Étude militaire, géographique, historique et politique sur l’Afghanistan/07

VII

APERÇU HISTORIQUE.

Le peuple afghan n’a pas d’annales et ses débuts sur la scène du monde, rapportés d’une façon fabuleuse dans les légendes nationales, esquissés à grands traits par les écrivains indigènes modernes, qui ont pris sans les discuter ces traditions fantastiques pour bases de leurs ouvrages, seraient impossibles à suivre, si les auteurs étrangers ne venaient de temps en temps jeter un peu de lumière sur les faits principaux, en relatant certains événements dans lesquels les Afghans se sont trouvés mêlés avec les autres peuples dont ils racontent l’histoire.

La question de l’origine des Afghans a été l’objet de longues controverses dans le monde savant. Comme tous les peuples barbares qui ont embrassé la religion de Mahomet et qui n’avaient pas encore d’histoire écrite, ils se sont donné, après leur conversion, des généalogies qui se rattachent naturellement à l’Ancien Testament auquel les musulmans attribuent un caractère indiscutable d’authenticité. Ils se disent donc aujourd’hui de race juive ; ils s’intitulent Beni Israël, enfants d’Israël, et cependant ils regardent comme un terme de mépris la qualification de Juif, Jahoudie.

Cette version, qui attribue aux Afghans une origine hébraïque, fut tout d’abord admise avec enthousiasme par un grand nombre d’illustres orientalistes. Sir W. Jones, président de la Société asiatique de Calcutta, l’accueillit un des premiers, s’appuyant sur une concordance qu’il croyait avoir découverte entre la langue pouchtou et le chaldéen. M. Klaproth, qui s’est livré à de minutieuses recherches sur l’idiome des Afghans, a démontré, au contraire, dans plusieurs mémoires, que l’assertion de sir W. Jones, malgré l’autorité de ce savant, ne reposait pas sur des fondements sérieux et que le pouchtou appartient à la grande famille indo-germanique. C’est aussi l’opinion d’Elphinstone.

Burnes a embrassé l’avis de sir W. Jones : « Je ne vois pas de bonne raison, dit-il, pour ne pas croire à ces traditions des Afghans, bien qu’elles offrent quelques anachronismes et que les dates ne correspondent pas exactement avec celles de l’Ancien Testament. Dans les histoires de la Grèce et de Rome nous trouvons de semblables altérations, de même que dans les derniers ouvrages des écrivains arabes et musulmans. Les Afghans ressemblent aux Juifs, et chez eux le frère cadet épouse la veuve de son frère aîné, conformément à la loi de Moïse. Les Afghans ont de fortes préventions contre la nation juive, ce qui montrerait au moins qu’ils ne réclameraient pas, sans une juste cause, leur descendance de ce peuple. Puisque quelques-unes des tribus d’Israël furent amenées dans l’est, pourquoi ne pas admettre la conjecture suivant laquelle les Afghans en sont la postérité convertie à l’islamisme ? Je sais que mon sentiment diffère de celui de M. Elphinstone, qui est une autorité imposante, mais je crois que j’ai appuyé le mien sur des motifs raisonnables. »

M. Eyriès combat énergiquement cette manière de voir et cite à ce propos l’opinion du professeur S. Lee, de Cambridge : « S’il y avait la moindre chose qui put approcher de la vérité dans l’histoire de leur descendance des Juifs, il est raisonnable de supposer que leur langue serait de l’hébreu pur, ou un dialecte qui s’en rapprocherait beaucoup ; mais c’est tout le contraire. Cette descendance prétendue est donc une pure fable, de même que leur empressement à embrasser l’islamisme. Quelques personnes ont été assez crédules pour ajouter foi à l’histoire de cette descendance, et ensuite pour s’imaginer qu’elles avaient découvert chez ce peuple les dix tribus d’Israël, ce qui est beaucoup plus que les Afghans eux-mêmes ne supposent. Cette partie de la nation revint de la captivité, à l’exception des individus qui avaient embrassé la religion des idolâtres, ce dont le Nouveau Testament ne permet pas de douter un instant. Je ne vois donc pas la moindre probabilité de les retrouver soit dans le Candahar, soit ailleurs. »

