Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.7

chapitre vii.


Projet avorté de l’envoi de trois commissaires à Saint-Domingue. — Le Directoire exécutif est autorisé à y envoyer une Agence de cinq membres. — Roume, désigné pour la partie espagnole, arrive à Santo-Dumingo. — Députés de Laveaux et des généraux auprès de lui. — Il tente une réconciliation entre Villatte et ceux du Nord. — Projet affreux de la faction coloniale. — Diverses lettres de Toussaint Louverture, de Perroud, etc. — Opinions de Laveaux sur la liberté générale des noirs. — Relations de Roume avec l’archevêque Portilla et Don J. Garcia.


Pendant que les débats se poursuivaient entre les colons et les ex-commissaires civils, la convention nationale avait résolu d’envoyer de nouveaux commissaires à Saint-Domingue. Suivant le rapport de Defermon, présenté à cette assemblée le 15 juillet 1795, ils avaient été nommés auparavant. Ils l’étaient même déjà au 13 mai, datedu rapport que fît Garran sur Julien Raymond qui, accusé par les colons et incarcéré pendant quatorze mois, n’avait obtenu que sa liberté provisoire : ce rapport, en le disculpant des accusations portées contre lui et lui faisant obtenir saliberté définitive par la convention, avait pour but de faciliter son départ pour Saint-Domingue avec ces commissaires, lesquels voulaient avoir avec eux cet homme de couleur qui avait été si longtemps en correspondance avec ceux de l’Ouest et du Sud. Il paraît que ces commissaires étaient Bourdon (de l’Oise), Charles Tarbé et un autre, et que ce fut à l’influence du parti colonial qu’ils furent choisis ; car ces trois hommes étaient entièrement vendus à ce parti. Heureusement, il ne fut pas donné suite à cette désignation.

Mais, le 24 janvier 1796, une loi rendue par les deux conseils des Anciens et des Cinq-Cents, autorisa le Directoire exécutif à envoyer dans la colonie, cinq agens qui lui seraient subordonnés, qui recevraient ses instructions, et dont l’un d’eux serait spécialement chargé de résider à Santo-Domingo pour veiller aux intérêts de la France, jusqu’à ce qu’elle pût prendre possession effectivement de la partie espagnole, tandis que les quatre autres se fixeraient dans la partie française. Roume, que le comité de salut public avait déjà nommé pour se rendre à Santo-Domingo dans le même but, fut encore choisi pour cette mission par le Directoire exécutif. Les quatre autres agens furent Sonthonax, Julien Raymond, Giraud et Leblanc.

Pour passer à Santo-Domingo, Roume était parti de Cadix : il arriva à son poste le 19 germinal (8 avril). Il y apprit aussitôt l’affaire du 30 ventôse et ce qui l’avait suivie. Roume de Saint-Laurent était d’origine anglaise ; créole de la Grenade, il avait été membre d’une cour de justice dans cette île et ensuite commissaire ordonnateur à Tabago, avant la révolution. Dans sa première mission, il avait montré un esprit assez conciliant, quoique d’un caractère faible et d’une imagination qui l’égarait, par la singularité de ses opinions politiques : ce qui est un défaut dans un homme public.

En apprenant les événemens survenus au Cap et la position insoumise de Villatte, resté à son camp de la Martellière, il en comprit le danger pour le salut de la colonie. Dans le louable désir d’opérer une réconciliation entre ce général, et Laveaux et T. Louverture, il leur écrivit, ainsi qu’à Perroud, pour leur annoncer son arrivée et les inviter à lui envoyer des commissaires de leur choix, afin de lui expliquer les détails de l’affaire du 30 ventôse, en les autorisant à prendre à ce sujet et sous sa direction, toutes les résolutions qui seraient jugées convenables dans l’intérêt de la chose publique. N’ignorant pas les préventions de Laveaux et de Perroud contre Pinchinat, et par suite contre Rigaud, Bauvais et tous les hommes de couleur, il jugea convenable en même temps, d’inviter ces deux généraux à lui envoyer aussi des commissaires, avec la même autorisation.

