Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.11

chapitre xi.


Toussaint Louverture est confirmé dans le grade de général de division, par le Directoire exécutif. — Il réorganise ses régimens. — Proclamation de l’agence, du 23 frimaire. — Examen de cet acte. — Le Directoire exécutif l’approuve. — Arrêté de l’administration municipale des Cayes du 10 nivôse, auquel adhèrent toutes les communes du Sud. — Proclamation de Rigaud, du 26 nivôse. — Il correspond avec Toussaint Louverture. — Lettre de Sonthonax à Bauvais. — Mission de Pelletier en France. — Martial Besse renvoyé de Saint-Louis, A. Chanlatte, de Jacmel. — Situation des finances dans le Nord. — L’agence puise des ressources dans l’Ouest. — Organisation de l’instruction publique et de la justice dans le Nord.


En déportant Villatte, l’agence avait rendu compte au Directoire exécutif de l’affaire du 30 ventôse, ainsi que nous l’avons vu d’après le rapport de Marec, Les hommes de couleur avaient été représentés à la France comme une faction odieuse, coupable, qui avait le projet de proclamer l’indépendance de Saint-Domingue, en détruisant les blancs et en asservissant les noirs. Elle ne pouvait pas dire mieux pour remplir la mission dont elle avait été chargée, et à laquelle les passions de son président Sonthonax donnaient une nouvelle force.

Naturellement, le Directoire exécutif devait accueillir avec faveur ce rapport qui résumait ses propres vues, et récompenser les hommes qui avaient aidé au triomphe du plan formé. Il était juste, d’ailleurs, de reconnaître les services rendus au gouverneur Laveaux et à l’ordonnateur Perroud, par les chefs qui les avaient fait remettre en liberté.

Une corvette française fut envoyée à cet effet, et arriva au Cap, dans les derniers jours de novembre. Le Directoire exécutif expédia un brevet qui confirmait T. Louverture dans le grade de général de division ; et d’autres brevets confirmèrent aussi les autres généraux et officiers supérieurs dans ceux qu’ils avaient obtenus. Un sabre d’honneur et une paire de pistolets, magnifiquement travaillés exprès, furent décernés à T. Louverture, d’autres sabres aux généraux Pierre Michel et Léveillé. Ils reçurent ces présens dans une fête célébrée à cette occasion au Cap.

T. Louverture profita de ce nouveau relief pour donner une organisation définitive aux régimens qu’il avait créés. Du reste, la guerre subsistante le nécessitait.

J.-J. Dessalines, commandant de Saint-Michel, eut le commandement du 4e régiment, devenu fameux sous lui ; Moïse, commandant du Dondon, celui du 5e ; Clervaux, commandant des Gonaïves, celui du 6e ; Desrouleaux, celui du 7e ; Christophe Mornet, celui du 8e : ces deux derniers commandant les Vérettes et la Petite-Rivière. Déjà, Rodrigue était colonel du 1er régiment ; Edouard, du 2e ; Noël Léveillé, du 5e. Le 9e formé alors, eut Maurepas pour colonel. Tous ces corps prirent ensuite la dénomination de demi-brigades.

Le 25 novembre, l’agence rendit compte au Directoire des événemens de fructidor, aux Cayes. Alors, elle n’expédia point le rapport de ses délégués qui n’était qu’annoncé : elle attendait ceux qu’elle avait chargé de lui faire les généraux Martial Besse, A. Chanlatte et Bauvais, pour savoir quel parti prendre à l’égard des départemens du Sud et de l’Ouest. Elle envoya ces différens rapports (excepté celui de Bauvais, témoin oculaire des faits) par une dépêche du 8 nivôse (28 décembre), parce qu’elle venait de rendre sa proclamation du 23 frimaire (13 décembre) dont nous faisons connaître ici le texte.


Il est temps de déchirer le voile qui couvre les événemens qui se sont passés dans le Sud de la colonie, au mois de fructidor dernier : il est temps d’éclairer le peuple sur les atrocités qui s’y sont commises.

La commission, avant de se décider, a scruté soigneusement la cause des troubles ; elle a interrogé des hommes de toutes les couleurs et de tous les partis ; elle a reçu les rapports de ses délégués ; elle les a comparés aux mémoires faits par les chefs des rebelles : juste et impartiale dans ses recherches, sa lenteur à instruire les habitans de la colonie est le gage de son amour pour la vérité.

Des attentats inouis ont été commis aux Cayes, à Saint-Louis et dans plusieurs autres communes de la partie du Sud. La délégation du gouvernement a été avilie[1], les délégués incarcérés, la commission méconnue, ses paquets interceptés, ses courriers massacrés.

Les lois de la nature et le droit des gens ont été foulés aux pieds ; les propriétés ont été livrées au pillage, et les personnes au fer des assassins ; des hommes et des femmes ont été hachés en morceaux ; deux cents citoyens de tout âge, de tout sexe et de toute couleur, ont été immolés de sang froid.

Quel a été le prétexte de tant de fureurs ? L’arrestation d’un seul homme. Quel en a été le vrai motif ? L’ambition démesurée de quelques, chefs, la cupidité de leurs complices, la crainte de voir leurs rapines dévoilées, leur tyrannie abattue, la source de leurs profusions tarie. Quels moyens ont-ils employés ? Les armes ordinaires des factieux, — le mensonge et la calomnie[2].

Ils ont séduit les noirs, par la crainte du retour à l’esclavage ; ils ont dit aux citoyens de couleur qu’une conspiration était formée pour livrer leur caste à la proscription et à la mort ; que les commissaires du gouvernement en étaient les chefs, leurs délégués les principaux agens, tous les Français venus d’Europe les complices.

La commission se respecte trop elle-même, elle honore trop les lumières et le bon sens de ses concitoyens, pour répondre à de si grossières impostures, autrement que par le défi formel de citer un seul de ses actes qui porte la plus légère empreinte des odieux projets qu’on ose lui imputer.

