Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.8

chapitre viii.


Instructions données à l’agence par le Directoire exécutif. — Antécédens des agens et des individus venus avec eux. — Réception qui leur est faite au Cap. — Discours de Sonthonax. — L’agence fait comparaître Villatte. — Laveaux sabre lui-même les femmes du Cap. — Divers arrêtés relatifs à Villatte. — Accusation de l’agence contre les hommes de couleur. — Arrêté contre Pinchinat. — Villatte est mis hors la loi et se rend à bord de la Méduse. — Sa déportation et celle de divers autres en France. — Ecrits de Perroud et de J. Raymond. — Motifs de ce dernier. — Système préconçu contre la classe des hommes de couleur. — Réflexions à ce sujet. — Diverses lettres de Rigaud et de Toussaint Louverture.


Les quatre agens envoyés dans la partie française de Saint-Domingue étaient partis de l’île d’Aix, près de Rochefort, le 17 germinal (6 avril) ; ils arrivèrent au Cap le 23 floréal ( 12 mai). Deux vaisseaux de 74 canons, le Wattigny et le Fougueux, et la frégate la Vengeance formaient une division qui les reçut, sous les ordres du capitaine Thévenard. En même temps, une autre division commandée par le capitaine Thomas, monté sur la frégate la Méduse, partit de Brest, ayant 900 hommes de troupes, des armes, des munitions et 50 mille francs. Nous avons nommé les quatre agens dans le chapitre précédent ; avec eux venaient divers officiers généraux ; des officiers d’administration, de santé, etc.

Le 14 floréal (3 mai), étant en mer, l’agence tint une séance à bord du Wattigny où étaient ses membres, pour l’ouverture des paquets secrets, dit le rapport de Marec. Ce rapport ne dévoile rien à cet égard, comme de raison ; mais nous constatons qu’outre les instructions ostensibles du Directoire exécutif, il y en avait de secrètes. Cette remarque n’est seulement que pour l’appréciation morale des faits qui surviendront, lorsque nous connaissons déjà la teneur de la correspondance officielle et confidentielle du gouverneur Laveaux.

Les instructions ostensibles, suivant Marec, portaient « la consécration des principes et des sentimens sur la liberté, l’égalité et la nature de tous les droits garantis par la constitution de l’an iii. Elles contenaient des « dispositions militaires, des vues politiques appropriées aux circonstances, de bonnes règles d’administration économique, et enfin des considérations générales sur les hommes blancs, jaunes et noirs, sur leurs caractères, leurs mœurs, leurs habitudes, leurs passions et leurs préjugés, avec des indications judicieuses et véritablement philosophiques sur la manière d’anéantir insensiblement les préjugés des couleurs, et de réaliser, dans la dispensation équitable des grades et des emplois, le grand principe de l’égalité politique. Votre commission, ajoute le rapporteur, aurait désiré trouver aussi dans ces instructions, quelques dispositions relatives à l’acceptation et à la mise en activité de la constitution à Saint-Domingue ; mais, je dois le déclarer, les instructions sont muettes sur ce point.  »

Arrêtons-nous à ce passage du rapport de l’homme, du représentant consciencieux, parlant au conseil des Cinq-Cents.

Qu’importe à nous, qui étudions l’histoire de notre pays, de savoir que le Directoire exécutif, le gouvernement français ait établi dans ses instructions ostensibles, la consécration de tous les principes favorables à notre population, d’après la constitution de cette époque qui les garantissait, lorsque nous voyons que ces instructions étaient muettes sur l’exécution de ces principes, par ce seul fait que le gouvernement ne prescrivait pas à ses délégués de la mettre en activité ? Là était la question principale. Si la garantie constitutionnelle était réellement une lettre morte, le champ le plus libre était laissé aux passions personnelles des délégués, des agens. Aussi, remarquons nous dans ce même rapport de Marec, non-seulement qu’il a signalé diverses infractions à la constitution, mais qu’il dit en plusieurs endroits, qu’elle n’a été que proclamée. « Si je devais, dit-il, la constitution à la main, m’attacher à peser chacune des délibérations des agens, il en est plus d’une, je dois le dire, qui ne pourrait supporter cet examen sévère. La constitution n’a été ou n’a pu être mise en activité à Saint-Domingue, que longtemps après l’arrivée des agens. Que dis-je ? elle n’y est même encore, en quelque sorte, que proclamée.  » Pendant l’espèce d’interrègne des lois qui a existé dans cette colonie jusqu’à ce moment, pendant le gouvernement provisoire sous lequel elle a été régie, même depuis l’arrivée des agens, leurs diverses mesures ont plus ou moins participé de l’arbitraire qui est propre à cette nature de gouvernement. »

Était-ce la faute personnelle des agens ? N’était-ce pas plutôt le résultat des instructions secrètes ? Et pourquoi de telles instructions ? C’est qu’évidemment, à côté des principes établis dans les instructions ostensibles, favorables à toute la population de la colonie, il y avait mission pour les agens de sévir contre des individus désignés à l’avance, par la correspondance de Laveaux et de Perroud avec le ministre de la marine, avec le gouvernement français. Il fallait ôter à ces individus le droit de réclamer les garanties constitutionnelles : de là le silence, le mutisme des instructions sur l’application de la constitution ; de là le besoin d’une administration arbitraire.

Quand un gouvernement ou ses agens arrivent à de telles pensées à l’égard de certains individus, ils arrivent non moins promptement aux classes mêmes dans lesquelles on les range.

Ce préalable était nécessaire à établir, avant de parler des agens et des personnes qui les accompagnèrent. Voyons donc quels ils étaient tous.

Le premier personnage de l’agence était Sonthonax. Nous avons assez analysé ses actes dans notre deuxième livre, nous aurons assez d’actes à examiner dans celui-ci, pour que nous ayons besoin de dire en ce moment ce qu’il a été dans sa première mission. « Il fut choisi, suivant Marec, à cause même de cette mission où il avait, ainsi que Polvérel, promis aux noirs la liberté, où il avait osé leur en promettre, et même leur en procurer la jouissance provisoire, dont la convention nationale avait ratifié le moyen dans un moment d’enthousiasme[1] : » liberté, enfin, qui était de nouveau garantie par la constitution de l’an iii. C’était donc par rapport aux noirs que Sonthonax revenait à Saint-Domingue. Il revenait aussi par rapport aux hommes de couleur, mais dans un autre but.

Julien Raymond, second personnage, était envoyé par rapport aux hommes de couleur, « pour leur prouver que la République française les comptait aussi au nombre de ses enfans…, que la vertu et les talens leur ouvraient, comme à tous les Français, la carrière des premières magistratures de l’État. Il importait enfin…, en plaçant au milieu d’eux un homme de leur couleur…, d’étouffer ces semences funestes d’ambition, ce fatal désir d’indépendance, qui commençaient à germer dans le cœur de quelques chefs militaires de cette couleur, et de leurs aveugles partisans, »

On voit ici toute l’influence des rapports de Laveaux, de Perroud, sans même nous arrêter aux suggestions de Sonthonax, si prévenu contre les hommes de couleur à son départ, et à celles de Desfourneaux, irrité et confus de sa défaite au Port-au-Prince. Ces chefs militaires, c’est Villatte d’abord, devenu coupable, il est vrai, mais dont la culpabilité a été provoquée par des injustices, des préventions au-dessus desquelles il aurait dû se placer ; c’est Bauvais toujours si soumis aux autorités de la métropole ; c’est le Vainqueur de Léogane et de Tiburon, pour nous servir de l’expression de Garran, c’est Rigaud, enfin, qui, comme Bauvais, n’a cessé de correspondre avec Laveaux depuis le départ des commissaires civils. Citerons-nous des officiers secondaires ? Ils n’avaient aucune influence comme ces trois généraux.