Laveaux députa Perroud lui-même qui fut accompagné de quelques officiers noirs, nommés députés par Laveaux, et sans doute par T. Louverture, ou pour ce dernier en son absence du Cap. Mais le 23 avril, étant au Fort-Dauphin, Perroud écrivit à Laveaux, que le marquis de Casa Calvo s’opposait à ce que ces officiers noirs se rendissent à Santo-Domingo, et qu’il était forcé de partir seul sur unbrigde guerre espagnol.

Nos documens ne nous apprennent pas qui fut le représentant de Villatte. Bauvais choisit Jacques Boyé, et Rigaud envoya Sala, deux hommes honorables parmi les blancs.

Le 25 floréal (14 mai), la conférence entre les divers commissaires eut lieu sous la présidence de Roume. Celui-ci, après avoir entendu la relation de l’affaire du 30 ventôse et des circonstances qui lavaient précédée, leur dévoila toutes les intrigues du parti colonial, en France, auquel il attribua tout ce qui s’était passé au Cap depuis quelque temps, par la correspondance que ce parti entretenait. Le rôle qu’avait joué au Cap, de l’aveu même de Laveaux, ce Léger Duval, ancien membre de l’assemblée coloniale, qui servit de secrétaire à Villatte durant le mouvement, était bien propre à convaincre les commissaires des assertions de Roume. Il leur fit savoir, enfin, ce qu’un colon de Saint-Domingue lui avait dit à Paris et que nous transcrivons ici. Ce colon était du Cap.

« Je sors, disait-il, de chez les commissaires Page et Brulley, où se sont trouvés beaucoup de mes compatriotes de Saint-Domingue. La convention nationale aura beau vouloir l’égalité des mulâtres et la liberté des noirs, elle finira par avoir le dessous, par les mesures qu’on vient de prendre.

Nous commencerons par brouiller les mulâtres avec les nègres, en coalisant ceux-ci avec tes blancs. Ce moyen procurera la destruction totale de ces figures à rhubarbe. — Ensuite, nous brouillerons les nègres créoles avec les bossals ( ceux venant d’Afrique), en coalisant ceux-ci avec les blancs ; ce second moyen nous délivrera de tous ces docteurs maroquins. — Enfin, la France, ennuyée de tous les crimes qui se seront commis, ne pourra plus regarder les nègres que comme des bêtes féroces, indignes de la liberté. Elle rétablira l’esclavage : nous nous déferons de tous ceux qui auront de l’énergie, nous en ferons venir d’Afrique, et nous les tiendrons sans cesse sous le fouet et dans les chaînes. »

Voilà l’aveu d’un colon de Saint-Domingue à Roume, voilà le plan dressé chez Page et Brulley, ces hommes qui conseillaient d’empoisonner les chefs des nègres insurgés. On se rappelle que nous avons fait remarquer que les rapports de Defermon et de Boissy-d’Anglas indiquaient le projet du rétablissement de l’esclavage, fermentant déjà en France, en 1795.

Nous ne dirons pas que Laveaux était un agent des colons ; mais la mésintelligence qu’il entretenait entre T. Louverture et Villatte, entre les noirs et les mulâtres, par suite de ses préventions personnelles, servait à souhait le désir et le plan des colons. Nous verrons plus tard comment d’autres agens de la métropole, par leurs fautes, sinon par leurs intentions, le servit aussi ; comment T. Louverture le réalisa ; comment, enfin, la France, un peu plus qu’ennuyée, tenta de le mettre à exécution, malheureusement pour les colons et pour elle-même, mais fort heureusement pour la race noire.

Enfin, les commissaires respectifs des généraux, convaincus par les sages paroles de Roume, reconnurent qu’une réconciliation franche était du devoir de tous, que l’oubli du passé devait être proclamé au nom de la France et du bien général. Ils se donnèrent l’accolade fraternelle et républicaine, au nom de leurs commettans, pour leur servir d’exemple.

Roume s’empressa d’écrire à Laveaux, T. Louverture, Villatte, Léveillé, Pierre Michel, pour leur faire savoir le résultat de la conférence des commissaires et les inviter tous à l’oubli du passé, à la bienveillance entre eux, à l’union. Il prêchait dans le désert, comme au temps de sa première mission.