Prenons pour exemple l’affaire de Villatte. C’est contre son embarquement que les factieux du Sud se sont le plus élevés. Ce général est arrêté, et avec lui un grand nombre de citoyens de couleur. Le fait était constant, et les dispositions du code pénal précises. Eh bien ! la commission, par son indulgence, n’a-t-elle pas arrêté le sang prêt à couler ? Ne s’est-elle pas bornée à éloigner des hommes qui ne pouvaient plus demeurer dans la colonie sans danger pour la tranquillité publique, à envoyer en France des coupables, dont elle aurait pu ordonner le supplice[3] ? A-t-elle fait parmi les co-accusés acception de personne ? Les instigateurs blancs, les complices noirs n’ont-ils pas été également embarqués ? Une foule de citoyens de couleur, plus malheureux que coupables dans la rébellion du 30 ventôse, n’ont-ils pas été rendus à la liberté ? Quels sont les hommes qu’elle a revêtus de sa confiance, pour aller dans le Sud prêcher l’évangile de la paix  ? Ne sont-ils pas les généraux Chanlatte et Martial Besse, tous deux citoyens de couleur ? N’a-t-elle pas fait partager les faveurs du gouvernement à plusieurs hommes de couleur connus par leur attachement à la France ? Où est la passion dans cette conduite constante et uniforme ? Où est la haine ? Où est la défiance ? Où est la partialité ?

Aux Cayes, un chef militaire prévenu d’un projet d’assassinat, est arrêté par ordre de la commission pour être conduit au Cap ; il s’échappe des mains de ses gardiens ; il cherche dans les forts un asile contre la loi. Un traître les lui livre : tous les instigateurs de la sédition l’y suivent : ils tirent le canon d’alarme. Des émissaires se répandent dans la plaine et soulèvent les ateliers ; trois jours se passent dans les plus mortelles alarmes, mais le sang des citoyens n’a pas coulé, leurs propriétés sont respectées. Le quatrième jour André Rigaud paraît : il se rend de suite au fort de l’Ilet, et ne se concerte qu’avec les rebelles. Le lendemain, les barrières lui sont ouvertes ; il entre en ville à la tête de ses troupes, environné d’une foule de brigands ; et avec lui le pillage et la mort. Il demande une ampliation de pouvoirs ; elle lui est accordée ; la vie des citoyens est mise sous sa sauvegarde, et ses satellites dépouillent, égorgent les amis de la France, et les dépositaires de l’autorité du gouvernement sont entourés de cadavres ensanglantés de leurs fidèles défenseurs.

Le brave Édouard, citoyen noir arrivé de France, l’honneur des Africains, l’apôtre et le martyr de la liberté, a succombé sous le fer des assassins soudoyés par Rigaud. Ses vertus, sa contenance héroïque ont forcé à l’admiration jusqu’à ses bourreaux.

Lilladam, jeune citoyen du 4 avril, également arrivé d’Europe, et élevé dans les principes du plus pur républicanisme, a été leur victime. L’antropophage Lefranc l’a déchiré et mis en lambeaux de ses propres mains.

Citoyens, la commission du gouvernement français est loin de voir dans cet enchaînement d’attentats le crime des hommes de couleur. Non, malgré l’astucieuse scélératesse des ordonnateurs de la révolte, le sang qu’ils ont répandu ne retombera pas sur la tête des citoyens du 4 avril. Si l’ambition ou la cupidité en ont aveuglé quelques-uns, c’est un malheur qui est commun avec les blancs, avec les noirs, avec toutes les sociétés nombreuses, mais dont on ne peut accuser ceux qui sont restés fidèles.

Des hommes de toutes les couleurs se trouvent au nombre des chefs de la révolte : des hommes de toutes les couleurs en ont été les instrumens ou les victimes. Les premiers sont très-heureusement en petit nombre, et la commission doit les signaler à la colonie entière, pour prémunir les bons citoyens contre leurs artifices.

Les deux Rigaud, Duval Monville, Salomon, Lefranc et Pinchinat, voilà les chefs de la révolte des Cayes[4] Ce Pinchinat qui, en 1791, a sacrifié 300 noirs à la rage des factieux du Port au-Prince, en stipulant leur déportation à la baie de Honduras, pour prix de leur fidélité aux hommes de couleur, et du sang qu’ils avaient versé pour leurs droits ; ce Pinchinat qui, après avoir secoué dans le Nord de la colonie le flambeau de la discorde, est revenu exercer ses fureurs dans le Sud, pour couvrir ce malheureux département de sang et de victimes.

La commission, fidèle à ses principes, se bornera, quant à présent, à rendre justice à ses agens calomniés, à payer le tribut de la reconnaissance publique à ceux qui, dans ces scènes douloureuses, ont bien mérité de la patrie et de l’humanité. Elle mettra le comble à la modération dont elle a déjà donné tant de preuves, en renvoyant au corps législatif et au directoire exécutif la punition des coupables, et en implorant la clémence nationale pour cette multitude d’hommes égarés, épouvantés ou séduits, dont les délits purement matériels ne peuvent être attribués qu’à ceux qui, par l’abus de leur influence ou de la force, les ont contraints à les commettre.

Dans ces circonstances, la commission a arrêté et arrête ce qui suit :

Art. 1er . La commission du gouvernement déclare que les ex-délégués Rey, Leborgne et Kerverseau, sont à l’abri de tout reproche. Elle est satisfaite de la conduite sage et modérée qu’ils ont tenue dans la mission qu’on leur a confiée.

2. Les arrêtés pris par lesdits délégués jusqu’au 14 fructidor, époque à laquelle ils n’ont pu agir librement, sont et demeurent approuvés : ils seront exécutés selon leur forme et teneur.

3. Déclarons fausses et calomnieuses les accusations portées contre le général Desfourneaux, relativement à la mission qu’il a remplie dans le Sud.

4. Le jugement des coupables, dans les événemens des Cayes, ainsi que l’examen définitif de cette affaire, sont renvoyés au directoire exécutif de France, et en tant que de besoin au corps législatif.

5. Copie des rapports et des pièces y relatives sera adressée au directoire exécutif et au corps législatif.

6. En attendant la décision de l’un ou de l’autre des deux pouvoirs, la commission ne correspondra qu’avec l’administration, les municipalités et les tribunaux de la partie du Sud.

7. La commission autorise tous les habitans de cette partie à se retirer, soit dans la partie espagnole de l’île, soit dans les pays neutres ou alliés de la République, sans avoir besoin d’autres passeports que ceux de leurs municipalités respectives.

