Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/2.4
Le retour de l’armée au Port-au-Prince permit au Sénat de fonctionner ; car plusieurs de ses membres s’y trouvaient.
Son premier acte, tant il sentait la nécessité d’une organisation quelconque dans la situation provisoire où l’on était, fut un arrêté rendu le 18 janvier, par lequel il nomma Pétion commandant du département de l’Ouest, et Gérin commandant de celui du Sud. Au terme de la constitution, les limites de ces départemens étaient les mêmes que celles assignées par l’assemblée centrale de 1801. Celui de l’Ouest s’étendait donc jusqu’à la rive gauche de l’Artibonite, enclavant ainsi les communes de Saint-Marc, des Verrettes, du Mirebalais et Las Caobas, toutes soumises aux ordres de Christophe. Le Sénat décida que le général Pétion « se mettrait, sous le plus bref délai, en possession des limites de l’Ouest : » ce qui équivalait à un ordre de marcher contre l’ennemi, pour le repousser, s’il était possible, de toutes ces communes.
Le 19, un autre arrêté nomma Bruno Blanchet aîné, secrétaire d’État de la République, parce qu’il était urgent, disait cet acte, d’organiser le service et de centraliser les opérations de l’administration, — en général s’entend, — et non pas seulement des finances ; car le secrétaire d’État devait cumuler toutes les anciennes attributions de l’intendant du régime colonial, jusqu’à ce qu’on en créât d’autres ; et en attendant la nomination d’un autre Président d’Haïti, il allait en remplir les fonctions.
Le 21, vu l’état de guerre, un nouvel arrêté chargea les généraux commandant les départemens, de maintenir l’ordre dans les villes et les campagnes, et de veiller à ce qu’aucun malveillant ne s’y introduisît pour troubler le repos public.
On aperçoit dans ces actes l’influence des idées de Pétion : comme lui, le Sénat pensa qu’il fallait organiser, rétablir l’ordre chez soi, avant de se livrer aux ses aventureuses de la guerre sur un territoire devenu ennemi.
Le même jour, il arrêta qu’une somme de mille gourdes serait tenue à la disposition de ceux des députés du Nord à l’assemblée constituante qui étaient restés au Port-au-Prince.
Le 23, Gérin présenta à ce corps un compte-rendu de sa mission dans le Sud, depuis la mort de Dessalines, en présentant les divers officiers qu’il avait promus provisoirement à des grades, pour en recevoir la confirmation. Le peu d’ordre qu’il y avait dans les archives du Sénat, dans ces premiers momens, a empêché que cette pièce ne fût conservée : peut-être aussi ne fit-il que la lire. Deux jours après, le Sénat rendit un arrêté à ce sujet pour organiser l’armée du Sud, dit cet acte. Pétion avait conféré aussi des grades provisoires, pour être confirmés par Christophe, disaient ses lettres de service : il paraîtrait qu’ils le furent avant la guerre, puisqu’on ne trouve pas d’acte du Sénat à cet égard.[1]
On peut remarquer que, dans l’arrêté du 25 janvier, cinq officiers supérieurs étaient en dehors des promotions faites par Gérin ; ce furent : Blanchet jeune, nommé général de brigade pour être en activité de service dans le département du Sud, sous ses ordres ; Francisque, général de brigade pour commander l’arrondissement de la Grande-Anse ; Wagnac, général de brigade pour commander celui des Cayes ; les trois, à prendre gran au 25 janvier. Vaval fut nommé à son grade de général, commandant de l’arrondissement d’Aquin, et Bruny Leblanc à son grade de colonel, commandant de celui de l’Anse-à-Veau. 35 autres officiers furent confirmés dans leurs grades, et Borgella promu à celui de colonel de la 15e demi-brigade.[2] Parmi ces 35, Faubert, Segrettier, Bergerac Trichet, Véret, Morancy, Racolier, Boisrond Laurent, Bois-Quenez, Prou, Lhérisson, Lévêque, Momus, étaient les plus remarquables.
Le même jour, 25 janvier, le Sénat arrêta que, jusqu’à ce qu’il nommât un secrétaire d’État de la guerre, les généraux de division commandant les départemens feraient faire par les administrateurs de finances, toutes les acquisitions des objets de guerre nécessaires aux besoins de l’armée. Le secrétaire d’État Blanchet régulariserait les délégations de payement, et ces généraux seraient tenus de rendre compte de l’emploi des objets achetés, à celui qui serait ultérieurement nommé pour la guerre, ou au Sénat même, en cas qu’il n’en nommât point.
Déjà, par un arrêté dont on ne trouve la mention que dans un procès-verbal, il avait invité les généraux Romain, Toussaint Brave et Magny, et Charéron, élus sénateurs, à venir au Port-au-Prince pour prêter leur serment. Ce n’était qu’une pure formalité, car il n’était pas présumable qu’ils se rendraient à cette invitation. Il sentit ensuite la convenance d’une adresse au peuple et à l’armée, pour expliquer la cause de la guerre civile ; le 24 janvier, elle fut publiée. On y remarque ces passages :
« Le général Christophe qui, pendant le règne de Dessalines, ne parlait que de modération et invitait, par ses envoyés, les chefs de l’Ouest et du Sud à opérer un changement dans le gouvernement, se persuada qu’il pouvait se mettre à sa place… Le général Christophe voulait en outre (de la nomination aux emplois, etc.) la manutention des deniers publics ; un pouvoir à vie et le droit de nommer son successeur… Peuple d’Haïti, le général Christophe atteste le ciel qu’il n’en veut point aux couleurs ; s’il n’en conservait point le préjugé dans son cœur, oserait-il en parler ? Des couleurs ! depuis longtemps il n’en existe point dans l’Ouest ni dans le Sud ; on n’y connaît que des frères et de vrais Haïtiens… Le Sénat ne veut point pourtant voir encore de coupables dans la troupe du Nord qu’on a égarée ; une amnistie lui est offerte ; nous ne voulons pas verser le sang de nos frères. Le général Christophe même n’a qu’à se soumettre à la constitution, et il éprouvera l’indulgence d’une nation généreuse ; mais s’il persiste dans sa rébellion, peuple, ralliez-vous à la constitution. »
C’était encore une formalité politique ; car Christophe, traité de rebelle et de révolté, chargé de toutes les accusations qu’il avait encourues, ne se serait pas soumis à ses ennemis. On voit affirmer encore que ce fut à sa suggestion, que Geffrard et Pétion conçurent le projet d’abattre Dessalines, et ce qu’a prétendu Pétion, sur la communication qu’il lui fit faire relativement à l’autorité qu’il désirait avoir par la constitution.
En parlant de couleurs, Christophe voulait surtout détourner l’attention publique de la vraie cause de la guerre civile ; car son despotisme réclamait cette sottise de l’ignorance pour régner. Ce sont ces absurdités, imitées du langage hypocrite de Toussaint Louverture, qui ont fait croire et répéter que cette guerre ne fut qu’une opposition entre noirs et mulâtres, une lutte de couleurs et de castes. Des étrangers, imbus des principes du système colonial qui tend toujours à diviser ces deux branches de la race noire, intéressés par conséquent à les voir admis en Haïti pour l’énerver et empêcher son développement, se seraient bien gardés de ne pas accréditer cette erreur. Des Haïtiens même l’ont accueillie sans réflexion, lorsqu’ils devraient se pénétrer des causes réelles des luttes antérieures de leur pays, pour ne pas devenir les instrumens ou les victimes de cette politique toute coloniale.