D’autres auteurs ont voulu reconnaître dans les Afghans des descendants des Albanais du Caucase, dont le nom s’écrit Aghvans, et les rattacher à la grande famille arménienne ; mais ce système n’a pu supporter un long examen : aucune similitude n’existe entre les langues, et Elphinstone nous raconte à ce sujet, qu’un jour ayant lu une grande partie d’un vocabulaire pouchtou à un Arménien instruit, celui-ci n’y put découvrir un seul mot se rapprochant de la langue nationale. « Des deux cent dix-huit mots pouchtou que j’ai comparés avec leurs correspondants en persan, zend, pehlevi, sanscrit, hindoustani, arabe, géorgien, hébreu et chaldéen, dit M. Perrin, j’en ai trouvé cent dix qui ne pourraient être rapportés à aucune de ces langues, mais paraissent tout à fait différents et originaux. Quant au reste, la plus grande partie sont persan moderne ; mais quelques-uns sont venus du zend dans cette langue et en plus grande proportion encore du pehlevi, tandis que plusieurs appartiennent à ces deux langues, mais n’ont pas été introduits dans le persan moderne. Quelques-uns de ces mots zend et pehlevi sont cependant communs au sanscrit, ces trois langues ayant une grande affinité ; on rencontre aussi quelques mots qui ne se trouvent que dans le sanscrit et dans l’hindoustani. Pas un seul des deux cents dix-huits mots n’offre la plus légère apparence d’une source hébraïque, chaldaïque, géorgienne ou arménienne. »

Aujourd’hui il est établi d’une manière indiscutable que la langue afghane appartient au groupe indo-germanique ; en s’appuyant sur cette puissante donnée, ainsi que sur les témoignages de l’histoire qui arrivent de jour en jour plus nombreux et plus concluants, on en est arrivé à démontrer d’une façon péremptoire que les premières tribus afghanes ont leur origine intimement liée avec celle des peuples aborigènes du massif montagneux qui forme le nord-ouest de l’Inde.

Si discréditée que soit maintenant la légende qui fait descendre les Afghans des Juifs, il m’a paru qu’il ne serait cependant pas sans intérêt de la rappeler ici en quelques lignes, puisqu’elle est fortement enracinée dans le pays : Malek-Talut (le Saül de l’Écriture) serait le chef de leur race ; il avait deux fils, Berkia, et Irmia, qui se rendirent célèbres à la tête des armées du roi David. Berkia eut un fils, Afghama, grand chasseur et grand voyageur, qui, après la captivité des tribus juives, se retira avec les siens dans les montagnes où la race afghane a vécu depuis.

« Les Afghans disent qu’ils restèrent juifs jusqu’au temps où Khalid, désigné par le titre de calife, les appela, dans le premier siècle de l’islamisme, pour l’aider à faire la guerre aux infidèles. Kaïsé, leur chef, en récompense des services qu’ils avaient rendus dans cette occasion, reçut le nom d’Abdoulrechid (serviteur du juste). On lui dit aussi de se regarder comme le batan ou le mât de sa tribu, par lequel le vaisseau de leur état serait dirigé. Depuis ce temps les Afghans sont quelquefois appelés Pathans, et c’est sous ce nom qu’ils sont communément connus dans l’Inde[1].

« Après la campagne de Khalid, les Afghans retournèrent dans leur pays natal et furent gouvernés par un roi de la lignée de Kaïani ou de Cyrus, jusqu’au onzième siècle, époque à laquelle ils furent subjugués par Mahmoud le Ghaznévide[2]. »

Ce n’est guère qu’à partir de ce moment que nous pouvons suivre réellement la marche des Afghans. Mais si, nous arrêtant un instant, nous nous retournons en arrière, que de grands faits historiques, d’événements immenses, ne voyons-nous pas se dérouler devant nous dans ces régions de l’Asie centrale, qui depuis les premiers âges du monde ont été les témoins ou ont reçu le contre-coup de toutes les grandes convulsions des peuples. Près de 2,000 ans avant l’ère chrétienne, ce sont les tribus ariennes qui, franchissant l’Hindou-Koh et ses ramifications méridionales, se précipitent comme un torrent impétueux dans la vallée du Caboul-Daria, pour se répandre de là dans les riches plaines de l’Inde. Un demi-siècle avant Jésus-Christ, Cyrus pénètre dans le bassin de Cophès (la rivière de Caboul des anciens) et détruit de fond en comble la ville de Capissa, située à une vingtaine de lieues au nord de Caboul.

