et du Nord.

Le 8, un arrêté ordonna la célébration de la fête prochaine de l’agriculture, avec pompe et grandes cérémonies, sans doute pour stimuler les habitans des campagnes dans les travaux de culture.

Le 10, un décret fit des promotions dans l’état-major du Président d’Haïti et dans celui du général Yayou. Le chef d’escadron Boyer devint colonel, chef de l’état-major de Pétion ; le chef d’escadron Chauvet, adjudant-général, chef de celui de Yayou.

Le même jour, une loi forma un seul régiment de dragons, de ceux du Sud et de l’Ouest, de 515 hommes, état-major et cavaliers compris.

Une autre loi de la même date organisa le corps de gendarmerie en deux divisions, l’une pour l’Ouest, l’autre pour le Sud, composé en tout de 784 hommes. Il fut destiné « à la restauration de la culture, à rétablir la police des campagnes, à assurer l’exécution des lois, la tranquillité publique et la sûreté des citoyens, en réprimant les attentats portés journellement à l’ordre public, à la vie et aux propriétés des individus, en faisant cesser les vols et les brigandages que le défaut de police occasionnait. » Ces divers objets confiés à la gendarmerie prouvent que la perturbation existait dans la société, comme après toute révolution suivie de guerre civile.

Un message du sénat au Président d’Haïti, du 11, l’invita à faire placer sur les habitations de l’intérieur, les habitans et cultivateurs des cantons de l’Arcahaie, des Crochus, des Grands-Bois et du Mirebalais, réfugiés au Cul-de-Sac ou au Port-au-Prince, en fuyant les atrocités des agents de Christophe. Cette sollicitude du sénat envers ces concitoyens fut un acte méritoire.

Le 13 avril, il rendit un arrêté pour fixer le choix du local de ses séances, et sa garde à 50 grenadiers, et inviter les citoyens à assister à ses séances, afin de se convaincre que le sénat prenait les intérêts du peuple dans toutes ses résolutions.[21] Cette décision est aussi curieuse que naïve, et prouve que le peuple semblait indifférent aux discours surtout de ses législateurs : c’est que l’on ne forme pas tout d’un coup une nation au régime parlementaire, et lorsque d’ailleurs les lumières sont peu répandues dans la société. Au reste, le sénat haïtien eût pu, longtemps après, regretter ce peu d’empressement de la part du public, à venir à ses séances.

Le même jour, il organisa l’infanterie de la République par une loi. Chaque demi-brigade, au complet, dut être de 1861 hommes dont 1701 portant fusils : elle était composée de 3 bataillons à 9 compagnies chacun.

Le 18, une loi fut rendue sur la police des villes  : elle assigna les attributions respectives des juges de paix et des commandans de place, chargés de la police, et créa des commissaires sous leurs ordres, et un corps d’hommes préposés à cette police, qui devaient être pris parmi les pères de famille et parmi les individus d’une moralité connue. Les dispositions de cette loi étaient généralement bien entendues : leur exécution seule devint une chose difficile, à cause du peu d’hommes capables, même dans les grandes villes.


Le 21 avril, une autre loi fut rendue dans les mêmes idées, « concernant la police des habitations des campagnes, les obligations réciproques des propriétaires et fermiers, et des cultivateurs. »

Déjà, dans ses méditations sur les moyens d’assurer le bien-être à ses concitoyens, d’être juste envers tous, de récompenser les services de ses compagnons d’armes, Pétion avait adressé au sénat un message qui fut produit dans la séance du 7 avril. Il lui proposait de rendre une loi qui permettrait « de vendre une habitation à chaque officier, sans distinction, depuis le général jusqu’au sous-lieutenant : » ce sont les termes du procès-verbal de cette séance auquel on est forcé de recourir, par la perte du message[22]. Le sénat avait nommé alors cinq de ses membres, Bonnet, Lys, David-Troy, César Thélémaque et Leroux, pour examiner cette proposition en comité secret de législation ; et c’est d’après cet examen que la loi du 21 fut rendue. Ne pouvant connaître les motifs par lesquels Pétion appuyait sa proposition, nous devons néanmoins essayer de les saisir, afin de nous expliquer la divergence qui exista sur cette question, entre ses vues et celles du sénat : on comprendra mieux certaines dispositions de la loi dont il s’agit.

Le système de fermage des biens vacans avait été imaginé en 1796, parce que les propriétaires étant absens du pays, ces biens séquestrés étaient régis par l’administration des domaines et qu’ils dépérissaient chaque jour : ce système produisit d’heureux résultats, tant que dura cet état de choses. Mais alors même, et lorsque, sous le gouvernement de Dessalines, les biens des colons furent confisqués et devinrent propriétés domaniales, quelles étaient les personnes qui pouvaient le mieux affermer ces biens, les exploiter et en tirer avantage ? Quelles étaient celles qui obtenaient la préférence de l’administration, tant par leur position que par l’influence qu’elles exerçaient dans le pays ?

À ces questions, le lecteur a déjà compris que ce sont les chefs militaires supérieurs, les hauts fonctionnaires publics et les individus qui, tenant un rang élevé dans la société, jouissaient d’une grande considération auprès des autorités. À ce sujet, il suffit de rappeler que, sous Toussaint Louverture, le général Dessalines avait pour lui seul, 32 grandes habitations sucreries affermées de l’administration des domaines. Dans un tel état de choses, l’officier subalterne pouvait-il espérer même d’avoir une ferme de cette administration ? Il en fut ainsi, ou à peu près, sous le régime impérial.

Le régime républicain ayant remplacé celui-là, les choses devaient changer. C’est ce dont Pétion paraît s’être pénétré : il craignait sans doute que l’influence des officiers supérieurs prépondérât encore dans le fermage des biens domaniaux. En outre, il prévoyait la difficulté d’obtenir exactement des fermiers de ces biens, le payement du fermage dans un moment où la guerre civile réclamait toutes les ressources financières du pays.

En effet, six jours après sa proposition, la loi du 13 avril ordonnait le payement d’un arriéré assez considérable ; les fermiers devaient pour toute l’année 1806. « Le Président d’Haïti est requis de donner les ordres les plus stricts pour les y contraindre, les déposséder en cas de retard au 30 juin suivant, et les poursuivre rigoureusement néanmoins, quels qu’ils soient, pour ce payement. » C’était prescrire d’excellentes mesures dans la loi ; mais pour les exécuter contre des généraux, des colonels, c’était autre chose. La République avait besoin d’eux, était-il sage de les mécontenter ?[23]

Diverses considérations politiques venaient à l’appui de la proposition de Pétion.

La guerre exigeait des officiers de tous grades un service actif et pénible, le sacrifice de leur sang, de leur vie pour la patrie. Ceux qui étaient fermiers de biens domaniaux, quel que fût le soin qu’ils auraient mis dans leur gestion, étaient sûrs que ces biens passeraient en d’autres mains s’ils venaient à périr dans les combats ; et alors, leurs familles se trouveraient dénuées de ressources en les perdant eux-mêmes. Une telle pensée, malgré le dévouement le plus sincère, était propre à laisser des regrets dans l’accomplissement du devoir. En devenant propriétaires par acquisition, ces officiers, au contraire, devaient le remplir avec plus de zèle, sachant qu’après leur mort, leurs femmes, leurs enfans auraient un asile et des ressources pour subvenir à leurs besoins.