Cette adresse du Sénat fut signée par 20 membres présens au Port-au-Prince, y compris Thimoté qui ne tarda pas à partir pour se rendre au Port de-Paix, son domicile, afin d’y exciter une insurrection contre Christophe. Pétion s’entendit avec lui à ce sujet, pour réveiller dans toute la péninsule du Nord les anciens principes que Lubin Golard y avait semés, en 1799, en faveur du parti de Rigaud ; et il fut convenu qu’aussitôt son départ, le Sénat le déclarerait déchu, par sa fuite apparente, et le remplacerait.
Le 27 janvier, trois jours après la publication de cette adresse, le Sénat se vit dans la nécessité d’agir dans le vrai de la situation des choses. Une proclamation de Christophe, en date du 14, était parvenue au Port-au-Prince ; elle essayait de fomenter la division parmi les républicains. Le Sénat publia un arrêté qui le mit hors la loi, en invitant tous les citoyens à lui courir sus, après l’avoir destitué de toutes fonctions civiles et militaires : il déclara les citoyens, en général, dégagés de toute obéissance envers lui, en offrant amnistie à tous ceux qui se rangeraient sous les bannières de la République, et promettant aux généraux, aux officiers et aux fonctionnaires publics de leur conserver leurs gracies et positions.
Par suite de l’arrêté du 18, l’armée se mit en marche, le 29, contre le territoire de l’Ouest en possession de Christophe. Agissant dans ce département, Pétion en eut naturellement le commandement supérieur ; et disons la vérité, parce que le Sénat lui reconnaissait plus d’aptitude, à raison de son influence sur les troupes. L’armée, composée de celles de l’Ouest et du Sud, fut divisée en deux colonnes : la première, commandée par le général Yayou, la seconde, par le général Gérin. Elle se porta au Boucassin, où Yayou enleva sur l’ennemi le monticule qu’il occupait sur l’habitation Sabourin. Larose, qui était à l’Arcahaie et qui s’était avancé contre les républicains, se retira par les montagnes avec ses troupes. À Labarre, habitation de la plaine des Vases au-delà du bourg, se trouvait un poste occupé par un bataillon de la 8e ; Pétion s’y porta, le surprit et le fit prisonnier : traités avec douceur, ces braves soldats consentirent à servir la République. Il en fut de même de ceux de la 3e qui se trouvaient au bourg de l’Arcahaie et qui furent forcés de mettre bas les armes.
Pétion y établit son quartier-général et envoya les généraux Yayou et Francisque à la tête des 13e, 15e, 22e et 24e demi-brigades, commandées par Bourdet, Borgella, David-Troy et Lamarre, quatre colonels aussi braves que leurs chefs, pour chasser l’ennemi du canton de Mont-Roui : ils allèrent jusqu’à l’habitation Déluge, à 5 ou 6 lieues de Saint-Marc, après avoir repoussé deux bataillons de la 7e et de la 14e. Là, les colonels opinèrent pour marcher sur Saint-Marc ; mais Yayou, qui était le chef supérieur, s’y opposa, sans doute par les instructions de Pétion. Au contraire, il revint avec ces quatre corps à l’Arcahaie, ou à l’habitation Poix-la-générale qui touche à ce bourg[3]. Pétion essaya de gagner Larose au parti républicain ; mais ce farouche brûla, sans la lire, l’adresse du Sénat qu’il lui avait envoyée[4]. Il méconnaissait son intérêt, comme en 1802.
Lisons nous-même ce que dit M. Madiou, à propos de cette campagne. Il a porté la force des 6 demi-brigades de l’Ouest à 6 mille hommes, et celle des 4 demi-brigades du Sud à 2500. Nous ignorons s’il a trouvé des documens officiels pour constater ces chiffres élevés aussi positivement, ou si c’est par la tradition orale toujours suspecte d’exagération en pareil cas.
« Ces dix mille cinq cents hommes (lisez 8500), audacieusement commandés, eussent pu ne s’arrêter qu’aux Gonaïves… Mais, apprenant (au Mont-Roui) que le général Pierre Toussaint, officier d’une audace prodigieuse, le tournait par les montagnes, Francisque rétrograda jusqu’à l’Arcahaie[5]. »
Pierre Toussaint était chargé de la défense de Saint-Marc. Si, en apprenant la présence des républicains au Mont-Roui, à 6 lieues de cette ville, il la quitta pour les tourner par les montagnes, c’est une preuve qu’il y laissait encore assez de troupes pour la défendre, au moyen de ses fortifications. Et comment admettre alors qu’il eût été si facile de ne s’arrêter qu’aux Gonaïves, lorsqu’il fallait d’abord enlever Saint-Marc de vive force ? Ordinairement, on ne fait pas de pareilles conquêtes sur le terrain, comme on écrit une phrase sur le papier.
« L’armée demeurait dans l’inaction (à l’Arcahaie) ; cependant, pleine d’ardeur, elle demandait à marcher contre Saint-Marc. Le général Pierre Toussaint qui commandait en cette ville dont la garnison s’élevait à peine à 3000 hommes, n’eût pu résister à l’impétuosité de plus de 8000 hommes. Les généraux étaient d’opinion qu’on allât en faire le siège. Mais Pétion, général en chef de l’armée, ne voulait pas s’éloigner davantage du Port-au-Prince, avant qu’on eût nommé un Président d’Haïti. Enfin, vers le milieu de février, sans avoir consulté ses généraux, profitant de la nouvelle qui lui était parvenue, que la révolte se développait de plus en plus dans la Grande-Anse, il ordonna i’évacuation de l’Arcahaie. Il n’y laissa pas même une garnison. L’armée rentra au Port-au-Prince, après avoir l’ait une campagne sans résultat.[6] »
Cette campagne avait été ordonnée par le Sénat, pour que Pétion prît possession des limites de son département de l’Ouest[7]. Pour obtenir ce résultat, il lui aurait fallu conquérir, avec 8500 hommes (en supposant ce chiffre exact), Saint-Marc, les Verrettes, le Mirebalais, Las Caobas et toute la rive gauche de l’Artibonite correspondante à ces communes, à moins qu’il n’eût voulu aller guerroyer aussi contre les Français dans l’Est, pour leur enlever Las Matas, Saint-Jean, Neyba, etc., compris dans les limites de l’Ouest.
Mais, arrêtons-nous seulement à Saint-Marc. N’avait-il pas vu tout récemment environ 3000 hommes défendre le Port-au-Prince, d’un développement plus considérable que cette ville, contre une armée 4 fois plus forte qui venait de les battre à Sibert ? Il lui était donc permis de croire, en opposition à ses généraux et ses soldats, que Pierre Toussaint, ayant aussi 3000 hommes sous ses ordres, eût pu résister à ses 8500, et d’autant mieux, qu’il était un officier d’une audace prodigieuse. Pétion était-il d’ailleurs dans l’obligation de consulter ses généraux, pour savoir ce qu’il était plus raisonnable de faire dans la circonstance ? Un général n’obtient pas le commandement en chef d’une armée, s’il est reconnu tellement incapable de la diriger, qu’il lui faille recourir aux conseils de ses subordonnés.
Mais les motifs de Pétion, en agissant ainsi, en ne voulant pas s’éloigner du Port-au-Prince, étaient de voir nommer un nouveau Président d’Haïti, puisqu’on venait de déclarer la déchéance de Christophe. Il est sous-entendu qu’il aspirait à cette charge, et que ses motifs furent tout personnels.