Bientôt Darius soumet à ses armes et rattache à l’empire des Perses les vallées du Caboul-Daria et de l’Helmend, et dans la répartition qu’il fait de ses conquêtes nous voyons le pays des Afghans former deux satrapies, la septième est représentée à peu près par le bassin de la rivière de Caboul et la quatorzième par celui de l’Helmend.

Plus tard, Alexandre s’empare de Hérat (330-327 avant notre ère), fonde Candahar, agrandit et fortifie Caboul, y établit une colonie de vétérans et part de là pour annexer à son immense empire les pays situés au nord de l’Hindou-Koh et au sud de l’Indus. Deux cents ans après, une invasion de barbares d’origine tibétaine fond sur l’empire des Séleucides et envahit la Bactriane. Refoulées à leur tour par le flot sans cesse croissant des bordes qui les suivent, ces bandes franchissent l’Hindou-Koh l’an 16 avant Jésus-Christ, et s’établissent à demeure dans tout le pays compris entre cette chaîne de montagne et la vallée de l’Indus, sur les ruines des colonies grecques. Ce sont les Indo-Scythes, peuplades vaillantes, laborieuses, instruites, dont l’empire dura plusieurs siècles, et qui furent repoussées à leur tour par un nouveau flot d’envahisseurs, les Turcs cette fois, vers 571.

Quels furent au milieu de tous ces bouleversements le rôle et l’attitude des tribus afghanes qui habitaient déjà ces contrées ? quel était le degré de leur civilisation ? quelle était leur religion ? Restèrent-ils longtemps idolâtres ou bien juifs ? devinrent-ils sectateurs de Bouddha avec les Indo-Scythes ? Ce sont autant de questions qui n’ont pas encore été résolues jusqu’à ce jour.

Convertis à l’islamisme aussitôt après la conquête des Turcs, les Afghans prêtèrent pendant les premiers siècles de l’hégire leur concours aux vainqueurs. Les uns, habitant les montagnes du nord-est de l’Afghanistan actuel, obéissaient à la dynastie arabe des Samanides établie à Bockhara, et dont le représentant siégeait à Ghazni ; les autres, répandus dans les vallées des monts Soleïman et de toutes les montagnes du sud-ouest dites de Ghore, formaient un royaume dont le souverain descendait, d’après Elphinstone, de Zoâk, l’un des plus anciens monarques de la Perse.

Vers le commencement du XIe siècle, le gouverneur de Ghazni se révolta contre son suzerain et se rendit indépendant. Ce fut le fondateur de cette dynastie des Ghaznévides, qui brilla bientôt d’un si vif éclat sous le règne de Mahmoud. Mahmoud commença par détrôner le souverain qui régnait sur les tribus afghanes répandues dans les montagnes de Ghore (dynastie des Ghourides) et s’annexa ses états. Portant ensuite ses armes victorieuses dans la Perse et dans l’Inde, il créa un vaste empire dont la puissance ne fit que grandir pendant 250 ans.

Un prince ghouride, Chehab-Eddin Mohammed al Ghori, renversa en 1186 le trône des Ghaznévides, et rétablit le siège du gouvernement à Ghazni, d’où il avait été transporté précédemment à Lahore.

