Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.10

chapitre x.


Objet de la mission confiée à la délégation. — Sa réception aux Cayes. — Sentimens manifestés par les délégués et les personnes de leur suite. — Pinchinat forcé de se cacher. — Arrivée de Desfourneaux, et sa lettre à Laveaux. — Plan de campagne contre la Grande-Anse. — Conduite immorale des délégués et de Desfourneaux. — Leurs actes. — Desfourneaux battu au camp Raimond. — Succès incomplet de Rigaud aux Irois. — Nouveaux ordres de rigueur de l’agence. — Arrestations. — Soulèvement. — Assassinats. — Fuite de Rey et de Desfourneaux. — Rigaud arrive aux Cayes et rétablit l’ordre. — Retour de Pinchinat. — Actes divers. — Mission de Martial Besse et d’A. Chanlatte. — Les délégués retournent au Cap. — Mission de divers envoyés en France. — Ils sont capturés par les Anglais et échangés en Europe.


Nous avons à relater dans ce chapitre des faits coupables, criminels, de la part de quelques hommes, dans les trois nuances d’épiderme qui distinguaient les individus à Saint-Domingue, et qui les firent classer sous la dénomination de blancs, mulâtres et noirs. Avant d’en parler, voyons quels étaient les antécédens des délégués, et quelle mission ils venaient remplir dans le Sud et dans l’Ouest, surtout dans la première de ces provinces.

« Le 10 prairial (29 mai), dit Marec, l’agence avait jugé nécessaire d’envoyer des délégués dans la partie du Sud, commandée par le général de brigade Rigaud, homme de couleur… Il convenait d’éclairer et de surveiller l’administration de la province du Sud ; il convenait aussi d’essayer de substituer peu-à-peu à l’aspérité du gouvernement militaire, la douceur du règne des lois constitutionnelles, et de l’autorité des magistratures civiles… »

Tel était le but apparent, officiel, de la mission de la délégation. Dans le Nord, le gouvernement militaire régnait, comme il avait toujours régné dans la colonie ; à ce gouvernement, l’agence avait réuni l’exercice du pouvoir arbitraire le plus exorbitant, signalé par le rapporteur lui-même ; elle n’avait pas fait publier la constitution qui fut proclamée trois mois après, et aussitôt suspendue par l’état de danger, la loi martiale, et cependant elle voulait faire cesser dans le Sud le gouvernement militaire !

Les délégués avaient pour instructions, avouées dans les actes :

« 1o  D’égaliser tous les droits entre tous les citoyens sans distinction de couleur ; 2o  de ne pas oublier dans les récompenses à accorder, les services rendus par les hommes qui avaient concouru à la conservation du territoire français ; 3o  de rechercher si la conspiration qui avait éclaté au Cap, le 30 ventôse, n’avait pas des ramifications dans le Sud ; 4o  de destituer l’ordonnateur Gavanon et le contrôleur Duval Monville, dont la cupidité dévorante avait anéanti les ressources nationales ; 5 enfin, ils étaient porteurs d’un arrêté de la commission du gouvernement, qui leur enjoignait d’envoyer Pinchinat devant elle, comme prévenu d’avoir organisé les troubles du Cap, et pour rendre compte de sa conduite : ils étaient investis, de plus, du droit de décerner des mandats d’arrêt contre ceux qui conspiraient contre la sûreté et la tranquillité publique. Leurs pouvoirs ne devaient durer que trois mois. »

Tels sont les renseignemens que nous fournissent le rapport de cette délégation et celui de Marec, que nous avons sous les yeux. Mais nous avons assez fait remarquer quel était le système que l’agence avait reçu mission d’établir à Saint-Domingue, pour que l’on comprenne celle de la délégation. Les services rendus à cette colonie par tous les hommes employés dans le Sud, dont la plupart avaient été placés par Polvérel, n’étaient certainement pas contestables ; ceux qu’avaient rendus Gavanon et Duval Monville, placés par Rigaud, ne l’étaient pas davantage ; car le département du Sud se suffisait sous le rapport des finances : ces deux blancs, dévoués à la France, à leur patrie, les administraient au moins aussi bieii, que Perroud dans le Nord ; ils n’avaient pas, eux, créé un papier-monnaie pour le faire racheter par des compères, à vil prix[1]. Mais, il paraît que le but de leur destitution était de parvenir à travailler aussi le Sud en finances.


Maintenant, quels étaient les délégués et leurs acolytes ?

Leborgne (de Boigne), Rey et Kerverseau formaient le triumvirat délégué. Avec eux venaient, d’abord, Arnaud Pretty et Idlinger. Desfourneaux fut envoyé trois semaines après. Il avait pour aide de camp, un jeune noir nommé Édouard.

Nous avons promis un supplément de renseignemens relatifs à Leborgne, en parlant de ses antécédens dans le 8e chapitre. C’est lui qui nous les fournit dans un écrit qu’il publia en 1794, à Paris, où il se défendait d’une inculpation de vol d’un diamant à Sainte-Lucie, vers 1784. Il dit : « Quelques coups de bâton donnés dans un âge où l’on « peut se permettre ces incartades, et une affaire de galanterie sont pour vous des assassinats et des vols[2]. »

Admettons seulement cette affaire de galanterie, à cause des faits que nous devons signaler de sa part, pendant sa mission aux Cayes ; car, sous ce rapport, c’était un homme dissolu dans ses mœurs. Notre impartialité nous porte encore à dire que dans cet écrit de 1794, il prenait assez bien la défense des hommes de couleur de Saint-Domingue contre les colons, qui l’attaquaient ainsi qu’eux. On se rappelle en outre, que dans le club du Cap, en 1792, il les avait défendus, de même que Laveaux, Rochambeau et Sonthonax ; mais, en 1796, les temps étaient changés, il s’agissait d’un autre système.

André Rey, nous le répétons, avait été le complice des Badolet et des Mouchet, lorsque ces infâmes voulurent tuer André Rigaud, le 14 juillet 1793. Ayant fui des Cayes pour ne pas être arrêté, sur l’ordre lancé contre lui par Polvérel et Sonthonax[3] il s’était rendu à Jérémie où il servit sous les Anglais, avant de passer aux États-Unis et de là en France. Et c’était cet homme que Sonthonax envoyait aux Cayes, pour exercer une autorité supérieure sur Rigaud, qui avait versé son sang en défendant le territoire du Sud contre les Anglais !… Mais Rigaud était mulâtre, et Rey était blanc !

Kerverseau, le seul homme honorable parmi tous ces envoyés, était alors adjudant-général. Il devait être de la mission en cette qualité ; mais il remplaça Pascal dans la délégation où ce dernier avait été nommé. Instruit, éclairé, modéré, il avait malheureusement un caractère faible. Du reste, qu’eût-il pu faire contre la volonté arbitraire de l’agence, contre le plan du Directoire exécutif ? Nous entendons l’excepter, en parlant des délégués.

Arnaud Pretty était chef d’escadron : il fut envoyé pour prendre le commandement de la gendarmerie et l’inspection des cultures. À Jérémie, dans les premiers temps de la révolution, cet homme s’était montré l’un des plus féroces parmi les blancs, contre les hommes de couleur. Mais il était dévoué à Sonthonax ; mais il s’agissait d’agir contre ces hommes.

Idlinger, d’origine allemande, demeurait avant la révolution à Bordeaux, d’où il avait fui, comme banqueroutier frauduleux, pour passer à Saint-Domingue. Il vint au Cap, où il se lia avec le fameux Bacon de la Chevalerie, premier président de l’assemblée de Saint-Marc. À la fin de 1793, il était au Port-au-Prince, et Sonthonax l’employa comme ordonnateur de finances, à la fuite de Rinville qui emporta sa caisse. Revenant des Caves, en avril 1794, Polvérel le destitua de cet emploi. À la prise du Port-au-Prince par les Anglais, il se joignit à eux et prouva qu’il avait été officier dans un régiment d’Allemagne. Ayant bientôt commis des fraudes au préjudice de la maison Dalton, il s’enfuit du Port-au-Prince, passa aux États-Unis, et ensuite en France. Revenu au Cap avec l’agence, il fut envoyé aux Cayes, en qualité d’ordonnateur, pour remplacer Gavanon, dont le seul crime était d’aider Rigaud à soutenir la défense du Sud.

Nous avons déjà fait la connaissance de Desfourneaux dans notre deuxième livre. D’un caractère brutal envers ses inférieurs, jurant toujours, étourdi, inconséquent, mais dévoué à Sonthonax à qui il avait dû son avancement, il avait été nommé d’abord commandant général ; mais, par réflexion, on changea ce titre en celui d’inspecteur général des troupes du Sud et de l’Ouest, pour dissimuler sa mission réelle.

Son aide de camp Édouard, d’une taille avantageuse, d’une figure assez belle, avait été au service de Philippe-Égalité. C’était un jeune présomptueux, se croyant fort supérieur aux noirs de la colonie, pour avoir été en France.

La délégation trouva aux Cayes, un jeune homme de couleur nommé Lilladam qui, de France, passa à Londres et s’y enrôla, en 1794, dans la légion des émigrés que Venault de Charmilly y organisa pour Saint-Domingue. Bientôt éconduit de ce corps à cause de sa peau jaune, il se rendit aux États-Unis, d’où il vint aux Cayes, au commencement de 1796. Là, il fut accueilli par Rigaud, qui ignorait ses antécédens et qui l’employa. Mais, à l’arrivée de la délégation, il se rallia à elle et se dévoua avec zèle à servir ses vues.

Tels furent les hommes que l’agence opposa aux défenseurs de la République française dans le Sud. Partis du Cap le 16 juin, sur les corvettes la Doucereuse et l’Africaine, les délégués se firent débarquer à Tiburon avec une trentaine d’officiers : le reste des militaires continua sur ces navires pour les Cayes ; c’étaient des soldats européens.