Eh bien ! admettons cela. Si l’on n’envisage que son ancienneté militaire, on reconnaîtra qu’il avait plus de droits que Gérin, à y être appelé. Il devint général de brigade en novembre 1802, général de division en janvier 1803, en même temps que Christophe. — Gérin ne fut promu général de brigade qu’en juillet 1805, général de division en juillet 1805. Mais, si l’on examine ses qualités et ses antécédens, en les comparant à ceux de son compétiteur, on lui trouvera encore plus de droits à cette première magistrature de la République.
Ensuite, dès 1802, Pétion n’était-il pas devenu le chef du parti politique qu’avait dirigé Rigand après Pinchinat ? N’est-ce pas à ce titre qu’il s’allia avec Dessalines, qu’il entraîna Christophe et Clervaux, qu’il persuada Geffrard de seconder Dessalines dans la guerre de l’indépendance ? Le rôle de Gérin, alors, n’était-il pas tout-à-fait secondaire ?
De là les justes prétentions que Pétion était autoriser à nourrir dans son noble cœur, pour devenir Président d’Haïti après la déchéance de Christophe. Mais, avait-il besoin de s’en préoccuper, lorsque l’opinion publique le désignait déjà ?
Cependant, il avait un autre motif pour revenir au Port-au-Prince avec l’armée. La révolte de la Grande-Anse se développait de plus en plus ; il profita de cette nouvelle pour évacuer l’Arcahaie.
Eût-il donc mieux fait d’aller donner des assauts à Saint-Marc, que de retourner pour mettre le Sénat en mesure d’envoyer secourir les familles du Sud, que menaçait cette révolte de pillards sanguinaires ?
D’autres causes contribuèrent à son retour au Port-au-Prince avec l’armée : voyons-les dans la lettre suivante qu’il adressa au Sénat :
Le général de division Pétion, sénateur, aux membres du Sénat.
Citoyens collègues, — Il me semble, dans les circonstances présentes, qu’il serait plus que jamais convenable que le Sénat prit une résolution tendante à faire une levée de jeunes gens, pour compléter les différentes demi-brigades de la division sous mes ordres. Deux mille hommes, selon moi, suffiraient pour cette opération. — Privé, par mon état de maladie, de la faculté de pouvoir me rendre dans votre sein pour faire cette proposition, j’ai cru devoir vous l’adresser ici, vous priant de vouloir la prendre en considération.
Agréez, citoyens, l’assurance de messentimens affectueux,
Et le même jour, vu l’urgence, le Sénat rendit un arrêté qui ordonna une levée de 4000 hommes, au lieu de 2000, tant dans l’Ouest que dans le Sud, attendu que les corps du Sud avaient autant besoin de se compléter.
Si Pétion et le Sénat reconnurent cette nécessité, nous sommes porté dès lors à douter de l’exactitude du chiffre de 8500 hommes impatients de prendre Saint-Marc et de ne s’arrêter qu’aux Gonaïves. Si la maladie de ce général, commandant en chef, l’empêcha d’aller au Sénat, nous comprenons encore mieux qu’il ne put entreprendre la conquête des communes de l’Ouest qui étaient sous le pouvoir de Christophe ; car ce n’était pas au général du Sud à le faire pour lui ; ce dernier avait un autre devoir urgent à remplir en ce moment-là : c’était d’aller préserver son département de l’irruption d’une révolte qui s’organisa si bien, qu’elle dura treize années entières.
On a dit que Gérin reprocha à Pétion « de ne pas vouloir saisir l’occasion favorable d’abattre Christophe d’un seul coup. »
Ne prenons pas avantage des faits que nous venons de relater, pour faire juger de l’injustice, nous pourrions même dire du ridicule de ce reproche de Gérin ; car il est vrai qu’il le fit. Examinons la situation où la guerre civile plaça le pays, afin de bien apprécier les idées et les vues de ces deux généraux, influens sur les destinées de la jeune République d’Haïti.
Les deux anciens partis politiques qui étaient entrés en lutte en 1799, — ceux de Toussaint Louverture et de Rigaud, — qui avaient opéré leur réconciliation, leur fusion, en 1802, pour rendre le pays indépendant de la France, ces deux partis se relevaient debout avec leurs principes opposés, dans leurs personnifications nouvelles, — Christophe et Pétion.
Le résultat désastreux de la première guerre civile avait fait passer toute l’ancienne colonie sous le niveau d’un despotisme sanguinaire ; peu après survint le régime non moins atroce de 1802 et 1803 ; celui-ci fut remplacé par une administration dictatoriale tellement injuste et vexatoire, qu’il fallut en venir à briser son joug dans le sang. En 1807, la nouvelle guerre civile éclata, parce que Christophe voulait la reconstituer et que Pétion, revenant aux idées et aux principes de Rigaud, son ancien chef, voulait enfin leur réalisation sur ce sol si déplorablement ensanglanté.
Certainement, s’il avait été possible d’abattre Christophe d’un seul coup, Pétion eût dû le faire, dans l’intérêt même des populations qu’il égarait, comme l’avait fait son ancien chef, Toussaint Louverture ; mais il y avait une très-grande différence entre exprimer un tel désir, un tel vœu, et l’accomplir. Revenir sur les considérations qui appuient cette assertion, serait, de notre part, un manque de confiance dans la sagacité du lecteur.
Dans une telle situation, que fallait-il entreprendre pour faire prévaloir, aux yeux des populations, les avantages du système républicain sur celui qui allait être régularisé, qui était déjà établi dans le Nord et l’Àrtibonite ? La guerre était-elle le meilleur moyen de persuasion et de conviction sur les esprits ? Elle entraîne toujours des violences qui soulèvent l’indignation de ceux qu’on attaque ; leur amour-propre s’en irrite, et ils résistent : s’ils sont vaincus, ils restent subjugués, mais non pas soumis par une obéissance raisonnée. Vienne une circonstance imprévue, et ils détruisent en un jour tout le fruit obtenu par la conquête. Exemple : — en 1802, que fit le Sud subjugué en 1800 ? La guerre, la conquête l’avaient-elles convaincu que le système politique de Toussaint Louverture était meilleur que celui de Rigaud ?
Gérin voulait une guerre active, une invasion subite dans les départemens soumis à Christophe, prétendant que partout les troupes et les populations mettraient bas les armes, accourraient au-devant de l’armée républicaine, parce qu’elles étaient favorables à la République. Mais les faits prouvaient le contraire : les troupes venaient d’attaquer le Port-au-Prince, de résister dans la commune de l’Àrcahaie ; elles étaient donc obéissantes aux ordres de Christophe et de ses généraux ? Elles avaient d’ailleurs, comme leurs adversaires, leur amour-propre de militaires, leur réputation à conserver ; il est donc plus que probable qu’elles eussent fait une résistance acharnée. Les populations avaient été surexcitées par des moyens captieux, qui leur représentaient Dessalines comme victime d’une odieuse trahison de la part de ses anciens ennemis de la première guerre civile. Toutes les passions de cette époque antérieure reparaissaient sur la scène politique. Enfin, Gérin voyait, en 1807, une situation identique à celle de 1799, et il n’était pas le seul, il faut le dire pour son excuse ; bien d’autres membres du Sénat et la plupart des militaires pensaient comme lui. Ils faisaient tous à Pétion, quant à la conduite de la guerre, les mêmes reproches qu’on avait adressés à Rigaud : reproches que nous avons nous-même accueillis contre celui-ci. Mais ils confondaient deux situations entièrement différentes, selon nous.