Du reste, quels rapports, quels liens existaient entre les fermiers et les cultivateurs qui exploitaient la terre ? L’intérêt bien entendu de l’agriculture n’indiquait-il pas cette susbtitution de la propriété au fermage, afin d’établir des relations plus intimes entre ces deux classes de personnes ? Etait-il juste de continuer à considérer les cultivateurs comme des machines à récolter les denrées ? L’impôt territorial, qui venait de remplacer le quart de subvention, le droit à l’exportation des produits, n’assureraient-ils pas au fisc un revenu plus certain que le fermage qui n’était pas exactement payé ? Si le propriétaire est naturellement plus intéressé à produire que le fermier, il était encore à présumer que le fisc allait gagner dans ce changement.

De plus, à raison même de la guerre civile, n’était-il pas convenable d’offrir à l’armée de Christophe, la perspective de plus de jouissances réelles sous les lois de la République ? C’est ce qui pouvait résulter de la vente des biens du domaine aux officiers de tous grades.

Ces biens avaient appartenu aux colons qui, ainsi que le gouvernement français, conservaient toujours l’espoir d’y être réintégrés. Dans le temps où la France possédait effectivement les deux tiers du territoire d’Haïti, où la paix survenant en Europe, pouvait lui donner la facilité d’y envoyer des troupes, aliéner ces biens, les vendre aux chefs de l’armée haïtienne, c’eût été aussi une belle page à ajouter à l’acte d’indépendance d’Haïti, pour faire comprendre à la France que son ancienne colonie lui avait échappé des mains pour toujours, puisque ce sol aurait passé en celles des défenseurs de la liberté qui l’avaient conquis.

Il y avait encore un autre motif de profonde politique, toute d’avenir, de prévoyance sage dans la proposition de Pétion au sénat. Dans l’ancien régime colonial, les colons blancs possédaient les deux-tiers des propriétés foncières, et la classe intermédiaire entre eux et les esclaves possédait l’autre tiers. Or, tous les biens des colons et les terres non concédées étaient devenus propriétés domaniales ; mais les biens de l’ancienne classe intermédiaire restaient entre les mains de ceux de ces hommes qui avaient survécu aux orages révolutionnaires, ou entre celles de leurs familles, de leurs descendans. Comme ces citoyens formaient la classe la plus éclairée de la nation, depuis l’indépendance du pays, ils étaient naturellement appelés à occuper une grande partie des emplois publics, concurremment avec les émancipés de 1793 : joignant à cette position sociale l’avantage de posséder en propre une partie des terres occupées, d’affermer encore des biens du domaine, l’influence qui en résultait pour eux était notable dans les affaires publiques.

Dans une telle situation, n’était-il pas d’abord de toute justice de rendre aussi propriétaires des biens du domaine, ceux qui servaient dans l’armée depuis longtemps, qui avaient combattu pour la liberté et l’indépendance, qui combattaient encore dans l’actualité pour le maintien des institutions nouvellement établies, et qui, la plupart, ne possédaient rien en propre ? N’était-il pas prudent ensuite, de, prévoir une jalousie qui eût pu éclater de la part de ces derniers contre les autres, de l’empêcher de naître, d’ôter tout prétexte, enfin, à une guerre sociale entre ceux qui ne possédaient rien et ceux qui possédaient beaucoup, — propriétés, emplois, influence, quels qu’ils fussent ?

Telles étaient, probablement, les diverses considérations qui motivèrent la proposition de Pétion, moins d’un mois après son avènement à la présidence de la République. Si notre faible intelligence nous permet de les entrevoir, que d’autres ont pu exister dans l’esprit de ce vrai législateur, de ce grand politique qui avait suivi avec attention toutes les phases de nos révolutions incessantes ! Mais le sénat ne partagea pas ses vues : ni les procès verbaux, ni les registres de correspondance ne nous ont appris ce qui fut répondu à son message. Cette réponse, ce fut la loi dont nous nous occupons, préparée par les cinq membres chargés de l’examiner.

Par l’économie générale de cette loi, on reconnaît que le sénat, lui aussi, était influencé par les erremens du passé, malgré certaines innovations qu’il y introduisit et les adoucissemens portés dans les mesures qu’elle prescrivait à l’égard des cultivateurs. La liberté proclamée en faveur de cette classe d’hommes, ayant été successivement réglementée, depuis 1793, par tous les gouvernemens qui se succédèrent dans le pays, il lui parut qu’il ne pouvait se dispenser de la réglementer encore, tant il est difficile d’arriver aux idées simples qui sont plus favorables au droit naturel. La constitution avait dit, article 172 : « La police des campagnes sera soumise à des lois particulières ; » on se prévalut de cette disposition pour faire celle du 21 avril, qui, à certains égards, était contraire aux droits des citoyens, reconnus par le pacte fondamental. Ainsi, dit le sénat dans les motifs de la loi :

« Considérant qu’il est juste de maintenir dans la jouissance de leurs propriétés, les cultivateurs qui se sont rendus acquéreurs de portions de terrain, sans avoir égard à la quantité, et qu’il est nécessaire aussi de prévenir les abus qu’une trop grande extension donne rait à la liberté de ces sortes d’acquisitions ;

« 1. Tout cultivateur actuellement propriétaire, n’importe de quelle quantité de terre, en vertu de titre légal, sera maintenu dans sa propriété, — pourvu que, dans l’an et le jour, il l’ait établi en cafiers, cotonniers ou autres denrées. »

On conçoit qu’à l’établissement colonial, et même ensuite, quand le gouvernement accordait une concession gratuite de terrain pour être cultivé, il pût imposer la condition de l’établir dans l’an et le jour pour y être maintenu ; mais quand des hommes, des citoyens avaient acquis légalement une propriété à titre onéreux, leur imposer la même condition sous peine d’en être dépossédés, c’était contraire à la constitution qui avait garanti la propriété en général, sans distinction entre les propriétaires ; c’était s’exposer à renouveler la faute commise par Dessalines.

« La femme mariée suivra la condition de son mari avec leurs enfans en bas âge. Ceux qui ne le seront pas pourront se marier dans l’année, s’ils veulent jouir du bénéfice de la loi. »

Ce paragraphe voulait dire que la femme cultivant les champs, pour être dans la condition du cultivateur propriétaire, devait être unie à lui par le lien légitime du mariage, sinon elle pourrait en être séparée et retenue sur une autre habitation. Voyons tout de suite deux autres articles où il est encore question de mariage.

« 14. Les propriétaires, fermiers ou gérans devront en toute occasion se conduire en bons pères de famille ; ils engageront les cultivateurs à former des mariages légitimes, en leur faisant sentir que c’est le meilleur moyen de s’assurer la jouissance de tous les avantages de la société, de se procurer des consolations, des soins des secours dans leurs chagrins et dans leurs maladies ; de faire régner parmi eux la pureté des mœurs, si nécessaire pour le bonheur des hommes, et la conservation de leur santé ; d’accroître enfin sensiblement la population de chaque habitation, d’étendre les cultures et d’en augmenter les produits.