8. Les sommes dues tant par l’ancienne administration du Sud, que par la nouvelle, ne pourront être acquittées que dans le cas où les ordonnances auront été visées par l’agent central de la comptabilité en résidence au Cap[5]

9. Le général Chanlatte prendra le commandement de l’arrondissement de Jacmel ; le général Bauvais commandera à Léogane, et aura sous ses ordres les commandans du Grand-Goave, du Petit-Goave, de l’Anse-à-Veau et du Fond-des-Nègres ; le général Martial Besse aura le commandement de Saint-Louis.

10. Ces divers généraux seront indépendans entre eux. En cas qu’il s’agisse de marcher contre l’ennemi, ils se réuniront sous les ordres du plus ancien en grade.

Fait au Cap, le 23 frimaire (13 décembre) l’an ve de la République française une et indivisible.

(Signé) Leblanc, président, Sonthonax, Raymond, commissaires, Pascal, secrétaire général.


Un grand écrivain a dit : Le style est l’homme même. Nous disons ici : Cette proclamation est Sonthonax même. Ce sont la passion et l’inconséquence réunies au machiavélisme.

Nous remarquons d’abord que la commission dit qu’elle s’est adressée aux hommes de tous les partis. Quels étaient donc ces partis, sous une constitution proclamée récemment pour réunir tous les citoyens dans une même foi en la République française une et indivisible ? Le parti colonial, le parti des blancs, celui des hommes de couleur, celui des noirs ?…

Si cette commission avait donné publicité aux instructions secrètes du Directoire exécutif et à ses dépêches à ce gouvernement, dont Marec a fait l’analyse dans son rapport, aurait-elle pu lancer le défi de prouver les odieux projets formés contre toute la classe des hommes de couleur, pour pouvoir réagir un jour contre la liberté des noirs ?

En signalant les six personnes désignées par leurs noms, elle y mêle, on ne sait pourquoi, Duval Monville et Salomon, deux blancs. Et pourquoi pas Gavanon et Tuffet Laravine, arrêtés et embarqués comme conspirateurs ? N’était-ce pas une inconséquence flagrante ? L’accusation individuelle portée contre Pinchinat n’avait d’autre but que d’exciter les noirs contre les hommes de couleur : Sonthonax leur rappelait l’affaire des suisses. Nous l’avons traitée dans notre premier livre : nous n’y revenons pas.

C’est sans doute une pénible tâche pour une autorité despotique et violente, de décider entre ses agens imprudens et malveillans, et toute une population qui s’arme pour résister à l’oppression : elle ne peut pas les condamner publiquement, surtout lorsqu’ils n’ont fait qu’exécuter ses ordres vexatoires. Mais aussi, elle ne peut pas caractériser comme moraux des faits blâmables, coupables. S’ils ont existé au vu et su de tout le monde, les épithètes sage et modérée ajoutées au mot conduite, — fausses et calomnieuses à celui d’accusations, ne détruiront pas ces faits : ils resteront tels qu’ils ont existé ; seulement, l’autorité se déconsidère en voulant les justifier par un tel sentiment d’injustice : elle fait naître la répulsion.

Notons encore une inconséquence de la part de l’agence. Elle croyait pouvoir exercer l’autorité nationale dont elle était revêtue, en signalant André Rigaud comme l’auteur de tous les crimes qui ont été commis ; elle disposait du commandement de plusieurs arrondissemens en faveur de trois généraux ; mais que faisait-elle, qu’ordonnait-elle pour le reste du département du Sud soumis à Rigaud ? Elle se borna à déclarer qu’elle ne correspondrait plus qu’avec l’administration, les municipalités et les tribunaux qui se trouvaient dans cette localité ; et tous ces corps s’étaient prononcés par des adresses, contre les délégués et Desfourneaux : leurs attestations furent flétries comme fausses et calomnieuses. Était-ce d’ailleurs à ces autorités civiles de prendre soin de la défense du territoire contre un ennemi entreprenant qui était en présence ?

Le fait est que l’agence, ou plutôt Sonthonax qui connaissait mieux Rigaud que ses collègues, qui comptait sur son dévouement à la France autant que sur sa valeur, Sonthonax était assuré que Rigaud continuerait à agir contre les Anglais. S’il eut l’air de vouloir faire le vide autour de lui, en autorisant tous les habitans du Sud à s’expatrier, il n’était pas moins certain qu’il n’en serait rien de leur part ; car il savait fort bien qu’on n’abandonne pas ainsi ses pénates sans motifs sérieux, pour aller errer à l’aventure, sans ressources, sur la terre étrangère. Cette disposition avait toute la valeur d’une phrase à grand effet : il fallait frapper les imaginations.

D’ailleurs, quoi qu’il ait dit de Rigaud, Sonthonax était convaincu qu’il ne voulait pas l’extermination des blancs : en arrivant au Cap, ne lui avait-il pas écrit ? Vous avez protégé l’Européen faible et opprimé. En engageant les blancs surtout à s’expatrier, c’était pour exciter la générosité de Rigaud envers eux ; c’était pour les recommander à lui-même, par ce point d’honneur qu’il lui connaissait.

Mais, en même temps, il voulait prouver au Directoire exécutif qu’il avait rempli sa mission par cette invitation faite aux blancs du Sud, après l’avoir remplie sous un autre rapport, en détruisant le prestige des hommes de couleur ; car Rigaud était leur personnification militaire et Pinchinat leur personnification politique[6].

Et le Directoire exécutif en fut tout aise : sa politique triomphait ! Ayant reçu tous les rapports de ses agens et les documens à l’appui, il adressa au corps législatif un message, le 3 floréal an v (22 avril 1797), pour lui recommander de rendre un acte d’amnistie, à l’occasion des troubles de fructidor. Il y disait :

« Doit-on y comprendre ceux qui, pour se conserver une autorité qu’ils avaient usurpée, pour se soustraire à l’autorité du gouvernement, ont trempé de sang-froid leurs mains dans le sang de leurs concitoyens ; qui, comme Pinchinat, les deux Rigaud, Lefranc, Duval Monville et Salomon, ont été les artisans des fléaux qui viennent de désoler le Sud de Saint-Domingue, et ont commis ces atrocités depuis la notification de la constitution de l’an iii ? Ah ! sans doute, le souvenir de leurs crimes ne leur permettrait pas de croire à la possibilité du pardon, et leur doute, sur la sincérité du législateur, nuirait à l’efficacité de la loi. Il paraîtrait donc plus politique [7] de désigner ces êtres malveillans ; et en leur laissant la possibilité d’aller cacher leur honte et leurs remords sur une terre étrangère, de mettre en garde contre leurs perfidies et leurs manœuvres, tous ceux qui seront appelés à jouir des bienfaits de l’amnistie. »

Nouvelle inconséquence de la part du Directoire exécutif ; car il ne prit aucune mesure pour ôter le commandement du Sud à Rigaud. Que n’envoyait-il de France un général pour prendre ce commandement, pour mettre Rigaud en demeure d’obéir ou de se révolter ouvertement ? Nouvelle injustice ; car il savait alors, en avril 1797, que ce général continuait de faire une guerre acharnée aux Anglais.