En débarquant, les délégués passèrent l’inspection des troupes ; ils demandèrent combien il y avait d’officiers noirs dans la garnison : il y en avait une douzaine de présens. Et aussitôt ils commencèrent à reprocher aux hommes de couleur de prendre toutes les places d’officiers, tous les emplois civils. Durant leur route jusqu’aux Cayes, ils ne cessèrent d’adresser d’insidieux discours aux noirs qu’ils rencontraient : quelques-uns parurent se prêter à leurs vues en se plaignant des mulâtres, et les délégués de croire présomptueusement que leur mission serait facilement remplie. Ils ne se doutaient pas que ces noirs rendraient exactement compte de tout aux hommes de couleur : ce qu’ils firent cependant[4]

Enfin, les délégués arrivèrent aux Cayes, où ils furent reçus avec la plus grande solennité par Rigaud et les autorités secondaires. Ce fut le 23 juin.

La réapparition de Rey aux Cayes causa une joie peu commune aux anciens Léopardins qui s’y trouvaient. Cet homme se répandit par toute la ville, fier de sa nouvelle position, excitant les esprits contre Rigaud et les hommes de couleur. Ce sentiment de haine était trop naturel de sa part, pour qu’il pût feindre. Son caractère public le rendait inviolable !

Le premier acte d’autorité que fit la délégation, fut de destituer l’ordonnateur Gavanon et de le remplacer par Idlinger, de destituer le contrôleur Duval Monville et de le remplacer par un autre blanc nommé Lamontagne. En procédant ainsi contre deux blancs, ce n’était pas seulement pour prouver qu’elle n’en voulait pas aux seuls hommes de couleur ; c’était pour se donner le maniement des finances, chose toujours essentielle en toutes circonstances, et surtout dans celle-ci.

Leborgne et Rey parcoururent ensuite la plaine des Gayes en compagnie d’Arnaud Pretty, pour entretenir les cultivateurs noirs de propos malveillans contre les hommes de couleur, en leur disant que ces derniers voulaient rétablir l’esclavage et se déclarer indépendans de la France, qui seule pouvait les rendre libres. Arrivés au camp Périn, Pretty insurgea la garde de ce poste contre son chef, qui fut emprisonné. Rigaud fut forcé de s’y rendre pour y mettre ordre et délivrer cet officier, qu’il rétablit dans son commandement. C’était un mulâtre.

Pinchinat, informé que la délégation était munie de l’arrêté de l’agence rendu contre lui, avec ordre de renvoyer au Cap, va auprès des délégués et leur demande si une telle mesure a été réellement prise à son égard, lorsqu’il sait n’avoir rien à se reprocher au sujet de l’affaire du 30 ventôse. Leborgne, leur chef, ose nier qu’ils soient porteurs d’un pareil ordre. Leur but était de lui inspirer de la confiance, et Leborgne l’engage alors à aller lui-même au Cap ; que ce serait le moyen de donner des explications de sa conduite à l’agence. « Pinchinat, dit le rapport des délégués, paraissait décidé à y aller de son propre mouvement. » Mais à ce moment, il apprend que la délégation a reçu un nouvel ordre de l’arrêter : c’est encore la délégation qui le dit dans son rapport.

En ce temps-là Desfourneaux arrive aux Cayes, ayant débarqué à l’Anse-à-Veau. Un troisième ordre envoyé par Sonthonax pressait la délégation de mettre à exécution l’arrêté contre Pinchinat. Celui-ci en est informé et prend le parti de quitter les Cayes : il se porte dans les montagnes des Baradères, où il trouve un asile à l’abri de ces persécutions. Il sortit des Cayes le 17 juillet.

Avant de se rendre aux Baradères, étant dans la plaine des Cayes, Pinchinat avait adressé une lettre, le 18 juillet, à la délégation, pour réclamer son inviolabilité comme membre élu au corps législatif ; il lui disait qu’il n’appartenait qu’à ce corps de décider de son sort ; et en conséquence, il demandait un passe-port à la délégation pour se rendre en France. Mais elle répondit à cette lettre, en faisant paraître une proclamation où elle ordonnait de ne pas donner asile à Pinchinat, de l’arrêter et de l’amener par-devant elle. La présence de Desfourneaux lui faisait croire à sa force, parce que jusque-là aucune opposition n’était faite à aucun de ses actes.

Pinchinat était estimé et aimé des mulâtres et des noirs du Sud, qui venaient depuis peu de mois de le nommer député au corps législatif ; sa fuite et cette proclamation excitèrent autant d’indignation contre l’agence et sa délégation, que de sympathie pour lui. Les esprits s’échauffèrent, et avec raison, lorsqu’ils reconnaissaient que ces persécutions n’étaient que le résultat de la haine et d’un plan combiné contre toute la classe de couleur.

À cette cause déjà très-légitime de mécontentement, s’en joignirent d’autres non moins réelles. C’étaient les dilapidations du trésor public, la vie sensuelle des deux délégués et de Desfourneaux. Ils occasionnaient une dépense de 200 piastres par jour pour leur table ; ils prodiguaient l’argent de l’État à des filles ; ils en prenaient pour se livrer à un jeu effréné.

L’agence venait de publier au Cap une proclamation qui accordait amnistie à tous les colons et émigrés qui servaient sous les Anglais, s’ils voulaient se rallier à la cause de la France. Cet acte fut envoyé à la délégation qui lui donna la plus grande publicité, dans l’espoir d’amener ceux de la Grande-Anse à l’accepter. Ainsi, tandis qu’on faisait tout pour humilier les hommes qui avaient défendu le territoire de la colonie, pour leur ravir les emplois, les positions qu’ils occupaient, on faisait un pont d’or à ceux qui avaient trahi la cause de la France, qui avaient appelé la Grande-Bretagne, et qui soutenaient sa cause en maintenant l’esclavage des noirs. Certainement, cette amnistie offerte n’eût été qu’un acte très-politique, s’il y avait chance de succès auprès de ces éternels ennemis de la race noire, et si l’on ne se montrait pas injuste envers les défenseurs de la colonie. Mais, dans les circonstances où on le publiait, il ne parut qu’un acte de révoltante injustice.

Pour donner une idée de l’esprit qui guidait les exécuteurs des ordres de l’agence, imbus de ses projets et de ses vues, lisons la lettre suivante adressée par Desfourneaux à Laveaux, dès son arrivée aux Cayes : elle fut écrite le 29 messidor (17 juillet) :


Je viens de passer la revue des troupes en garnison aux Cayes. Les moyens qu’offre cette partie de la colonie ont permis aux chefs de fournir aux troupes l’habillement et l’équipement nécessaires ; aussi la tenue des troupes est-elle belle. La composition de la légion présente un colosse effrayant de force armée entre les mains d’un seul homme qui, au commandement de cette légion, réunit le commandement de Saint-Louis, place forte du Sud, et l’inspection de tous les ateliers du département. Rien n’est aussi dangereux pour la liberté publique et l’autorité nationale, qu’un tel conflit de pouvoirs réunis sur une seule tête. Lefranc, chef de brigade de cette légion, est l’homme que je veux désigner ; sa moralité, l’opinion publique et des plaintes sourdes contre cet officier, me font présumer que loin d’employer l’autorité vraiment colossale qui lui est confiée pour le rétablissement de l’ordre et le maintien des lois de la République, elle n’est entre ses mains qu’un instrument de vengeance, de dilapidation et de persécution. Comment, d’ailleurs, un tel chef ne serait-il pas à craindre, ayant le commandement de 4 à 5000 hommes prêts à exécuter les ordres, de quelque nature qu’ils puissent être, que pourra leur donner ce chef ?

La légion du Sud est composée de 4 bataillons, chacun de 12 à 1500 hommes, et chacun de ces bataillons est commandé par un chef de bataillon qui, dans la même proportion d’une autorité également funeste, en ce que chacun d’eux commande un arrondissement ou cantonnement, ce qui lui donne le droit d’inspecteur particulier des ateliers, et que par ce moyen il augmente encore la masse d’autorité dont il est déjà revêtu.

Ce que je dis de l’infanterie est absolument applicable à la cavalerie dont le nombre se monte à 1200. Augustin Rigaud, frère du général, commande cette troupe, comme chef de brigade de cavalerie, et exerce, tant à raison de cet emploi qu’à celui de commandant d’arrondissement, une autorité et une influence sans borne. Tout est à craindre d’hommes aussi puissans et aussi jaloux d’une autorité que, par un laps de temps et des circonstances malheureuses, ils ont su affermir sur leur tête. Vous savez comme moi que quand des hommes ont bu à la coupe du pouvoir, il est bien difficile de la leur arracher des mains, surtout lorsque l’ambition et des vues d’intérêt, jointes à l’immoralité, font la base du caractère de ces mêmes hommes ; et je ne crois pas me tromper, si j’envisage Lefranc et Augustin Rigaud comme capables d’entreprendre les desseins les plus coupables et les plus violens pour conserver une autorité qu’ils ont usurpée.

Jugez, mon cher général, d’après le tableau que je viens de vous faire de ces deux chefs de brigade, quelles doivent être l’influence et l’autorité du général Rigaud. Ni avant ni depuis la révolution, aucun militaire n’a joui d’une autorité aussi vaste et aussi étendue que celle de cet officier général. Il est tout, il peut tout, et je le crois capable de tout [5] pour conserver une autorité devant laquelle tout bon républicain craint devoir expirer la liberté publique et l’autorité nationale.


Rien n’est donc plus pressant que de prendre toutes les mesures quelconques qui tendraient à disséminer les pouvoirs, à ôter aux grands chefs l’influence alarmante dont ils jouissent et au moyen de laquelle ils mènent une populace aveugle (les noirs) et toujours prête à seconder les vues d’ambition des intrigans. Il est donc de toute urgence d’amener un changement total dans les esprits, changement qui ne pourra s’effectuer que lorsque la force armée sera divisée en plusieurs portions commandées par autant de chefs. La dissolution de la légion et sa réorganisation en demi-brigades, régimens ou même bataillons séparés, deviennent indispensables.