15. Les pères et mères qui auront le plus d’enfans provenant de mariages légitimes, seront distingués par le gouvernement, et en obtiendront des encouragemens, des gratifications, et même des concessions de terrain.  »

Voilà des dispositions tout à fait morales, très-convenables dans une loi qui avait pour but d’honorer et d’encourager l’agriculture, et corrélatives à ce paragraphe. Mais, hélas ! ce n’étaient que des préceptes que les législateurs eux-mêmes ne pratiquaient pas, la plupart, pour en offrir l’exemple aux hommes dont ils voulaient relever les sentimens et faire le bonheur. Malheureusement, il en était de même du chef du gouvernement[24]. Alors, était-il juste de faire du mariage légitime une condition du respect à porter aux liens qui unissaient le cultivateur propriétaire à sa femme ? Cette loi le traitait-elle selon le principe d’égalité établi dans la constitution ?

« 2. Nul citoyen, à l’avenir, ne pourra se rendre acquéreur de moins de dix carreaux de terre, dont la moitié ne soit susceptible de culture, excepté cependant les propriétaires déjà établis qui pourront acheter dans les terrains contigus pour s’agrandir, jusqu’à la concurrence de dix carreaux et plus. »

« 3. Il est défendu, sous peine de 50 gourdes d’amende, à tous les notaires, de passer aucun acte de vente contraire aux dispositions de l’article précédent. Les notaires et greffiers qui recevront en dépôt des actes sous signature privée, contraires audit article, seront également condamnés à la même amende de 50 gourdes. Les arpenteurs qui ne se conformeraient pas au désir de l’article 2, paieront aussi 50 gourdes d’amende. »

Par le considérant de cette loi, cité plus haut, et par ces deux articles-ci, on voit que le sénat se préoccupait du maintien des grandes exploitations rurales, des grandes propriétés possédées, à titre de ferme, par les officiers supérieurs et les hauts fonctionnaires. Comme Toussaint Louverture, mais plus libéral que lui, il entrevoyait leur abandon par la formation de la petite propriété. L’ancien gouverneur général avait fixé à cinquante carreaux de terre le minimum de toute propriété rurale, le sénat le fixa à dix carreaux. Mais, en maintenant en possession, par l’article 1er, tout cultivateur propriétaire de n’importe quelle quantité de terre en vertu de titre légal, s’il y en avait parmi eux qui ne possédassent à ce titre que moins de dix carreaux, et qu’ils voulussent revendre à un tiers, non-propriétaire, n’était-ce pas les gêner dans leur droit de propriété ? Car les articles 7 et 8 de la constitution disaient que : « la propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, que toute personne a la libre disposition de ce qui est reconnu lui appartenir. »

Ces observations suffisent pour expliquer la cause des divergences de vues entre le sénat et Pétion. En proposant la vente des biens du domaine à tous les officiers, depuis le général jusqu’au sous-lieutenant, Pétion se proposait de faire un grand nombre de petits propriétaires par les officiers inférieurs, puisqu’ils étaient beaucoup plus nombreux que les autres. En se refusant à cette mesure, le sénat voulait maintenir les grands biens du domaine entre les mains des officiers supérieurs, des hauts fonctionnaires publics, qui l’emportaient toujours dans le système de fermage que ce corps maintint par la loi. Entre les deux pouvoirs politiques, lequel pensait mieux d’après le régime républicain, lequel prévoyait mieux pour l’avenir ?

Que l’on comprenne bien nos observations : nous n’accusons point les intentions des membres du sénat, nous faisons seulement remarquer la différence entre les opinions, les vues de l’esprit ; car la loi du 21 avril, de même que celle du 6 accordant amnistie aux insurgés de la Grande-Anse, que le message du 11, relatif aux habitans et cultivateurs réfugiés dans l’Ouest, témoignent de la sollicitude du sénat pour cette classe de producteurs. Par la loi du 13 sur le payement des fermes, on reconnaît que ce corps voyait avec peine que les sucreries périclitaient ; il désirait que la culture de la canne fût alors remplacée par celle du coton, et il laissait au Président d’Haïti la faculté « de décider si les habitations étaient susceptibles d’être mises en cotonnerie ; et, dans le cas contraire, il ordonnera l’abandon des dites habitations, et le transport des cultivateurs sur une autre susceptible de revenus, (art. 9.) »

C’est ce qui résulte également de l’ensemble et de plusieurs articles de la loi du 21 avril sur la police des campagnes. Dans ses vues pour les faire fleurir, pour assurer de grands produits au pays, le sénat entrait dans les détails les plus minutieux pour le placement des cultivateurs là où ils pourraient mieux travailler, tout en ordonnant que le quart des revenus des habitations leur fût assuré et délivré par le soin des autorités civiles et militaires ; qu’ils eussent, comme dans l’ancien régime, leurs places à vivres ; qu’ils fussent soignés et médicamentés dans leurs maladies. Mais, en même temps, il réglait les heures de travail, il prescrivait l’obligation d’arrangemens, de contrats entre eux et les propriétaires ou fermiers ; il assujétissait à l’amende ces derniers qui n’en auraient pas pris avec eux ; il ordonnait de punir les autres d’emprisonnement, ou s’ils venaient à quitter les habitations, à travailler sur une autre que celle où ils auraient contracté, etc. Tout vagabond devait être puni d’un, de trois, de six mois d’emprisonnement, selon le cas. La gendarmerie remplaçait les inspecteurs de culture ; les juges de paix, les commandans de place et d’arrondissement concouraient avec elle pour établir et maintenir la police des campagnes.

Par ses dispositions en 47 articles, cette loi était un véritable code rural ; elle se rapprochait en bien des points des règlemens de culture publiés surtout par Polvérel qui avait administré l’Ouest et le Sud, Des médailles en argent et en or, portant d’un côté les attributs de l’Agriculture, de l’autre, ces mots : prix de culture, devaient être données par le gouvernement à ceux d’entre les cultivateurs dont l’habitation aurait été le mieux cultivée et entretenue. Le jour de la fête de l’Agriculture, le juge de paix et le commandant de la place de chaque commune, devaient faire choix d’un enfant de 7 à 10 ans, sur l’habitation la mieux cultivée, et appartenant à ceux des pères ou mères qui se seraient le plus distingués par leur conduite et par leur assiduité au travail, pour le mettre à l’école, l’entretenir aux frais de l’État pendant trois ans, et après cela le mettre en apprentissage d’un art mécanique à son choix ; et si c’était une fille, lui donner un état convenable à son sexe.

En théorie, ces dispositions étaient louables, excellentes ; mais il restait à savoir si l’on pourrait facilement les exécuter, au moment où le pays était livré à une guerre civile qui préoccupait le gouvernement, alors que les ambitions individuelles faisaient prévoir des conspirations qui ne tardèrent pas à éclater dans le sein de la République. En outre, la classe des cultivateurs, comme toujours, ne visait qu’à une chose : se soustraire à la dépendance des propriétaires ou fermiers ; car ils voulaient jouir enfin de leur liberté naturelle. Que leur importait l’instruction de leurs enfans dans les écoles, à eux qui ne savaient ni lire ni écrire ? Leur indépendance personnelle et la jouissance matérielle qui en résulte, étaient ce qu’ils désiraient le plus.