Et la France a été étonnée, même après d’autres injustices et des crimes qu’il nous faudra bien relater, que les mulâtres de Saint-Domingue aient tant contribué à lui faire perdre cette colonie ! Il aurait donc fallu qu’ils fussent des hommes sans énergie !

Cependant, quant à Rigaud, il ne persista pas moins dans son dévouement à cette patrie même après qu’il eut eu connaissance de cet étrange message du Directoire exécutif. Dans son mémoire du 18 thermidor an v (5 août 1797), il écrivit ces paroles : « Tant que le sang circulera dans mes veines, je prouverai par des faits mon amour pour la République française une et indivisible, et ma haine pour ses ennemis. Ma vie lui appartient ; depuis longtemps je la lui ai consacrée, je ne vivrai que pour la défense de ses intérêts ; et quand la mort tranchera le fil de mes jours, mes derniers vœux seront pour sa gloire et sa prospérité. »

Nous venons d’entendre la voix de deux autorités en délire ; entendons aussi la grande voix du peuple convaincu de ses droits.

Le 10 nivôse (30 décembre) l’administration municipale des Cayes, sur la connaissance acquise de la proclamation de l’agence, prit l’arrêté suivant :


Considérant que le premier devoir des citoyens est la conservation de leurs vies, celle de leur pays et de leurs propriétés ;

Considérant que si, par les effets de cette proclamation, le général Rigaud prenait le parti d’abandonner ses fonctions, le département se trouverait exposé à une subversion totale, par la retraite d’un chef investi de la confiance publique et qui seul est capable de contenir la portion du peuple la moins éclairée : portion qui pourrait se porter aux plus terribles égaremens, dès que ce chef cesserait de la commander ;

Considérant que l’article de la proclamation qui défend le paiement d’aucunes dépenses anciennes et nouvelles, sans que les ordonnances aient été visées par l’agent de la comptabilité séant au Cap, est impraticable, tant à cause de l’éloignement qu’à l’obstruction des voies de communication qui sont occupées par l’ennemi ; qu’une des suites nécessaires de cette mesure serait d’affamer ce département, de le priver de toute espèce de munitions de guerre, et par là l’exposer à l’invasion de l’ennemi en cas d’attaque ;

Considérant que les dangers de la mer et de la guerre, et les exemples de ceux qui viennent d’en être victimes (par la capture de Pinchinat, etc.), doivent empêcher la majeure partie des citoyens de profiter de la retraite que la proclamation semble leur présenter dans les pays neutres ou alliés ; qu’un plus grand nombre encore doit en être empêché par le défaut absolu de moyens et par la crainte du sort affreux qui les attend chez des nations étrangères, où privés de tous secours, ils verraient périr leurs femmes et leurs enfans, et périraient eux-mêmes, entourés des besoins de première nécessité ;

Considérant qu’étant obligés, par ce motif, de rester dans leurs foyers, le premier de leurs soins doit être d’assurer leur conservation ;

Considérant que depuis que le général Rigaud a pris le commandement, il à conservé le département du Sud contre les entreprises de l’ennemi ; qu’il a repris les postes qui nous avaient été enlevés, et qu’il y aurait le plus grand danger à perdre ce chef, au commandement duquel les soldats sont accoutumés et qui est d’autant plus nécessaire, qu’on a des avis certains que, dans ce moment, les Anglais arment au Môle contre les parties de la colonie restées françaises ;

Considérant que depuis les malheureux événemens qui sont arrivés aux Cayes en fructidor dernier, le général Rigaud n’a cessé d’employer tous les moyens qui étaient en lui pour rétablir et entretenir l’ordre et la tranquillité ; que par ses soins l’agriculture se vivifie de jour en jour, le commerce reprend son cours, et les finances leur activité ;

Considérant que le peuple ne doit pas être la victime du laps de temps qui s’écoulera jusqu’à la décision qui est renvoyée au Directoire exécutif et au Corps législatif ; qu’à cet effet, il paraît convenable que justqu’à cette époque il ne soit rien innové dans l’état actuel des choses ;

Arrête : 1o  Que le général Rigaud est et demeure requis de continuer à remplir les fonctions de son commandement dans le département du Sud, jusqu’à ce que le Corps législatif ou le Directoire exécutif en ait autrement ordonné : le rend responsable, en cas de refus, des événemens qui pourraient survenir dans le département.

2o  L’invite à prendre dans sa sagesse toutes les mesures qu’il jugera nécessaires, tant pour la sûreté intérieure que pour la conservation d’un département qui a toujours resté fidèle à la République.

3o  L’autorise à employer les voies qu’il croira les plus sûres et les plus promptes pour faire passer au gouvernement français toutes les pièces relatives à l’accusation intentée contre lui et consorts, et à provoquer un jugement définitif, seul moyen d’obtenir une paix durable dans le département.

4o  Que l’administration continuera provisoirement à être régie comme par le passé et dirigera les finances jusqu’à ce que le gouvernement français se soit expliqué.

5o  Que les arrêtés pris en fructidor dernier auront leur pleine et entière exécution.

6o  Qu’expéditions du présent arrêté seront envoyées au Directoire exécutif et au Corps législatif, à la commission du gouvernement français séante au Cap, au général André Rigaud, et à l’ordonnateur civil par intérim du département du Sud.


Si l’autorité a des droits qu’elle peut, qu’elle doit exercer dans l’intérêt général, — le peuple, source de tous pouvoirs, a aussi ses droits, des droits antérieurs. En usant de ceux contenus dans cet arrêté, l’administration municipale des Cayes ne fit qu’un bon usage de la puissance populaire : toutes les communes du Sud adhérèrent à ses décisions, parce qu’il s’agissait du salut public, mis en danger par l’agence du Cap.