En 1799, le pays était une colonie dépendante ; le gouvernement de la métropole était le supérieur de Rigaud et de Toussaint Louverture, qui, tous deux, étaient dans la nécessité de lui complaire. Or, ce gouvernement favorisait le système de Toussaint et ce chef lui-même, parce qu’il convenait mieux à ses vues, sinon de restauration de l’esclavage, du moins d’une certaine réaction contre la liberté générale. Et lorsque son agent, brouillé avec Toussaint, chassé par lui, dégagea Rigaud de toute obéissance envers ce général en chef de l’armée, que la guerre civile survint entre eux, aux grands applaudissemens des colons, à la satisfaction non équivoque du gouvernement de la métropole, — pour se justifier aux yeux de ce dernier, Rigaud devait tout tenter, tout faire pour rester vainqueur, en conquérant par la guerre le territoire soumis à son adversaire. La politique européenne lui eût pardonné son succès, s’il avait pu l’obtenir, momentanément du moins, et pour agir ensuite contre lui, de même qu’on le fit envers Toussaint. Cependant, supposons Rigaud resté vainqueur sur le champ de bataille, la liberté se fût consolidée, la terreur n’aurait pas régné pour désaffection ner les populations au point qu’elles virent avec joie paraître la flotte et l’armée françaises. C’était ce résultat prévu ou entrevu qui légitimait les reproches faits à Rigaud.
Mais dans la situation de 1807, c’était autre chose. Le pays était déjà indépendant depuis trois ans. Quel était, quel pouvait être le supérieur de Christophe et de Pétion, que l’un et l’autre devaient chercher à satisfaire ? Le Peuple haïtien, cette jeune nation qui avait proclamé ses droits avec son indépendance. C’était là le souverain qui était appelé à juger, à décider entre eux et leurs systèmes politiques différant comme la nuit et le jour.
Christophe voulait rester dans les ornières du passé ; il avait, pour son système, l’avantage d’agir sur l’esprit conforme des populations soumises à ses ordres, et encore, il les remuait par des mensonges qu’elles ne pouvaient pas réfuter, par des passions qu’elles avaient déjà éprouvées et qu’il ravivait.
Pétion, au contraire, voulait les éclairer sur leurs vrais intérêts, comme celles soumises à ses ordres, ou plutôt aux lois de la République. Ses moyens étaient la persuasion pour les cœurs, la conviction pour les esprits, en conformité même du système républicain qui ne peut, qui ne doit pas être fondé sur la violence.
Dès lors, n’aperçoit-on pas une opposition de procédés entre ces deux rivaux, nécessaire pour parvenir à leurs fins ?
Christophe devait vouloir la guerre, qui est un état de violences en tous genres, pour subordonner hommes et choses à sa volonté orgueilleuse.
Pétion devait s’abstenir de la guerre autant que possible, pour éviter les violences et faire comprendre la volonté de la loi qui garantit la sûreté des hommes et des choses. Nous disons autant que possible, car en acceptant la guerre civile à Sibert, en tirant le premier son coup de pistolet, il subissait une nécessité du moment pour obtenir cette garantie. On le vit ensuite porter la guerre dans le sein du Nord ; mais ce fut quand des portions de la population eurent fait d’elles-mêmes acte de résistance à l’oppression qu’elles enduraient, et pour essayer de les secourir et de les aider.
Cela ne dérogeait pas à ses vues, à son système général. Il disait qu’il était inutile de verser du sang, parce que Christophe se perdrait tôt ou tard par sa férocité : nous répétons ici ce qui a été dit et ce qui est vrai. Inutile de tirer avantage des événemensde 1820 qui justifièrent les prévisions de ce génie politique : parlons comme il parlait en 1807.
Gérin répliquait que Christophe, avant de succomber, se baignerait dans le sang des populations.
C’est par là qu’il prouverait sa férocité ; mais s’il avait été possible de l’abattre, on eût dû le faire, nous le répétons. C’était là la question, et nous ne voyons pas dans l’état des choses, qu’elle fût très-facile à résoudre.
En attendant, Pétion pensait, dans sa seconde campagne à l’Arcahaie, qu’au lieu de la poursuivre pour s’engager dans une lutte qui pouvait être plus ou moins longue sur le territoire ennemi, il valait mieux retourner au Port-au-Prince, afin de compléter l’organisation de la République par celle de son gouvernement. Cette pensée si importante coïncidant avec sa maladie et la nouvelle du progrès de la révolte dans la Grande-Anse, rien ne devait l’arrêter.
Ses vues politiques, enfin, consistaient : — à faire procéder à la nomination d’un Président de la République en remplacement de Christophe, pour obtenir l’unité d’action dans ses affaires ; — à ce que le Sénat rendît les principales lois nécessaires à l’administration du pays, selon l’esprit de la constitution, afin que tous les citoyens de l’Ouest et du Sud, sans distinction, pussent jouir, après dix-huit années de révolutions et de despotisme, de tous leurs droits, et comprissent l’immense différence existante entre le passé et le présent ; — à mettre en pratique la justice envers tous, la modération dans les procédés et l’humanité dans les actes du chef de l’État et de ses subordonnés, pour attacher les cœurs à la République, convaincre les esprits de l’excellence de ce régime, de la préférence à lui accorder sur le régime opposé ; — à obtenir, par ce moyen, des résultats si heureux pour l’Ouest et le Sud, que l’Artibonite et le Nord, par la comparaison de leur malheureux sort, reconnussent à leur tour l’excellence du régime républicain et brisassent le joug sous lequel ils allaient gémir, afin de se réunir aux deux premiers départemens et de reconstituer l’unité haïtienne, sans effusion de sang. Cet immense résultat qu’il espérait obtenir, qu’il annonçait à tous, devait mettre la République en mesure de résister aux Français établis dans l’Est d’Haïti, et même amener à la fin l’unité politique par l’unité territoriale. Il n’en doutait pas, il le disait journellement pour fermer la bouche à ses détracteurs.
Voilà tout le système de Pétion et ses préoccupations incessantes. Voilà comment il comprenait ce pouvoir auquel il aspirait, et que le pays fut heureux de voir confier à sa sagesse, parce qu’il justifia son attente, en prouvant encore aux peuples civilisés, que les hommes de la race noire sont capables aussi de se gouverner régulièrement et de respecter les droits des autres. Il était ambitieux, sans doute ; mais son ambition, qui obtint de tels résultats, fut-elle nuisible ou profitable à son pays ?
Parmi ses contemporains, ses collaborateurs dans l’œuvre républicaine, même ses meilleurs amis, peu le comprirent au début de cette carrière glorieuse dans laquelle il entrait. Mais lorsque le temps fut arrivé pour faire triompher sa pensée politique, alors qu’il dormait déjà dans sa tombe vénérée, ils reconnurent la profondeur de ce génie qu’anima la bienfaisance ; ils lui rendirent justice.
Excusons-les, excusons surtout ce brave et infortuné Gérin, qu’une déplorable fatalité entraîna dans l’abîme[9].
Immédiatement après la mort de Férou, le général Vaval avait été chargé de commander provisoirement l’arrondissement de la Grande-Anse. Francisque étant nommé à ce poste, partit du Port-au-Prince le 14 février, pour s’y rendre par terre, en même temps que la 15e demi-brigade, sous les ordres de Borgella, allait par mer. Ce corps débarqua au Corail, et entra de suite en campagne.
Quelques jours avant d’avoir décrété la levée d’hommes pour compléter l’armée, le Sénat avait rendu deux arrêtés. L’un portait résiliation des baux à ferme des habitations qui étaient exploitées pour le compte de Dessalines, en exceptant de cette disposition celles qui l’étaient au profit de sa vertueuse épouse : c’était un nouvel hommage rendu à ses qualités personnelles. L’autre avait pour but de prescrire les formalités à remplir par les propriétaires dépossédés de leurs biens sous le régime impérial, pour rentrer en possession de ces biens. Cette question vitale de la propriété ayant été la cause déterminante de la révolution du 17 octobre, il est bon de connaître les principes adoptés à cet égard par le Sénat, le 9 février.