Par sa proposition au sénat, Pétion voulait évidemment laisser aux nouveaux propriétaires qu’il désirait créer dans la République, le soin de concilier leurs intérêts avec ceux des hommes dont ils auraient eu besoin pour l’exploitation de leurs biens, persuadé que l’intérêt personnel est plus ingénieux que le législateur, à trouver les moyens de se satisfaire. Il voulait en finir avec le système colonial et avec tous les règlemens de culture publiés successivement par tous les gouvernemens, depuis 1793, et qui se rattachaient plus ou moins à ce système. La coercition étant contraire à son goût pour la liberté en toutes choses, il ne croyait pas d’ailleurs qu’il était convenable de faire paraître le gouvernement républicain, armé de la force publique, comme les précédons, pour ' contraindre incessamment par des rigueurs, par des dispositions de lois qui absorberaient tous ses instans, qui obligeraient les autorités secondaires à faire mettre en terre telle ou telle plante plutôt que telle autre, en opposition au choix des producteurs.

Comme les règlemens antérieurs, la loi qui abolit le quart de subvention, celle sur le payement des fermes, et enfin celle sur la police des campagnes, maintenaient encore le quart des produits en faveur des cultivateurs. Mais Pétion, voyant qu’ils imaginaient toutes sortes de moyens pour se soustraire aux propriétaires ou fermiers de l’État, — au moment où le sénat rejetait sa proposition et la remplaçait par la loi que nous venons d’analyser, il conseilla ou suggéra à ces propriétaires ou fermiers, de partager les produits par égale portion avec les cultivateurs, après déduction faite des dépenses occasionnées pour l’exploitation de toute habitation ; il traça lui-même l’exemple dans les biens qu’il tenait de ferme. De là est sorti le système appelé de moitié dans le pays, qui n’est autre que celui connu en Europe sous le nom de métayage[25]. C’est à ce système, volontairement adopté, que les propriétaires et les fermiers durent la permanence des cultivateurs sur les habitations : de nos jours il est encore suivi.


Continuant son œuvre d’organisation, le 21 avril, sur la proposition du Président d’Haïti, le sénat désigna les officiers qui devaient faire partie de l’état-major du général Magloire Ambroise, commandant du département de l’Ouest. L’adjudant-général Borno Déléard devint le chef de cet état-major. Ce choix fut sans doute dicté par les antécédens, car ces deux officiers supérieurs avaient servi en même temps sous les ordres de Bauvais, à Marigot. Mais ce que nous avons relaté à la charge de Borno Déléard, dans le conciliabule tenu aux Cayes en 1806, va expliquer comment la confiance de Pétion et du sénat fut perfidement trahie par cet homme d’un esprit inquiet et d’une ambition démesurée[26].

Le même jour, le sénat rendit une loi sur la discipline militaire. Ce fut un véritable règlement qui fixa les devoirs respectifs des supérieurs et des inférieurs, les cas où ces derniers pourraient être punis, les différens genres de punitions, et le droit des autres à les appliquer, de manière à éviter l’arbitraire dans une matière où il est si facile d’en commettre. À cet effet, un conseil de discipline fut institué dans chaque corps de troupes, pour juger et réfréner les abus d’autorité.

Puis, il vota une loi sur la direction des douanes. Proposée par le comité des finances, elle ne pouvait qu’offrir des idées judicieuses sur cette administration, par les lumières qui distinguaient le général Bonnet, son président. Elle se composait de 8 titres et de 77 articles, et y comprenait le cabotage dans ses rapports avec les douanes, le commerce d’importation et d’exportation par navires étrangers, la perception des droits dus au fisc, et la manière de constater les contraventions et d’en poursuivre la condamnation. Elle maintint en vigueur le tarif du prix des marchandises importées, d’après le décret de Dessalines du 2 septembre 1806, fixant les droits à 10 pour cent, en affranchissant les monnaies d’or et d’argent, les mulets, les chevaux et les bœufs. À l’exportation, elle affranchit aussi le sucre, le sirop ou mélasse, le tafia et le rhum, afin d’encourager l’exploitation des sucreries, en confirmant ainsi les dispositions de la loi du 9 mars ; mais le sucre, le sirop ou mélasse restaient assujétis à l’impôt territorial de 4 gourdes par millier de livres. Le café fut frappé d’un droit de 2 gourdes, le coton de 3 gourdes, par cent livres, à l’exportation, outre l’impôt territorial déjà fixé sur ces denrées à 10 gourdes par millier.

À ce sujet, il est bon de comparer le système fiscal de la République à celui de l’Empire, en ce qui concerne seulement le café, principal produit du pays dès la déclaration de l’indépendance.

On sait que sous l’Empire, le sucre, le sirop et le tafia n’étaient point affranchis du droit à l’exportation, parce que la coercition employée contre les cultivateurs en faisait produire une notable quantité. Toutefois, l’obligation imposée au commerce étranger, de former ses cargaisons de retour avec un tiers en sucre, prouve de deux choses l’une : ou que ce produit menaçait déjà de péricliter, — ou que sa fabrication était tellement inférieure, que les étrangers lui préféraient le café. Mais, depuis le 17 octobre 1806, les sucreries étant menacées de ruine complète, le sénat affranchissait le sucre du droit à l’exportation, afin d’encourager sa production par la baisse des frais du commerçant, intéressé alors à en acheter.

Examinons donc ce qui concerne le café seulement.

— Sous l’Empire, comme en 1807, cette denrée valait dans nos ports 25 sous la livre, ou 15 gourdes le quintal : soit 150 gourdes le millier.

L’Etat prélevait ; en nature, 250 livres pour le quart de subvention, équivalant à 37 gourdes 50 centimes.

L’État prélevait encore 10 pour cent sur la valeur des 750 livres restant pour les cultivateurs et le propriétaire ou fermier, — ce dernier lui payant aussi le prix du fermage du bien domanial, — c’est-à-dire 11 gourdes 25 centimes sur 112 gourdes 50 centimes, pour le droit d’exportation : plus, 3 gourdes 75 centimes pour le droit de pesage des 750 livres, à raison de 50 centimes par quintal. Donc, en totalité, 52 gourdes 50 centimes sur un millier de café.

Les cultivateurs avaient droit à un autre quart du millier de café, ou 250 livres équivalant aussi à 57 gourdes 50 centimes, à partager entre eux.

Sur la moitié revenant au propriétaire ou fermier, un quart était sa portion et l’autre quart retenu pour frais d’exploitation ; c’est-à-dire, 500 livres équivalant à 75 gourdes, ou le double de ce qui revenait aux cultivateurs. On conçoit que le fermier du domaine, payant le fermage sur cette somme, il était moins avantagé que le propriétaire particulier, et cela ne pouvait être autrement : celui-ci possédait le fonds, le fermier n’en avait que la jouissance. Nous remarquons cependant que, suivant l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 182, le fermier était autorisé, en vendant le quart des cultivateurs, à régler avec eux à raison de 20 sous la livre de café, ou 12 gourdes le quintal, tandis qu’il le vendait au commerce à 25 sous ou 15 gourdes. S’il en fut ainsi, les cultivateurs ne recevaient effectivement que 30 gourdes pour leurs 250 livres de café, et le fermier retenait les 7 gourdes 50 centimes par rapport au fermage qu’il payait à l’Etat.