Aveuglement des gouvernemens et de leurs agens ! Le chef militaire qui vient de réduire Laveaux à un rôle subalterne, qui prépare une indépendance bâtarde pour la colonie, est considéré comme l’officier par excellence, qui seul veut la retenir sous la souveraineté de la France !…

Le troisième membre de l’agence était Giraud, ancien membre de la convention nationale, « homme moral, juste, modéré, expérimenté dans l’exploitation et la connaissance du commerce des denrées coloniales, » dit Marec.

Le quatrième et dernier, était Leblanc qui avait été adjoint ou employé sous Genêt, aux États-Unis, qui connaissait presque tous les colons de Saint-Domingue réfugiés dans ces États. Il fallait se garantir — « des manœuvres, de l’astuce et de la perfidie de certains d’entre eux, assister et protéger les autres, » — et Leblanc convenait pour être de l’agence, à cet effet.

Voilà les quatre délégués du Directoire exécutif, chargés d’assurer l’empire de la France à Saint-Domingue.

Avec eux venaient :

Le général de division Donatien Rochambeau, nommé spécialement en qualité de commandant en chef de la partie espagnole, ayant sous ses ordres le général de brigade Mirdonday qui possédait sa confiance. Rochambeau, on se le rappelle, avait été gouverneur provisoire de la partie française, lors de l’embarquement de d’Esparbès, en octobre 1792. Depuis cela, il avait été gouverneur de la Martinique où il dut céder le terrain aux Anglais. Il avait passé aux États-Unis, où il était en relation avec les colons, et de là s’était rendu en France. Il allait donc, ou plutôt il devait être placé auprès de Roume ;

Le général de division Desfourneaux, possédant la confiance de Sonthonax, dit Marec, et nous n’en doutons pas : il en fut ainsi jusqu’au 2 mai 1797 ;

Les généraux de brigade Martial Besse, A. Chanlatte, Bedot et Lesuire, que nous avons déjà vus figurer dans divers événemens. Besse et Chanlatte avaient figuré aussi, le 13 vendémiaire an iv, en défendant la convention nationale contre les royalistes ;

Les adjudans-généraux Kerverseau (ancien secrétaire de Duport-du-Tertre, ministre de la justice) et Rey, l’un des champions de l’affaire du 14 juillet 1795, aux Cayes, où Rigaud faillit d’être tué. On se rappelle que Rey avait fui des Cayes pour se soustraire à un mandat d’arrêt de Polvérel et Sonthonax : il avait passé aux Anglais, à Jérémie, et s’était ensuite rendu aux États-Unis et de là en France ;

Leborgne, en qualité de commissaire des guerres. Ancien secrétaire de Roume et de ses collègues, ensuite de Rochambeau, à Saint-Domingue, il avait été à la Martinique avec ce dernier ; il remplit une mission en France, où les colons l’avaient fait incarcérer sous la Terreur. Nous aurons d’autres renseignemens à placer à côté de son nom, avant la fin de cette année 1796 ;

Étienne Mentor, noir très-éclairé de la Martinique, brave et courageux, qui fit ses preuves à la Guadeloupe contre les Anglais, y devint capitaine, enleva un navire anglais où il était prisonnier et l’amena en France.

Il y avait d’autres personnes venues avec l’agence, telles qu’Idlinger, Albert, Arnaud Pretty, Édouard, dont nous ferons connaître les antécédens lorsque nous les verrons à l’œuvre, aux Cayes. Malenfant arriva aussi en qualité d’inspecteur général des biens séquestrés : on le connaît déjà par la narration partiale qu’il fît de l’affaire entre Montbrun et Desfourneaux, dans son livre publié en 1814 sur les colonies. Il était attaché à Sonthonax.

L’homme qui était destiné à jouer aussi à Saint-Domingue un rôle important, était Pascal, secrétaire général de l’agence. Nommé d’abord secrétaire pour y venir avec les trois commissaires dont la mission avorta, il avait été maintenu dans cette charge auprès de l’agence. Il devint l’allié de J. Raymond, au Cap, où il épousa une belle-fille de ce dernier.

Barbault-Royer, homme de couleur, qui était déjà venu comme attaché à Galbaud, vint cette fois en qualité de secrétaire particulier de J. Raymond. C’est ce dernier qui l’avait recommandé à Galbaud. B. Royer était natif de l’Inde.

Nous n’avons pas à nous occuper des autres arrivans. Mais les renseignemens donnés sur ceux qui précèdent, serviront à expliquer les faits que nous avons à relater. Ils nous ont paru importans, parce que les antécédens des hommes influent plus ou moins sur leurs déterminations actuelles.

L’arrivée des agens avait été précédée de celle de la corvette la Doucereuse qui les annonça. Quatre à cinq jours après, la division du capitaine Thomas entra au Cap : Desfourneaux et les généraux de brigade débarquèrent immédiatement. Le lendemain, la seconde division arriva avec les agens et Rochambeau.

Avant leur débarquement, Laveaux se rendit à bord du Wattigny, et eut, dit-on, une longue conférence avec Sonthonax. Que ce fut avec ce dernier seul, ou avec tous les membres de l’agence, il était naturel que ce gouverneur allât au-devant d’eux, pour voir des compatriotes et des autorités nouvelles que la métropole envoyait dans la colonie. Naturellement aussi, soit à Sonthonax en particulier, soit à eux tous, Laveaux ne pouvait que leur représenter la conduite de Villatte sous les plus odieuses circonstances. Ainsi, nous ne nous arrêtons pas à cet incident.

Les agens débarquèrent avec toute la solennité qui devait être observée à leur égard : la population les acclama aux cris de Vive la République ! Vive la liberté générale ! Vive Sonthonax ! Ils se rendirent sur la place du Champ-de-Mars, où, monté sur l’autel de la patrie, Sonthonax, chef de cette commission, prononça un discours comme il savait en faire. Il parla de l’événement du 30 ventôse comme il le devait, d’après le fait matériel, d’après le devoir moral de tous les citoyens. Il termina son discours par ces paroles :

« Citoyens, celui-là est l’ennemi de la République, qui cherche à faire naître la division entre ceux que nos oppresseurs appelaient des castes. Il n’y a pas de caste coupable ; lorsqu’il y a des crimes commis, ce n’est pas la peau, c’est le cœur qu’il faut accuser ; et nous nous empressons d’improuver hautement les écrits dans lesquels une fausse doctrine, contraire à nos principes, aurait été exprimée : les noirs, les hommes de couleur, les blancs ont vu sortir parmi eux des traîtres, des ennemis des droits de l’homme, et ce n’est pas nous qu’on pourra accuser de faire rejaillir sur la classe entière les fautes des individus. »

De tels principes seront toujours irréprochables. Mais dans toute médaille il y a deux côtés. Nous parlerons bientôt des écrits de Perroud contre toute la caste des hommes de couleur, écrits que Sonthonax n’a pas improuvés.

Les agens émirent une proclamation pour annoncer leur arrivée et l’objet de leur mission ; leur secrétaire général l’adressa à toutes les autorités civiles et militaires.

Le lendemain de leur arrivée, ils prirent un arrêté à l’effet de faire comparaître Villatte par-devant eux. Le général Bedos en fut porteur.

Villatte n’hésita pas un seul instant à y obéir. Il se rendit au Cap, escorté de ses aides de camp. En entrant dans la ville, la population entière l’accueillit avec les démonstrations de la plus sincère sympathie. Il n’y eut pas seulement que les hommes de couleur, mais les noirs, les blancs, tous éprouvèrent ce sentiment : il était naturel de leur part, Villatte était dans une position malheureuse, dans cette situation qui excite toujours un vif intérêt dans les masses. Cette population se rappelait d’ailleurs que Villatte avait partagé ses peines et ses souffrances, l’avait protégée et défendue contre les ennemis de la République, alors que La veaux était au Port-de-Paix remplissant également son devoir, et que T. Louverture, l’heureux du jour, dirigeait l’ennemi du dehors contre elle. Le commandement de Villatte avait toujours été fort doux pour ses administrés, sans distinction de couleur.