Laveaux nous apprend qu’il répondit à Roume : « Il est impossible de songer à faire rentrer Villatte dans la ville du Cap. Les crimes de cet homme ne laissent aucune voie à l’indulgence, et il ne faut plus songer à obtenir la moindre subordination, s’il n’est pas puni. »

S’il y avait, entre tous ces cœurs aigris l’un contre l’autre, quelqu’un qui pût donner l’exemple de l’oubli du passé, c’était sans contredit Laveaux qui avait été maltraité : chef supérieur, la générosité pouvait partir de lui. Mais, en cette qualité même, il jugea que la discipline militaire, la subordination, exigeaient la punition de Villatte et de ceux qu’il considérait comme ses complices. Indépendamment de ces considérations, qui sont puissantes sur l’esprit de tout homme impartial, nous pensons qu’il n’aurait pu être généreux envers Villatte ; car le maître qu’il s’était donné en partageant son pouvoir, ne l’eût pas souffert. Laveaux s’était trop avancé sur le terrain de la persécution pour pouvoir reculer ; il avait trop fomenté la mésintelligence entre T. Louverture et Villatte, avant l’affaire du 30 ventôse, pour pouvoir oublier et pardonner ce fait, d’ailleurs coupable. Il a pris soin lui-même de nous l’apprendre, quand, après avoir promis l’oubli du passé, de ne pas se venger, étant au sein de la municipalité, et rendant compte ensuite de cette affaire à T. Louverture, il lui dit qu’un tel crime ne peut s’oublier.

En preuve de ce que nous disons des exigences de ce dernier, nous voyons que dans une lettre du 26 avril qu’il écrivit à Laveaux, il lui dit :

« Il faut que Villatte reconnaisse ses torts envers vous. « L’oraison dominicale dit : Pardonnez-nous, seigneur, nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Mais, dans l’état militaire, point de subordination, point de discipline, point d’armée. La hiérarchie le veut et l’exige. »

Laveaux se tint dès-lors pour averti ; il ne pouvait pas répondre autre chose à Roume. Le maître avait parlé, d’après la loi militaire.

La conférence des commissaires avait eu lieu le 14 mai ; mais dès le 10, Perroud écrivait de Santo-Domingo à Laveaux :

N’envoyez rien au ministre de la marine, sur l’affaire du 30 ventôse, avant mon retour au Cap. Préparez le compte que vous en avez à rendre, de la manière la plus claire, et sans la moindre observation. Que tous les noms des pervers qui ont commis le crime soient bien tracés avec les époques, les arrêtés de la municipalité en extrait, et sans réflexions.

Vous ne perdrez pas de vue que cette grande machination est le travail empoisonné des Léopardins qui sont toujours derrière le rideau, quand il y a la plus petite scène révolutionnaire. Ce sont ces ennemis de la chose publique qui soufflent le poison de la discorde et alimentent le désordre qui déchire la colonie. Tous les ennemis de la liberté générale servent ces hommes dangereux ; il y a des blancs, des mulâtres et des noirs qui sont leurs satellites. Les premiers, comme les plus instruits, sont les moteurs des crimes ; ce sont eux qui les propagent par la main des autres. Les seconds, toujours ambitieux et inquiets sur ceux qui peuvent les dévoiler, servent avec chaleur les premiers dans leurs projets destructeurs. Les derniers, en bien plus petit nombre, sont les instrumens passifs des deux autres classes, quand, toutefois, leur ignorance et leur crédulité deviennent victimes des manœuvres captieuses des pervers qui souillent cette terre…

Pour placer les classes d’hommes d’après l’état de nature, l’on met les mulâtres les derniers, comme descendans des blancs et des noirs ; relisez les lettres du citoyen Roume, vous y trouverez cet ordre hiérarchique…

Le citoyen Roume vient de donner une nouvelle preuve de générosité à Villatte ; il vient de lui écrire pour le rappeler à son devoir et réparer, s’il se peut, la faute énormissime qu’il a faite en quittant son poste…

J’aurais trop de choses à vous dire, si je vous entretenais de tout ce que le citoyen Roume m’a communiqué sur le sort de Saint-Domingue. Je vous instruirai de tout, quand je serai près de vous.