Le Sénat, considérant que s’il est juste de remettre en possession de leurs biens ceux qui en ont été dépossédés arbitrairement, il est également juste de rendre à l’État les biens dont certaines personnes se sont emparées, sans aucun titre ; après avoir déclaré l’urgence, décrète ce qui suit :
1. Toutes personnes dépossédées de leurs biens, et dont les titres de propriété ont été perdus, ou incendiés dans les événemens qui se sont succédé dans cette île, pourront y suppléer de la manière suivante :
2. Elles se présenteront par-devant le tribunal de paix de leur
commune, à l’effet de procéder à une enquête, pour constater la validité de leurs prétentions.
3. Le juge de paix ou l’un de ses assesseurs se transportera sur les lieux, et s’assurera des habitans voisins, ou, à défaut, de trois notables de la commune, si la personne réclamante est légitime propriétaire du bien réclamé, et si elle en a joui sans interruption.
4. Il s’assurera aussi si le réclamant est propriétaire par droit d’héritage ou par acquisition, et en fera mention dans le procès-verbal qui sera dressé à ce sujet.
5. Ledit procès-verbal sera présenté au préposé d’administration du lieu, qui sera tenu d’y mettre son avis et de l’adresser, sous le plus bref délai, au secrétaire d’État, qui, vu la vacance de la présidence, prononcera définitivement la mise en possession, s’il y a lieu.
6. Lorsqu’un propriétaire sera réintégré sur ses biens, le bail à ferme est résilié de droit.
7. Toutes personnes convaincues de s’être fait mettre en possession de divers biens, par de fausses attestations, des ventes simulées, testamens dont les testateurs sont existans en pays étranger, actes contrefaits dont, les minutes des notaires, compulsées, n’offrent aucun dépôt, ou par d’autres moyens illégaux, seront dépossédées desdits biens, lesquels seront réunis au domaine et affermés au profit de la République.
8. Les préposés d’administration, les juges de paix et leurs assesseurs, sont responsables envers l’État des abus qui pourraient se glisser dans leurs recherches ; et les faux attestons seront poursuivis par les tribunaux, et punis suivant toute la rigueur des lois.
9. Les administrateurs et leurs préposés seront tenus, sous peine de destitution, de faire connaître au secrétaire d’État tout ce qui parviendrait à leur connaissance relativement aux personnes qui, sans aucun droit, se sont fait mettre en possession des biens des absens. Tous les citoyens sont invités, au nom du bien public, à les dénoncer.
10. Le secrétaire d’État pourra demander la représentation : des titres de propriété dont les droits du possesseur paraîtront douteux, pour être statué définitivement.
11. L’article 19 de l’arrêté du 7 février 1804, continuera d’avoir son plein et entier effet.
12. Les juges de paix recevront, pour leurs vacations, une gourde en ville, et quatre gourdes par jour pour la campagne.
Ainsi, le Sénat conciliait le droit de propriété des particuliers avec celui du domaine public. La constatation de ce droit était confiée au magistrat de la justice de paix ; mais les agents du fisc devaient veiller sur les abus, et le plus haut fonctionnaire de l’État prononçait en dernier lieu. Les fraudeurs de ces droits étaient punis par les tribunaux ; fonctionnaires et citoyens étaient appelés à les désigner à l’autorité. Les sages dispositions prises en premier lieu par Dessalines, pour conserver les droits de l’État, furent maintenues avec raison ; maison évita de laisser à l’arbitraire la faculté d’en abuser.
Le 19 février, le Sénat rendit un autre arrêté par lequel il s’autorisa à réprimer les fraudes des administrateurs. La corruption du régime impérial redressait la tête pour continuer les mêmes abus. — Le 21, il fit une loi pour fixer le costume de ses membres. — Le même jour, il arrêta que ceux des députés du Nord et de l’Artibonite, à l’assemblée constituante, restés au Port-au Prince, seraient appelés aux fonctions publiques vacantes et recevraient, en attendant, une indemnité pour subvenir à leurs besoins. La justice dicta cette mesure.
Pétion, à qui ses contemporains reprochaient de tolérer la licence et l’anarchie, méditait en ce moment, quoique malade, sur les moyens n’établir l’ordre ; mais il voulait que ce fût par des lois humaines, et non par le pouvoir arbitraire du sabre et de la baïonnette. Ne pouvant se rendre au milieu de ses collègues, il leur adressa la lettre suivante :
Le général de division Pétion, sénateur, aux membres du Sénat.
Il se commet chaque jour, citoyens collègues, des délits militaires que le bien public exige de dénoncer à un tribunal qui, d’après la loi, devait être établi pour en connaître et prononcer ce que de droit. Ces délits, souvent restent la plupart impunis, attendu le défaut de règlement établi pour cet objet essentiel, et surtout parce que celui fait sous le dernier gouvernement est si atroce, qu’on ne saurait s’y conformer, dans différens cas, sans s’exposer à prononcer contre sa propre conscience.
Je crois, en conséquence, devoir vous proposer, par cette lettre, de vouloir bien vous occuper de l’établissement d’un code où les peines seront proportionnées aux délits, vous priant, en raison de l’urgence d’une pareille loi, de prendre ma proposition, aussitôt que possible, en considération.
Voilà un homme qui suivait la carrière militaire depuis l’âge de 21 ans, et qui était parvenu au plus haut grade dans l’armée ; il avait un pouvoir, une autorité presque illimitée, par la rigoureuse discipline imposée à cette armée d’après le code pénal de 1805 : songeait-il à conserver cette domination absolue sur ses compagnons d’armes ? Non. Mais, s’élevant à la hauteur du législateur humain qui veut fonder des institutions durables, que ses semblables puissent accueillir comme protection de leurs droits, que la société puisse envisager comme garantie de l’ordre qui lui est si nécessaire ; sachant que le juge répugne à appliquer des lois trop sévères, et que le plus sain principe en jurisprudence consiste à proportionner la punition au délit : le voilà, cet homme, qui provoque de ses collaborateurs à la fondation de la République, des adoucissemens à une législation atroce, comme il l’appelle justement, afin de s’assurer de la répression des délits. Voilà l’une des causes de l’influence qu’il exerça sur son pays et qui le fît paraître digne de parvenir au pouvoir.
Dix jours après sa lettre, le Sénat rendit un arrêté, sur la proposition d’un comité tiré de son sein et composé de Yayou, Lys et Daumec, par lequel il obviait aux inconvéniens signalés par Pétion. Le rapport de ce comité, rédigé par Daumec, est un modèle de raisonnement pour faire apprécier la nécessité de cette réforme salutaire. Pressé par les circonstances, ainsi qu’il le disait, le comité ne put que présenter un amendement au code pénal militaire de 1805 et à la loi sur les conseils spéciaux : son projet fut adopté par le Sénat.
Les 28 cas où la peine de mort était applicable dans ce code, furent réduits à 8 : — « L’espionnage, la trahison, l’assassinat et meurtre quelconque, l’incendie, la révolte à main armée, le viol, lorsqu’il aurait occasionné la mort de la personne violée, et contre le subordonné qui aurait porté la main sur son supérieur. » Tous les vingt autres cas furent punissables de 3, 4 et 5 années de gêne, pour être, les condamnés, livrés aux travaux publics.