« Sous son règne, il se fit un grand déplacement des tribus occidentales. Peu de temps après son accession au trône, le sultan ordonna en effet à ses premiers omras de faire sortir tous les Afghans des districts montagneux de l’ouest et de les établir dans les montagnes les plus rapprochées de Ghazni, afin, dit la chronique nationale, qu’ils y devinssent les gardiens du siège de l’empire et qu’ils tinssent en respect les infidèles de l’Hindoustan. Cet ordre fut exécuté. Tous les Afghans quittèrent le Kohistan (ou haut pays) de Ghore, et reçurent de nouveaux établissements dans le territoire qui s’étend de Ghazna au Sindh, depuis Badjour et Peschawar jusqu’aux confins de Bakkar dans le Sindh. Ceci est une époque remarquable dans l’histoire des pays Afghans[3]. »

Ce vaste empire, fondé par la dynastie des Ghaznévides et dont la grandeur s’était maintenue sous le règne de Chehab-Eddin, s’écroula tout à coup à la mort de ce monarque. Par son testament, ce prince partagea en effet ses possessions entre deux de ses favoris, Kothb-Eddin-Aïbek et Tadji-Eddin-Ildouz ; le premier reçut le gouvernement de l’Inde et le second celui des provinces situées sur la rive droite de l’Indus.

Kothb-Eddin et ses successeurs furent les maîtres de l’Hindoustan jusqu’en 1525, et ce pays resta ainsi pendant plus de 300 ans (1185 à 1525) sous la domination des Afghans. Leur puissance fut anéantie alors par l’invasion des Mogols. Ces peuples que nous voyons franchir l’Hindou-Koh et descendre sur les bords du Sindh dès l’an 1221, sous la conduite de Tchinghiz-Khan, réapparaître plus nombreux encore en 1400 avec Timour (Tamerlan), entreprirent en effet la conquête de l’Inde au commencement du xvie siècle et fondèrent le grand empire des Mogols, qui s’est maintenu jusqu’au xviiie siècle, et dont le sultan Baber fut le premier chef.

Quant aux provinces situées sur la rive droite de l’Indus, elles furent bientôt enlevées à Tadji-Eddin par le sultan du Kazirim, des mains duquel elles passèrent entre celles de Djellal-Eddin, son successeur naturel, qui les perdit lui-même presque aussitôt, écrasé par l’invasion mogolique de 1220. Tous les pays afghans proprement dits sont alors placés sous la domination tartare, et la plus profonde obscurité enveloppe leur histoire intérieure pendant de longues années.

« Cependant le nom de Patan n’en acquérait pas moins au dehors une notoriété toujours plus grande par les hauts faits de quelques chefs et de leurs tribus. Plusieurs d’entre elles, quittant les demeures que leur avait assignées Chehab-Eddin, étaient descendues dans les plaines du Pendjab pour venir chercher fortune au service des empereurs de Delhi. Au milieu du xve siècle, on vit un chef puissant, de la tribu de Lodi, Melik-Belhol, renverser l’empereur régnant et s’asseoir sur le trône de Delhi, où sa dynastie se maintint jusqu’à la conquête de Baber. Au règne de Belhol se rattache l’établissement dans l’Inde d’une multitude de clans afghans, appelés par lui pour se fortifier dans le pays[4]. »

En 1506, Baber, petit-fils de Timour, dut abandonner ses états du Turkestan et se créa, par les armes, un royaume au sud de l’Amou-Daria. Il établit son autorité sur tout le pays situé entre ce fleuve et l’Hindou-Koh ; puis, traversant ces montagnes, il conquit rapidement le Caboulistan et toute la région qui s’étend sur la rive droite de l’Indus. Bientôt il pénétrait dans l’Inde, et, en 1525, il renversait le dernier des souverains afghans de ce pays, Ibrahim-Lodi, tué à la bataille de Panibet. Baber fit de Caboul le siège de son gouvernement.

À la mort de ce conquérant, célèbre par ses triomphes, aussi bien que par l’étendue de son intelligence et l’éclat de ses vertus, son empire fut divisé entre ses deux fils : l’un gouverna à Caboul, l’autre régna sur l’Inde, avec Delhi pour capitale.

Un khan afghan, du nom de Sehre-Schah, renouvela bientôt les exploits de Melik-Belhol, et, chassant de son trône le successeur de Baber, fonda dans l’Inde une nouvelle dynastie patane, monarchie éphémère, qui succomba presque aussitôt sous les attaques du prince dépossédé. Le souverain de Caboul étant mort, l’héritier de Baber, régnant à Delhi, eut un instant entre les mains tout l’empire de son père ; Delhi en devint la capitale officielle, et la dynastie des Mogols conserva sa puissance jusqu’au siècle dernier. Peu à peu cependant l’autorité de la maison de Timour sur l’Afghanistan proprement dit se restreignit à une partie des plaines et des vallées qui avoisinent l’Indus ; la partie méridionale du pays fut acquise par la Perse, et les habitants des montagnes s’affranchirent de toute autorité étrangère.