Je ne me cache pas que cette population exige une politique et une prudence consommées ; mais j’espère que par les moyens que je prendrai, j’y réussirai sans choc violent, et je vous demande l’autorisation de procédera cette nouvelle organisation, du moment que je verrai jour à pouvoir le faire avec succès.


Or, l’autorisation demandée fut envoyée à Desfourneaux ; mais ce que ni Laveaux, ni Sonthonax ni toute l’agence ne pouvaient lui envoyer, c’étaient la politique et la prudence consommées, c’étaient la considération et l’estime indispensables à tout homme qui conçoit de pareils desseins ; c’était encore le relief, le prestige que donnent des succès militaires, antérieurs à leur réalisation. Comme militaire, le général Desfourneaux était connu aux Cayes, pour s’être laissé battre par les noirs insurgés sous Jean François, Biassou et T. Louverture, en deux circonstances : l’une, du côté du Fort-Liberté, l’autre, à Saint-Michel de l’Atalaya, en 1792 et 1793 : il y était encore connu pour son affaire avec Montbrun, le 17-18 mars 1794. Va-t-il être plus heureux sous ce rapport dans le Sud ? Bientôt nous parlerons de son attaque contre le camp Raimond, dans les montagnes du Plymouth.

En parlant de l’autorité immense qu’exerçait André Rigaud, Desfourneaux prouvait qu’il ignorait les traditions du pays. Le gouvernement de cette colonie fut-il jamais autre chose, qu’un gouvernement militaire autocratique ? Et en ce moment là, dans le Nord et l’Artibonite, y avait-il autre chose sous Laveaux et T. Louverture même sous l’agence qui aurait dû être une autorité purement civile ? Cette autorité de Rigaud n’était-elle pas le résultat de la guerre existante ? Tandis qu’on venait d’augmenter celle de T. Louverture, en le nommant général de division, était-il juste d’affaiblir celle de Rigaud ? Toute la question était de savoir si réellement ce dernier employait la sienne à mal faire, à compromettre la cause de la France dans le Sud. Mais, sur ce point, on voulait bien croire et dire que lui et les hommes de couleur en général ne visaient qu’à l’indépendance de Saint-Domingue : partant de cette accusation injuste, on devait effectivement désirer d’amoindrir son importance militaire et politique. Faisait-on ainsi les affaires de la France avec intelligence ? La suite des temps nous l’apprendra.

Nous venons de voir comment Desfourneaux appréciait l’influence et l’autorité particulière de Lefranc et d’Augustin Rigaud, sur les noirs que dans son mépris pour la race tout entière il qualifiait de populace aveugle ; et ce sera cependant contre ces deux hommes qu’il viendra bientôt se heurter.


Pour mieux arriver à leurs fins, les délégués, après avoir pris une foule de mesures pour désorganiser partiellement l’autorité de Rigaud et de ses lieutenans, s’entendirent avec Desfourneaux afin de faire une marche générale contre les Anglais et les colons, retranchés dans des camps nombreux situés dans les montagnes entre les Gayes et Jérémie, en même temps que Rigaud se porterait à Tiburon, pour marcher contre la bourgade des Irois où des fortifications avaient été construites avec art par les Anglais. C’était du succès qu’ils espéraient obtenir dans cette campagne, que résulteraient les mesures acerbes qu’ils se proposaient de prendre contre les hommes qu’ils voulaient annuler, d’après les ordres de l’agence et surtout de son président Sonthonax.

Avant de se mettre en campagne, les délégués ordonnèrent la démolition du fort de l’Ilet dont Rigaud augmentait la défense, pour garantir la ville des Cayes contre toute entreprise de la part des bâtimens anglais. Ce fort et celui de la Tourterelle mettaient cette ville à l’abri de toute insulte. Mais Rey se rappela qu’au 14 juillet 1793, c’était à l’Ilet surtout que les hommes de couleur avaient pu se défendre contre la tentative de leur assassinat par Badolet, Mouchet et consorts : préméditant contre eux et contre leurs chefs, de pareils attentats, Rey, Leborgne et Desfourneaux voulurent détruire cet ouvrage, sous prétexte qu’il était moins propre à servir contre les ennemis qu’à battre la ville, et que la caisse publique ne pouvait fournir les fonds nécessaires à la continuation des travaux. Et à ce sujet, on peut remarquer que l’administration des finances était bien gérée par Gavanon et Duval Monville, puisque Desfourneaux parle au commencement de sa lettre précitée, de la belle tenue des troupes, de leur habillement et équipement, par les moyens que fournissait cette administration.


Nous avons effleuré un sujet délicat, en parlant plus avant des sommes dont disposaient les délégués, en faveur des filles publiques qu’ils entretenaient aux Cayes. Mais Leborgne commit un acte encore plus coupable sous le rapport des mœurs, et ce n’est pas sans répugnance que nous en parlons : l’influence qu’il a pu et dû exercer sur les événemens de cette époque, nous oblige seule à le mentionner. Dans ses désirs licencieux, il apprend que le général Rigaud est fiancé à une jeune personne de couleur d’une rare beauté ; et pour lui occasionner personnellement une vive peine, un de ces sentimens que les hommes éprouvent à un haut degré, — la jalousie qui ne pardonne pas ; pour l’exciter, par ce sentiment blessé, à des actes de fureur afin de le perdre politiquement, Leborgne, l’infâme et crapuleux Leborgne, conçoit le dessein de posséder la fiancée de Rigaud. Mettant tout en œuvre pour la séduire, et surtout pour gagner sa mère, vieille mulâtresse habituée, d’après les mœurs corrompues de la société coloniale, à ne pas voir dans ces sortes de cas la honte d’une fille, Leborgne parvient à ses fins honteuses, dans un moment où Rigaud s’était absenté de la ville des Cayes. Ce général revient et va chez le subdélégué du gouvernement français, de ce Directoire exécutif dont les historiens français ont raconté tant de choses ; et Leborgne a encore l’audace de l’immoralité la plus dégoûtante ; il prie Rigaud d’entrer dans sa chambre ; et là, il lui fait voir la jeune personne dont il s’agit. Rigaud est assez maître de sa passion pour se contenir et ne lui parler que des affaires publiques. Mais, son frère Augustin, plus emporté et toujours violent, en prit note ; et nous verrons bientôt ce qu’il fit.

Nous remarquons, dans le mémoire publié par Rigaud, en 1797, ce passage concernant Leborgne, qui indique le mépris que son action occasionna dans le cœur de ce général : « Leborgne était un malhonnête homme ; le général Rochambeau n’hésita pas de lui donner cette qualification, dans une réponse qu’il fit aux délégués du Directoire ; l’expérience a démontré qu’il en était digne. Il a « foulé à ses pieds tous les sentimens de probité et d’honneur ; ses mœurs étaient dissolues ; et sa conduite a prouvé qu’il était propre à tout désorganiser, à semer la discorde et à faire naître l’anarchie. »

Il faut convenir en outre, qu’en choisissant Sonthonax pour chef de l’agence envoyée à Saint-Domingue, pour y anéantir l’influence des hommes de couleur, et Sonthonax, à son tour, choisissant des hommes tels que Leborgne, Rey et Desfourneaux ; le gouvernement français, de 1796, travaillait admirablement à détruire l’autorité de la France dans sa colonie. Et encore, si l’on s’était borné à cela !


Enfin, le moment d’entrer en campagne arriva. La délégation ordonna à Rigaud de marcher sur les Irois avec 1200 hommes ; elle fit ordonner à Doyon, chef de brigade, de marcher des Baradères contre le camp Desrivaux avec 600 hommes ; Desfourneaux se mit à la tête de 1800 hommes pour se porter contre le camp Davezac. Les dégués, pour se donner aussi le prestige de la victoire sur laquelle ils comptaient, marchèrent dans la colonne de Desfourneaux. Rigaud assure qu’il fut d’un avis contraire à cette dissémination des forces ; mais il ne fut pas plus écouté en cette circonstance, que lorsqu’il engageait Blanchelande à ne pas diviser ses forces, en allant contre les noirs insurgés des Platons.

Rigaud arriva devant les Irois qu’il attaqua : l’action fut meurtrière. Le général anglais Bowyer y fut blessé dangereusement ; le chevalier de Sevré, également blessé, ne tarda pas à mourir. Une pièce de campagne tomba aux mains de Rigaud ; mais il ne put enlever les Irois et re retourna à Tiburon. Cette affaire eut lieu le 7 août.

Le même jour, la colonne de Desfourneaux rencontra le camp Raimond, fortifié, mais moins défensif que celui de Davezac contre lequel il marchait. Desfourneaux dirigea en personne l’attaque qui ne réussit pas : poursuivi par l’ennemi, il se retira en désordre au camp Périn, en faisant enterrer une pièce de campagne[6]

Doyon fut forcé de revenir aux Baradères, par l’insuccès de la tentative contre le camp Raimond. Il n’avait pas combattu.

Nous devons citer ici quelques lignes du rapport imprimé que nous avons sous les yeux, signé Leborgne et Kerverseau, et publié à Paris en 1797, pour faire voir comment ces deux délégués racontent les faits de cette campagne infructueuse ; nous aurons à prouver cependant que Kerverseau le signa malgré lui :

« Les délégués, disent-ils, avaient tourné tous les regards vers la guerre contre les Anglais. Toutes les troupes furent mises en mouvement. Ils avaient jugé qu’ils ne pouvaient se maintenir que par ce moyen décisif. Un premier succès, et le bon traitement qu’ils se proposaient de faire aux vaincus, devaient les conduire du Sud au Nord. La colonie était sauvée : les Français en devenaient les maîtres. »

Hélas ! pourquoi ce revers vint-il faire avorter un si beau plan !

Après avoir dit ensuite que Rigaud n’a eu avec l’ennemi que quelques escarmouchades, où il parait avoir eu des avantages, ils ajoutent qu’à l’attaque du camp Rainomd, les troupes européennes seules et la garde nationale blanche donnèrent, que les soldats de la légion du Sud se prirent d’une terreur panique et se mirent à fuir : « Ils se montrèrent aussi lâches et indisciplinés dans cette affaire, qu’ils se sont montrés féroces et sanguinaires dans les troubles civils. Le général Desfourneaux fut obligé de faire sa retraite  : elle fut honorable. » Il fallait une cause à cette déroute, et ce furent les soldats noirs et mulâtres qui en furent accusés.