Mais, si le lecteur se rappelle nos observations faites dans notre introduction, sur la jalousie préexistante entre le Sud et le Nord, il verra ce sentiment traditionnel se réveiller dans toute sa force, par l’injustice de l’autorité arbitraire placée au Cap. Cette disposition s’accrut bientôt par la décision prise par la métropole, et cette décision devint une des causes de la guerre civile du Sud, que la mission du général Hédouville et celle de Roume décidèrent : ainsi l’avait arrêté, médité le gouvernement français, aidant parfaitement les vues de la faction coloniale[8].

Cependant nous allons dire dans un instant ce que fit André Rigaud, pour prévenir cette guerre qu’il pressentait dans la politique machiavélique de la métropole et de ses agens.

En attendant, convaincu que tout homme qui arrive au pouvoir par l’ascendant de son génie ou de ses services, a des obligations sacrées à remplir envers le peuple qui lui défère son salut, Rigaud se soumit au vœu de ses concitoyens par la proclamation suivante, en date du 15 janvier 1797 :


La proclamation de la commission du gouvernement, en date du 23 frimaire, a jeté l’alarme dans le département du Sud : la commune des Cayes, les autres communes ont expliqué leurs intentions.

Le salut du département entier, les craintes qu’éprouvent ses habitans, la conservation de leurs vies et de leurs propriétés, la défense de leur pays, leur ont inspiré une mesure qui m’impose l’obligation de rester à mon poste, lorsque je pensais que mon devoir était de le quitter.

Inculpé dans de malheureux événements dont il est inutile de rappeler ici le souvenir, ma justification devant se porter en France au tribunal suprême, à qui la décision en est déférée, mon devoir était d’y comparaître, d’aller y porter ma tête ou faire éclater mon innocence. Ce fut mon premier mouvement. Ma résolution était inébranlable, et il n’y avait pas à balancer un moment.

Les communes alarmées de mon départ, pressées par les motifs impérieux énoncés dans leurs arrêtés, me requièrent formellement de rester à mon poste, et me rendent responsable des malheurs que mon absence leur fait présager. Elles m’empêchent donc de remplir un devoir qui ne concerne que moi, pour m’en imposer un qui intéresse tout le département, d’oublier ma propre cause pour ne songer qu’à leur défense.

Eh bien ! oui, je resterai à mon poste, je ferai le sacrifice de tout ce qui m’est personnel, pour ne m’occuper que du salut de mes concitoyens. Je le dois, ce sacrifice, aux témoignages d’estime et de confiance dont ils m’honorent, et que je suis jaloux de mériter.

J’y resterai jusqu’à ce que le Corps législatif ou le Directoire exécutif de la République française, qui doit décider de mon sort, m’ordonne d’aller me justifier, ou prononce définitivement. J’y resterai, et je défendrai le département au péril de ma vie, jusqu’à ce que le gouvernement français ait pourvu aux moyens de garantir cette partie précieuse de la colonie, que j’ai conservée, que je suis jaloux de lui offrir intacte des invasions de l’ennemi extérieur, et de mettre à l’abri des entreprises de l’ennemi intérieur.

J’y resterai, sans crainte qu’on se prévale de mon absence au tribunal où je suis déféré ; j’y enverrai néanmoins ma justification. J’ai encore assez bonne opinion de l’impartialité et de la justice de la commission déléguée par le gouvernement français aux îles sous le vent, pour ne pas douter que sa religion ayant été surprise par des envieux, des ennemis de mon repos, des méchans conjurés contre moi, qui l’ont induite à erreur, elle ne concoure loyalement avec moi à prémunir mes juges contre toute prévention.

J’y resterai, et je serai toujours fidèle à la République.

Ma vie ne m’appartient pas ; elle est à ma patrie ; dès longtemps je la lui ai consacrée. Je prends donc l’engagement solennel de défendre le département comme je l’ai défendu jusqu’à présent, de le conserver intact à la République au péril de mes jours. Que mes concitoyens se rassurent, qu’ils soient tranquilles, je veille à leur salut : je sens l’importance du fardeau dont je me suis chargé en cédant à leurs vœux 5 je jure de les remplir fidèlement.

Vive la République !

André Rigaud.

Il faut ne posséder qu’un esprit étroit, qu’une âme incapable de sentir les grandes choses, d’apprécier les grandes situations d’un homme politique, qu’un cœur égoïste enfin, pour ne pas découvrir dans cette judicieuse et éloquente proclamation, l’accent de la conviction qui animait Rigaud en ce moment-là. Malheureux serait le lecteur qui n’y verrait qu’une de ces scènes de jonglerie politique à l’usage de certains chefs !

Quels étaient les antécédens de Rigaud ?

Né à Saint-Domingue, rangé dans la classe opprimée des mulâtres, il fut envoyé dans son enfance à Bordeaux, cette ville dont l’esprit public a tant contribué à faire reconnaître les droits politiques de sa classe ; il y fut élevé dans les principes français, essentiellement portés au républicanisme sur la fin du 18e siècle. De retour à Saint-Domingue, il fit partie de l’expédition de Savannah ; il y combattit sous les ordres du brave comte d’Estaing, pour la liberté d’un peuple. Rentré dans son pays, il prit bientôt les armes contre le régime colonial, afin d’assurer à lui et à sa classe la liberté politique, et son premier combat fut une victoire, le second encore une victoire. Il concourut à des conventions, à des concordats qui légitimèrent l’emploi des armes dans les mains de sa classe. Avant l’injuste Sonthonax, il avait assuré la liberté à des centaines de noirs dans ce département du Sud, où il commandait ; ces hommes le connaissaient, l’estimaient à raison de sa conduite envers eux. Depuis trois ans, il combattait dans son pays contre ces mêmes Anglais qu’il avait vus sur un autre champ de bataille, et qui vinrent principalement pour ravir aux noirs la liberté dont ils jouissaient sous son patronage. Tout récemment, Roume et Perroud lui-même lui avaient fait connaître le plan infernal de la faction coloniale en France, pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, en décimant la classe des hommes de couleur.