Le royaume de Candahar, placé entre les deux empires rivaux de la Perse et de l’Inde, convoité par l’un et l’autre et protégé par chacun, dut à sa situation particulière de conserver son indépendance pendant un certain temps. Cependant Abbas le Grand, qui régnait en Perse au commencement du XVIIe siècle (1583 à 1628) parvint à faire reconnaître sa protection par le souverain de Candahar ; de là à une annexion il n’y avait qu’un pas : aussi dès 1650 Abbas II, deuxième successeur d’Abbas le Grand, s’établissait en maître à Candahar, et ce fut inutilement que les Mogols vinrent à trois reprises différentes assiéger cette place : elle resta au pouvoir de la Perse jusqu’en 1714.

À cette époque, un chef puissant des Afghans nommé Mir-Veïs, fomenta une insurrection formidable dans tout le pays, massacra le gouverneur persan, chassa son armée et finalement se fit proclamer roi. Son successeur, Mahmoud, porta la guerre en Perse, s’empara d’Ispahan on 1722, et réunit tout le pays à son autorité. Mahmoud périt assassiné par un de ses cousins, et sa mort fut l’occasion de troubles terribles dans toutes les contrées soumises à sa domination. Pendant ce temps s’était formé un parti puissant qui n’avait d’autre but que de chasser l’étranger du sol de la patrie : profitant des désordres qui suivirent la mort de Mahmoud, le chef de ce parti, Nadir, qui devait devenir célèbre sous le nom de Nadir-Schah, suscita une révolte contre le prince afghan et le força à se retirer à Candahar.

En même temps que ces événements s’accomplissaient du côté de Candahar, un puissante tribu afghane du nord-ouest, qui avait su se soustraire toujours à la domination étrangère, celle des Avdalis, agissant pour son propre compte, pénétrait en Perse sous les ordres d’Abdullah-Khan (1716) et s’emparait de Hérat ; ce fut en vain que Mahmoud s’efforça de reprendre cette place : Zeman-Khan, successeur d’Abdullah, lui opposa une habile résistance et déjoua toutes ses tentatives.

Après l’assassinat de Mahmoud, Nadir, devenu chef des armées persanes, réussit enfin à vaincre ces redoutables ennemis ; mais les Avdalis se relevèrent promptement de ce premier échec, battirent à leur tour les détachements envoyés à leur rencontre et allèrent assiéger Mesched. Nadir les obligea encore une fois à battre en retraite, et les poursuivant jusque sous les murs de Hérat, s’empara de cette ville après six mois de lutte ; plein d’admiration pour le courage et la solidité des défenseurs de la place, le vainqueur les traita en alliés et les incorpora dans son armée (1731).

En 1737, Nadir marcha de nouveau sur Candahar ; après dix-huit mois d’une résistance héroïque, la place dut succomber, et sa chute amena la ruine de l’indépendance de l’Afghanistan.

Nadir put entreprendre alors son expédition de l’Inde, si brillante pour ses armes, et à la suite de laquelle le souverain mogol dut lui céder tous ses droits sur le Caboulistan, le Candahar et les plaines situées sur la rive droite du Sindh ; cependant l’illustre conquérant ne devait pas jouir longtemps de sa gloire, ni recueillir le prix de ses travaux ; à peine de retour en Perse, il périt assassiné, à Fattahabad, par trois chefs persans, nommés Mohammed-Khan-Erivani, Moussa-Bey-Taremi et Koutchouk-Bey-Gondoslaï. Cet événement se passait le 8 juin 1747. Ahmed Khan, chef de la tribu des Avdalis, qui avait été fort attaché à Nadir, chercha à venger sa mort ; mais, voyant l’inutilité de ses efforts, il rassembla une petite troupe, composée d’Afghans et d’Ouzbegs, et se dirigea sur Candahar, où il entra sans trouver de résistance et se fit proclamer roi (octobre 1747), sous le nom de Ahmed-Schah dour-i-douran (Ahmed, roi du monde des mondes) ; il avait alors 23 ans. Bientôt le Caboulistan est en son pouvoir ; peu de temps après, il s’empare de Hérat et porte ses armes victorieuses jusqu’à Mesched ; vers l’est, il soumet le Pendjab, chasse les Mahrattes de l’Hindoustan et conquiert tout le pays jusqu’au Gange. En 1762, Ahmed réprime énergiquement une tentative des Sicks sur le Pendjab ; puis, n’ayant plus d’ennemis à combattre, il consacre sa dévorante activité à l’organisation intérieure de son pays ; il mourut en 1768.