« Les délégués étaient instruits de l’esprit de vengeance qui animait les troupes légionnaires contre le général Desfourneaux ; il leur avait fait, avec justice, de violens reproches sur la lâcheté qu’ils avaient montrée dans l’attaque ; mais il généralisa beaucoup trop ces reproches qui humilièrent tout un corps, qui, quand il s’agit de vengeance, est habile à en faire naître l’occasion. La perte du général Desfourneaux fut jurée ; des promotions à des grades militaires ne purent raccommoder les affaires de la délégation que le général Desfourneaux perdait par trop de zèle… »

Nous avons tenu à faire accuser Desfourneaux par les délégués eux-mêmes. On voit ce qu’ils en disent. Le fait est, que ce général accabla d’injures et de vexations les noirs et les mulâtres de la légion, en attribuant à eux seuls son insuccès ; sa grossièreté soldatesque ne connut aucune borne dans les termes de mépris dont il se servit à leur égard. Ce zèle de caserne ruina en effet le crédit dont les délégués avaient besoin pour se soutenir dans leur odieuse mission ; et ces délégués ne disent pas qu’ils y ajoutèrent par leurs propres reproches, leurs propres injures adressées aux soldats de la légion. Nous exceptons toujours Kerverseau : c’est de Leborgne et de Rey que nous parlons.

Au lieu de rentrer triomphans aux Cayes, ils y revinrent le 18 août, abattus et confus. Là ils reçoivent les dernières dépêches de l’agence qui leur prescrivent :

« 1o  De convoquer les assemblées primaires pour envoyer des électeurs au Cap ; 2o  d’organiser des tribunaux conformément à la constitution qui, enfin, venait d’être proclamée au Cap ; 5o  de procéder à l’organisation de l’armée (suivant l’esprit de la lettre précitée de Desfourneaux) ; 4o  d’arrêter une fois Lefranc pour l’envoyer au Cap. » On avait déjà envoyé cet ordre d’arrestation.

C’est alors aussi qu’arriva aux Cayes la honteuse lettre ou adresse de J. Raymond, si injurieuse pour les hommes de couleur du Sud.

« Cette lettre, disent les délégués, tendait à les prémunir contre la perversité de Pinchinat et de ses manœuvres. Cette lettre excita une telle indignation, une telle rage contre son auteur, que le seul vœu que forment ceux à qui elle est adressée est de mettre en lambeaux celui qui l’a écrite ; ils affectèrent pour lui le plus profond mépris. Il est vrai que cette lettre peignait Pinchinat sous les traits les plus hideux. Le général Rigaud n’était pas épargné lui-même [7]. »

Les hommes de couleur du Sud n’avaient-ils pas raison d’être indignés contre J. Raymond, de n’avoir pour lui que du mépris, quand il attaquait ainsi l’honneur de Pinchinat et de Rigaud, pour servir bassement les passions, le ressentiment de Sonthonax, et les vues du gouvernement français ?

C’est dans de telles circonstances que les délégués reçoivent avec les dépêches de l’agence, une lettre de Sonthonax du 17 août, ainsi conçue :

« Il est malheureux que toutes les démarches que vous avez faites jusqu’à ce jour pour vous saisir de Pinchinat, aient été infructueuses ; les intrigues de cet homme, dont l’influence dans la partie du Sud est vraiment colossale, peuvent nuire beaucoup aux succès de vos opérations ; ne négligez donc rien pour que les ordres de la commission à son égard soient exécutés promptement… Ma dernière lettre contenait l’ordre d’arrêter Lefranc. »

Boute-feu révolutionnaire, Sonthonax, comme un ange exterminateur, a été jeté parmi cette population ardente, pour y allumer toutes les passions, pour assouvir les siennes propres ; car il ne peut pardonner à Pinchinat son influence acquise par ses talens, la participation qu’il lui a injustement attribuée à un projet imaginaire de son assassinat à Saint-Marc, la complicité qu’il lui a supposée avec Montbrun agissant avec tant de vigueur contre Desfourneaux, la complicité qu’il lui a encore supposée avec Villatte dans l’affaire du 30 ventôse : vengeance ! voilà ce qui l’anime contre Pinchinat. Et c’est ce même Desfourneaux qui tient l’épée de l’extermination décrétée ! Mais à ce moment, Sonthonax ne pensait pas que cette épée venait d’éprouver un fatal échec devant le camp Raimond.

Toutefois, Desfourneaux ne s’arrêtant pas à cette considération, croit le moment propice pour mettre à exécution les ordres formels de Sonthonax. Les délégués pensent de même : ils ne voient pas plus que lui que la fermentation est dans les esprits. En même temps qu’ils font publier la constitution le 10 fructidor (27 août), ils font arrêter de nuit Gavanon, qu’ils envoient à bord de l’Africaine, qui était dans la rade des Cayes, sous le prétexte qu’il tenait des conciliabules nocturnes chez lui. Ils font aussi arrêter et envoyer sur le même navire un autre blanc nommé Tuffet Laravine, sous le prétexte qu’il a tenu des propos incendiaires. En faisant opérer ces deux arrestations, c’est encore pour prouver qu’ils n’en veulent pas seulement aux hommes de couleur. C’est l’arbitraire à côté de la légalité.

Desfourneaux avait mandé le colonel Lefranc, de Saint-Louis. Dès son arrivée, ce général l’apostropha en ces termes : « Te voilà donc, f… gueux de mulâtre ! Va, bien « d’autres que toi ne m’échapperont pas ; vous y passerez tous, caste maudite ! Conduisez ce b… — là à bord de « l’Africaine ! »

Tel fut le procédé de ce général envers Lefranc, auquel la délégation avait enlevé déjà la charge d’inspecteur des cultures.

Lefranc, arrêté, est conduit dans la direction du port. Mais ce mulâtre était un homme courageux et d’une force herculéenne : en chemin il s’échappe des mains de deux aides de camp qui le conduisaient, et quoique poursuivi par eux le sabre nu à la main[8], il réussit à leur échapper et se rend à la Tourterelle : il y trouve des soldats de la légion qu’il commande. En courant par la ville, il avait crié aux armes ! Au fort, il fait tirer le canon d’alarme.

Desfourneaux fait battre la générale.

Ces deux appels sinistres font armer toute la population des Cayes, déjà émue par l’arrestation et l’embarquement de Gavanon et Tuffet Laravine, deux hommes considérés et estimés. Les hommes de couleur et les noirs, soldats ou gardes nationaux, accourent en foule à l’Ilet et à la Tourterelle.

Les troupes européennes et les blancs de la ville se rendent à la maison occupée par les délégués. Desfourneaux s’y rend aussi.

Le général Bauvais, dont nous n’avons pas encore parlé, était aux Cayes avant l’arrivée de la délégation, par cause de maladie. Quoique, dans leur rapport imprimé, les délégués prétendent que Bauvais et Rigaud s’étaient rendus à Léogane pour délibérer, avec d’autres officiers de couleur, sur la question de savoir s’il faudrait admettre la délégation dans le Sud, et qu’Élie Bourri et Proya furent les seuls qui votèrent pour son admission, le besoin que les délégués avaient de semer la division, la désunion entre les chefs, les porta à ôter le commandement de l’arrondissement des Cayes à Augustin Rigaud, pour le donner à Bauvais, mais en lui ordonnant d’aller établir son quartier général à Léogane, comme place frontière. Il ne faudrait que cette décision pour faire juger de l’esprit qui animait cette délégation. Conçoit-on, en effet, que Bauvais devienne commandant de l’arrondissement des Cayes, à la résidence de Léogane, c’est-à-dire, à plus de 40 lieues du siège de cet arrondissement ? Que Bauvais, l’égal de Rigaud en grade, soit placé sous ses ordres aux Cayes ? La délégation avait donc le projet de retirer à Rigaud le commandement du Sud ? Cette décision nous explique alors le but de la présence de Desfourneaux aux Cayes ; en lui donnant le titre d’inspecteur général des troupes, c’était bien avec l’arrière-pensée de lui faire occuper la position de Rigaud, si leur projet avait réussi. Arrêter Lefranc d’abord, puis Augustin Rigaud, puis Rigaud lui-même !

C’était, au reste, compter beaucoup sur cette docilité de Bauvais envers n’importe quel agent qui parlait au nom de la France ; et nous n’en sommes pas étonné : il n’a su faire autre chose, quelles que fussent les circonstances.

Au bruit de la générale et du canon d’alarme, Bauvais se rendit auprès de la délégation. Du moment qu’il avait accepté sa nomination aux Caves, il n’avait pas autre chose à faire que de se rendre à ses ordres. Jacques Boyé, chef de brigade, et Pierre Fontaine, aide de camp de Bauvais, s’y rendirent avec lui. Il obéit aveuglément à la délégation.

Desfourneaux donna l’ordre au chef de brigade Nadan, d’aller s’emparer de l’un des forts, avec une portion des troupes européennes. Cet officier fut repoussé et blessé dans l’action qui s’engagea. Desfourneaux marcha contre l’autre fort, et ne put l’enlever. La nuit fit cesser le combat.

Pendant la nuit du 28 au 29 août, tous les noirs de la plaine des Cayes furent mis sur pied par Augustin Rigaud, qui s’était d’abord porté à la Tourterelle auprès de Lefranc, et qui de là s’était rendu en plaine d’où il revint au fort.

Le lendemain, 29, la délégation envoya une députation à ce fort, pour sommer les rebelles de se soumettre, en livrant Lefranc pour être embarqué sur l’Africaine. Cette députation, composée de Bonnard, Bleck, Fontaine et Blanchet aîné, alors sénéchal aux Cayes, ne put rien obtenir d’eux.