Et puis, n’avons-nous pas constaté des causes réelles de mécontentement, de la part de cette population, contre Laveaux et Perroud ? Les femmes surtout, toujours plus expansives dans leur joie comme dans leur douleur, montrèrent en cette occasion un véritable enthousiasme à la vue de Villatte.

Il y eut conséquemment une foule nombreuse qui se porta auprès de la maison où siégeait l’agence. Dans de telles circonstances, la curiosité seule attire beaucoup de gens, sans qu’on puisse dire qu’il y a attroupement séditieux. Mais la rancune de Laveaux, son amour-propre blessé de ces témoignages de sympathie, le portèrent à un de ces actes qu’on ne saurait trop flétrir, lorsqu’ils sont commis par une autorité supérieure. Se rappelant trop son ancien métier de lieutenant-colonel des dragons d’Orléans, il ne se contenta pas de faire dissiper cette foule, il monta lui-même à cheval, se mit à la tête d’un escadron et chargea sans pitié, à coup de sabre, toute cette population du Cap, et principalement les femmes : il y en eut 45 de blessées plus ou moins grièvement. Ce fait cruel est attesté par un témoin oculaire, par Barbault-Royer, qui dit, dans un écrit qu’il publia en l’an ve siècle : « J’étais présent à cette scène sur laquelle les commissaires jetèrent à peine leur attention. »

Ces malheureuses femmes étaient massacrées par Laveaux, qui se vengeait bassement ainsi des propos qu’on avait attribués à celles qui s’étaient rendues au camp de Villatte, quand Laveaux occupait la Petite-Anse après sa sortie de prison.

En rendant compte de ce fait sanguinaire, Marec explique l’intérêt que prit la population du Cap à Villatte, par tous les services que cet officier général lui avait rendus ; il dit que « sa venue au Cap excita un engouement extrême dans la classe des ouvriers et des marchands de denrées ; » il rappelle, à la louange de Villatte, « qu’au temps de l’affreuse famine subie dans cette ville, il réservait sévèrement pour les malades et les Européens, le peu de denrées d’Europe qui se trouvaient dans la place. Cette conduite l’avait rendu cher au peuple, et c’est ce qui explique le témoignage de sensibilité qu’il en recevait en ce moment. » Villatte n’était donc pas un ennemi des blancs !…

Le même rapporteur ajoute : « Laveaux, de son aveu, dans une de ses lettres du 17 messidor, (5 juillet), se crut obligé de déployer l’appareil de la force militaire pour dissiper cet attroupement qui allait, dit-il, devenir criminel.  » Vaine excuse ! car il n’y avait de sa part que le désir atroce de se venger de cette population, qu’il avait poussée au mécontentement, par son despotisme inintelligent.

« Villatte, continue le rapporteur, passa deux heures dans le sein de la commission. Elle n’a point donné les détails de cette longue conférence ; mais le résultat fut de renvoyer Villatte à son camp, avec injonction d’instruire son armée des dispositions de la commission, de prescrire à cette armée de pourvoir par des détachemens à la garde des forts occupés par elle, et de ne recevoir désormais d’ordres que du général Laveaux. Villatte reçut aussi l’injonction de licencier tous les hommes qui l’entouraient contre le gré du général en chef (Laveaux), et d’attendre dans son camp des ordres ultérieurs pour se rendre au Cap, où il aurait la ville pour prison.  »

Cette décision prouve que la commission redoutait le dévouement de l’armée de Villatte pour cet officier : cette armée était en plus grande partie composée de noirs. Elle voulut qu’il la licenciât lui-même, afin de pouvoir l’arrêter après cette opération ; et pour mieux l’y porter, elle lui inspira la confiance dont elle avait besoin de pénétrer son esprit, en lui annonçant que toute sa punition, pour sa conduite dans l’affaire du 30 ventôse, se bornerait à lui faire garder la ville du Cap pour prison. Á cette décision on reconnaît l’esprit de Sonthonax.

Une réflexion nous vient. Si Villatte fut coupable dans l’affaire du 30 ventôse, la municipalité qui avait rendu des arrêtés pour légitimer le mouvement populaire, ne l’étaitelle pas aussi ? Pourquoi ses membres ne furent-ils pas appelés également pour expliquer leur conduite en cette occasion ?

Quoi qu’il en soit de cette partialité évidente, « le 26 floréal (15 mai), dit Marec, la commission prit à l’égard de Villatte un arrêté plus sévère. Ce jour elle avait entendu un rapport circonstancié sur l’affaire du 30 ventôse. Elle ne put s’empêcher d’y reconnaître tous les caractères d’une véritable révolte. Elle arrêta en conséquence que des mesures seraient prises pour s’assurer de la personne de Villatte, et l’envoyer en état d’arrestation à bord du vaisseau commandant en rade, se réservant de suivre les ramifications de cette affaire, et d’en poursuivre les auteurs, fauteurs et adhérens. »

Le fait est, qu’après avoir obtenu la confiance de Villatte pour le licenciement de sa troupe, on leva le masque d’hypocrisie qu’on avait pris à son égard. Le 18 mai, la commission prit un arrêté plus motivé ; elle envoya le général A. Chanlatte auprès de Villatte pour obtenir de lui de dénoncer ceux qui l’avaient porté à la révolte. Mais Villatte se refusa à cette bassesse, et déclara à Chanlatte qu’il était prêt à obéir aux ordres qui lui seraient donnés par la commission. Sur le rapport de Chanlatte, la commission entendit les généraux Laveaux, T. Louverture, Pierre Michel et Léveillé. Notons qu’en rendant ses divers arrêtés, la commission avait entendu tous les ennemis de Villatte, en l’absence de celui-ci ; elle ne voulut point lui donner la faculté d’expliquer sa conduite, de réfuter en leur présence les faits plus ou moins mensongers qu’ils racontaient contre lui. Était-ce agir selon les plus simples notions de la justice ?

Par la réserve faite de suivre les ramifications de cette affaire du 30 ventôse, d’en poursuivre les auteurs, fauteurs et adhérens, on se proposait, non-seulement d’opérer les nombreuses arrestations qui eurent lieu alors au Cap, et dans tout le Nord et l’Artibonite, mais encore de faire arrêter Pinchinat dans le Sud, Pinchinat dénoncé en France par Laveaux et Perroud, comme étant le fauteur, le moteur de tous les troubles, de tous les crimes. Á cette décision, nous reconnaissons encore le génie de la rancune personnifié en Sonthonax ; nous nous expliquons les dépêches secrètes confiées à l’agence du Directoire exécutif.

Aussi le rapport de Marec nous apprend que :

« La commission acquérait de jour en jour de nouvelles lumières sur cette affaire, l’une des plus importantes qui auront marqué dans la révolution de Saint-Domingue, puisqu’elle semblait avoir pour objet d’établir sur la destruction de la couleur blanche et sur l’ignorance des noirs, le triomphe de la couleur jaune, et l’élévation de quelques individus accrédités. Le 26 prairial (14 juin) la commission : « Considérant, dit-elle, qu’il résulte de l’examen le plus impartial des pièces produites dans cette affaire qu’il a existé un complot affreux contre la sûreté de la colonie, la souveraineté de la métropole et l’existence des Européens à Saint-Domingue ; que le chef les plus en évidence de cette conjuration est le ci-devant général Villatte, et que ses complices les plus apparens sont les nommés Thomas André, Beaucorps, Binet, Legris, Lagneux, Allers aîné, Bossière, Bienaimé Gérard, Descoubet, Potrier, Daumec[2], Despeyron, Blot, Beaubert jeune, Joseph Laboulay, Bérard, Demangle, Penet père, Penet fils, Nicolas Grissot, Binot (presque tous hommes de couleur) ; » — la commission arrêta que tous les individus sus-dénommés seraient envoyés en état d’arrestation en France, pour être mis à la disposition du Directoire exécutif.