Le lendemain, 11 mai, Perroud écrit encore à Laveaux :

« Que nous sommes heureux, mon cher gouverneur, d’être Français ! Combien nous jouirions, si les monstres de contre-révolutionnaires, par les mains et le souffle impur des Léopardins, n’avaient point mis de désunion entre les chefs, inspiré la méfiance chez une petite portion de cultivateurs, enfin fait commettre des crimes qui déchirent encore cette colonie qui commençait à renaître de ses cendres ! »

Comme on le voit, Laveaux ne manquait pas de conseils : d’un côté T. Louverture, de l’autre Perroud, agissaient sur son esprit.

Ainsi encore, on voit qu’avant la conférence des commissaires, Perroud était au courant de tout ce que Roume leur dévoila. Il savait que c’étaient les Léopardins, c’est-à-dire, les blancs anciens partisans de l’assemblée de Saint-Marc et de celle du Cap même, qui étaient les moteurs de tous ces troubles, et Léger Duval, ancien membre de ces assemblées, n’y a joué qu’un trop grand rôle. Et les monstres de contre-révolutionnaires ne pouvaient être aussi que des blancs qui divisaient les chefs, qui égaraient une petite portion des cultivateurs ; car les mulâtres, qui étaient classés au dernier rang dans l’état de nature, souffraient seuls en ce moment de toutes ces divisions, suscitées par leurs ennemis de tous les temps.

N’est-il pas évident, par toute la correspondance que nous avons citée, ne sommes-nous pas autorisé à dire, que ceux qui divisaient les chefs secondaires, étaient les blancs eux-mêmes, à commencer par Laveaux et Perroud, et non pas les mulâtres qu’ils désunissaient avec les noirs ? Les mulâtres pouvaient-ils être des contre-révolutionnaires, lorsqu’ils avaient tout gagné par la révolution ? Sans cette révolution, Villatte, leur chef dans le Nord, aurait-il pu prétendre à l’honneur de devenir un général dans l’armée française ? Cette petite portion de cultivateurs noirs qui lui restaient attachés, malgré ses fautes et ses torts au 30 ventôse, ne prouvaient-ils pas qu’ils ne le considéraient point comme un ennemi de la liberté générale ?


Continuons à citer la correspondance de cette époque.

Le 1er germinal, le lendemain de l’arrestation de Laveaux et Perroud, qui se trouvaient encore en prison, T. Louverture adressa une lettre à Adet, ministre de France aux États-Unis ; elle est datée des Gonaïves. Il disait à Adet :


L’attentat le plus horrible et le complot le plus infâme viennent d’éclater dans la ville du Cap. La souveraineté nationale est outragée, dans ce moment, dans la personne du gouverneur général et de l’ordonnateur civil de Saint-Domingue. Le coup le plus funeste est porté aux principes de la convention nationale, à la liberté et à l’égalité ; et si le projet des factieux eût eu le plein succès qu’ils en attendaient, c’en était fait de la race blanche européenne dans cette partie de la République : l’existence entière de cette race était menacée par les méchans, et l’esclavage allait succéder à la liberté. Mais l’Etre suprême, qui veille sans cesse sur les bons, n’a pas permis que le crime fût consommé : il a voulu me conserver en me faisant éviter leurs pièges… Une centaine de citoyens de couleur se sont portés au gouvernement, armés de poignards et de pistolets ; cette troupe d’assassins, parmi les quels il n’y avait pas un citoyen blanc, pas un citoyen noir, etc.


Cette lettre se terminait par l’invitation faite à Adet, d’instruire la France de cet événement.

C’est le 21 mars que T. Louverture l’a écrite : ce n’est que le 26 que Laveaux lui-même lui a écrit, en lui disant qu’il n’y avait que des hommes de couleur qui l’ont arrêté, et le 21, T. Louverture affirmait déjà cette imputation à Adet ! Par l’accusation qu’il porte contre les hommes de couleur, d’avoir eu le projet de détruire tous les blancs pour rétablir l’esclavage des noirs, on voit qu’il s’était entendu d’avance à ce sujet avec Laveaux. Cette accusation fut bientôt après reproduite par l’agence présidée par Sonthonax.