Lefranc et Augustin Rigaud s’étaient empressés de mander le général Rigaud, en lui faisant savoir ce qui se passait aux Cayes. De leur côté, les délégués reconnurent la nullité de leurs moyens et le pressèrent aussi de venir, en lui envoyant un exprès. Il partit de Tiburon avec les troupes qu’il y avait amenées ; mais il ne put arriver aux Cayes que le 31 août. Tiburon est à 25 lieues des Cayes.

Durant ce temps, Desfourneaux et Rey, reconnaissant qu’ils ne pouvaient lutter contre ce mouvement populaire, s’embarquèrent dans un bateau pour fuir cette ville, agitée en grande partie par eux. Mais les forts ayant tiré sur ce bateau, ils se jetèrent en toute hâte dans un frêle canot et se firent porter sur l’Ile-à-Vaches, d’où ils poursuivirent leur voyage aux Gonaïves, et ensuite au Cap.

Pour colorer cette fuite inconcevable de la part de deux militaires, les délégués Leborgne et Kerverseau prétendirent avoir pris un arrêté où ils déclaraient « que la délégation resterait à son poste, jusqu’à ce qu’elle en soit chassée par la force ou rappelée par ses commettans. Elle chargea le délégué Rey et le général Desfourneaux d’aller rendre compte à la commission, au Cap, des événemens qui se passaient aux Cayes. »

Avant l’arrivée de Rigaud dans la plaine, des blancs avaient été assassinés. La délégation y avait envoyé Édouard, Lilladam, P. Fontaine et Armand, noir, inspecteur de cultures, pour essayer de calmer l’effervescence des cultivateurs. Les deux premiers furent tués. Arnaud Pretty le fut également.

Ces assassinats furent évidemment l’œuvre de Lefranc et d’Augustin Rigaud, deux hommes qui ont toujours été violens et même cruels dans leurs vengeances. La postérité doit en charger leur mémoire[9].

Les noirs de la plaine, accourus aux portes des Cayes, avaient été retenus pour ne pas y pénétrer. Mais ils finirent par y entrer et commirent des assassinats sur des blancs, étant excités par Lefranc et Augustin Rigaud.

Dès l’arrivée du général Rigaud aux Cayes, Leborgne et Kerverseau rendirent un arrêté qui lui donnait tous les pouvoirs, afin de faire cesser le cours des atrocités qui s’y commettaient[10]. Il fit inviter tous les blancs et leurs familles à se rendre chez lui ; il envoya des patrouilles pour les escorter en sûreté, et parvint ainsi à en sauver le plus grand nombre. Cependant, pendant sa présence même, des crimes furent encore commis dans la ville : ils eurent lieu surtout dans la nuit du 31 août au 1er septembre.

Etait-il possible qu’il les empêchât sur tous les points, quand une multitude avait envahi la ville des Cayes ? Rigaud ne se trouvait-il pas dans la même situation que Montbrun, au Port-au-Prince, dans la nuit du 17 au 18 mars 1794 ?


À partir du 1er septembre, le calme commença à renaître aux Cayes, parce que Rigaud réussit à faire évacuer la ville par la multitude qui l’encombrait. Le même jour, il avait publié une proclamation à cet effet.

La délégation a avancé, qu’en arrivant aux Cayes, Rigaud s’était rendu dans les forts de l’Ilet et de la Tourterelle, pendant la nuit du 30 au 31 août. Cette fausseté n’a été imaginée que pour établir le concert prétendu qui aurait existé entre ce général, son frère et Lefranc ; car, selon cette délégation, elle est tout-à-fait irréprochable, de même que Desfourneaux, de même que l’agence du Cap. Celle-ci ayant donné les ordres les plus arbitraires, ses envoyés voulant les exécuter, Lefranc et Pinchinat devaient courber la tête. Comment ! c’est au moment même où l’on publiait la constitution, que cette délégation faisait arrêter Gavanon et Tuffet Laravine et les embarquait pour être déportés au Cap ! Si le premier tenait des conciliabules chez lui, si le second avait tenu des propos incendiaires, n’y avait-il pas un juge civil aux Cayes pour les juger ? Et que reprochait-on à Lefranc pour l’arrêter et l’envoyer aussi au Cap ? La position qu’il occupait et que Desfourneaux avait signalée dans sa lettre à Laveaux ? Mais alors, il fallait arrêter aussi tous les autres officiers du Sud, et c’était réellement là le but qu’on se proposait. Et tous ces hommes devraient se soumettre à cette injustice ?

Nous regrettons, nous condamnons tous les assassinats que Lefranc et Augustin Rigaud ont fait commettre sur des blancs, sur la personne d’Edouard, d’A. Pretty et de Lilladam. Ce furent des atrocités ; il n’y avait pas là le cas de la légitime défense. Cette défense ne devait consister qu’à résister à l’oppression, à s’armer, à armer la population, à arrêter les agens que la délégation envoya en plaine pour exciter les cultivateurs contre leurs frères, et à les embarquer, eux, les délégués et Desfourneaux, à les renvoyer au Cap, dans cet antre où se distillaient toutes les calomnies lancées contre la classe des hommes de couleur.

Voilà quel était le seul droit de Lefranc et d’Augustin Rigaud, et en appeler ensuite à la justice du gouvernement de la métropole contre ses agens. Nous savons fort bien que cette justice ne leur aurait point été rendue ; car pour nous, il est évident, partout ce que nous avons dit précédemment, que le Directoire exécutif avait combiné son plan. Mais du moins l’histoire n’aurait point eu la mission de consigner dans ses fastes, des faits monstrueux. Ces faits injustifiables s’expliquent à nos yeux, par la violence connue du caractère de Lefranc et d’Augustin Rigaud : leurs antécédens révolutionnaires parlent assez haut sous ce rapport. Ils ont été cause que les calommies répandues sur toute la classe de couleur, sans raison, ont eu l’apparence de la légitimité, aux yeux des hommes qui aiment à confondre une classe entière dans les faits reprochables à des individus.

Et l’agence en a fait sa partie belle ; elle a profité de ces assassinats odieux pour justifier toutes ses mesures acerbes ; et le Directoire exécutif, comme nous le verrons, en a fait le texte d’un message au corps législatif, où il a accepté toutes les accusations de ses agens.


Tandis que les délégués investissaient Rigaud de tous les pouvoirs, — un conseil populaire des citoyens réunis au fort de l’Ilet rédigeait aussi un acte, le même jour 31 août, par lequel ils lui déféraient le salut public, — les blancs réunis dans la maison de ce général, connaissant l’arrêté de la délégation, y ajoutaient leurs prières à Rigaud, de prendre les rênes du pouvoir pour les sauver, eux et leurs familles.

Le 2 septembre, les capitaines et les subrécargues des navires américains sur la rade des Cayes, lui firent une adresse pour le remercier de la protection efficace qu’il leur avait accordée depuis son arrivée ; ils lui dirent que, de retour sur leur terre natale, ils ne manqueraient pas de publier et de déclarer que c’était à lui seul qu’ils devaient la conservation de leurs propriétés.

Le 4, les citoyens des Cayes, sans distinction de couleur, au nombre de 500, signèrent une adresse à l’agence, au Cap, pour lui dire la cause des troubles survenus dans cette ville et dans la plaine : « Nous ne vous cacherons pas que ces malheurs doivent leur origine aux mesures imprudentes, arbitraires et vexatoires de vos délégués, et notamment du général Desfourneaux… »

Comment l’agence eût-elle accueilli ces explications, quand elle avait envoyé ces hommes pour agir ainsi ? Ils furent approuvés, loués !

Apprenant dans sa retraite, les événemens des Cayes, Pinchinat y revint le 5 septembre. Leborgne et Kerverseau, qui étaient complètement annulés, depuis qu’ils avaient chargé Rigaud de tous les pouvoirs ; qui se trouvaient dans l’isolement qui suit la déchéance de toute autorité, firent prier Pinchinat par le général Bauvais, de venir les voir. Comme il mettait peu d’empressement à se rendre auprès d’eux, ils lui envoyèrent en core d’autres personnes à cet effet : Pinchinat céda enfin et les vit. Leborgne lui témoigna tous ses regrets d’avoir été chargé de le faire arrêter, blâma cette mesure injuste, en le félicitant de n’avoir pas été au Cap, en lui promettant de tout faire auprès de l’agence pour la porter à revenir à des sentimens plus convenables à son égard. Quand, quelques semaines plus tard, ces deux délégués s’embarquèrent aux Cayes, Pinchinat les accompagna jusqu’à bord du navire, leur donnant ainsi le témoignage de l’oubli du passé. Ces détails peuvent paraître inutiles à l’histoire ; mais nous les consignons ici pour avoir le droit de dire que, rendu au Cap, Leborgne fit tout le contraire de ses promesses : son rapport imprimé atteste la haine qu’il portait à Pinchinat, à qui il attribue d’avoir été dans la plaine des Cayes, avec Augustin Rigaud, pour exciter les noirs contre tous les blancs, pour les faire égorger. Et ce rapport mensonger a été envoyé par l’agence, au Directoire exécutif ; et Pinchinat n’a pu se faire écouter en France, par la suite ! Leborgne et Sonthonax l’y ont poursuivi avec acharnement.

Le 10 septembre, les citoyens des Cayes firent une adresse à Roume, où ils exposèrent les faits survenus depuis l’arrivée de la délégation : ils y protestaient de leur dévouement à la France, en priant cet agent de venir parmi eux pour consolider l’ordre par sa présence. Mais les députés qu’ils envoyèrent auprès de lui n’étant arrivés à Santo-Domingo, qu’après le passage de Leborgne et de Kerverseau dans cette ville, Roume ne voulut point recevoir ces députés ni l’adresse dont ils étaient porteurs. Il accueillit des blancs qui quittèrent les Cayes après les événemens de fructidor, et qui lui relatèrent les choses comme Leborgne les avait présentées. Cette circonstance expliquera plus tard la conduite de Roume à l’égard de Rigaud, quand celui-ci sera en dissension avec T. Louverture.