— Sous la République, le quart de subvention étant aboli et remplacé par l’impôt territorial, l’Etat ne prélevait que 10 gourdes pur millier de café, que l’acheteur retenait sur le vendeur, propriétaire ou fermier, en prenant sa denrée ; c’est-à-dire que, sur les 150 gourdes du millier, il ne lui donnait que 140 gourdes, devant payer les 10 autres gourdes en exportant le café.

L’Etat prélevait encore 20 gourdes pour le droit d’exportation, et 5 gourdes pour celui de pesage, par chaque millier de café ; donc, en totalité 35 gourdes, moins que sous l’Empire. Ces 25 gourdes de droit d’exportation et de pesage étaient payées par le négociant, de même que sous l’Empire.

Les cultivateurs ayant encore droit au quart ou 250 livres, cela équivalait à 37 gourdes 50 centimes à partager entre eux : ils étaient dispensés de l’impôt territorial d’après le 2e paragraphe de l’article 6 de la loi du 9 mars, abolissant la subvention. Ainsi, ils jouissaient des mêmes avantages que sous l’Empire, ou recevaient 7 gourdes 50 centimes de plus, si l’assertion de l’Histoire d’Haïti est exacte, quant à ceux qui cultivaient les biens domaniaux affermés.

Le propriétaire ou fermier disposant des 750 livres restantes, cela équivalait à 112 gourdes 50 centimes ; mais il payait seul les 10 gourdes de l’impôt territorial, retenues par l’acheteur ; donc il lui restait effectivement 102 gourdes 50 centimes, c’est-à-dire 65 gourdes de plus que ce qui revenait aux cultivateurs. Toutefois, le fermier du domaine était toujours moins avantagé que le propriétaire, comme sous l’Empire, puisqu’il payait le fermage sur ces 102 gourdes 50 centimes[27].

Si la proposition de Pétion avait été adoptée par le sénat, les officiers de tous grades, devenant tous propriétaires, ils auraient eu les mêmes avantages que les anciens propriétaires, sous tous les rapports.

Par ces chiffres, on reconnaît qu’en 1807, les cultivateurs eux-mêmes n’étaient pas aussi favorisés que les propriétaires, dans le partage des produits. Certainement, ils avaient d’autres avantages sous le nouveau régime : ils n’étaient plus maltraités par le bâton et les verges, ils retiraient plus de fruit du travail de leurs places à vivres, etc ; mais, par la loi sur la police des campagnes, dans certains cas, ils étaient contraints à faire ce qui n’était pas de leur goût, à quitter une habitation pour résider sur une autre ; et il suffisait de ces contrariétés, auxquelles ils ne s’attendaient pas après l’extrême liberté proclamée à la chute du pouvoir impérial, pour qu’ils fussent induits à se soustraire à la dépendance où ils étaient des propriétaires ou fermiers.

— Maintenant, examinons pourquoi Pétion réussit, sans contrainte, à les retenir sur les propriétés rurales, par ses conseils donnés à ceux de qui ils dépendaient, par l’exemple qu’il leur traça.

D’après sa manière de voir les choses, l’État prélevait toujours, suivant la loi, les 35 gourdes par millier de café, pour impôt territorial, droits d’exportation et de pesage.

Sur ces 1000 livres, son système de moitié en assurait 500 aux cultivateurs pour être partagés entre eux, et 500 au propriétaire ou fermier ; c’est-à-dire 75 gourdes à chacun dés co-partageans. Mais ils payaient ensemble les 10 gourdes de l’impôt territorial ; il restait donc à chacun 70 gourdes, — cultivateurs d’une part, propriétaire ou fermier de l’autre, — sauf les dépenses d’exploitation également supportées.

Croit-on que les cultivateurs de nos campagnes ne savaient pas faire la différence entre 70 gourdes, et 37 gourdes 50 centimes que leur accordaient les lois du 9 mars et du 21 avril ? Et puis, cette idée, ce fait d’égalité résultant du partage égal, qui les relevait à leurs propres yeux en leur démontrant, par le bien-être, par le profit, qu’ils étaient de vrais citoyens aux yeux du chef de l’État, qui avait commencé son système de moitié sur ses propres habitations ! Il n’y avait pas de loi qui pût être encore exécutée contrairement à l’exemple qu’il avait tracé. « Président dit ça : ce comme ça li faire la caze li. [28] » Voilà la loi !

Alors, se peut-il que l’on s’étonne de l’immense influence qu’exerça Pétion sur les masses, sur tous ses concitoyens ? Que sera-ce donc quand il aura distribué les propriétés des anciens colons, à tons sans distinction, quand un cultivateur, émancipé en 1793, aura eu à la main le titre de concession gratuite, nationale, qui le rendit propriétaire d’une portion de ces terres que, sous l’infernal régime colonial, il avait arrosé de ses sueurs et de son sang !

Néanmoins, avant d’arriver à cet état de choses, nous devons dire quel fut le premier résultat produit par le système de moitié.

D’après celui de la loi sur la police des campagnes, il était entendu que les cultivateurs dussent continuer à travailler en atelier, comme anciennement, à tous les genres de culture ; et elle prescrivait alors, pour constater leur présence aux champs, la délivrance à chacun d’eux de cartes de journée qui étaient remplacées le samedi soir par des cartes de semaine ; celles-ci devaient être inscrites sur un registre, par le propriétaire, le fermier, ou leur représentant ; s’ils ne savaient écrire, il fallait y suppléer par des coches doubles, l’une tenue par le propriétaire, etc., l’autre par le cultivateur. Enfin, la récolte étant achevée, les produits devaient être distribués par parts, selon le rang des cultivateurs, conducteurs, cabrouétiers, etc.

Toutes ces dispositions formaient une complication de mesures difficiles, ou pour mieux dire, impossibles à exécuter dans l’état où se trouvaient les habitations rurales, généralement gérées par des hommes illettrés : le cultivateur laborieux voyait souvent faire de plus grosses parts à des paresseux, ou à des camarades qui s’absentaient plus ou moins du travail des champs.

Ils en vinrent donc bientôt à se distribuer par familles, pour cultiver des portions de terrain distinctes : ce que facilitait le système de moitié. L’atelier fut dissous par cette pratique, le travail isolé remplaça le travail en commun, et l’égoïsme individuel l’emporta à la fin. Les produits diminuèrent, parce qu’il y a des travaux qui ne sont fructueux qu’à condition d’y réunir un certain nombre de cultivateurs. Ce résultat fut fâcheux, sans doute, mais comment l’éviter, lorsque les cultivateurs ne soupiraient qu’après leur indépendance personnelle ? N’était-ce pas déjà beaucoup obtenir d’eux, par le système de moitié, de rester, de travailler sur une habitation dont ils ne voyaient guère ni le propriétaire ni le fermier ?[29]

Au fait, en s’adjugea nt ces portions dé terrain cultivées par familles, c’était déjà acquérir cette indépendance tant désirée ; car ils y travaillaient plus à leur aise que dans l’atelier, Le conducteur, l’officier de gendarmerie, n’avaient presque plus rien à dire à un homme qui, réuni à sa femme, à ses enfans et d’autres parens ou amis, avait un intérêt direct à entretenir son champ particulier, à y produire autant de denrées que possible. La police des campagnes devint alors plus facile ; elle n’avait plus à s’occuper que de la répression des délits.