Et Rigaud, sorti des entrailles d’une négresse africaine, eût abandonné ses frères maternels dans le moment où sa présence, ses talens militaires leur étaient le plus nécessaires ! Rigaud se serait arrêté dans cette noble carrière, devant la proclamation passionnée, machiavélique de l’agence, devant la politique astucieuse du gouvernement français ! Ce serait alors que la postérité aurait eu le droit de lui demander compte du mauvais usage qu’il aurait fait de sa raison, de flétrir sa mémoire. Nous savons bien qu’il finit par être vaincu dans cette lutte inégale de la bonne foi opposée à l’astuce ; mais du moins il a rempli son devoir, et la liberté de ses frères ne sortit pas moins triomphante de tous les obstacles qu’on lui opposait : Dieu et leur propre énergie leur suscitèrent les moyens de rester libres.


Après avoir émis sa proclamation du 15 janvier, Rigaud conçut une idée, ou plutôt il éprouva un sentiment dont on ne saurait trop le louer. A Miragoane commandait, comme militaire, un digne et honorable Français, comme il y en avait beaucoup alors sous les ordres de Rigaud et de Sauvais : Pelletier était son nom. Rigaud le chargea d’une mission secrète auprès de T. Louverture, pour lui donner tous les renseignemens sur la conduite des délégués et de Desfourneaux aux Gayes, et sur les funestes événemens de fructidor. Le but de cette mission, dont Pelletier se chargea volontiers, était de prémunir T. Louverture contre l’astuce de Sonthonax, et d’établir entre eux des relations fondées sur la fraternité militaire et sur la juste crainte qu’ils devaient éprouver tous deux, que les manœuvres de la faction coloniale et l’aveuglement du Directoire exécutif et de ses agens, ne fussent funestes à la liberté des noirs et à l’union des mulâtres avec eux. Rigaud n’ignorait pas cependant que T. Louverture s’était déjà montré hostile aux hommes de couleur ; mais il crut qu’il devait prendre cette initiative auprès de son frère d’armes, et lui faire transmettre ses pensées par un officier d’honneur, justement considéré dans le Sud et dans l’Ouest, et d’autant moins suspect dans une telle mission, qu’il était connu aussi pour être sincèrement attaché à la France, leur patrie commune.

Pelletier réussit à s’aboucher avec T. Louverture, aux Gonaïves, malgré l’ordre d’arrestation que Sonthonax envoya contre lui ; il avait éventé cette mission qui lui donnait de l’ombrage.

Ces détails que nous puisons dans l’écrit déjà cité de Gatereau, se trouvent confirmés par le passage suivant du rapport de Kerverseau, au ministre de la marine, et par une lettre de Sonthonax que nous citerons plus loin :

« Les tentatives que fit Sonthonax pour pénétrer le mystère d’une correspondance très-suivie qu’il entretenait avec Rigaud, depuis que celui-ci s’était déclaré en scission ouverte avec les agens… »

Ainsi, il est constaté, pour nous, que Rigaud fit ce qu’il put pour éclairer T. Louverture, pour appeler son attention sur la politique que suivaient Sonthonax et le gouvernement français : politique qui tendait à désunir des frères, qui devait amener leur ruine commune, au grand avantage de la faction coloniale qui s’agitait en France, qui tramait contre eux afin de parvenir à la restauration de l’esclavage.

Il nous est démontré encore que la promotion de T. Louverture au grade de général de division n’avait pas excité en Rigaud cette jalousie et cette peine extrêmes dont parle Pamphile de Lacroix et dont d’autres auteurs égarés ont reproduit l’assertion ; car si ces sentimens existaient à un si haut degré dans le cœur de Rigaud, il n’eût pas pris cette initiative d’une correspondance intime. On l’a beaucoup accusé d’orgueil, de vanité, d’amour-propre, de méfiance, comme tous les mulâtres : en admettant que ces défauts furent le partage de son caractère, ils devaient lui inspirer assez de fierté pour ne pas faire les premiers pas auprès de T. Louverture ; car Rigaud savait bien ce qu’il valait, pour ne pas se dégrader à ses propres yeux et à ceux de son émule, par une telle démarche[9].

D’un autre côté, il nous est également démontré que T. Louverture, en accueillant Pelletier, en ne le faisant pas arrêter malgré les ordres de Sonthonax, en correspondant avec Rigaud, n’avait pas contre ce dernier ce que des étrangers se sont plu à appeler haine instinctive du noir contre le mulâtre, et vice versa. La haine qu’il lui montra plus tard fut toute personnelle, et à raison de la désobéissance autorisée de Rigaud. Nous prouverons que ce dernier lui obéit constamment, agit par ses ordres jusqu’au moment où sa conduite légitima cette désobéissance.

Après que Pelletier eut rempli cette mission, Rigaud le chargea de ses dépêches pour le Directoire exécutif et le corps législatif. Il partit de l’Anse-à-Veau dans le mois de pluviôse (janvier ou février 1797) et passa par les États-Unis pour se rendre en France[10].

On a dit que Sonthonax avait réussi à détacher Bauvais de la cause de Rigaud, et c’est une erreur. La preuve de notre assertion se trouve dans le mémoire publié par ce dernier : il y parle d’une lettre que Sonthonax écrivit à Bauvais, sans doute pour obtenir ce résultat que son machiavélisme désirait ; mais Bauvais en donna communication à Rigaud, qui cite cette phrase insidieuse : — « Pendant qu’un de vos camarades va terminer sa carrière par une perfidie, vous vous immortaliserez par votre fidélité. » Il fut facile à Bauvais de découvrir, au contraire, la perfidie de Sonthonax : il avait trop de sens et de bons sentimens pour ses frères, pour se laisser prendre à une telle amorce ; il connaissait d’ailleurs tout le dévouement de Rigaud pour la France. Bauvais avait sans doute un respect outré pour les agens de la métropole ; mais autre chose est d’obéir à un ordre, une décision émanée de l’autorité, et autre chose est de se laisser circonvenir par une insinuation malveillante ; et la lettre de Sonthonax n’est rien que cela[11]

Martial Besse était encore dans le Sud et A. Chanlatte dans l’Ouest, lorsque la proclamation de l’agence leur déféra, au premier l’arrondissement de Saint-Louis, au second celui de Jacmel. Ils voulurent s installer dans leurs commandemens respectifs. Mais les populations, excitées et irritées par les autres dispositions de cet acte, se soulevèrent et les contraignirent à retourner au Cap. A. Chanlatte, plus adroit que son collègue, fit plus longtemps tête à l’orage populaire[12].