Le 27 prairial (15 juin) elle lança un mandat d’amener contre le citoyen Pinchinat, qu’elle considérait comme le moteur et l’instigateur secret des troubles qui avaient failli perdre la colonie, et qu’on soupçonnait n’être venu au Cap et ne s’y être arrêté si longtemps, que pour ourdir cette trame criminelle.[3] »

La Vénus, bloquée au Cap par les Anglais, n’avait pu partir ! Le séjour de Pinchinat y fut prolongé forcément, et le même rapporteur a déclaré plus avant, qu’il n’était pour rien dans l’affaire du 30 ventôse !

Voici cet arrêté concernant Pinchinat :

« La commission du gouvernement français, déléguée aux îles sous le vent, considérant qu’il résulte des dépositions et informations prises à l’occasion de l’arrestation du gouverneur général Laveaux et de l’ordonnateur Perroud, le 30 ventôse dernier, qu’un des motifs cachés de cette rébellion était de détacher la colonie de la métropole, et de former une assemblée coloniale ; que le citoyen Pinchinat est l’auteur de ces troubles, l’instigateur secret de ce projet criminel ; qu’il est venu dans cette partie qui n’est pas son séjour ordinaire, pour ourdir cette trame ; — Arrête que le citoyen Pinchinat est mandé au Cap par le retour de la corvette la Doucereuse, pour rendre compte de sa conduite à la commission. Charge la délégation dans le Sud de l’exécution du présent arrêté. »

Remarquons que si, parmi les individus arrêtés comme complices de Villatte, il y a quelques blancs, Rodrigue, désigné antérieurement par Laveaux comme étant le chef du parti de l’indépendance, ne s’y trouve point compris. Il est vrai qu’il s’était platement soumis à Laveaux, à la sortie de celui-ci de prison. Et si Pinchinat devint seul accusé dans l’Ouest et dans le Sud, c’est que, pour le moment, il fallait s’assurer du succès de la délégation qui allait partir pour les Cayes. Mais la commission n’avait pas moins le projet de sévir contre Rigaud et d’autres hommes de couleur dans ces deux provinces ; car il était impossible qu’elle crût à la perfide pensée qu’elle soupçonnait en Pinchinat, sans croire également qu’il s’entendait avec Rigaud et les autres.

Ainsi, les dénonciations adressées au gouvernement français, par Laveaux et Perroud, avaient produit leur effet.

Accuser Pinchinat de vouloir former une assemblée coloniale, au moment où il venait d’être élu membre du corps législatif, et qu’il demandait vainement à Roume le moyen de se rendre en France pour y remplir ses fonctions !

Dénoncer à la France tous les hommes de eouleur de la colonie, de vouloir son indépendance, lorsque Villatte dans le Nord, Bauvais dans l’Ouest, Rigaud dans le Sud, avaient vaillamment défendu ce pays contre les Espagnols et les Anglais !…

Même après que A. Chanlatte eût fait le rapport à la commission, que Villatte avait déclaré être prêt à obéir aux ordres qu’elle lui donnerait, — « elle délibéra sur l’accusation portée contre ce général, et décida qu’il serait arrêté et conduit à bord du Wattigny, et que, dans le cas où il refuserait d’obéir, la force serait employée contre lui. » Il était tout simple de lui envoyer l’ordre de s’y rendre, puisqu’il avait promis d’obéir.

Redoutant encore le dévouement de sa troupe, la commission fit, le 19 mai, une proclamation qui déclarait amnistie en faveur de tous ceux qui mettraient bas les armes. Elle envoya au camp de Villatte une députation composée de César Thélémaque[4], Leborgne et Bellevue, porter cet acte, dont lecture fut donnée à la troupe. Villatte déclara le camp dissous. Mais un noir de cette troupe s’exprima avec véhémence contre Laveaux et Perroud : nouvelle preuve que Villatte n’était pas considéré par les noirs comme un de leurs ennemis. Villatte se rendait au Cap avec les trois députés, quand, arrivé à une lieue de la Petite-Anse, il rebroussa chemin et retourna à son camp[5]. Les députés revinrent seuls.

Sur le compte qui fut rendu à la commission par cette députation, elle rendit un nouvel arrêté qui mit Villatte hors la loi, et ordonna de lui courir sus et de l’emmener mort ou vif. Mais Villatte, pour éviter une guerre civile entre sa troupe et celle du Cap, se rendit par le port de Caracol, sur la frégate la Méduse, où le capitaine Thomas le reçut avec les égards dus à un officier général qui avait si bien défendu la cause de la France. De là, il fut transféré avec ceux accusés de complicité, sur la corvette la Hyéna, qui les porta en France. Arrivés à Rochefort, ils furent mis en prison où ils restèrent longtemps avant d’être jugés et acquittés.

La commission ne s’en tint pas à l’arrestation des individus ci-dessus dénommés : le 30 juin, elle décida que Puech, Léger Duval, Durand fils et Chervain seraient arrêtés comme complices de Villatte ; que Delair, Levasseur et Lapointe[6] le seraient également comme instigateurs des massacres qui avaient eu lieu dans les montagnes du Port-de-Paix par Étienne Datty, qui cependant avait tué des hommes de couleur comme eux. Les quatre premiers furent déportés en France.

Trente-deux autres citoyens furent destitués des places qu’ils occupaient, et mis sous la surveillance des municipalités des paroisses où ils résidaient.

Telle fut la manière dont l’agence inaugura son pouvoir à Saint-Domingue. À peu d’exceptions près, tous ceux qui subirent cette rigueur étaient des hommes de couleur. Cette agence continua l’œuvre que Laveaux et Perroud avaient commencée, dont Sonthonax lui-même, avant de partir pour la France, en 1794, avait jeté les bases.

On a beaucoup fait valoir la décision de l’agence relative à la déportation de Villatte et de ses amis en France, tandis qu’elle aurait pu les faire juger militairement au Cap. Le rapport de Marec signale cette particularité en disant que « les agens paraissent avoir donné une preuve de modération, de prudence et d’impartialité. » Mais il dit aussi, au nom de la commission dont il était le rapporteur : « Elle a trouvé que presque tous leurs arrêtés ont blessé l’article 145 de la constitution, en vertu duquel « seul ils étaient fondés à les prendre, et que celles de leurs proclamations qui ont promis amnistie, ont excédé les bornes de leur pouvoir. »

Pour blesser cette constitution, il aurait fallu qu’elle eût été d’abord mise en activité ; et le même rapporteur a dit qu’elle n’avait été que proclamée : cette proclamation n’a eu lieu, au Cap, que le 19 thermidor (6 août), trois mois après l’arrivée de l’agence, selon Marec lui-même. L’agence procédait donc arbitrairement : déporter les accusés en France, n’était-ce pas une compensation suffisante de l’anathème lancé contre toute la classe des hommes de couleur dont on voulait détruire le prestige et le pouvoir ? La modération et l’impartialité de cette agence n’étaient donc qu’apparentes ; sa prudence seule était réelle, car elle avait reconnu que Villatte était aimé des noirs ; il ne fallait pas les irriter par une sévérité exorbitante ; en l’éloignant de la colonie on remplissait mieux le but qu’on se proposait. D’un autre côté, comme on voulait arriver à l’arrestation de Pinchinat, et priver les hommes de couleur de ses conseils éclairés ; comme on se proposait d’arracher le pouvoir à Rigaud, même à Bauvais, il fallait encore être prudent pour ne pas trop éveiller leurs soupçons. Dans une telle combinaison ne reconnaît-on pas le génie de Sonthonax ?