« Art. 8. Le Sénat abolit pour toujours la peine des verges ; elle est remplacée par six mois de détention. Il abolit également le genre de mort à la baïonnette : ceux qui l’ordonneront, exécuteront, seront poursuivis et punis comme assassins. »
Les conseils spéciaux furent remplacés par des commissions militaires permanentes pendant la durée de la guerre civile, elles connaissaient de tous les délits criminels, militaires et autres. C’était une pressante nécessité du moment, pour arrêter promptement les actes désordonnés ; mais du moins la permanence de ces tribunaux les assimilait aux tribunaux civils, — les juges militaires, une fois nommés, n’étant pas changés pour chaque affaire comme le sont les conseils spéciaux. Quelque temps après, les tribunaux civils reprirent leurs attributions pour juger les délits non militaires, en vertu de la loi organique de 1808.
Des conseils de révision, composés aussi de militaires, furent institués pour réformer les jugemens rendus par les commissions permanentes, lorsqu’il y aurait lieu. Les généraux commandans de départemens furent chargés de les former, de même que les commissions permanentes ; mais « les juges ne pouvaient être influencés par aucune autorité. »
Cet arrêté fait honneur à la mémoire de Daumec, son rédacteur, plus versé dans la science du droit que ses deux collègues. Ces trois membres du Sénat méritèrent de l’humanité, en proposant à ce corps d’abolir la peine des verges et la mort à la baïonnette ; et le Sénat républicain honora son pays en les proscrivant.
Dans l’intervalle de la proposition faite par Pétion au Sénat pour réformer le code pénal militaire, et de l’émission de cet arrêté, il envoya à ce corps, le 24 février, un paquet que le général français Ferrand venait de lui adresser de Santo-Domingo. Nous n’avons pas vu ce document dans les archives du Sénat, si mal tenues à cette époque ; mais par sa lettre qui l’accompagnait, Pétion disait à ce corps « qu’il verrait, comme lui, que les propositions que lui faisait Ferrand, ne méritaient que le plus profond mépris. » Il est probable que ce général lui offrait des secours contre Christophe, et l’engageait à se soumettre à la France, dans l’intérêt des mulâtres, menacés selon lui, par cette guerre. Ferrand devait voir avec plaisir, néanmoins, cette nouvelle guerre civile entre les Haïtiens, ne pouvant présumer que de cette lutte sortirait la réunion des populations de l’Est d’Haïti, à la République que fondait Pétion en ce moment ; car son cœur en jeta les bases aussi bien que pour la réunion du Nord et de l’Artibonite[10].
Quelques jours après, le 3 mars, il envoya encore au Sénat un paquet adressé « au chef de l’île d’Haïti, » qui venait de lui être remis, le même jour, par le subrécargue d’un navire entré au Port-au-Prince. Nous en ignorons aussi le contenu et de quelle source venait celui-ci. Dans tous les cas, le sénateur haïtien remplissait son devoir envers l’autorité chargée des relations extérieures par la constitution.
Après la première marche de Pétion à l’Arcahaie, Christophe étant encore à Marchand et bien résolu à défendre le territoire qui lui était soumis, songea à fixer la fidélité des officiers supérieurs qui devaient y contribuer. Dans ces vues, il fit de nombreuses promotions, parmi lesquelles on remarque celles des colonels Pierre Toussaint et Larose au grade de général de brigade, et des colonels Pierre Cotereau et Guerrier à celui d’adjudant-général. C’étaient quatre vaillans officiers déjà connus par leurs services dans l’armée. Pierre Toussaint alla commander Saint-Marc où il était déjà, et Larose, qui était connu à l’Àrcahaie durant la guerre de l’indépendance, eut ordre d’occuper cette commune. On a vu qu’à la seconde marche de Pétion, il avait dû se retirer de là en présence des forces républicaines. Mais, déjà il avait usé de moyens brutaux envers les cultivateurs de cette commune, en les pillant et les maltraitant.
Quand Christophe fut rassuré sur les desseins de Pétion par son retour au Port-au-Prince, il se rendit au Cap. C’est alors qu’il fit arrêter Roumage aîné qui fut tué, quelques semaines après une dure détention. Il publia une proclamation le 22 janvier, adressée aux habitans et aux cultivateurs pour les entretenir de la nécessité de se livrer aux travaux agricoles. Il disait aux uns et aux autres : « Les jouissances d’un peuple libre ne consistent pas dans le vain appareil d’un luxe extérieur. L’union des citoyens, la valeur des soldats, la fertilité des champs et la richesse du commerce, voilà le luxe qu’il faut étaler aux yeux des nations, » — sauf à faire différemment lui-même, toujours ostentateur dans sa mise et la tenue de son palais. Aux cultivateurs, il disait : « que tous les cultivateurs se réunissent sur les habitations qui leur ont été désignées ; » c’est-à-dire : Rentrez promptement sur celles de vos anciens maîtres, comme sous le règne de Toussaint Louverture et celui de Dessalines ; car tel fut le régime agricole dans le Nord et l’Artibonite durant quatorze années.
En apprenant ensuite la seconde marche de Pétion à l’Arcahaie et son retour au Port-au-Prince, il ordonna de renforcer les troupes de Larose, d’un bataillon de la 4e sous les ordres de J.-L. Longueval, et d’un autre de la 14e sous ceux d’Éloy Turbet, afin d’aller réduire cette commune en cendres, pour qu’elle ne pût pas profiter de sa proximité du Port-au-Prince et y porter ses produits. Larose ne suivit que trop ces barbares instructions : les habitans et les cultivateurs s’enfuirent dans les bois, ou passèrent au Cul-de-Sac pour éviter d’être égorgés. Jean-Charles Courjolles lui-même, ce bandit qui était sous ses ordres dans la guerre de l’indépendance et encore en ce moment, ne put endurer la vue de tant d’excès ; il tua le colonel Éloy Jeanton, de la 8e l’un des féroces exécuteurs, et Larose le fit tuera son tour. Ces faits se passèrent dans le courant de février.
Ce sont ces abominables cruautés qui révoltèrent le brave Jean Dugotier, inspecteur des cultures dans le canton du Fond-Blanc. Il se décida à s’armer en faveur de la République, à laquelle il rendit les services les plus signalés jusqu’en 1820. C’était un Africain d’un courage remarquable ; par la suite, il attira au parti républicain une foule de cultivateurs des montagnes de Saint-Marc, des Verrettes et de la plaine de l’Artibonite, et il devint le colonel d’un 25e régiment formé de la plupart de ces hommes.
Malgré les actes criminels et de basse servilité de Larose, Christophe envoya Barthélémy Mirault avec mission de le faire égorger : ce qui eut lieu. Dessalines lui avait pardonné son insubordination envers lui en 1802 et 1805, à raison de sa conduite à la Crête-à-Pierrot et antérieurement : Christophe le fit mourir pour avoir été d’une obéissance passive. Ce seul fait suffirait pour justifier Pétion d’avoir brisé avec cet ingrat et accepté la guerre ; car, quelle garantie aurait-on pu avoir sous le gouvernement d’un chef semblable ?
La nouvelle des barbaries commises dans la commune de l’Arcahaie, parvenue au Port-au-Prince, dut y occasionner une sensation pénible, de même qu’on y gémit toujours de tout ce qu’on apprit par la suite, de la férocité de Christophe.