Il est à présumer qu’à Saint-Louis, Lefranc aura été le principal artisan de ce mouvement ; car c’était lui ravir son commandement. Mais Rigaud lui-même n’était pas homme à rester en arrière dans une telle circonstance : étant signalé par l’agence, s’il avait accepté M. Besse à Saint-Louis, un autre ordre eût pu le déplacer aussi. De plus, on ne pouvait pas oublier comment M. Besse avait administré Jacmel en 1794.

C’est encore Rigaud, plus que Bauvais, qui fît mettre en mouvement les populations de l’arrondissement de Jacmel, par Ridoré, mulâtre, Lafortune et Conflans, deux noirs, qui reçurent à cet effet les instructions secrètes de R. Desruisseaux.

Bauvais, incapable d’une telle résolution parson extrême modération, fut tellement dégoûté de tous ces troubles civils, qu’il donna sa démission au mois d’avril 1797, en demandant à Sonthonax un passeport pour aller aux États-Unis, à cause de maladie. Sonthonax le voulait bien ; il désirait le remplacer par Christophe Mornet ; mais T. Louverture ne consentit pas à cet arrangement. La démission fut donc refusée à Bauvais[13]. Sonthonax le remit à Jacmel : il donna alors le commandement de l’arrondissement de Léogane à Laplume, en l’élevant au grade de général de brigade.

Le département du Sud resta donc isolé, soustrait aux ordres de l’agence, par sa propre faute, par ses injustices. Celui de l’Ouest continua ses relations avec elle, reçut ses ordres et y obtempéra.

Nous avons dit que ces deux départemens se suffisaient depuis longtemps par leurs ressources financières, résultat dubon état des cultures et de la prospérité commerciale qu’il attire toujours ; mais aussi de la bonne gestion des finances par Bonnard à Jacmel et par Gavanon aux Cayes.

Quant au Nord, nous avons parlé de celle de Perroud, de sa création de papier-monnaie. Vainement cet ordonnateur, et Laveaux avec lui, soutinrent-ils que cette province était bien administrée en finances. Pour prouver le contraire, voyons ce qu’on lit dans le rapport de Marec.

L’agence, par une dépêche du 18 vendémiaire (9 octobre), exposa la situation générale dans laquelle elle trouva la colonie, c’est-à-dire la partie du Nord. Arrivant aux finances, elle dit au ministre de la marine :

« Les ressources de l’administration vicieuse de la colonie, entièrement épuisées ; une dette énorme, un crédit ruiné ; la culture faiblement encouragée… »

Voilà quelle était cette situation. Il ne peut pas être question ici du département du Sud, où les délégués ont trouvé assez de fonds pour porter leurs dépenses personnelles à 300 mille fr. en deux mois, après de 7 millions, pour autres dépenses.

À l’égard de l’Ouest, le même rapport de Marec nous fait savoir qu’il fut tiré pour 300 mille francs en lettres de change sur le trésorier de Jacmel ; ensuite, que quelques factieux de Léogane (les officiers de la garnison) s’opposèrent à l’envoi au Cap de 300 autres mille francs demandés par l’agence ; ensuite encore, qu’il fut pris 100 milliers de café à Jacmel.

Quand on lit de telles choses, et qu’on voit attaquer, persécuter Rigaud et ses frères, uniquement parce qu’il a plu au Directoire exécutif et à ses agens, d’imaginer un système de réaction contre eux, peut-on ne pas entrevoir dans un avenir plus ou moins éloigné, le divorce de Saint-Domingue avec la France ?

Aussi Perroud s’empressa-t-il (d’après Marec) de donner sa démission. Mais, comme cet homme à peau blanche avait fait deux écrits contre les hommes à peau jaune, l’agence lui donna le titre d’agent maritime de la République à la Havane. Il fut remplacé par un nommé Thibault, ci-devant ordonnateur à Tabago.

« Les agens, dit Marec, voulant sortir d’incertitude sur l’état des finances de la colonie, connaître à cet égard toutes ses ressources, rassurer les habitans et les commerçans étrangers, ont adopté un plan d’administration générale, basé sur des principes propres à inspirer la confiance ; plan qui sera imprimé, publié et envoyé au ministre, et que le Directoire pourra apprécier, etc. »

Nous citerons, dans le 13e chapitre de ce livre, en suivant l’ordre chronologique, une lettre curieuse de Sonthonax à T. Louverture, sur l’état des finances dans le Nord, et l’on verra que le dénûment de la caisse publique fut une des causes de l’expulsion de cet agent de la France.


D’un autre côté, nous voyons que Raymond s’occupait spécialement de l’instruction publique. Les actes de l’agence sous ce rapport, durant six mois, se bornèrent à ce qui suit, d’après Marec :

1o  Un plan d’organisation d’une école primaire à établir au Cap, et une proclamation y relative, rédigée dans les meilleurs principes ;

2o  Un arrêté pour envoyer à tous les commandants militaires de la colonie, le journal l’Impartial, dans lequel la commission fait imprimer ses arrêtés et proclamations.

3o  Un arrêté pour envoyer à toutes les communes le procès-verbal imprimé de la cérémonie qui a eu lieu à Jacmel, à l’occasion de la mort de l’ex-commissaire civil Polvérel.

4o  Un règlement sur le traitement des membres du comité d’instruction publique, des instituteurs, etc.

5o  Enfin, une proclamation éloquente sur la célébration des fêtes nationales.

Ce que l’agence fit de mieux, ce fut d’avoir envoyé en France quelques jeunes enfans noirs et jaunes, pour y recevoir une instruction supérieure à celle qu’on pouvait donner dans la colonie. Eux tous en profitèrent, facilités par leur intelligence. T. Louverture envoya son beau-fils Placide et son fils Isaac, à la même époque.

Quant à l’ordre judiciaire, — « l’organisation de cette partie essentielle de l’administration publique, dit encore Marec, est à peine ébauchée dans la colonie de Saint-Domingue… » Quelques justices de paix, quelques tribunaux correctionnels : — c’est tout, durant six mois.