La conséquence inévitable de ce nouvel ordre de choses était désormais le morcellement des habitations, la distribution des terres aux individus. Nous dirons plus tard dans quelles circonstances et dans quel esprit Pétion prit cette résolution intelligente, équitable, politique, qui fit augmenter progressivement les produits du pays, qui raffermit la République, en consolidant l’ordre social par le bonheur général, par la propriété, ce fondement inébranlable de la société civile.


Une autre source des revenus publics réclamait l’attention du sénat : le 25 avril, il rendit une loi sur le commerce. Les mauvaises mesures qui l’avaient entravé sous le régime impérial, les abus que l’intérêt privé y avait introduits, les prétentions que les étrangers élevaient dans leurs relations avec le pays, par suite des injustices dont ils avaient été l’objet, le besoin d’organiser cette branche de revenus : tout faisait au sénat une obligation de l’asseoir sur de bonnes bases, par des principes équitables, afin de fixer les droits et les devoirs de chacun. Le sénateur Daumec fut chargé spécialement de ce travail ; il présenta à cet effet un rapport où il développa ces principes, en faisant l’historique de ce qui avait eu lieu précédemment, en parlant en même temps de l’influence qu’exerce le commerce sur la civilisation des peuples. Nous ne pouvons nous dispenser d’en citer quelques passages, pour prouver le mérite de ce travail et le talent de son auteur, que nous avons déjà loué à propos de l’arrêté qui modifia le code pénal militaire.


Déjà, dit-il, j’entends le cultivateur, allégé de l’énorme imposition du quart de subvention, bénir vos travaux[30]. Le caboteur, libre dans sa navigation, rivalise de joie avec ce dernier, pour célébrer à l’unisson le jour mémorable où les représentans du peuple ont brisé les entraves qui gênaient leurs opérations ; ces deux classes laborieuses de la société, rendues à leur indépendance primitive, réclament aussi en faveur du commerce, leur compagne inséparable. L’agriculture, le commerce et le cabotage se tiennent par la main ; l’abandon de l’un fait dépérir l’autre. Vous tournerez donc vos regards vers le commerce, et vous le rendrez florissant par toutes sortes d’encouragemens. La liberté a toujours été son domaine.

Le commerçant étranger, naguère avili, attend avec le sentiment de l’impatience les lois que vous allez décréter sur le commerce.

L’agriculture veut que la liberté du commerce la mette à même de trouver le débouché de ses denrées avec avantage. Toutes les classes industrieuses de la société demandent que la loi ne comprime plus leurs facultés par le privilège exclusif. Tous les citoyens, enfin, concourant aux charges de l’Etat, réclament une protection égale de la loi. Les naturels du pays qui se livrent aux spéculations commerciales, semblent pourtant désirer une prédilection particulière du gouvernement dans cette occurrence : quel parti devez-vous prendre ?

En abolissant le quart de subvention, vous n’auriez rien fait si vous ne détruisiez le privilège exclusif qui paralysait l’industrie. La concurrence dans le commerce en fait la richesse.

En protégeant le commerce étranger, vous ne le laissez pas maître absolu de tous les avantages qui en résultent. Le négociant indigène doit aussi entrer en concurrence. Le champ est assez vaste pour que chacun y trouve son compte sans accabler le peuple ni léser le gouvernement. C’est ce terme moyen que doit trouver la législation.

D’après les principes du droit des nations, chaque gouvernement, peut employer dans son régime les élémens qui peuvent tendre à sa conservation et au bien-être de ses administrés, en observant toutefois le droit des gens et le respect dû aux propriétés…

Le commerce adoucit les mœurs ; il police les hommes par les rapports réciproques qu’il établit entre eux. C’est par son concours que des peuples féroces sont devenus doux et humains…

Sans marine pour exporter ses denrées, Haïti jouit de l’avantage de voir arriver dans ses ports les hommes de tous les climats, que l’appât des richesses attire sur nos rives. Ces hommes nous apportent des objets qui nous sont précieux et prennent nos denrées en retour.

Ceux qui sollicitent encore la loi sur les consignations par numéro, renonceraient à leurs projets, s’ils voulaient se donner la peine de réfléchir sur la situation politique d’Haïti et sur ses rapports commerciaux…

Un négociant haïtien qui tiendrait son rang dans le commerce et qui s’y distinguerait, par sa bonne foi et une réputation bien acquise, forcera sans doute l’étranger à établir des liaisons avec lui. Du reste, c’est ici une affaire de confiance ; elle ne se commande point.

La mauvaise foi de quelques capitaines étrangers qui ont fui de nos ports sans s’acquitter de leurs droits envers l’Etat, vous fait un devoir de les astreindre à une consignation libre. Chaque étranger, en arrivant, aura le droit de choisir sur la place le consignataire en qui il aura confiance. Par ce moyen, vous détruisez l’arbitraire, sans exposer la République à être frustrée de ses droits…


D’après ces principes, la loi du 6 septembre 1805 sur les consignations par ordre de numéro, et celle du 10 janvier 1806 sur la composition des cargaisons en sucre, café et coton, furent abrogées. Tout haïtien ou étranger, voulant s’établir dans les ports ouverts au commerce d’importation, dut obtenir du gouvernement des lettres de consignation. Tout navire arrivant de l’étranger dut se consigner à celui qui aurait obtenu la confiance de l’armateur, capitaine ou subrécargue. Un impôt de 1 % fut établi sur le montant de chaque cargaison, à payer par le cosignataire sur sa commission d’usage. Des formalités furent prescrites en corrélation avec la loi déjà rendue sur les douanes. Tout navire étranger put relever, en arrivant, pour se rendre d’un port ouvert à un autre dans le même cas. Tout consignataire étranger dut fournir caution au gouvernement pour les droits du fisc, et cette caution ne pouvait être donnée que par les consignataires indigènes. Les uns et les autres ne pouvaient foire que le commerce en gros, afin de favoriser les marchands indigènes qui, seuls, vendaient en détail : des peines furent établies contre les contrevans. Pareillement, les négocians étrangers ne pouvaient faire le commerce de l’intérieur ni acheter des denrées du pays, que dans les ports ouverts.

Dans aucun cas, l’autorité militaire ou administrative ne pouvait juger des différends entre commerçans ; ceux-ci avaient la faculté de recourir à des arbitres de leur choix, ou aux tribunaux déjà établis par la loi de 1805. Les fonctionnaires civils et militaires étaient tenus d’assurer protection aux commerçans étrangers ; mais tous les étrangers établis dans la République en cette qualité furent déclarés soumis à ses lois. Une chambre de commerce dut se former dans chaque port ouvert par les négocians consignataires, pour fixer et déterminer le cours des marchandises importées et des denrées du pays ; cette chambre devait signaler au gouvernement ceux d’entre eux qui auraient mal géré les cargaisons qui leur seraient confiées, ou ceux qui fréquenteraient les maisons de jeux, afin qu’ils fussent dépossédés de leur patente. La sortie du numéraire fut défendue. Des encanteurs publics furent établis dans les ports ouverts, avec les règles exigées pour leurs ventes. Les anciennes lois sur la tenue des livres de commerce durent être observées.