« Les partisans de Gérin en jetèrent toute la faute sur le général Pétion ; ils dirent que celui-ci, à la tête de 10,000 hommes réunis au Port-au-Prince, distant de douze lieues de l’Arcahaie, avait laissé égorger des malheureux dont le crime avait été d’être dévoués à la République. Cette attitude d’observation, prise par Pétion, eût pu être taxée de complète inhabileté, si la crainte des projets ambitieux de Gérin ne l’avait pas contraint à ne pas s’éloigner de la capitale[11]. »
Nous pensons que cette excuse ainsi présentée, pourrait ajouter à ces accusations injustes. Nous avons prouvé par un précédent document, qu’indépendamment des bonnes raisons politiques qu’il avait pour ne pas entreprendre sérieusement une campagne, Pétion était malade ; que de plus, tous ces zéros ajoutés hardiment aux chiffres de l’armée, tombent devant la demande pressante qu’il adressa au Sénat, pour qu’il ordonnât un recrutement dont la force fut augmentée par ce corps. En outre, pouvait-il plus empêcher les actes barbares de Christophe ou de ses agents, que ne l’avait pu Rigaud, quand Toussaint Louverture et les siens en commettaient de semblables ? Gérin et ses partisans formaient l’opposition de cette époque, et l’on sait par expérience, que la manie de toute opposition est de reprocher sans cesse, de tout imputer à fautes sinon à crimes. Gérin avait déjà prétendu qu’il eût été facile d’abattre Christophe d’un seul coup ; le succès inespéré qu’on avait obtenu contre Dessalines l’avait enivré, il se persuadait cela : naturellement, suivant son opinion, tout le mal que ferait Christophe devait être imputé à Pétion qui, selon lui, s’obstinait à le laisser faire, et ses partisans partageaient ses idées. Quand à Pétion, toute son inhabileté consistait, en ce moment, à voir organiser définitivement le gouvernement, car il était temps d’en finir avec ce provisoire.
Revenons à leur commun ennemi.
Christophe aussi reconnaissait l’extrême nécessité de l’organisation politique et administrative du territoire soumis à sa domination absolue. En se retirant au Cap, c’est qu’il pensait qu’il fallait faire trêve à la guerre, pour fixer les attributions de son pouvoir.[12] Il composa, dans ces vues, un conseil d’État où figurèrent les généraux Romain, Vernet, Toussaint Brave, Martial Besse, Daut, Raphaël et Magny, et les citoyens Fleury et Jean Baptiste, afin de publier une constitution : elle était toute faite. C’était celle qui fut rédigée par Rouanez jeune et confiée aux députés du Nord à l’assemblée constituante, pour être votée par leur majorité. Le conseil d’État n’avait donc qu’à remplir la besogne de ces derniers. Voici un extrait de cet acte.
« Les mandataires soussignés, chargés des pouvoirs du peuple d’Haïti, légalement convoqués par son Excellence le général en chef de l’armée, pénétrés de la nécessité de faire jouir leurs commettans des droits sacrés, imprescriptibles et inaliénables de l’homme ; proclament, en présence et sous les auspices du Tout-Puissant, les articles contenus dans la présente loi constitutionnelle :
« Toute personne résidant sur le territoire d’Haïti est libre, dans toute l’étendue du mot. — L’esclavage est aboli à jamais dans Haïti. — Nul n’a le droit de violer l’asile d’un citoyen, ni d’entrer par la force dans son domicile, sans un ordre émané de l’autorité supérieure et compétente. — Toute propriété est sous la protection du gouvernement. Toute attaque contre les propriétés d’un citoyen est un crime que la loi punit. — La loi punit de mort l’assassinat. — Le gouvernement d’Haïti est composé : premièrement, d’un magistrat en chef qui prend le titre et la qualité de Président et de Généralissime des forces d’Haiti, soit de terre, soit de mer ; toute autre dénomination est pour jamais proscrite dans Haïti : secondement, d’un conseil d’État. — Le gouvernement d’Haïti prend le titre et sera reconnu sous la dénomination d’État d’Haïti. — La constitution nomme le général en chef Henry Chiustophe, Président et Généralissime des forces de terre et de mer de l’État d’Haïti. — Le titre de président et de généralissime est à vie. — Le président a le droit de choisir son successeur, mais seulement parmi les généraux, et de la manière ci-après prescrite. Ce choix doit être secret et contenu dans un paquet scellé, qui ne sera ouvert que par le conseil d’État solennellement assemblé à cet effet. — Le président prendra toutes les précautions nécessaires pour informer le conseil d’État où ce paquet sera déposé. — La force armée et l’administration des finances seront sous la direction du président. — Le président a le pouvoir de faire des traités avec les nations étrangères, pour l’établissement des relations commerciales, et la sûreté de l’indépendance de l’État. — Il peut faire la paix et déclarer la guerre pour maintenir le droit du peuple d’Haïti. Il a aussi le droit d’aviser aux moyens de favoriser et d’augmenter la population du pays. — Il propose les lois au conseil d’État qui, après les avoir rédigées et adoptées, les renvoie à sa sanction, sans quoi elles ne sont pas exécutoires. — La dotation du président est fixée à 40 mille gourdes par an. — Le conseil d’État est composé de neuf membres nommés par le président, dont les deux tiers au moins parmi les généraux. — Les fonctions du conseil d’État sont de recevoir les profit positions de lois du président, et de les rédiger de la manière qu’il juge convenable ; de fixer le montant des taxes, et le mode de les recueillir ; de sanctionner les traités conclus par le président et de fixer le mode de recruter l’armée. Le compte annuel des recettes et des dépenses lui sera présenté, aussi bien que celui des ressources du pays. — La religion catholique apostolique et romaine est la seule reconnue par le gouvernement. — L’exercice des autres religions est toléré, mais non publiquement. — Il sera établi une école centrale dans chaque division, et des écoles particulières dans chaque subdivision. — Le gouvernement d’Haïti déclare aux autres puissances qui ont des colonies dans son voisinage, qu’il a résolu de ne point troubler le gouvernement de ces colonies. — Le peuple haïtien ne fait point de conquêtes hors de son île, et il se borne à la conservation de son territoire. — Le gouvernement garantit aux marchands étrangers la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés. — Le divorce est strictement défendu, etc.[13] »
En outre, cette constitution créa des surintendans généraux de finances, de la marine, et de l’intérieur et un secrétaire d’État et des tribunaux. Il y avait d’autres dispositions sur l’armée, sur l’agriculture, etc.
Cet acte ne différait guère de la constitution impériale de 1805. En provoquant la mort de Dessalines, Christophe n’avait donc voulu que se substituer à sa place. Si son caractère et ses antécédens sanguinaires n’étaient pas si connus ; s’il n’avait pas manœuvré comme il a fait et émis sa proclamation du 18 décembre, il est probable que la constitution républicaine eût fait une plus large part à l’autorité du Président d’Haïti ; car on verra bientôt le Sénat déléguer à Pétion plusieurs de ses attributions, inhérentes au pouvoir exécutif, par la confiance qu’il inspirait par son caractère et ses antécédens : confiance qu’on n’aurait pas eue en Gérin, s’il avait pu être élu.
Une seule remarque est à faire dans l’œuvre constitutionnelle du Cap : c’est qu’elle proscrivit à jamais toute autre dénomination que celle de Président, etc., pour le chef de l’État. Cette déclaration n’interdisait pas la restriction mentale attribuée à tort ou à raison à un fameux ordre religieux : Christophe se la fit, en se réservant de céder en temps et lieu au vœu du peuple, pour prendre le titre de Roi ; mais en commençant par substituer la qualification de Monseigneur à celle de Son Excellence. Sous ce rapport, il ne fut pas plus coupable que certains chefs d’État dans d’autres pays ; on en a vu qui ont procédé de la même manière, ou à peu près.