Le règne de Ahmed-Schah marque le commencement d’une ère nouvelle dans l’histoire des Afghans. C’est le réveil de la vitalité de la nation et de son indépendance ; de ce moment elle s’affirme et prend place parmi les grands états de l’Asie.

Timour, fils et successeur d’Ahmed-Schah, transporta à Caboul le siège du gouvernement. Ce prince n’avait aucune des qualités de son père ; il sut cependant se maintenir sur le trône jusqu’à sa mort (1793), grâce à un système de concessions perpétuelles.

À sa mort commence une longue série de compétitions et de luttes intérieures qui ne s’est terminée qu’au milieu du siècle actuel.

Timour laissait six fils : Humayoun, Firouz, Mahmoud, Eyoub, Zeman, Abbas et Choudja. Leur père n’avait fait de dispositions en faveur d’aucun d’eux et la lice était ouverte. Une intrigue de la reine fit monter Zeman sur le trône ; Humayoun et Abbas, les premiers qui se révoltèrent, furent chassés ; puis vint le tour de Mahmoud, qui d’abord ne fut pas plus heureux. Humayoun, soulevé de nouveau, perdit la vue et alla passer le reste de sa vie dans une prison. Le Khorassan et l’Inde attaqués, l’un par les Persans, l’autre par les Sicks, occupèrent Zeman jusqu’en 1797 ; il battit alors Mahmoud, que sa première défaite n’avait pas découragé. De 1798 à 1800, nouvelles expéditions des Persans conduits par Feth-Ali, accompagné de Mahmoud, expéditions aussi infructueuses les unes que les autres. Mahmoud, obligé de fuir devant Zeman, fut rappelé par Fethi-Khan, de la famille Barikzeye. À son instigation Mahmoud abandonne les secours étrangers, entre sur le territoire afghan, pénètre dans Candahar, débauche une partie des troupes de Zeman ; celui-ci fuit devant son adversaire et lui est livré par un mollah chez lequel il avait cherché un asile. Mahmoud lui fait crever les yeux et le relègue dans le Bala-Hissar. Pendant qu’il était retenu dans la demeure du mollah, ce prince avait eu le temps de cacher dans l’épaisseur d’un mur le fameux diamant Kouih-Nour (montagne de lumière), et plusieurs autres pierres précieuses ; elles y furent retrouvées par son frère Choudja[5]. »

Mahmoud, proclamé schah, ne fut pas longtemps sans se voir attaquer de nouveau. Choudja, l’un de ses frères, qui s’était retiré à Peschawar, résolut de s’emparer du pouvoir ; c’est alors, pendant près de vingt années, une série de luttes sanglantes se continuant avec les alternatives les plus extraordinaires de succès et de revers pour chacun des deux partis.

Choudja entra en campagne à la tête de 15,000 hommes ; dès la première affaire son grand vizir Akran est tué et son armée mise en complète déroute par Fethi-Khan, commandant des troupes de son adversaire, qui n’avait cependant sous ses ordres que 2,000 combattants. Choudja s’enfuit précipitamment dans les montagnes du Khyber, abandonnant au vainqueur ses bagages et ses trésors. Quelques mois après, le malheureux prince fit une tentative sur Candahar, mais elle échoua misérablement ; cette fois Choudja fut complétement abandonné par les siens et l’Afghanistan tout entier, à l’exception du pays de Cachemire, reconnut l’autorité de Mahmoud ; Fethi-Khan reçut le titre de grand vizir comme récompense de ses services. Bientôt, par suite du goût effréné de son maître pour les plaisirs, le ministre devint le véritable souverain, et cette omnipotence qu’il acquit dans la gestion des affaires du pays ne manqua pas d’attirer sur sa tête les haines et les jalousies, et notamment celles du prince Kamran, fils et héritier présomptif de Mahmoud.