Cependant, le 11 mai, Adet répondit à T. Louverture pour le féliciter d’avoir eu le bonheur d’arracher de la prison les chefs de la colonie. Ce ministre ajoutait, pour le prémunir contre la violence, « que tous ces troubles devaient être attribués aux ennemis de la France et de sa colonie, qui, tour à tour agitant hommes de couleur, blancs et noirs, sèment la méfiance, commencent par égarer et finissent par pousser aux crimes. Parmi des citoyens, tous égaux, qu’il n’y ait qu’une rivalité : celle de combattre l’Anglais… »

Le même jour Adet écrivait à Laveaux qu’il avait reçu deux lettres de Villatte, des 14 et 22 ventôse (4 et 12 mars), renfermant des dépêches pour la France, qu’il lui priait de faire passer.

« Quelques expressions des lettres de Villatte, dit-il, me firent soupçonner qu’il n’existait pas entre lui et les chefs de l’administration, toute l’harmonie que le bien public exige. Cependant, citoyen, je dois vous le dire, la lettre du général Villatte, en me faisant soupçonner quelque mésintelligence, ne me laissait aucun doute sur son attachement à la République, à la liberté et à l’égalité : il désirait des commissaires pour réunir les cœurs et calmer les têtes. Si donc il a rompu la subordination, s’il a violé ses devoirs envers son chef, je me persuade qu’il a été entraîné à cette démarche par des conseils perfides, et je me flatte qu’il n’est point un traître.  »

Telle était l’appréciation du ministre Adet. Nous la donnons ici, comme atténuation de la faute commise par Villatte, que nous avons déjà jugée, et parce que nous n’avons aucun autre document à citer de ce dernier. Il désirait des commissaires, civils sans doute, pour interposer l’autorité de la métropole dans la colonie, livrée à la malveillance évidente de Laveaux et de Perroud, avant l’affaire du 30 ventôse. On vient de voir que l’intervention de Roume fut inefficace. Bientôt on va voir ce qui advint pour lui à l’arrivée de nouveaux commissaires, de l’agence au Cap.

Le 11 mai, étant aux Gonaïves, T. Louverture informe Laveaux qu’il avait envoyé Clervaux, Desravines et Déssalines au Gros-Morne, pour arrêter Étienne Datty et ses agens qui croyaient T. Louverture disposé à les livrer aux Anglais, pour les rendre esclaves, mais qui tuaient tous les hommes de couleur. « Je suis devenu le loup blanc des méchans. Je suis assez fort pour tenir tête aux scélérats et les réduire, soyez-en bien persuadé. »

Le lecteur remarquera que c’est la seconde fois que le brigand Étienne Datty se soulève ; à la première, en tuant des blancs et des mulâtres, et Laveaux en accusa alors Pinchinat qui était au Cap ; à la seconde, il ne tue que des mulâtres, d’après T. Louverture. Cependant nous arriverons plus tard à un acte de ce dernier, où il attribua ces crimes à des mulâtres. Tel était le système de cette époque, de n’attribuer tous les crimes qu’à eux seuls, quoiqu’ils en fussent les premières victimes. Laveaux ne l’avait-il pas inauguré en attribuant la capitulation du Fort-Dauphin à la trahison de Candy, bien que ce mulâtre eût été victime de sa foi dans les Espagnols ?

Après la conférence des commissaires, le 14 mai, Roume avait également écrit à Bauvais et à Rigaud, pour leur faire connaître le projet sanguinaire de la faction coloniale, et les prémunir contre ses intrigues.

Le 15 mai Perroud adressa la lettre suivante à Rigaud :

C’est avec ne satisfaction bien douce, citoyen général, que je vous annonce la fin des dissensions qui déchiraient la partie du Nord, et qui allaient enlever aux chefs vertueux à qui la France doit la conservation de cette précieuse portion de l’île, tout le fruit de leurs glorieux et infatigables travaux. (Villatte était nécessairement compris parmi ces chefs vertueux.)

Des hommes profondément pervers, ceux qui jusqu’à présent ont dirigé les poisons de l’infernale faction Léopardine, étaient parvenus à armer les patriotes contre les patriotes, et leur sang allait peut-être encore rougir cette terre, quand l’agent de la République, le citoyen Roume, conduit par le génie bienfaisant qui veille sur les destinées de la France, est venu mettre fin à nos calamités.