La publication de cet acte eut lieu avec pompe : salves d’artillerie, discours, cérémonies religieuses, banquet splendide, rien n’y manqua[14]
Les proclamations suivirent les discours : l’une d’elles, du 19 février, mit hors la loi Pétion, Gérin, et leurs complices dans leurs complots et révolte contre l’autorité légitime, en offrant amnistie, oubli du passe à tous ceux qui n’y auraient point trempé et qui se rallieraient à cette autorité. C’était répondre aux actes du Sénat ayant le même objet en vue.
Une loi du 25 février divisa le territoire de l’île entière d’Haïti, avec ses petites îles adjacentes, en cinq provinces au lieu des six divisions militaires de 1805, et les provinces en arrondissemens. Chacune était commandée par un lieutenant-général, et chaque arrondissement par un maréchal de camp. Les formes monarchiques apparaissaient dans cette seule dénomination des généraux, comme dans les provinces au lieu de départemens, dans les surintendans généraux au lieu de secrétaires d’État ou ministres.
Arrêtons-nous à ces actes d’organisation. Dans les chapitres suivans, on verra la suite de ceux du Sénat républicain, la nomination de Pétion comme Président d’Haïti, la continuation de la guerre civile jusqu’en 1812.
Pendant cette lutte fratricide, les habitans de l’Est se soulèvent contre les Français et les expulsent de leur territoire, A. Rigaud retourne dans son pays natal et divise le Sud avec l’Ouest, H. Christophe se fait Roi.
Tous ces graves événemens influent sur les destinées d’Haïti ; et l’administration bienfaisante de Pétion, comparée à celle de ses compétiteurs, rehaussera de plus en plus son mérite aux yeux de la postérité.
- ↑ Parmi ces officiers promus à des grades supérieurs, étaient Gédéon, Métellus, Mentor, Boyer, Lys, etc.
- ↑ Gérin avait voulu nommer Borgella, adjudant-général de l’armée du Sud, au lieu de Véret ; mais il refusa, me dit-il, pour ne pas servir dans l’état-major, ayant toujours remarqué que les troupes ont peu d’estime pour les officiers de ce corps, qui est cependant fort utile dans toute armée. De plus, il lui aurait fallu servir toujours à côté de Gérin dont les allures ne lui convenaient pas : ce fut peut-être ce qui fâcha ce dernier.
- ↑ Note de Borgella. — M. Madiou ne parle que de Francisque, mais Yayou y était.
- ↑ Hist. d’Haïti, t. 3, p. 395.
- ↑ Ibid. p. 394 et 395.
- ↑ Hist. d’Haïti, t, 3, p. 395.
- ↑ « Sur la proposition d’urr membre, dit le procès-verbal du 18 janvier, le Sénat arrête que le général Pétion se mettra en possession des limites du département qu’il commande, sous le plus bref n’élai possible. »
Il est à présumer que cette motion fût faite par un sénateur de la classe civile, qui jugeait la chose aussi facile que de faire sa motion.
- ↑ Voyez cette lettre dans le Recueil des actes publié par M. Linstant, tome 1er, page 208. La maladie de Pétion était si réelle, qu’il ne ont assister, le 9 mars suivant, à la séanee du Sénat où il fut élu Présideni d’Haïti, et que le lendemain il dut s’y présenter avec des béquilles pour prêter son serment.
- ↑ À son retour du Cap, à la fin de 1820, le général Borgella me dit : « Quand nous blâmions Pétion de ne pas vouloir faire une guerre continue à Christophe, nous ne comprenions ni sa sagesse ni l’esprit de l’Artibonite et du Nord. Aujourd’hui, après avoir parcouru ces deux départemens, et vu les forces dont ils disposent et qui sont désormais ralliées à la République, je rends justice à sa mémoire. Pétion voyait mieux qu’aucun de nous, et nous pouvons dire qu’il fut un grand politique. »
Et que ne pensa pas Borgella, quand, une année après, il allait concourir à effectuer l’unité territoriale à Santo-Domingo !
À côté du jugement porté par ce général, mettons les appréciations de Charles Mackensie, consul général de la Grande-Bretagne, envoyé en 1826 à Haïti, principalement pour recueillir des renseignemens sur ses progrès et les conséquences de l’abolition de l’esclavage dans ce-pays.
« Le grand objet de la vie de Pétion, dit-il, paraît avoir été la consolidation de la République et le renversement de l’autorité rivale du Nord. Les matériaux avec lesquels il a opéré, rendirent excessivement difficile l’accomplissement de sa tâche. Il était le chef d’une caste très petite en nombre, conséquemment il n’osait pas agir avec la vigueur de son opposant. Il fallait s’attacher les noirs, et pour accomplir cet important succès, il était réduit à des mesures de temporisation : la nécessité paraît l’avoir forcé à adopter un système d’opposition à celui de Christophe… »
Voilà un spécimen de tous les jugemens portés par les étrangers sur le gouvernement politique de Pétion, et que des Haïtiens ont aveuglément adoptés. Toujours ce détestable système colonial égarant les esprits les plus éclairés !
Il est à présumer que, si Pétion eût été un blanc, ces étrangers n’auraient vu dans sa politique que des actes de haute intelligence, de générosité ; — un noir, des actes de justice envers ses semblables. Mais, comme il était un mulâtre, il n’y eut de sa part qu’un calcul basé sur le chiffre inférieur de sa caste !
Les noirs n’étaient donc pas ses concitoyens, ses frères ! Il n’était donc pas tenu par devoir, de faire ce qui pouvait les rendre heureux ! Mulâtre, il ne pouvait donc pas être intelligent, généreux, juste, bienveillant envers tous les Haïtiens ! Et parmi eux, quels sont ceux qui « rendirent excessivement difficile l’accomplissement de sa tâche ? » Gérin, Rigaud, Blanchet aîné, etc., etc., étaient-ils des noirs ? Qu’on attende le volume suivant pour en juger.
- ↑ Aussitôt la mort de Dessalines, Pétion permit à teus les indigènes de la partie de l’Est qui se trouvaient dans son département, de retourner dans leurs foyers, après les avoir comblés de présents. 18 mois après, le soulèvement de toute cette population eut lieu contre les Français, par des causes qui seront déduites : et les habitans des communes limitrophes de la partie occidentale manifestèrent dès lors le désir de se réunir sous l’autorité de la République d’Haïti. Pétion annonça immédiatement aussi aux Polonais qui étaient dans l’Ouest et le Sud, qu’ils avaient la faculté de retourner en Europe : on verra un acte du Sénat qui constate cette disposition. Les uns quittèrent Haïti, d’autres y restèrent. Plusieurs Français même partirent pour les États-Unis : nous pouvons citer l’imprimeur Fourcand qui était établi au Port-au-Prince. La bienfaisance et la modération sont les seuls moyens de gagner l’affection des hommes.
- ↑ Hist. d’Haïti, t. 3, p, 400.
- ↑ Si le despote qui pouvait tout, qui avait marché, le premier, avec des troupes centre le Port-au-Prince, reconnut la nécessité de suspendre la guerre pour organiser son gouvernement, comment peut-on blâmer Pétion de l’avoir suspendue aussi dans le même but ?
- ↑ Le lecteur n’aura remarqué dans cette constitution aucune disposition concernant l’exclusion des blancs des droits de cité et de propriété. Ne la connaissant nous-même que par l’ouvrage de sir James Barskett, agent anglais dans les Antilles, nous ignorons s’il l’avait supprimée, ou si Christophe et son conseil d’État s’en référaient à cet égard aux actes de 1804 et de 1805. Quant aux dispositions concernant le divorce et le culte, elles étaient les mêmes que celles de la constitution de Toussaint Louverture.
- ↑ Voyez l’Hist. d’Haïti, t. 3, p. 402 à 404.