Enfin, en déclarant que le gouvernement prenait sous sa protection spéciale les maisons étrangères établies dans la République, il fut également déclaré qu’il ne reconnaîtrait aucunement, en temps et lieu, les engagemens qu’aurait contractés l’administration de Henry Christophe, rebelle à sa constitution et à ses lois, ni les pertes que les étrangers pourraient faire par suite de la guerre, dans le territoire soumis à sa domination.

Ces dispositions, à peu de chose près, devinrent des règles qui furent constamment observées dans le pays, parce qu’elles reposent sur les vrais principes de la législation sur le commerce.

Le lendemain, le sénat organisa les administrations financières du Port-au-Prince et de Jacmel. Il nomma J. Tonnelier, trésorier général de la République ; Pitre aîné, administrateur principal dans cette première ville : ce furent deux choix peu éclairés. J.-C. Imbert devint contrôleur ; A. Nau, garde magasin général ; Brisson, directeur de la douane ; Lemercier, vérificateur. À Jacmel, F. Viscière fut nommé administrateur principal, Surin, directeur de la douane, etc.

Le 4 mai suivant, une loi fut rendue sur l’avancement dans l’armée. On y remarque un article qui autorisait le Président d’Haïti à pourvoir, provisoirement, à toute vacance par choix durant tout ajournement du sénat.

Le 5, une autre loi parut pour réprimer les vols de café qui se commettaient sur les habitations des campagnes, en l’absence des propriétaires ou fermiers. Ce fut le malheur de l’agriculture, que la presque impossibilité du séjour des uns et des autres sur ces propriétés rurales : la population des campagnes fut livrée à elle-même, sans direction morale.

Au moment où d’importans événemens surgissaient dans le Nord, contre la domination affreuse de Christophe, le 19 mai, « le sénat, justement effrayé des dilapidations qui se renouvellent chaque jour dans les finances de la République, et occupé du soin d’en arrêter le cours, afin de pourvoir aux dépenses que nécessite la guerre actuelle, » rendit un arrêté en forme de message au Président d’Haïti, pour l’inviter à donner des ordres au secrétaire d’État Bruno Blanchet, afin qu’il fournît au sénat, le 25 juin suivant : — le cadastre des habitations rurales affermées, avec mention de la quantité de café due par les fermiers et celle existante dans les magasins de l’État ; — le cadastre des propriétés urbaines également affermées et le fermage dû ; — l’état des guildives avec les mêmes indications ; — un aperçu du produit des warfs et bacs ; — un état sur la situation des caisses publiques, un aperçu du produit des douanes, etc. ; — un état des dettes de l’État ; — un tableau des patentés ; — la force effective de l’armée, le nombre d’officiers et leurs grades, la quantité de poudre, de plomb et autres objets de guerre. Enfin, le Président d’Haïti fut invité aussi d’ordonner que les gens sans aveu qui obstruaient le Port-au-Prince, eussent à en sortir pour être actives sur les habitations des campagnes.

Déjà, quatre mois après sa nomination, Bruno Blanchet se montrait au-dessous de la vaste administration confiée à ses soins et comprenant les finances, les domaines nationaux, la guerre et la marine. Ce message le prouve, et en même temps le peu d’énergie dont il était capable pour réprimer les dilapidations dont se plaignait le sénat.

Dans les motifs donnés pour cet arrêté, ce corps fait savoir qu’il prenait en considération un message que lui avait adressé Pétion, « relativement aux habitations accordées aux officiers qui en ont été privés jusqu’à ce jour. »

Ainsi, on trouve encore la preuve de la sollicitude incessante de Pétion pour améliorer le sort de ses compagnons d’armes d’un grade inférieur ; car il ne peut s’agir ici des officiers supérieurs qui obtenaient si facilement les biens du domaine public à ferme.


Ce fut à peu près à cette époque que revint dans le pays, le colonel J.-P. Delva, l’un des braves officiers de l’armée du Sud sous Rigaud. Déporté en 1802 et réfugié aux États-Unis, il n’avait point voulu rentrer dans sa patrie, tant que dura le gouvernement de Dessalines : il y arriva au moment où elle pouvait réclamer ses services.

  1. Montbrun fut ensuite remplacé par Louis Leroux, le 30 mars : il était le frère du général Hugues Montbrun.
  2. Voyez le Recueil des actes publié par M. Linstant. t. 1er, p. 218.
  3. Il est même permis de croire que le caractère de Gérin et l’opposition qu’il faisait déjà a Pétion et même au sénat, influèrent sur l’établissement d’un seul secrétaire d’État ; car Pétion réunissant les suffrages les plus éclairés pour la présidence, si on avait voulu un secrétaire d’État de la guerre et de la marine, il eût été difficile de ne pas nommer Gérin à cette charge qu’il avait occupée sous l’Empire, pour le contenter, le consoler ; et alors il eût été continuellement en lutte avec Pétion et le sénat.
  4. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 412. C’est par erreur que M. Madiou dit que cette loi fut rendue le 9 mars ; elle porte la date du 7 : donc la scène de Gérin aurait eu lieu le 7, et non pas le 9, jour de l’élection de Pétion.
  5. Voyez le procès-verbal de la séance du 9 ; il y est question d’une lettre de Gérin, sans mention de son objet ; mais celle qu’il écrivit au sénat le 11 janvier 1808, pour renouveler sa démission, le dit formellement.
  6. Il fut remplacé au sénat, le 1er avril, par le citoyen Neptune, sur le refus du citoyen Rollin, élu le 30 mars. L’un et l’autre étaient députés du Nord a l’assemblée constituante.
  7. Le costume du Président d’Haïti n’ayant été décrété que le 26 mars, nous croyons que cette tradition a calomnié Gérin gratuitement.
  8. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 411 et 412.
  9. Le sénateur Manigat, en me racontant les circonstances relatives a l’élection de Pétion, me dit qu’il allait voter pour Gérin, lorsque Bonnet l’en détourna en particulier et non pas en séance. « Je croyais Gérin plus militaire et plus influent sur l’armée que Pétion ; et puis, il avait été le premier à se déclarer contre l’empereur. » Quant à Ferrier, et même Lamothe Àigron dont on saura bientôt la conduite, ils ne pouvaient que désirer le triomphe de Christophe, en voulant nommer Gérin. Les autres sénateurs du Nord ont pu le croire plus capable que Pétion, sous le rapport militaire.
  10. Les 6 sénateurs nommés pour le Sud, étaient Gérin, T. Trichet, D. Médina, Ch. Daguilh, Blanchet jeune et David-Troy. Et puis, on oublie que Pétion était fort estimé dans ce département, pour sa défection en 1799, la courageuse défense de Jacmel et l’évacuation de cette place en 1800, la prise d’armes du Haut-du-Cap en 1802, a la tête de la 13e demi-brigade composée des militaires qui avaient servi sous Rigaud. Y avait-il un seul d’entre eux qui ignorât l’amitié qui existait entre Pétion et Geffrard, leur entente pour abattre Dessalines ? Gérin pouvait-il balancer l’influence de Pétion dans ce département ? En 1810, le contraire fut démontré, quand il conspira.
  11. « Souffrant de douleurs rhumatismales et simplement vêtu, il se soutenait à peine, appuyé sur des béquilles.  » Hist. d’Haïti, t. 3, p. 413. Alors, pourquoi avoir dit, p. 411 ? « Pétion avait en l’adresse de ne pas se présenter à la séance : » ce qui fait naturellement supposer de sa part la ruse politique affectant le désintéressement, pour mieux cacher son ambition. Il lui était permis d’en avoir, car il l’a justifiée au-delà même de l’attente publique : de tels ambitieux sont rares en Haïti.
  12. La présence de Gérin à cette séance est constatée dans sa lettre au sénat, du 11 janvier 1808 : mais il n’en signa pas le procès-verbal. « Je me rendis aux séances de sa réception, a-t-il-dit, mais conservant tacitement le sentiment de ma démission » produite dans la séance du 9 mars.
  13. Cette phrase paraît avoir été à l’adresse de Gérin, pour l’inviter a cesser son opposition  ; car on ne peut entendre ainsi de la guerre civile.
  14. Procès-verbal de la séance du 10 mars 1807.
  15. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 413.
  16. Voyez cette loi au Recueil des actes publié par M. Linstant, tome 1er., p. 247.
  17. L’assemblée constituante ayant pu et dû déférer au sénat, les principales attributions du pouvoir exécutif, le sénat pouvait et devait à son tour les déléguer, moins au Président d’Haïti qu’à Pétion, qui absorbait l’influence nécessaire à la direction des affaires publiques. En vain dirait-on que ce corps dérogeait à la constitution : il rentrait dans l’observation des principes de toute bonne constitution qui exigent la séparation des pouvoirs, que l’exécutif ait ses attributions naturelles.
  18. On a vu au chapitre 8 du livre précèdent, que R. Sutherland, négociant anglais, était un agent non accrédité de son gouvernement, et que, le 10 octobre 1806, il avait obtenu de Dessalines un privilège exclusif de commerce avec Haïti : ce qui le porta à écrire que, par un traité, la Grande-Bretagne pourrait s’assurer de grands avantages. Comme il résidait au Port-au-Prince et qu’il fut très-attaché à Pétion, il est probable qu’il a pu aussi conseiller cette démarche auprès du gouvernement britannique. — L’abolition de la traite des noirs eut lieu par l’acte du parlement en date du 2 mai 1807 : cet acte fut discuté longuement.
  19. Ce fut le petit costume des sénateurs et du président qui fut décrété : pour les premiers, habit carré de drap bleu, doublure en soie rouge, etc. ; pour le président, habit carré de drap écarlate, doublé en soie blanche, etc. Lui seul portait un panache bleu.