Le 12, le calme étant tout-à-fait rétabli aux Cayes, Rigaud émit une proclamation où il rappelait à la population, les mesures qu’il avait prises pour sauvegarder les personnes et les propriétés. Il y faisait un appel aux hommes de couleur, aux blancs, aux noirs, pour les inviter tous à la concorde. Aux premiers, il rappelait les calomnies dont ils étaient l’objet de la part des méchans : « C’est en prêchant l’égalité, que ces hommes pervers veulent anéantir votre caste ; les succès qu’ils ont obtenus dans le Nord, leur donnent l’espoir d’y parvenir facilement dans le Sud et dans l’Ouest ; mais ils se trompent, soyez en certains. »[11]

C’était trop directement désigner l’agence et tous ceux qui coopéraient avec elle ; c’était rompre en visière. Aussi bien, ce résultat serait toujours arrivé, mais Rigaud eut tort de parler ainsi. Cette proclamation exprimait au peuple du Sud, le désir qu’avait Rigaud, occupé des opérations militaires, que le peuple choisît des personnes capables de diriger les affaires civiles et administratives, jusqu’à ce que le Directoire exécutif en eût autrement ordonné. C’était encore avouer son intention de rompre entièrement avec l’agence, puisqu’elle était le représentant du Directoire exécutif ; et ce fut un tort de sa part.

D’un autre côté, Rigaud voulait évidemment que le peuple lui témoignât la nécessité de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, et c’est ce qui eut lieu. Cette ruse est ordinairement commune à tous les chefs qui se trouvent en pareilles circonstances ; on peut même l’appeler innocente, puisqu’il s’agit du salut public. T. Louverture ne tarda pas à l’employer aussi ; mais, à la place de Rigaud, il s’en fût tiré plus adroitement, vis-à-vis de l’agence. Aussi, quelle que fût l’assurance que ce dernier donna de son dévouement à la France, le système d’exclusion contre les hommes de couleur étant déjà arrêté, le Directoire exécutif s’autorisa de cet acte, pour rompre à son tour avec Rigaud[12].

Deux jours avant la proclamation de Rigaud, les citoyens de la commune des Cayes avaient signé une adresse au Directoire exécutif et au corps législatif, pour expliquer les événemens à ces autorités de la métropole. Cette adresse se terminait aussi par des protestations de dévouement à la mère-patrie. Précédemment, le 5 août, la même commune avait rédigé un mémoire adressé au mêmes autorités, en réfutation des actes de Laveaux et des écrits publiés par Perroud contre les hommes de couleur : la commune se plaignait également, et de la délégation et de l’agence qui avaient pris au Cap, des impressions défavorables à cette classe. Mais ces écrits ne firent non plus aucune impression favorable sur l’esprit du Directoire exécutif : la classe des hommes de couleur était déjà condamnée.

Ce gouvernement fit bien : elle était trop attachée à la France !

Le 19 septembre, la commune des Cayes réunit ses citoyens de toutes classes, et adressa un acte à Rigaud, pour le remercier de nouveau de les avoir sauvés, dans sa propre maison, de la fureur populaire excitée par la délégation et Desfourneaux. C’étaient les blancs surtout qui exprimaient ce remercîment, car eux seuls avaient été menacés. Rigaud fut invité à garder les rênes du gouvernement du Sud : c’est à cet acte qu’adhérèrent bientôt après toutes les autres communes du département, les fonctionnaires civils, les corps militaires. Dans ceux-ci, les Européens qui en faisaient partie et qui n’avaient jamais vu faire aucune distinction entre eux, et les mulâtres et les noirs, se plurent à en donner un témoignage à Rigaud. Il en fut de même parmi les fonctionnaires civils : la plupart étaient des blancs, plus capables d’occuper les emplois par leur instruction. Tous restèrent dans leur position civile et militaire, et il n’en pouvait être autrement, puisqu’effectivement il n’y avait jamais eu, dans le Sud comme dans l’Ouest, aucune intention de la part des hommes de couleur de s’emparer seuls des emplois. À la fin de 1793, Polvérel, voyant les blancs trahir la cause de la France, n’avait plus confiance en eux : il plaça des hommes de couleur, comme nous l’avons dit, dans le commandement de toutes les villes, de tous les bourgs ; ces chefs militaires étant restés fidèles à la République française, ayant combattu vaillamment pour elle, pourquoi auraient-ils abandonné leur position ? En 1793, le ministre Monge lui-même avait prescrit aux commissaires civils de les placer.

Le 20 septembre un autre acte fut rédigé par Pinchinat, auquel acte adhérèrent également toutes les communes du Sud. Il avait pour but de soutenir la légitimité, sinon la légalité de la nomination des six députés au corps législatif, dans l’assemblée électorale tenue en germinal par autorisation de Laveaux et de Perroud. Il protestait contre l’annulation de ces élections prononcée par l’agence à qui il n’appartenait pas, en effet, d’en décider, et contre la formation d’une seule assemblée électorale au Cap ; il faisait voir la partialité de cette agence qui, en la convoquant, avait arbitrairement fixé 103 électeurs pour le Nord et l’Artibonite, et seulement 56 autres pour le Sud et l’Ouest : l’agence se fondait sur l’appréciation de la population ; mais il lui était impossible de la connaître, même par approximation. Cet acte déférait au corps législatif la décision à prendre à ce sujet, en n’admettant même dans son sein qu’une partie des six députés élus, s’il le jugeait convenable. Enfin, le général Rigaud y était invité à prendre des mesures pour envoyer ces députés en France.

Leur départ fut résolu en même temps que celui de trois autres citoyens, nommés pour aller porter au Directoire exécutif les adresses citées plus haut, en date du 5 août et du 10 septembre. Sala ayant été tué dans l’attaque des Irois, il n’y avait plus que 4 députés au corps législatif : Pinchinat, Découd, Georges Pierre, D. Gelée, —J. Raymond, nommé alors, étant membre de l’agence. Les trois citoyens chargés des adresses étaient Rénéaum, Garrigou (deux blancs), et Lachapelle, homme de couleur. Nous verrons les deux derniers rendus en France, trahir leur mandat et se joindre à la faction coloniale, à Leborgne, à Sonthonax, pour accuser Rigaud et tous les hommes de couleur de la colonie, des projets absurdes qu’on leur imputait. Et cependant les adresses dont il s’agit avaient été rédigées par eux !


En même temps, Rigaud prit la résolution d’envoyer en France son aide de camp Ronnet, chargé d’une mission personnelle auprès du Directoire exécutif.

L’adresse particulière des citoyens des Cayes à l’agence du Cap, signée le 4 septembre, lui avait été envoyée par trois commissaires. Desfourneaux et Rey y étant aussi arrivés, l’agence expédia aux Cayes les généraux Martial Besse et A. Chanlatte, avec l’invitation à Leborgne et Kerverseau de revenir au Cap. Ils partirent des Cayes le 14 octobre, se rendirent à Santo-Domingo et arrivèrent au Cap le 6 novembre. C’est là, sous les yeux de l’agence, qu’ils rédigèrent leur rapport qui fut adressé au Directoire exécutif.

Après leur départ, en compagnie du fameux Idlinger, le contrôleur Lamontagne, placé par eux, constata que durant leur séjour aux Cayes, les dépenses générales de l’administration ordonnées par eux, s’étaient élevées à la somme de 6,766,000 livres, — et celles particulières aux délégués à 300 mille francs. Il est entendu que c’est à partir du 25 juin, jour de leur arrivée aux Cayes, jusqu’au 31 août où ils cessèrent de fonctionner, ayant revêtu Rigaud de tous les pouvoirs. Ces chiffres parlent assez haut ; mais ce que l’histoire doit constater, c’est que l’administration dut solder des comptes de fournisseurs en linons, mouchoirs de Madras, batiste, mousseline, etc., consommés par les maîtresses des délégués (Kerverseau toujours excepté) et de Desfourneaux.

Lamontagne fut forcé d’annuler un marché passé par Idlinger avec lamaisonNathan, établie aux Cayes, par lequel il lui accordait le monopole de toutes les denrées provenant de l’impôt du quart de subvention, en retour de la solde et de l’habillement des troupes dont cette maison de commerce s’était chargée. L’habile ordonnateur substitué à Gavanon par les délégués, s’entendait, comme on voit, dans les opérations fructueuses. Lamontagne remit les choses comme par le passé, en rétablissant l’ordre dans les finances.


Martial Besse et A. Chanlatte avaient reçu une autre mission : c’était de s’enquérir des citoyens, de tous les faits qui s’étaient passés aux Cayes depuis l’arrivée de la délégation, et d’en faire le rapport à l’agence. Celle-ci envoya l’ordre à Bauvais, qui avait été présent et qui ne s’était retiré des Cayes que le 6 septembre pour se rendre à Jacmel, de lui faire également un rapport circonstancié. Ces trois généraux firent individuellement leurs rapports et s’accordèrent cependant à déclarer à l’agence, — que le département du Sud était dans l’état le plus florissant (la lettre de Desfourneaux l’atteste également) ; que la liberté et l’égalité y régnaient en faveur de tous les individus, sans distinction de couleur ; mais que les délégués et Desfourneaux portèrent la perturbation dans toutes les parties du service, fomentèrent la désunion entre les citoyens, provoquèrent les événemens désastreux de la fin du mois d’août, par la dissolution de leurs mœurs, par leurs vexations, par leurs actes tyranniques[13]

Si on lit le rapport signé Leborgne et Kerverseau, on verra les éloges qu’ils font à chaque page de la conduite de Bauvais dans ces circonstances. Or, s’il s’est accordé avec les deux autres généraux pour blâmer la conduite des délégués et de Desfourneaux, il faut croire qu’elle était réellement blâmable.

Quant à Martial Besse, ce que nous en avons raconté dans notre deuxième livre, prouve l’attachement et le dévouement qu’il portait à Sonthonax ; et s’il a été d’accord avec ses collègues, c’est que la vérité est une.