Voilà les vrais motifs de la décision de l’agence par rapport à Villatte.


On a vu Perroud écrire de Santo-Domingo une lettre à Rigaud, où il attribuait l’affaire du 30 ventôse aux colons de la faction Léopardine. Il arriva au Cap peu avant l’embarquement de Villatte. Changeant alors de rôle, mais persévérant dans les sentimens haineux qu’il avait toujours nourris contre les hommes de couleur, il rédigea un écrit qu’il intitula : Précis des derniers troubles, qui ont eu lieu dans la partie du Nord de Saint-Domingue. Il le data du 26 germinal (15 avril) ; mais ce fut un faux, car il ne l’a publié au Cap que le 8 juin, afin de l’envoyer en France sur la même corvette qui amenait Villatte et ses compagnons d’infortune. Il publia un second écrit intitulé : Conspiration dévoilée d’une horde de mulâtres de Saint-Domingue, contre les autorités républicaines et contre les blancs. Ces deux écrits attribuaient les projets les plus abominables aux hommes de couleur. Villatte et Pinchinat surtout, y furent accusés de vouloir l’extermination des blancs et l’indépendance de la colonie. Perroud venait ainsi en aide à la commission.

Sonthonax, qui avait dit dans son discours prononcé au Champ-de-Mars, qu’il improuvait de tels écrits, donna son assentiment à ceux de Perroud, qui accusaient toute la classe des hommes de couleur. C’était toujours le même homme, s’inquiétant fort peu de ses déclarations antérieures, agissant par expédient.

Ainsi, voilà tout un système combiné contre les hommes de couleur. Pour l’appuyer et le démontrer, en même temps que Perroud publiait ses écrits, Julien Raymond faisait imprimer au Cap, une adresse aux citoyens de couleur du département du Sud, qui fut expédiée aux Cayes à la délégation envoyée là par l’agence. Nous n’avons pas cette adresse de Raymond ; mais le mémoire publié par Rigaud en 1797, nous en fait connaître la substance. Raymond faisait aux hommes de couleur le reproche de s’être accaparés de toutes les places, de tous les emplois publics ; il peignait les plus marquans d’entre eux comme des hommes plongés dans la débauche et la dissolution, dévorés d’ambition et insatiables de richesses[7]

Raymond étant homme de couleur lui-même, on est porté à se demander quels ont pu être ses motifs pour faire un pareil écrit, s’il n’avait pas reconnu qu’effectivement les hommes de sa classe méritaient les reproches sanglans qu’il leur adressa. Ces motifs, nous allons essayer de les expliquer.

On sait déjà que Raymond avait passé en France, dès 1784, pour plaider la cause de la classe des affranchis, et qu’il y avait publié de nombreux écrits dans ce but. Son long séjour dans la métropole et la liberté générale l’avaient ruiné. Dans notre deuxième livre, nous avons cité un écrit de lui, où ses opinions à l’égard des esclaves insurgés, avant la liberté générale, démontraient non-seulement un cœur égoïste, mais un esprit politique borné, ne comprenant pas la portée de la révolution coloniale, ou comprenant trop qu’il n’était plus possible de songer à maintenir l’esclavage, pour exécuter le plan d’émancipation graduelle qu’il avait adopté avec les Amis des noirs.

Pour mieux juger de l’esprit de Raymond, de ses idées, de ses sentimens à l’égard des mulâtres, citons un passage de l’un de ses écrits, publié à Paris, en 1791. C’est une lettre qu’il adressa à Brissot, pour répondre indirectement à un autre écrit d’un blanc nommé Laborde. Ce dernier le qualifiait de mulâtre ; on sait que dans le langage colonial, cette expression signifie l’homme né d’un blanc et d’une négresse, ou d’un nègre et d’une blanche. Julien Raymond assimila cette qualification à une injure : il dit dans sa lettre à Brissot :

« Laborde me désigne comme mulâtre, en parlant de celui qui vous a fourni des faits. Si je l’étais, je n’en rougirais pas, parce qu’une âme honnête n’a jamais à rougir que de mauvaises actions ; mais Laborde doit me connaître assez, pour savoir que je suis fils et petit-fils, en légitime mariage, de pères blancs européens et habitans de Saint-Domingue… »

Il résulte de sa réclamation cutanée, que J. Raymond était ou quarteron ou métis, plus rapproché du blanc que du noir par la couleur de sa peau, et qu’il établissait à ce sujet une grande différence entre lui et les vrais mulâtres, qu’il se targuait encore de sa qualité d’enfant légitime, par rapport à ceux de sa classe nés enfans naturels[8].

D’après ces antécédens de J. Raymond, peut-on être étonné de son adresse aux hommes de couleur ? Ruiné par la révolution, ayant besoin de refaire sa fortune, égoïste à l’égard des noirs, imbu des préjugés coloniaux contre les mulâtres, il devait s’estimer trop heureux, trop honoré du choix qu’avait fait de lui le Directoire exécutif, pour ne pas se dévouer corps et âme au succès du système que l’agence avait mission de faire réussir à Saint-Domingue, que Sonthonax, son chef, avait adopté par l’effet de ses préventions, de ses passions, de ses rancunes.

Nous avons vu Sonthonax, à la fin de sa première mission, animé de préventions contre tous les hommes de couleur, parce que des traîtres s’étaient montrés parmi eux ; nous l’avons vu se rapprocher plus des blancs colons que des hommes de couleur ; nous l’avons vu partial, favorisant Desfourneaux plus que Montbrun, et étendre sur tous les officiers, tous les fonctionnaires choisis et placés par Polvérel, la jalousie, le mécontentement qu’il éprouvait contre son collègue : tous ces faits, nous ne les inventons pas, c’est le rapport de Garran qui nous les a appris.

D’après toutes ces considérations, on conçoit facilement quel était le système que l’agence venait établir dans la colonie. Il faut en parler, avant de relater les autres actes de cette commission et les faits qui en ont été la conséquence : ce préalable est indispensable pour comprendre les uns et les autres.

Quel était donc ce fameux système ?

Il est clair, évident, que la puissance des colons ayant été détruite — par toutes les opérations de Polvérel et de Sonthonax, pour faire régner la loi du 4 avril 1792, — par la liberté générale, proclamée par eux, et confirmée par la convention nationale, — la classe blanche se trouvait au second rang et était remplacée au pouvoir, par l’ancienne classe intermédiaire, les anciens libres, les hommes de couleur, mulâtres et noirs. Or, dans cette dernière classe, les mulâtres étaient plus nombreux et plus instruits : la plupart de ceux qui exerçaient l’autorité en 1796, avaient été élevés en Europe. Étant en possession de l’influence et de l’autorité, cela ne pouvait point convenir à la métropole qui, naturellement, avait ses sympathies pour les blancs. Son gouvernement d’alors, de même que celui qui lui succéda, ne pouvait pas admettre que les blancs fussent effacés[9]

Il fallait reconstituer la puissance de ces derniers, malgré la trahison des colons qui avaient livré la colonie à la Grande-Bretagne et à l’Espagne, malgré le dévouement de ceux des hommes de couleur restés fidèles à la France.

Joignez à cette considération politique, l’influence exercée sur l’esprit du gouvernement et sur celui de Sonthonax, par l’affaire de Montbrun contre Desfourneaux, par les dénonciations incessantes adressées par Laveaux et Perroud à la métropole, contre Villatte et tous les hommes de couleur du Nord, et par les insinuations, les suggestions relatives à Pinchinat dont la capacité politique n’était pas contestable, à Rigaud, à Bauvais qui se distinguaient dans l’Ouest et dans le Sud et qui conquéraient par leur épée une position supérieure.