Réunis ici à vos députés, à ceux du général Bauvais et du général Villatte, le citoyen agent de la République, qui s’est convaincu à Paris, du complot affreux qui s’y tramait contre la prospérité de Saint-Domingue, nous a fait connaître la source de nos maux et la cause de nos divisions. Cette source et cette cause se trouvent dans les machinations criminelles de ces méprisables colons, qui, dans la lutte à laquelle ils osèrent provoquer les immortels proclamateurs des droits de l’homme aux Antilles françaises, n’avaient d’autre but que de tuer la liberté et l’égalité à Saint-Domingue.

Frappés de cette vérité, heureux de ne rencontrer parmi nous aucuns coupables, nous nous sommes tous simultanément précipités dans les bras les uns des autres, et avons juré entre les mains de l’agent de la République l’oubli des torts qui ont dû nécessairement résulter de l’erreur fatale dans laquelle nous étions plongés.

Votre républicanisme bien connu, prouvé par tant de travaux et un dévouement si constant à la cause de la République, m’est garant que vous approuverez les mesures conciliatoires auxquelles ont si puissamment contribué vos députés. Salut et fraternité. Perroud.

Certes, cette lettre est irréprochable de tout point ; mais les précédentes, des 10 et 11 mai tenaient un autre langage à Laveaux ; mais bientôt deux écrits de Perroud, publiés au Cap, prouveront de sa part qu’en donnant l’accolade fraternelle aux députés de Rigaud et de Bauvais (espèce de baiser Lamourette, vrai baiser de Judas), cet ordonnateur n’était nullement sincère.

Le 19 mai, il écrivit à Laveaux que le lendemain il partirait de Santo-Domingo pour revenir au Cap :

« Nous serons accompagnés des citoyens J. Boyé, commandant de Jacmel, et Sala, député au corps législatif. Ces deux citoyens sont chargés par l’agent de la République de vous amener Villatte, s’il est encore dans son camp, et de porter avec eux l’olivier de la paix, pour que l’union et la confiance régnent entre vous et ce général de brigade. Nous vous porterons une lettre du citoyen Roume, par laquelle il vous engage à éteindre cette malheureuse affaire, et pour que la chose publique seule soit précieuse à tous les citoyens qui sont sous votre commandement. »

Mais déjà depuis le 12 mai, l’agence de la partie française était arrivée au Cap, et le sentiment de conciliation était banni du territoire de Saint-Domingue. Roume avait perdu son temps, si c’est jamais le perdre que d’essayer de ramener les cœurs à la concorde.


Pour terminer ce chapitre, nous donnons ici une lettre écrite de Paris le 23 mai, par Dufay à Laveaux. Il dut la recevoir quelque temps après les faits accomplis dont nous parlerons dans le chapitre suivant ; mais elle est curieuse, après ce que dit Perroud à Laveaux, de ce qu’il a appris de Roume sur le sort de Saint-Domingue. La voici ; elle était confidentielle :

« Je crois, mon ami, que tu as parfaitement vu (à ton ordinaire) l’objet de la députation qu’on voulait envoyer, ainsi que de celles qu’on a envoyées en France. Je l’aurais envisagé comme toi. J’aurais permis, et rien de plus.

« Je pense bien comme toi, mon cher Laveaux, sur la nécessité de rendre à la culture un grand nombre de cultivateurs, et je suis de ton avis sur le besoin d’avoir à Saint-Domingue une force imposante de troupes européennes. Si, dans le temps, j’ai dit qu’on trouvait de grandes ressources dans les seules troupes du pays, c’est qu’alors il fallait tenir ce langage, et j’étais sûr qu’on ne m’en aurait pas données ; mais dans le particulier, dans l’intérieur des comités du gouvernement, je parlais confidentiellement d’une autre manière : un jour je t’expliquerai tout cela. »

Voilà le langage intime et confidentiel du député du Nord, qui fit à la convention nationale, le 16 pluviôse an ii, (4 février 1794), l’exposé de la situation de Saint-Domingue, en démontrant que Sonthonax avait été contraint de proclamer la liberté générale des noirs : exposé qui porta la grande voix de Danton à en demander la confirmation par le décret du même jour.