Reconstituer le royaume afghan tel qu’il était au moment de sa splendeur, devait être le premier rêve de Fethi-Khan ; pour cela il fallait commencer par reprendre la province de Cachemire qui était restée indépendante entre les mains d’Atta-Mohammed-Khan, fils du vizir de Choudja ; mais pour atteindre Cachemire on devait traverser le Pendjab, ce qui était impossible sans la permission du maharadjah des Sicks, Rendjüt-Sing.

Fethi-Khan obtint, moyennant la promesse de neuf lacks de roupies, non-seulement l’autorisation de faire passer ses troupes par le Pendjab, mais encore un renfort de 10,000 hommes ; dans ces conditions, la citadelle de Cachemire fut enlevée rapidement et tout le pays soumis en quelques semaines. Il ne restait plus qu’à tenir les engagements pris envers Rendjüt-Sing ; Fethi-Khan se montra si peu empressé à les remplir que le maharadjah se crut autorisé à recevoir les ouvertures secrètes que lui faisait le commandant d’Altok de lui remettre cette place, et moyennant un lack de roupies il se rendit possesseur de cette importante forteresse.

À cette nouvelle Fethi-Khan s’empressa de quitter Cachemire et de marcher sur Attok. « Il trouva l’armée sicke[6] campée dans la plaine de Tchatch, à peu près à deux milles du fort ; la chaleur était accablante ; les Sicks avaient le double avantage de la position et de la facilité de se procurer de l’eau. Le vizir, qui n’avait que du mépris pour son antagoniste, fit marcher contre lui son frère Dost-Mohammed-Khan, à la tête de 2,000 Afghans ; ce chef prit toute l’artillerie des Sicks ; il avait démonté deux de leurs canons et se disposait à profiter de son avantage, quand il s’aperçut qu’il n’était pas soutenu et que toute l’armée de son frère s’était débandée. Au moment où Dost-Mohammed-Khan effectua son attaque, des gens mal intentionnés vinrent annoncer au vizir que son frère avait été fait prisonnier avec toute sa division, et d’autres non moins perfides contèrent à Dost-Mohammed que son frère avait été tué. Il ne lui restait plus d’autres ressources que d’opérer sa retraite ; elle fut exécutée avec honneur, et il traversa l’Indus après avoir brûlé préalablement quelques-uns de ses équipages de campagne ; néanmoins il en laissa la plus grande partie qui fut pillée par les Sicks. Depuis ces désastres éprouvés dans les plaines de Tchatch, la puissance des Afghans est disparue de la rive orientale de l’Indus[7]. »

L’attention de Fethi-Khan dut bientôt se porter d’un autre côté ; la Perse exigeait un tribut de la province de Hérat et menaçait de prendre les armes si elle n’obtenait immédiatement satisfaction. Le grand vizir se dirigea aussitôt sur Hérat, fit enfermer le gouverneur de la province qui n’était autre cependant que Hadji-Firouz, frère de son maître, et mit la place en état de défense ; quelques semaines après l’armée persane était complétement battue par Fethi-Khan.

Ce succès ne fit qu’augmenter la faveur et le pouvoir du grand vizir et dès lors la haine de ses ennemis ; le prince Kamran réussit à persuader à son père qu’il était temps de se débarrasser de cet homme devenu trop puissant, et obtint l’autorisation de le faire arrêter. Fethi-Khan fut pris près de Candahar ; on lui creva les yeux, puis il fut traîné à Caboul (1818) ; immédiatement ses frères firent un appel aux armes pour le venger.