L’agence venait donc pour rétablir la puissance des blancs. Elle arriva, et que trouva-t-elle en débarquant au Cap ? L’affaire du 30 ventôse et ses suites. Dès-lors, cette agence pouvait-elle ne pas s’empresser de mettre à exécution le système préconçu ? Quel était le meilleur moyen de le faire réussir ? Celui qu’on a employé.

Accuser toute la classe des hommes de couleur « du complot affreux, du projet d’établir sur la destruction de la couleur blanche et sur l’ignorance des noirs, le triomphe de la couleur jaune et l’élévation de quelques individus accrédités ; de conspirer contre la sûreté de la colonie, la souveraineté de la métropole, enfin, l’existence des Européens à Saint-Domingue[10]. »

De là l’arrestation et la déportation de Villatte et de ses amis, l’arrêté du 15 juin contre Pinchinat, que Sonthonax avait cru trempé dans le prétendu complot de son assassinat à Saint-Marc, en novembre 1793, qu’il avait cru complice de l’affaire entre Montbrun et Desfourneaux ; de là encore la mission confiée à la délégation qu’on envoyait aux Cayes ; de là, enfin, les deux écrits de Perroud et l’adresse de J. Raymond »

Il faut être dénué du bon sens le plus vulgaire, pour ne pas comprendre ces manœuvres machiavéliques dont l’exécution est confiée surtout au fougueux Sonthonax, d’une capacité rare, mais sachant se passionner trop, à cause de son caractère emporté. Pour lui, qui se croit réellement l’ange tutélaire des noirs, pour avoir eu l’honneur de proclamer la liberté générale dans le Nord, quoique contraint par les circonstances impérieuses de cette époque ; pour lui qui avait cru que les noirs étaient généralement bêtes (Polvérel nous l’a appris dans une de ses lettres à son collègue), c’est la chose la plus politique et la plus utile pour la France, que de détruire le prestige des hommes de couleur : la bêtise qu’il suppose aux noirs les rendra, selon lui, plus maniables, plus faciles à gouverner, à diriger.

Mais Sonthonax n’avait pas deviné la capacité de l’homme noir qui venait de remplacer Laveaux dans le gouvernement de la colonie. Il n’avait pas vu tout ce qu’il y avait de finesse et d’habileté en T. Louverture. Il ne s’en est aperçu que le jour où il lui a fallu s’embarquer à la hâte, sous l’accusation — de vouloir faire tuer tous les blancs, afin de proclamer l’indépendance de Saint-Domingue.

Si nous anticipons ici sur le cours des événemens que nous aurons à relater, c’est que nous croyons qu’il est de notre devoir déplacer, autant que possible, à côté des faits politiques, le résultat qu’ils produisent et la moralité qui en découle souvent. Ici, le lecteur voit d’avance ce qui adviendra de l’accusation portée contre la classe des hommes de couleur, — de conspirer contre la vie des Européens pour se rendre indépendans de la France. Sonthonax et ses collègues, lui surtout, ont fourni des armes à un homme qui saura les employer contre ce superbe proconsul, sans être plus vrai, plus sincère que lui en s’en servant. Ne serait-ce pas là le cas de dire, d’après la parabole du Rédempteur du monde : Tous ceux qui prendront l’épée, périront par l’épée. N’est-ce pas ainsi que se manifeste souvent la justice de Dieu ?…

En 1796, dans la ville du Cap, on accusait injustement les hommes de couleur de vouloir l’indépendance de Saint-Domingue. Mais lorsque Dieu aura marqué l’époque pour sa réalisation, ce sera l’un d’eux qui, à une lieue du Cap, en donnera le signal à tous ses frères noirs et mulâtres ; ce sera lui-même qui, à une époque plus reculée, jettera les bases de la reconnaissance de ce droit politique, par la France dont les agens, en 1796, détruisaient l’influence des hommes de sa classe. Les progrès de la vraie Philantropie survenant ensuite, la grande et sainte voix de la Justice se faisant entendre dans les conseils des Rois, ce sera encore un homme de cette couleur jaune qui signera, avec un descendant de l’antique et respectable famille de Bourbon, l’acte aussi honorable pour la France que pour la race africaine, qui a admis au rang des nations cette population qu’on tourmentait, qu’on divisait, pour mieux la subjuguer.

Vraiment, et nous le disons dans toute la sincérité de notre cœur, plus nous avançons dans ces études de l’histoire de notre pays, plus nous reconnaissons que les hommes auraient tort de s’enorgueillir des succès qu’ils obtiennent dans les choses politiques. Quel que soit le génie d’un homme, il y a une puissance supérieure dont, il n’est qu’une faible émanation : c’est à elle, c’est à sa volonté qu’il obéit, alors qu’il croit tout faire par ses talens. Les plans les mieux concertés échouent devant cette volonté divine quia son but, qui doit l’atteindre. Et la conclusion que nous tirons de cette croyance intime, c’est que les hommes ne doivent point se haïr et perpétuer entre eux les animosités nées de leurs différends, de leurs querelles : enfans d’un même père, de cet Etre suprême qui a tout créé, ils doivent tendre sans cesse à se rapprocher les uns des autres. Là est leur devoir moral : l’enfreindre, c’est se rendre coupables du crime de lèse-humanité.

D’après ces idées, ces sentimens, nous ne devons avoir aucune aigreur contre Laveaux, Perroud, Sonthonax et ses collègues, ni contre le Directoire exécutif ou tous autres gouvernemens. Ils ont tous été les aveugles instrumens de la Providence, préparant sans le vouloir, à leur insu, l’indépendance de Saint-Domingue. Par leurs injustices récidivées envers les hommes de couleur, ils leur ont donné un défi qui a été noblement relevé par l’un d’entre eux. Mais Pétion a compris en 1802, ce dont il avait toujours été pénétré : — que la cause du mulâtre était et sera toujours intimement liée à celle du noir. Il a agi en conséquence de ce sentiment de fraternité qui les unit ; et lorsque nous arriverons à cette époque mémorable, nous le démontrerons, nous dirons ce qu’il a fait.


Maintenant, continuons l’examen des actes de l’agence.

La nomination faite par Laveaux, de T. Louverture à la lieutenance du gouvernement, n’impliquait pas, pour l’agence, l’obligation de le reconnaître en cette qualité, puisque 1o Laveaux n’était point autorisé à partager ni à déléguer son pouvoir, son autorité ; et que 2o nommé gouverneur provisoire, ce titre cessait de droit par l’arrivée de l’agence, et qu’il ne fut plus qualifié que de général en chef de l’armée, pour la partie française, tandis que Rochambeau était commandant en chef pour la partie espagnole. Mais, d’après le système des dépêches secrètes, d’après les vues conçues par l’agence, et surtout d’après les faits existans, il était impossible que cette agence ne prît pas une résolution à l’égard de T. Louverture dont l’influence était visible ; et cette résolution fut de l’élever au grade de général de division. Cette promotion eut lieu dans les derniers jours de mai, pendant que l’agence déportait Villatte.