Il ressort de cette lettre de Dufay, que Laveaux, le cher et bon papa des noirs, était en correspondance avec lui et faisait sentir, en France, la nécessité d’une force imposante de troupes françaises dans la colonie, pour rendre à la culture, ces noirs qui combattaient contre les Anglais et qu’il avait fait enrégimenter. Aussi citerons-nous ici, parce que c’en est l’occasion, les passages suivans d’un écrit de Laveaux, du 19 juin 1797, publié à Paris, en réponse à un discours prononcé au conseil des Cinq-Cents, par Viennot Vaublanc, colon de Saint-Domingue. Vaublanc l’accusait à la tribune d’avoir écrit au comité de salut public, en vendémiaire an iii (octobre 1794), qu’il fallait déporter les colons, tous les blancs de Saint-Domingue et les dépouiller de leurs propriétés, en leur donnant en échange des biens nationaux en France.

Mais Laveaux répondit à cette accusation, inexacte sous quelques rapports :

« Qu’en avril 1795, il avait effectivement proposé d’échanger, pour les colons mécontens de la liberté générale, leurs propriétés en biens situés en France ; mais que ceux-là seuls qui admettaient la liberté générale pourraient rester à Saint-Domingue, et qu’il a d’ailleurs proposé de rembourser, c’est-à-dire d’indemniser la valeur de tous les noirs, à tous les propriétaires restés fidèles à la République ; qu’il avait donné le mode de remboursement ou d’indemnité, et qu’enfin il maintenait qu’il ne fallait pas revenir sur le décret du 16 pluviôse. »

Si telle fut sa manière de voir, de résoudre la question de l’abolition de l’esclavage, alors qu’en France le parti colonial intriguait pour faire revenir sur ce décret, on doit convenir, qu’en proposant d’indemniser les colons pour la valeur vénale de leurs anciens esclaves, il leur fournissait des armes pour prouver la nécessité du rétablissement de l’esclavage, puisque d’abord il ne croyait pas, évidemment, qu’en vertu des principes de la révolution, de la déclaration des droits de l’homme, la convention nationale fût dans le devoir de décréter la liberté générale, et qu’ensuite les finances obérées de la France ne lui permettant pas de songer à indemniser les colons, on en viendrait naturellement à l’idée plus simple de rétablir l’esclavage au moyen des forces imposantes qu’il réclamait.

Après cette correspondance de Laveaux et de Dufay, après son écrit en réponse à Vaublanc, peut-on admettre que ce gouverneur de Saint-Domingue fut plus attaché aux noirs qu’aux hommes de couleur ? Il n’y a, selon nous, qu’une réponse à faire à cette question : Non !

Pour remplir sa mission spéciale dans la partie de Saint-Domingue cédée à la France, le caractère conciliant de Roume fut plus efficace qu’en essayant de ramener l’union dans l’ancienne partie française.

Dès son arrivée, l’archevêque Portilla avait ordonné aux prêtres de sa juridiction de sortir de la colonie et de retirer le mobilier des églises et des communautés religieuses établies là. Les prêtres furent plus sages que leur pasteur. Comme il était impossible que la population entière abandonnât le sol et ses propriétés, pour user du droit qui était réservé à tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les lois de la France, ces prêtres pensèrent avec raison, qu’ils ne pouvaient pas se séparer de leurs ouailles. Cette disposition favorable servit à Roume, pour ramener l’archevêque à des idées plus conformes à son propre devoir : il fut convaincu et demeura dans son diocèse, surtout par les formes qu’employa l’agent de la République.

Les députés des généraux, venus auprès de Roume, profitèrent de cette circonstance pour lui représenter la nécessité de faire passer dans la partie française, les armes et les munitions disponibles qu’offriraient les places de la partie espagnole, et dont on avait grand besoin pour la guerre qu’on soutenait contre les Anglais. Ces objets appartenaient à la France, en vertu du traité de cession. Roume écrivit en conséquence à Don J. Garcia, qui prétexta de la neutralité de l’Espagne dans la guerre entre la France et la Grande-Bretagne, afin de ne rien livrer en fait d’armes et de munitions. Mais il offrit de livrer immédiatement la partie espagnole à l’autorité française, persuadé qu’on ne pourrait en prendre possession. Toutefois, cette offre de Don Garcia amena la prise de possession du Fort-Dauphin par Laveaux qui s’y rendit dans les premiers jours de juin. Le 14, les troupes espagnoles évacuèrent la place. C’est alors qu’elle reçut le nom de Fort-Liberté.