« La tragédie qui termina la vie de Feth-Ali-Barahzi (Fethi-Khan) est peut-être sans égale dans les temps modernes. Aveugle et enchaîné, il fut amené à la cour de Mahmoud, où il avait si récemment exercé un pouvoir absolu. Le roi lui reprocha ses crimes et lui enjoignit d’user de son ascendant sur ses frères pour qu’ils rentrassent dans le devoir. Fethi-Khan répondit avec calme et courage qu’il n’était plus qu’un aveugle et ne se mêlait plus des affaires de l’état. Mahmoud, irrité de sa constance, donna le signal de sa mort, et cet infortuné fut littéralement coupé en morceaux par les nobles de la cour ; ils finirent par lui abattre la tête. Fethi-Khan endura tous ces tourments sans pousser un soupir, et montra la même indifférence, le même mépris, la même insouciance pour sa propre vie qu’il avait si souvent témoignés pour l’existence d’autrui. Les restes de ce malheureux furent réunis dans une toile et envoyés à Ghazni, où ils reçurent la sépulture[8]. »

La mort de Fethi-Khan enleva à Mahmoud tout son prestige et toute son autorité ; aussi la chute du ministre fut-elle suivie de près par celle du souverain. Une petite insurrection ayant éclaté dans le Caboulistan, le roi n’osa y tenir tête, s’enfuit à Hérat et se plaça sous la protection de la Perse. Il mourut en 1829, laissant sa succession à son fils Kamran.

En même temps Azim-Khan, gouverneur de Cachemire, et l’un des frères de Fethi-Khan, s’installait à Caboul et rappelait Schah-Choudja de l’exil ; mais il était écrit que la mauvaise fortune poursuivrait sans relâche ce malheureux prince. Au moment où il allait recevoir officiellement les propositions d’Azim-Khan, Choudja insulta gravement un des envoyés de ce dernier et fit connaître ses idées gouvernementales, de telle façon qu’Azim-Khan résolut de se donner pour maître un souverain plus complaisant. Eyoub, frère de Choudja, s’étant présenté sur ces entrefaites, fut placé sur le trône et y resta quelques années, véritable roi fantôme, sans initiative et sans pouvoir, instrument docile des volontés d’Azim-Khan qui portait le titre de vizir. Quant à Schah-Choudja, il se retira d’abord à Schikarpoor, puis à Loudiana où il vécut d’une pension qui lui était accordée par le gouvernement anglais.

Sur ces entrefaites des troubles éclatèrent de tous côtés en Afghanistan, et les Sicks profitèrent de ces désordres intérieurs pour enlever la province de Cachemire et se rendre maîtres absolus de la rive gauche de l’Indus ; en 1822, Rendjüt-Sing porta même ses armes de l’autre côté du fleuve, battit complètement les Afghans à Nouchero et s’empara de Peschawar.

Azim-Khan, cruellement affecté par ces désastres, ne put survivre aux malheurs de son pays ; sa mort fut le signal de nouvelles guerres civiles ; Eyoub s’enfuit à Lahore, et avec ce prince s’évanouit cette monarchie des Douranis, qui, fondée par Ahmed-Schah, avait, à son début, donné à l’Afghanistan tant de jours de gloire et de prospérité ; elle avait duré soixante-seize ans ; les frères d’Azim-Khan se disputèrent avec acharnement les débris du royaume, et après de longues années de luttes sanglantes, l’un d’eux, Dost-Mohammed, monta sur le trône de Caboul. Nous verrons se dérouler les événements qui se sont passés sous son règne et celui de son successeur Schere-Ali, dans le chapitre suivant, tout en examinant les relations des puissances européennes et notamment de l’Angleterre avec les souverains de l’Afghanistan.

  1. C’est la première fois, ajoute le capitaine Burnes, que j’entendais donner une telle explication de ce mot. D’après M. Perrin, le nom de Pathan ou Patan serait un dérivé du verbe hindi Paitna, qui veut dire s’élancer, et il aurait été donné aux Afghans par Mahmoud le Ghaznévide, à cause de l’impétuosité de leurs charges.
  2. Capitaine Burnes, traduction de M. Eyriès.
  3. M. Vivien de Saint-Martin, Dictionnaire de géographie universelle.
  4. M. Vivien de Saint-Martin, Dictionnaire de géographie universelle.
  5. M. Perrin, L’Afghanistan.
  6. M. Eyriés écrit seïk.
  7. Idem.
  8. Capitaine Burnes, traduction de M. Eyriès.