    À la même époque, Pétion dessina lui-même le faisceau d’armes de la République, ayant des drapeaux aux couleurs nationales bleue et rouge, comme pendant la guerre de l’indépendance. Mais il plaça ces couleurs horizontalement pour mieux distinguer le drapeau haïtien du drapeau français où elles sont placées verticalement. Dans le drapeau de Christophe, les couleurs noire et rouge restèrent comme du temps de Dessalines, placées verticalement.

  20. Dans un des combats qui leur furent livrés, Borgella reçut une balle au bras gauche.
  21. En fixant sa garde a 50 grenadiers, le sénat adressa un message au Président d’Haïti, où il se plaignait que les autorités de la place lui en fournissaient une « composée de 4 soldats en lambeaux, représentant plutôt la garde d’une tabagie que celle des représentans du peuple. » Yayou et Lys, commandant l’arrondissement, étant sénateurs, c’était à eux de veiller à cela ; mais le sénat sembla en adresser le reproche à Pétion. C’est alors que le palais du sénat fut fixé dans la rue du Centre ; auparavant il siégeait dans une maison près du quai.
  22. Le 14 mars, le sénat avait nommé Desrivières Chanlatte, frère de Juste Chanlatte, en qualité de secrétaire rédacteur de ses actes. C’était l’homme le moins propre à prendre soin de ses archives : le sénat fut obligé de le renvoyer. Pétion le prit alors dans ses bureaux comme principal secrétaire ; il y mit le même désordre et dut cesser ces fonctions. Mais il était instruit, ayant été élevé en France.
  23. Quand nous arriverons à l’administration du général Bonnet, secrétaire d’État, nous parlerons de la lutte qu’il eut à soutenir contre ces braves. Cette loi du 13 avril fut en grande partie son œuvre, comme toutes autres concernant les finances ; président du comité du sénat, il avait, sans contredit, plus de capacité en cette matière comme en bien d’autres, qu’aucun de ses collègues.
  24. Le Président d’Haïti n’était pas marié à la femme qu’il avait chez lui, plusieurs des sénateurs étaient dans le même cas, presque toute la haute société était encore sous l’influence des mœurs coloniales, et le sénat voulait en quelque sorte que l’exemple partît d’en bas ! Lorsque le législateur veut reformer les mœurs, c’est à lui de tracer l’exemple au peuple.
  25. Le métayage, c’est le partage des fruits en nature. Quand les cultivateurs récoltaient 10 milliers de café, par exemple, ils savaient qu’il fallait en consacrer un ou deux pour les dépenses de charrois, etc., et que sur le reste, la moitié leur appartenait : de là le terme de moitié.
  26. Il est probable qu’il fut appelé a ce poste, sur la demande du général Magloire Ambroise.
  27. Il est évident, néanmoins, que le système fiscal établi par le sénat, produisait plus l’avantages pour le fermier et surtout pour le propriétaire, que celui de l’Empire.
  28. « Le président l’a dit : c’est ainsi qu’il agit sur ses habitations. »
  29. Les propriétaires, les fermiers de l’État habitaient les villes, étaient fonctionnaires publics, et ils voulaient, en général, avoir des hommes pour cultiver les biens et leur rapporter du profit ; mais ces cultivateurs sentaient qu’ils étaient des hommes libres, des citoyens. Par son système, Pétion obtint une main-d’œuvre permanente, réglée, intéressée et économique.

    Nous trouvons les appréciations suivantes sur le métayage :

    « L’initiation a cette culture d’une famille de métayers, par le propriétaire, présente des chances de succès, et renferme une force d’expansion et de propagande bien supérieure a celle d’une population d’ouvriers conduite par un maître. Les métayers se fixent au sol pour un temps plus ou moins long, et poursuivent avec ardeur une réussite dont ils doivent recueillir leur part de profit. Tous les membres de la famille, jusqu’aux femmes et aux enfans, y font un apprentissage qu’ils propagent ensuite sur les terres dont ils ne larderont pas à devenir concessionnaires.  »

    Extrait du rapport d’un jury en Algérie, à propos de la culture, du coton, sur le Moniteur universel du 8 février 1855.

  30. Oui, si l’on entend par le terme générique de cultivateur, le propriétaire ou fermier ; mais non, s’il ne s’agit seulement que des hommes qui travaillaient réellement à la culture des terres : nous croyons l’avoir prouvé par des chiffres. Sans doute, le lise républicain retirait moins que le fisc impérial ; mais ce sont les propriétaires et les fermiers qui profitaient surtout de cet allégement d’impôt.