Nous n’avons pas les rapports de ces deux généraux, mais nous possédons celui d’A. Chanlatte : on y lit ces passages :


En acceptant la mission que vous m’avez confiée, j’ai en même temps contracté l’engagement solennel de vous en rendre compte avec la franchise qui caractérise l’homme libre.

L’origine des malheureux événemens qui ont eu lieu dans le département du Sud, dans les journées des 9 et 10 fructidor, date de l’arrivée du général Desfourneaux dans ce département. Les premiers actes arbitraires qu’il a exercés se sont portés sur les officiers de la garde nationale de toute couleur et de tous grades, en leur faisant mettre bas leurs épaulettes, avec des paroles injurieuses… Ce général ne perdait pas de vue la haine qu’il a jurée aux hommes appelés de couleur et à la ruine totale des départemens du Sud et de l’Ouest. Il avait, dans tous les endroits, placé des hommes qui, comme lui, avaient fait le même serment. Ceux-là parcouraient les habitations, prêchaient aux braves cultivateurs qu’il ne fallait point travailler pour être libre, et que tous ceux qui les y engageaient étaient des tyrans et n’exécutaient pas la volonté nationale. Ces hommes promettaient des grades supérieurs aux citoyens qui seconderaient et exécuteraient leurs ordres, relativement aux arrestations illégales qu’ils projetaient[14]. Déjà, avant l’arrivée du général Desfourneaux dans le Sud, le citoyen Rey, dont l’immoralité était bien connue de tous les citoyens de la colonie, avait occasionné une secousse dans tous les esprits, d’autant plus fondée qu’il ne tarda pas à confirmer l’opinion qu’on avait conçue de lui. — Leborgne était trop violent, trop exalté ; ce caractère ne convenait point à un délégué du gouvernement français[15]. Il ne pouvait que l’entraîner à des erreurs incalculables. Cet homme, d’ailleurs, n’avait pas assez de moralité pour résister aux séductions de tous genres. — Leur conduite privée a révolté tout le monde ; ils affichaient un luxe scandaleux qui ajoutait encore aux vexations multipliées qu’ils faisaient éprouver aux citoyens paisibles. Leur maison était un lieu de débauche : ils dépensaient des sommes énormes … On profita de l’absence du général Rigaud… pour faire des arrestations, notamment celle du citoyen Lefranc. Il n’en fallait pas davantage pour irriter les citoyens cultivateurs qui avaient toute leur confiance dans ce citoyen, qui a constamment soutenu avec acharnement leur liberté ! [16] »


A. Chanlatte rend justice ensuite à Rigaud pour toutes les mesures qu’il prit dès son arrivée aux Cayes, afin de préserver les personnes et les propriétés ; il parle de l’état, florissant des cultures dans toutes les campagnes qu’il a parcourues. Il concluait à engager l’agence à envoyer dans le Sud et l’Ouest de nouveaux délégués mûris par l’âge, dont la probité et le civisme seraient bien connus. Il disait enfin de Rigaud et des autres hommes de couleur :

« Ce sont ces hommes que l’on vous a désignés comme les ennemis de la République, et voulant même faire scission avec elle, pour se livrer à des puissances étrangères, qui inspirent cet amour du travail, le respect pour les personnes et les propriétés, et la soumission aveugle aux lois de la République et à tout ce qui est émané légalement de ses délégués. J’ai achevé ma mission. »


On remarquera qu’aucun tort n’a été reproché à Kerverseau personnellement. Rigaud, dans son mémoire, dit de lui :

« Nous lui rendrons la justice que nous jugeons lui être due. Nous croyons qu’il avait des intentions pures ; il n’avait ni anciennes haines à assouvir, ni des vengeances particulières à exercer ; il paraissait propre à maintenir la paix et la cordialité parmi les citoyens : nous le croyons vertueux, mais il était faible ; il se laissa entraîner par les factieux. »

Kerverseau, en effet, s’il a signé le rapport de la délégation avec Leborgne, paraît néanmoins avoir apprécié individuellement les faits de fructidor d’une autre manière ; car nous trouvons dans son rapport au ministre de la marine, que nous avons déjà cité, en date du 7 septembre 1801, qu’il dit en parlant de sa mission aux Cayes : « Je n’ai rien à ajouter au compte particulier que j’ai rendu dans le temps, de nos opérations. L’opinion publique a prononcé, et je n’appellerai point de son jugement. » Cet aveu implique qu’il ne signa le rapport commun avec Leborgne, que par ordre de l’agence, pour répondre à la politique du Directoire exécutif[17]

Que penser alors de cette agence, de Sonthonax surtout, qui seul parmi ses membres, avait connu les antécédens de Leborgne, de Rey, de Desfourneaux, d’Arnaud Pretty, d’Idlinger, de tous ces hommes envoyés pour mettre tout à feu et à sang dans le Sud comme dans l’Ouest ?

« Est-ce au choix de ces agens, dit le rapport de Marec, au caractère personnel de tel ou tel d’entre eux, à leur conduite passée dans la colonie, aux actes de leur administration actuelle, qu’il faut attribuer les malheurs que j’ai à décrire ? Ou n’ont-ils été que le produit de la résistance apportée à l’autorité des délégués, l’effet des intrigues criminelles de Pinchinat, et de cet esprit d’ambition et d’indépendance reproché depuis quelque temps aux hommes de couleur, et principalement à leurs chefs militaires ? Il a été jusqu’à présent très-difficile, impossible même à votre commission de découvrir l’exacte vérité sur la cause de ces maux. Ce qu’il y a d’incontestable et de déplorable en même temps, c’est leur réalité… Mais quand les faits parlent (d’après l’agence du Cap), quand plus de deux cents blancs peut-être (ce qui était faux), de tout âge et de tout sexe ont été inhumainement massacrés par les ordres des hommes de couleur ou même de leurs propres mains, faut-il encore hésiter à les accuser[18] ?… Je poursuis, au reste, mon récit, et j’en puise la particularité dans les diverses dépêches et actes de la commission de Saint-Domingue.

« Quelque temps après, ajoute la commission dans sa lettre du 18 vendémiaire (9 octobre), Pinchinat sortit de la ville des Cayes, accompagné d’Augustin Rigaud, frère du général de ce nom. Ensemble ils parcoururent les ateliers ; ils cherchèrent à exciter les esprits contre la délégation ; ils insinuèrent aux noirs que les blancs nouvellement arrivés d’Europe n’étaient revenus que pour les remettre aux fers, et qu’il était temps de les exterminer afin de n’avoir plus rien à craindre d’eux ; que les blancs n’avaient jamais voulu sincèrement la liberté des noirs ni des hommes de couleur ; que les hommes de couleur et les noirs étaient les véritables habitans, les vrais propriétaires des colonies ; que tout leur appartenait, et que les blancs devaient être exterminés ou chassés. « Ces insinuations perfides, ajoute le rapporteur, corrompirent ainsi l’opinion des noirs ; et il ne fallait plus qu’une occasion pour réaliser les projets exécrables des agitateurs. »

Quel tissu de calomnies contre le malheureux Pinchinat, qui n’avait rien de plus pressé que de se soustraire à l’arrestation ordonnée par l’agence ! Comme il a payé cher, de même que Montbrun, la propre imprudence de Sonthonax qui fut cause de l’affaire du 17-18 mars 1794 ! Le rancuneux Sonthonax (soyons juste !) ne pouvait oublier, en effet, qu’il fut acculé au fort Sainte-Claire avec son fidèle Desfourneaux. Julien Raymond, ce métis qui ne voulait pas être mulâtre, ne pouvait non plus pardonner à Pinchinat d’avoir exercé, par son génie révolutionnaire, plus d’influence que lui sur la conduite des hommes de couleur : de là toutes ces accusations mensongères, absurdes, criminelles.

Sonthonax, on le voit, n’était pas revenu de l’idée qu’il avait eue dans sa première mission, sur la bêtise des noirs. Eh ! fallait-il donc à ces hommes des lumières transcendantes pour comprendre que leurs vrais ennemis étaient effectivement les blancs qui les avaient arrachés, eux ou leurs ancêtres, de leur pays natal, pour les soumettre au plus dur esclavage à Saint-Domingue et dans les autres colonies ? Ne leur suffisait-il pas de leur simple bon sens pour saisir cette vérité, pour comprendre en même temps que les mulâtres, leurs enfans, leurs neveux, maltraités comme eux, ne pouvaient pas être leurs ennemis ? Les noirs du Sud surtout n’avaient-ils pas vu à l’œuvre Rigaud et les autres hommes de couleur, depuis le commencement de la révolution ; ignoraient-ils que c’était ce mulâtre qui avait affranchi 700 noirs, en septembre 1792, avant l’arrivée de Sonthonax dans la colonie ? N’étaient-ils pas présens, quand, sous les yeux de Polvérel, les troupes blanches commandées par Harty, massacraient vieillards, femmes et enfans parmi eux, avant la liberté générale ?…


On vient de lire l’accusation portée contre Pinchinat et Augustin Rigaud : lisons maintenant celle que la même agence fit porter contre T. Louverture, dans le rapport de ses délégués. Cet acte avait commencé par l’historique des faits antérieurs aux affaires de fructidor, aux Cayes : en parlant de celle du 30 ventôse au Cap, ils disaient :

« Des généraux noirs se montrèrent fidèles et reconnaissans en cette occasion. Ils délivrèrent Laveaux par la force. Ce qui forma deux partis prononcés, — les noirs et les jaunes. Le général Toussaint augmentait le mal ; il excitait aux mesures les plus rigoureuses contre les hommes de couleur. Il mit les armes aux mains et la haine dans le cœur des deux partis. »

Ainsi, tandis qu’au Cap, Laveaux, Perroud et l’agence excitaient les noirs contre les jaunes, Leborgne, qui avait essayé d’en faire autant dans le Sud, écrivait au Cap même, à son retour des Cayes et par ordre de Sonthonax, cette accusation contre T. Louverture, qui fut transmise au Directoire exécutif ; et cela, afin de décliner toute responsabilité dans la désunion que fomentaient ces autorités elles-mêmes. Conçoit-on rien de plus machiavélique, de plus criminel ? Ce rapport fut contresigné pour copie conforme, par J. Raymond, Sonthonax et Leblanc.