À cette époque, Rigaud écrivit une lettre à Laveaux pour lui accuser réception d’une autre de Sonthonax, imprimée, qui donnait l’approbation de l’agence, à toutes les promotions d’officiers militaires faites par Laveaux, notamment à compter du 30 ventôse. La lettre de Rigaud fut apportée par Bonnet : — « J’envoie Bonnet, mon aide de camp, dit-il, afin d’avoir des renseignemens certains pour ma gouverne. » Jeune officier d’une intelligence remarquable déjà, devenu par la suite un de nos militaires et de nos hommes politiques les plus capables, le plus habile administrateur des finances de notre pays, Bonnet était certainement envoyé pour voir ce qui se passait au Cap, pour fixer Rigaud sur ce qu’il avait à attendre de la part de l’autorité nouvelle arrivée dans la colonie. Rigaud avait écrit aussi à l’agence, pour la féliciter de son arrivée et lui donner l’assurance de son dévouement à la France et à sa constitution nouvelle. La réponse de l’agence, signée de Sonthonax, le complimenta pour avoir toujours correspondu avec le gouverneur Laveaux[11] ; elle lui dit qu’on n’était pas surpris de le trouver à son poste, connaissant son attachement à la République française et la haine qu’il portait à ses ennemis ; elle le félicita des succès qu’il avait eus sur eux ; elle lui dit, enfin : Vous avez protégé l’Européen faible et opprimé.

Était-ce faire de Rigaud un éloge immérité ? N’avait-il pas effectivement toujours correspondu avec Laveaux, malgré les difficultés de la guerre ? Sonthonax, dans les débats contre les colons, ne l’avait-il pas défendu, lui et les hommes de couleur du Sud ? N’avait-il pas exalté leur patriotisme, leur dévouement à la France, et la valeur militaire de Rigaud, à propos de la prise de Léogane sur les Anglais ? Tout ce que disait la lettre qu’il signa n’était donc que pure vérité, même à l’égard des Européens, des Français dont beaucoup étaient alors employés, ou dans les fonctions militaires, ou dans les fonctions administratives du département du Sud, comme dans celui de l’Ouest où commandait Bauvais.


Nous venons de citer des lettres de Rigaud ; citons-en de T. Louverture.

Étant aux Gonaïves, le 1er juin, il écrivit à Laveaux :


Mon cher général, d’après tous les renseignemens que j’ai eus, il n’est que trop certain qu’il existe une nouvelle conspiration des plus atroces, et A. Chanlatte, à ne pas en douter, est le directeur de tout ce qui doit s’opérer. Les méchans, les ennemis de la liberté générale et de l’égalité (les mulâtres) ont juré ma perle ; ils calculent tous les moyens imaginables pour me détruire, et sous tous les rapports, je dois périr victime de leur scélératesse par quelques embuscades qu’ils se proposent de me tendre. Bien leur vaudra de m’ajuster bien ; s’ils me manquent, je ne les raterai pas ; et s’ils réussissent, ma cendre sera doublement vengée par ceux qui, naturellement, doivent me succéder. — Gabriel Lafond (noir ancien libre) oubliant tous les maux qu’il a endurés, à cause de ceux mêmes par qui il est aujourd’hui séduit, s’est déclaré sourdement mon ennemi, et est un des principaux instrumens de vengeance des MM. (mulâtres). Ces derniers disent que c’est moi qui ai déjoué et fait manquer leur vaste projet, et qu’il faut, de toute nécessité, se défaire de moi pour n’avoir plus d’entraves à l’avenir, parce que, disent-ils, ils viendront après facilement à bout du reste.

Gabriel Lafond, Tonne, Pérès, Dupiton et d’autres tiennent continuellement des conciliabules chez Chanlatte (au Cap). Faites en sorte de leur signifier de s’en retourner aux Gonaïves, en leur faisant dire que c’est moi qui les demande, avec tous les autres de cette partie.

Général, si le commissaire (Sonthonax) n’embarque pas Chanlatte, je ne prévois que beaucoup de troubles à Saint-Domingue. Tous les malveillans s’appuient sur lui, et leur audace s’accroît journellement.

P. S. Déchirez cette lettre après que vous l’aurez lue.


Cet ordre final n’a pas eu d’exécution, et nous remercions le général Laveaux de sa désobéissance.

Pense-t-on que T. Louverture croyait à l’existence d’une conspiration ? Une conspiration au Cap, de la part de Chanlatte, au moment où l’on embarquait Villatte, où le système traquait les hommes de couleur ! Allons donc ! Veut-on savoir le motif caché (nous copions l’expression à la mode à cette époque et dont l’arrêté contre Pinchinat nous offre un exemple) de cette dénonciation de T. Louverture contre A. Chanlatte ? Qu’on se rappelle que cet officier, laissé à Plaisance par Polvérel, à la fin de 1793, reprit Ennery des mains de T. Louverture qu’il refoula jusqu’au-delà de la Marmelade. Gabriel Lafond et les autres dénommés dans cette lettre, étaient des hommes de Saint-Marc où Chanlatte avait été capitaine-général de la garde nationale ; c’étaient ses amis : de là le crime pour lequel ils périrent tous, en 1799.

Ce n’est pas tout. Le 3 juillet, le général de division T. Louverture, commandant le département de l’Ouest (Desfourneaux commandait le département du Nord), écrit à Laveaux qu’il réunit les preuves contre les coupables qu’il avait fait arrêter et emprisonner aux Gonaïves, avant de se rendre au Cap pour l’affaire du 30 ventôse, — Guy, Chevalier et Danty. Il annonce à Laveaux que Savary (le traître de Saint-Marc) vient d’arriver du Sud avec Bonnet, et qu’il attend les ordres de Sonthonax et de Laveaux à son sujet[12]. Il revient sur la nécessité de faire renvoyer aux Gonaïves, Gabriel Lafond et les autres, — « parce que leur séjour au Cap ne tend absolument qu’au mal et qu’ils ne préméditent rien de bon. » Il voulait les avoir sous sa main.

Le 16 juin, il dénonce encore Delair, Levasseur et Valerai : ce dernier était un officier qui avait combattu les Anglais avec une valeur éprouvée, sous ses ordres. Mais ils sont des mulâtres ! — « La méfiance, dit T. Louverture, est toujours la mère de toute sûreté.  »

Il n’a oublié ce proverbe qu’une seule fois, — le jour où le général français Brunet l’a invité à venir chez lui, pour l’arrêter et le déporter en France.

Dans son aveuglement, il se méfiait des mulâtres ; il se confia aux blancs. Sont-ce les mulâtres qui l’ont fait périr ?…

Cette même lettre, adressée à Laveaux, lui donna un avis concernant Sonthonax :

« J’écris par ce courrier au commissaire Sonthonax, et je lui donne connaissance de ce que les méchans débitent sur son compte, pour égarer les crédules cultivateurs et autres. On leur fait accroire qu’il est revenu de France pour les remettre dans l’esclavage, et une quantité d’autres absurdités. »

Comment Sonthonax ne reconnaîtra-t-il pas un dévouement sincère en T. Louverture qui lui donne des avis si salutaires !

Le 27 juin, nouvelle lettre à Laveaux :


Je vois avec plaisir que la commission va fixer les limites de votre commandement en chef, avec celui du général Rochambeau, et les commandemens des généraux divisionnaires et ceux des généraux de brigade, sous les ordres des généraux divisionnaires. Comme vous me dites qu’il va peut-être me falloir deux généraux de brigade, et comme Bauvais est déjà sous mon commandement, il ne m’en faudra plus qu’un ; et comme je suis pur et sincère, et que j’aime l’ordre et la tranquillité, je ne veux que des hommes comme moi (des noirs). Par conséquent, je ne vois dans tous ceux que vous me nommez, que Pierre Michel qui me convient, ou bien Bedos ou Pageot (deux blancs)[13]. Pour les autres (les mulâtres) je n’en veux aucunement, et particulièrement Chanlatte. Mes officiers et soldats sont déjà fort mécontens de lui ; et il ne faut pas, pour vouloir faire un petit bien, faire un grand mal, parce que, si Chanlatte vient ici, ce ne sera que pour faire des cabales, contre moi, contre vous, et contre les intérêts de la République ; et cela me forcerait, peut-être, à manquer à mon chef, et peut-être aussi à la République. Car, il y a ici des hommes emprisonnés pour des cabales qu’ils ont faites pour Chanlatte. De grâce, général, faites en sorte qu’il ne soit pas dans mon commandement, — ni Martial Besse[14].