Mais en revanche, beaucoup d’arrêtés sur la haute police, sur la police ordinaire : parmi eux, plusieurs ont été censurés par le rapporteur, comme illégaux, comme portant des peines que le corps législatif seul avait le droit de prescrire.

On conçoit que le mandat d’amener lancé contre Pinchinat, député élu au corps législatif, mandat décerné avant que la constitution eut été proclamée, avant qu’une nouvelle assemblée électorale unique eut été convoquée au Cap, on conçoit bien que celui-là n’était pas illégal, tant on avait représenté sa conduite sous un jour défavorable.


Ainsi donc, l’agence envoyée à Saint-Domingue pour établir en définitive l’ordre constitutionnel, le règne des lois par la publication de la constitution de l’an ra ; cette agence présidée par un avocat de grande capacité, plus apte qu’aucun de ses collègues à apprécier l’influence de la loi sur les destinées d’un pays quelconque, s’occupa plus d’intrigues politiques et du soin d’assurer sa domination par l’arbitraire, que de ce qui pouvait garantir aux citoyens le libre exercice de leurs droits. Sous elle, l’autorité militaire prit un nouveau développement ; l’autorité civile ne résida que dans les administrations municipales des communes, toujours en lutte avec les chefs militaires ; l’ordre judiciaire, à peine ébauché, était insuffisant à assurer le régime légal contre l’arbitraire dont le gouvernement, l’agence donnait l’exemple aux officiers de tous grades ; l’instruction publique était nulle.

Le soin qui occupa le plus cette agence, après celui de sa domination, fut la partie des finances, et encore comment ! L’état des cultures qui en fournissaient les moyens, fut effectivement le fait du pouvoir militaire dans les trois provinces de la colonie.

  1. Après s’être avilie elle-même par l’immoralité de ses membres (Kerverseau excepté), par leurs débauches et leurs passions en tous genres.
  2. Les membres de l’agence n’étaient donc que des factieux ? car elle n’employe que le mensonge et la calomnie pour parvenir à ses fins.
  3. Une commission militaire, composée de Français honorables, les a tous acquittés, malgré le Directoire exécutif et ses agens.
  4. Dans son rapport, J. Raymond prétend que Leblanc voulait mettre hors la loi tout le département du Sud ; que Sonthonax n’était pas éloigné d’adopter les mesures les plus rigoureuses ; que tous deux ne voulaient voir de coupables dans cette affaire, que les hommes de couleur, et que ce fut lui, Raymond, qui les porta à restreindre l’accusation contre les six personnes désignées. Il donnait ainsi une pleine satisfaction à sa haine pour Rigaud et Pinchinat, après avoir calomnié la généralité des hommes de couleur par son adresse. Il dit aussi que c’est Sonthonax qui rédigea cette proclamation.
  5. Leborgne devint cet agent central. Kerverseau fut employé comme adjudant-général de la division du Nord, sous les ordres de Desfourneaux. Quant à Rey, nous ignorons ce qu’il devint après sa fameuse équipée. Idlinger fut nommé ordonnateur civil au Cap.
  6. Dans une note précédente, nous avons dit que Sonthonax se rapprocha de Pinchinat. À la fin de 1799, nous le verrons rendre justice aux sentimens et aux services de Rigaud.
  7. Pauvre Directoire exécutif : sa politique n’a pas moins été qualifiée d’imbécile par un écrivain français (M. Lepelletier de Saint-Rémy, t. 1er, p. 278.)
  8. Même sous ce rapport, le Directoire exécutif a justifié l’épithète d’imbécile appliquée à sa politique par M. Lepelletier de Saint-Rémy ; car, si elle réussit en faveur des colons et de toute la race blanche à Saint-Domingue, les excès commis par eux, dans leur réaction, devaient inévitablement amener leur expulsion, leur exclusion de ce pays. Nous examinerons plus tard si celle politique ne fut pas aussi perverse qu’imbécile.
  9. Dans notre introduction nous avons dit que Rigaud fut « justement mécontent de la partialité de Sonthonax qui avait élevé T. Louverture au grade de général de division et au rang de général en chef. » Mais depuis, nous nous sommes procuré des documens qui prouvent le contraire.
  10. La veuve de Pelletier, française, vint avec son fils dans la partie de l’Est d’Haïti, après sa réunion à la République. Boyer les protégea ; il leur donna toutes les facilités pour s’y établir avantageusement. Borgella, alors commandant à Santo-Domingo, leur fut également utile. Ils avaient connu cette respectable femme et son mari.
  11. Nous avons le registre de correspondance de Sonthonax où se trouvent cette lettre et bien d’autres que nous citerons bientôt. Il l’écrivit à Bauvais et une semblable à T. Louverture, le 6 février 1797. Sonthonax leur disait, que des lettres interceptées par un corsaire républicain, et écrites parle baron de Cambefort et d’autres émigrés, annonçaient que Rigaud négociait la remise du Sud avec les Anglais. Ou c’était un stratagème de ces émigrés, ou c’était un mensonge de Sonthonax pour réussir à diviser ces généraux. Rigaud avait effectivement envoyé un agent au Môle, dans les derniers jours de janvier ; c’était pour proposer, comme nous l’avons dit au chapitre X ; l’échange de prisonniers anglais contre Pinchinat, Bonnet, etc. Un mois auparavant, le 10 nivôse an 5 (30 décembre) Sonthonax avait écrit à Pétion qui était en garnison à Léogane. « Je sais que depuis longtemps vous êtes sourdement persécuté par les factieux ; je n’ignore point que vous avez eu la plus grande part aux succès contre les Anglais au siège de Léogane en germinal dernier, et que par la plus injuste partialité, la relation de ce siège n’a fait aucune mention de vous. »

    Après avoir cherché à exciter Pétion contre Bauvais et Rigaud qui publièrent cette relation, pour laquelle nous les avons du reste blâmés, il essayait de diviser Bauvais avec Rigaud.

  12. Martial Besse retourn au Cap le 13 février 1797, et A. Chanlatte, le 4 mai.
  13. Depuis cette demande de démission par Bauvais, Rigaud l’appelait souvent Mademoiselle Bauvais. Il ne pouvait pardonner cette faiblesse de caractère dans un homme si brave. Cette plaisanterie influa peut-être sur la conduite ultérieure de Bauvais, en 1799, alors que Rigaud avait besoin de lui contre T. Louverture.