Déjà, Giraud, dégoûté par les passions violentes dont il était témoin, avait pris le parti de retourner en France. Sa religion d’honnête homme, trompée à son arrivée, l’avait fait concourir aux premiers actes de l’agence ; mais, lorsqu’il eut reconnu qu’il servait les passions et le ressentiment de Sonthonax, il ne put plus continuer ce rôle passif.


Pour envoyer en France les députés au corps législatif, les commissaires de la commune des Cayes et son aide de camp, Rigaud fit équiper le brig le Cerf-Votant qui devait, sous pavillon parlementaire, aller à Plymouth, en Angleterre, et échanger des prisonniers anglais qu’il fit embarquer sur ce navire ; mais, avant de s’y rendre, le brig devait toucher à la Corogne, port d’Espagne, où les passagers descendraient. Toutes les dépêches adressées au gouvernement français furent cachées sous le lest du navire, et les passagers figurèrent sur le rôle d’équipage, comme matelots.

Bauvais ayant envoyé en même temps deux des députés élus dans l’Ouest, le Cerf-Volant quitta le port d’Aquin le 29 octobre. Le 1er novembre, il rencontra du côté de la Béate deux frégates anglaises, la Magicienne et le Québec, qui le capturèrent. À la vue des passagers portés comme matelots, il fut facile aux commandans anglais de découvrir le stratagème : d’ailleurs, ils n’étaient pas gens à se laisser tromper en une telle circonstance, lorsqu’on pouvait échanger les prisonniers anglais à la Jamaïque, ainsi qu’on avait déjà fait. Ils firent faire des recherches ; et les dépêches ayant été découvertes, le Cerf-Volant demeura bonne prise, et nos envoyés des prisonniers fort intéressans. La seule capture de Pinchinat, dont les écrits avaient tant nui aux Anglais, devenait une bonne fortune de guerre.

Rénéum, P. Fontaine et Découd furent envoyés à la Jamaïque avec le Cerf-Volant. Quelques semaines après, Pinchinat, Bonnet, Rey Delmas, Lachapelle et Garrigou furent transférés au Môle.

Les commandans anglais ne se bornèrent pas à la recherche des dépêches : tout l’argent que possédaient les prisonniers leur fut pris. Pinchinat donna en cette circonstance la preuve d’une véritable délicatesse ; il avait sur lui un ceinturon contenant 70 doublons en or ; c’était toute sa fortune qu’il emportait avec lui : interrogé s’il avait de l’argent dans ses malles, il pouvait nier et prouver qu’il ne s’en trouvait pas ; il avoua qu’il avait ce ceinturon et le remit.

Chaque prisonnier reçut 80 piastres de la libéralité des capteurs. Ils firent cependant une bonne action : Rigaud avait donné à Bonnet 50 louis d’or pour être remis à son fils aîné qu’il avait envoyé en France, afin de recevoir une éducation nationale. Les commandans anglais respectèrent ce dépôt paternel. Il faut les louer d’avoir agi ainsi.

Mis à bord de deux vaisseaux dans le port du Môle, les prisonniers avaient la faculté d’aller à terre. Rigaud ne tarda pas à les réclamer, en échange d’autres prisonniers ; mais les Anglais n’y consentirent pas.

Ils refusèrent également, et aux colons et à Sonthonax, de livrer ces hommes qu’ils réclamèrent.

Nous trouvons toute naturelle la démarche des colons ; mais nous qualifions celle de Sonthonax de mauvaise action. Un sentiment de délicatesse personnelle aurait dû le porter à s’abstenir de réclamer l’extradition de Pinchinat : sa haine ne connut point de borne, et l’histoire doit flétrir un tel sentiment, en rendant hommage à la générosité des Anglais[19].

Embarqués le 15 février 1797 sur la frégate le Succès, les prisonniers furent amenés à Portsmouth, en Angleterre, où ils restèrent jusqu’au 1er août de la même année. Échangés par le gouvernement français, ils furent conduits tous à Cherbourg[20].

  1. « En fait de gouvernement, il faut des compères, sans cela la pièce ne s’achèverait pas. » — Napoléon, d’après le dictionnaire de Bescherelle. — En fait de finances gérées avec infidélité, il faut aussi des compères.
  2. S’il fallait en croire le rapport de J. Raymond au ministre de la marine, après l’embarquement de Sonthonax, on pourrait ajouter à la charge de Leborgne, qu’il se connaissait en escroqueries nombreuses, commises à Tabago, à Paris, à Sainte-Lucie, à la Martinique et au Cap ; et il passait, ajoute Raymond, aux yeux de Sonthonax, pour un scélérat capable d’organiser le pillage, etc.
  3. Voyez le chapitre IX du 2e livre de cet ouvrage.
  4. Ceci nous rappelle une particularité qui eut lieu, en 1816, lors de la mission de MM. le Vicomte de Fontanges et Esmangart. Un haïtien noir conçut l'idée d’aller voir ces commissaires de la France, et de se plaindre à eux du sort malheureux des noirs depuis qu’ils n’avaient plus de maîtres : il se vêtit comme s’il était dans la plus affreuse misère. Le vieux Vicomte donna tête baissée dans cette ruse ; se croyant encore dans l’ancien régime, il parla sans ménagement à cet haïtien. Celui-ci se retira avec toute l’apparence d’une vive joie, de voir rétablir bientôt la puissance de la France à Haïti. Mais il se rendit auprès de Pétion, à qui il raconta toute la conversation qu’il avait eue avec M. de Fontanges, en lui disant : Président, n’a pas fié blancs !!! Yo trop coquins ! (Président, ne vous fiez pas aux blancs ! ils sont trop rusés. !)

    Ce citoyen faisait de la diplomatie à sa manière. Il en avait plus appris qua Pétion, de la mission envoyée par Louis XVIII.

  5. Ceci rappelle le mot de Sieyès, prononcé avec une plus haute intelligence de la situation : « Messieurs, nous nous sommes donné un maître qui sait tout, qui veut tout, et qui peut tout. »
  6. Nous avons une lettre de Desfourneaux, du 7 août, adressée à la délégation au moment d’entrer en campagne. Il lui disait qu’il avait peu d’espoir d’enlever les camps ennemis, partout bien fortifiés. Ce fut une raison de plus pour la délégation de se joindre à sa colonne, afin de soutenir son moral affaibli.
  7. Nous avons sous les yeux le rapport précité de J. Raymond : pour accuser Sonthonax, il le blâma d’avoir ordonné l’arrestation de Pinchinat et de Lefranc, deux hommes aussi marquant, dit-il. L’infâme ! Il passa légèrement sur son adresse qui fit tant de mal.
  8. Le rapport des délégués dit que Lefranc se dégagea des mains des officiers, en leur donnant des coups de tête. Nous avons oui dire, en effet, que Lefranc, inspecteur de culture, infligeait aux cultivateurs vagabonds, pour toute punition, de se battre avec lui a coups de tête. Il était excessivement redouté pour ce genre de punition qui tenait de sa nature brutale.
  9. Il paraît que Joseph Rigaud, frère noir du général André Rigaud, contribua aussi à ces assassinats : de là la pensée qu’ils exécutèrent les ordres du général. M. Hérard Dumesle l’en défend avec raison. Voyez son ouvrage intitulé Voyage dans le Nord d’Haïti, page 368.
  10. Le rapport des délégués nous apprend qu’ils députèrent auprès de Rigaud, Bauvais et deux autres citoyens, pour lui dire « qu’ils l’attendaient avec impatience pour l’embrasser et terminer des dissensions malheureuses. » Ils le disent, pour accuser Rigaud de s’être refusé à une réconciliation, comme s’il pouvait croire à la sincérité d’une telle réconciliation avec Leborgne !
  11. L’espoir qui animait Rigaud ne comptait pas assez avec la politique européenne : ses illusions lurent dissipées en 1799 et 1800.
  12. Nous remarquons dans le rapport de Marec, qu’on fit réimprimer la proclamation de Rigaud, à Paris, pour la distribuer à tous tes membres du corps législatif, afin de prouver qu’il était en état de rébellion, et de disposer ce corps à tout approuver de la part de l’agence. — « Proclamation, dit Marec, qui ne sera sans doute pas oubliée dans le jugement futur de cette horrible affaire. »
  13. Mémoire de Rigaud en 1797, p. 46.
  14. Le rapport des délégués avoue qu’ils avaient des brevets signés en blanc.
  15. Leborgne avait pris le surnom de Maral des Antilles.
  16. Rapport de Marec, pages 103 et 104.
  17. Dans son rapport précité, T. Raymond dit effectivement que Kerverseau en fit un particulièrement où il relatait les événemens tels qu’ils avaient eu lieu réellement ; mais que Sonthonax exigea qu’il en retranchât tout ce qui pouvait prouver que la délégation. Leborgne-Rey et Desfourneaux avaient mal agi. Voilà comment les gouvernemens sont entraînés dans une fausse voie. Au reste, Sonthonax s’entendait très-bien avec le Directoire exécutif.
  18. Suivant un écrit de Pinchinat, il n’y eut que 40 personnes de toutes couleurs qui furent assassinées dans ces troubles. Mais c’était trop ; il ne fallait pas qu’une seule le fût. Les délégués conviennent qu’il y eut des noirs et des mulâtres assassinés avec les blancs.
  19. En 1803, nais tous deux en prison à la Conciergerie de Paris, Sonthonax se rapprocha de Pinchinat. L’infortune a ses enseignemens : elle sait corriger les hommes de leurs passions.
  20. Le rapport de Leborgne a osé dire que Pinchinat s’est volontairement rendu en Angleterre — « pour traiter avec Pitt de la livraison de Saint-Domingue, et mettre sa fortune à couvert. »