Vous savez bien, nous en avons parlé ensemble, que j’ai des officiers avec moi qui ont bien mérité d’être généraux de brigade… il est bien juste, mon général, que vous me laissiez un à nommer parmi mes officiers, quand il en sera temps.


Après les sollicitations et les menaces, — les caresses :

Le plaisir que j’ai eu de recevoir votre lettre a été pour moi la plus douce satisfaction d’un fils qui reçoit les nouvelles d’un père qu’il aime tendrement. Soyez persuadé, général, de ce que je vous ai dit et dirai toujours, — que je suis et serai pour vous jusqu’à la fin de mes jours. Je vous désire pour toujours une heureuse santé. Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous aime autant que moi-même.


Ces diverses lettres de T. Louverture prouvent qu’il était aussi rancuneux que méfiant et qu’injuste. Il n’a pu oublier le succès momentané d’Antoine Chanlatte contre lui ; car bientôt après, il avait chassé Chanlatte d’Ennery. Succès et revers sont des chances habituelles à la guerre, et un brave militaire apprécie toujours la valeur de son ennemi et l’estime. Une âme élevée ne conserve point un profond ressentiment pour de tels faits surtout, quand souvent ils ne dépendent que d’une circonstance minime et fortuite. T. Louverture était méfiant, parce qu’il jugeait des autres par lui-même ; il était injuste, même à l’égard des officiers qui avaient le mieux servi sous ses ordres et aidé à ses succès : Guy, Danty, Chevalier, qui ne s’était rallié à Laveaux qu’avec lui, Valerai, qui l’avait si bien secondé aux Vérettes et sur les rives de l’Artibonite ; tous ces officiers n’étaient persécutés, que parce que cela entrait dans les vues de Laveaux lui-même qui avait soufflé la méfiance contre les hommes de couleur. T. Louverture voulait parvenir, et il suivait les vues de Laveaux et le système mis à exécution par l’agence. Il était trop perspicace, pour ne pas reconnaître que c’était le meilleur moyen de réussir dans sa vaste ambition. Ce n’est pas une excuse que nous présentons là pour lui ; car, nous le répétons, si, devenu lieutenant au gouvernement ou général de division, il se fût appliqué à protéger les hommes de couleur, ses frères enfin, ses neveux, ceux-ci l’auraient aidé ; et peut-être eût-il eu l’honneur de proclamer lui-même l’indépendance de Saint-Domingue, en 1802.

  1. Nous demandons au lecteur si ces expressions du rapport n’indiquent pas un regret de la déclaration de la liberté générale, une arrière-pensée, dès 1796 l’égard des noirs.
  2. Daumec, devenu sénateur de la République d’Haïti, fit partie de la mission envoyée à Paris, en 1825, par Boyer, à l’occasion de l’ordonnance de Charles X qui reconnaissait l’indépendance d’Haïti. Embarqué, déporté en 1796, pour un prétendu projet d’indépendance, il concourut au Port-au-Prince à l’acceptation de cette ordonnance, qui, malgré son ambiguité, admettait, octroyait le fait existant.

    Les hommes qui subissent des persécutions politiques doivent s’y résigner ; car ils ne savent pas à quoi Dieu les destine : souvent la compensation de leurs tribulations arrive longtemps après. Boyer lui-même faillit d’être noyé à bord du vaisseau le Duguay-Trouin, parce qu’il était l’ami de Pélion qui combattait pour l’indépendance ; et ce fut à lui que Dieu réserva l’honneur de faire reconnaître cette indépendance de son pays !

  3. Rapport dé Marec, p. 81 et 82.
  4. César Thélémaque, noir respectable, devenu secrétaire d’Etat de la République d’Haiti, en 1807. Il était natif de la Martinique.
  5. « Il est constant que Toussaint Louverture était à la Petite-Anse avec 400 dragons, et qu’il y était sans ordre du gouvernement, le jour où Villatte, mandé par l’agence, devait se rendre au Cap, et que ce général n’étant plus qu’à une lieue de ce bourg, averti par un courrier de ce qui l’y attendait, tourna bride sur le champ, laissant au milieu du chemin les commissaires chargés de le ramener, dans un étonnement qui ne cessa qu’à la vue de Toussaint et de sa troupe… » (Rapport de Kerverseau, qui était alors au Cap.)
  6. Un autre Lapointe, du Nord.
  7. Nous trouvons dans sa correspondance avec les hommes de couleur du Sud et de l’Ouest, une lettre du 30 mai 1792, où il leur disait que, quoique écarté, comme propriétaire dans la colonie, de la mission de Polvérel, Sonthonax et Ailhaud, il devait être envoyé avec eux pour aider à cette mission auprès des hommes de couleur, pour remplir l’honorable fonction de pacificateur, et qu’il déclina cet honneur parce qu’il apprit les vues perfides des colons contre lui. Il ajoute dans une note : « En temps et lieu, je prouverai l’intention préméditée et essayée plusieurs fois de faire périr à Saint-Domingue les citoyens de couleur qui ont dirigé leurs frères et qui ont montré le plus d’énergie.  »

    Or, que venait-il faire en 1796, en publiant son adresse où il peignait les hommes de couleur sous de tels traits, sinon prêter la main à ce projet d’extermination des plus éclairés et des plus énergiques ? Lorsque l’agence dont il faisait partie attribuait à toute la classe de couleur les odieux projets consignés dans son arrêté, n’était-ce pas la désigner aux poignards ?…

    Julien Raymond haïssait Rigaud par rapport à la mort de Labuissonnière ; il enviait, il jalousait Pinchinat, qui, dans la colonie, avait exercé sur ses frères une plus grande influence que celle à laquelle il prétendait : de là son adresse contre eux. Dans toute sa correspondance, il parlait de sa ruine : il souscrivait donc à tout pour refaire sa fortune !

  8. Dans son rapport particulier sur J. Raymond, du 13 mai 1795, Garran dit en deux fois, « qu’il mettait les intérêts de la France au-dessus de la causse même des hommes de couleur. »
  9. Nous prions le lecteur de relire le discours de l’abbé Maury, au tome premier, pages 173 à 175. En 1796, le gouvernement français et Sonthonax se pénétrèrent de ses idées.
  10. En 1796, Sonthonax oubliait sa lettre du 18 février 1793 à la Convention nationale, où il disait que « la classe la plus intéressée au bonheur de la colonie, celle des citoyens du 4 avril, désirait une amélioration au sort des noirs : » il oubliait que dans sa proclamation du 29 août sur la liberté générale, il représentait aux noirs émancipés les hommes du 4 avril, « comme ceux à qui ils devaient leur liberté par l’exemple qu’ils leur tracèrent, du courage à défendre les droits de la nature et de l’humanité, etc. » Mais que lui importaient ses précédentes déclarations ? Vrai brouillon politique, il ne fut jamais conséquent dans sa conduite
  11. D’après cela, que dire de cette phrase de Pamphile de Lacroix ? — « Le Sud et le Nord de la colonie, séparés par l’invasion anglaise, n’avaient jamais entretenu des relations fréquentes, qui d’ailleurs répugnaient au général Rigaud, toujours disposé à accuser le général de Laveaux, de favoriser les nouveaux libres. » Tome 1er, page 307.
  12. L’agence, par deux actes, fit arrêter et déporter Savary en France, sur le vaisseau le Fougueux. Il partit en juillet.
  13. Nous verrons plus tard ce que devint Pierre Michel, d’après ses ordres à H. Christophe. À ses yeux, les deux blancs valaient ce noir.
  14. Le même Martial Besse qui l’assista au château de Joux.